Fiordilino

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À MADAME ADÈLE L.

 

 

« Elles filaient si bien, que les sœurs filandières

Ne faisaient que brouiller au prix de celles-ci. »

LA FONTAINE.      

 

 

I

 

C’était au matin d’un beau jour d’été. Donna Massaja 1 filait sa quenouille dans l’embrasure profonde d’une fenêtre de la grosse tour du château, et, tout en filant, elle regardait le tranquille paysage qui s’étendait sous ses yeux. Au-delà du fossé, en face d’elle, et perché sur le tronc à demi renversé d’un vieux saule, un garçon de douze ans, maigre, brun, à demi vêtu d’un méchant pourpoint noir, les pieds et la tête nus, pêchait à la ligne, et la bonne dame admirait comment ce turbulent personnage, l’un des plus malicieux galopins du pays de Fantaisie, pouvait ainsi s’astreindre à suivre de l’œil les oscillations du liège flottant sur l’eau, et les capricieux détours des poissons, qui, tantôt mordaient à l’hameçon, tantôt tournaient autour et semblaient se moquer du pêcheur. La patience de celui-ci était cependant récompensée. Son panier s’emplissait déjà, et il venait de tirer de l’eau une belle carpe qui miroitait au soleil, lorsque donna Massaja lui cria : « Veux-tu me vendre ta pêche, mon garçon ? »

« Volontiers », dit l’enfant, « je vais vous la porter », et, ramassant lestement ses engins, il se dirigea vers le pont-levis, le franchit et parut bientôt devant donna Massaja.

« Comment t’appelles-tu, mon enfant ? » lui dit-elle.

« Léonello, Madame, mais on ne me connaît dans ce pays-ci que sous le nom de Brutello 2. »

« Et pourquoi t’appelle-t-on ainsi ? » dit la dame.

« Parce que je suis laid », dit le garçon, « mais ça m’est bien égal. J’ai plus de cervelle dans ma vilaine tête que tous les jolis garçons du pays n’en ont sous leurs cheveux frisés. »

« Je ne te trouve pas laid, moi », dit Massaja, « et je tirerai les oreilles à ceux qui t’appelleront ainsi. »

« Vous auriez trop à faire, Madame, d’ailleurs c’est une habitude prise, et cela ne vaut pas la peine de se fâcher. »

« Que fais-tu ? » dit la dame, « tu ne me parais pas bien riche. »

« Je suis très-pauvre », dit Léonello, « mais je suis noble, et je ne mendie point. J’ai permission de l’intendant de pêcher à la ligne, de glaner et de ramasser du bois, et, avec cela et le travail de ma sœur, nous ne manquons pas de pain. »

« Que fait ta sœur ? »

« Elle file du matin au soir comme vous, Madame, mais son fil est bien plus fin que le vôtre. »

« Je voudrais bien voir cela ! » s’écria Massaja d’un air piqué. « Tu me fais un conte. Il n’y avait dans tout le duché de Fantaisie qu’une femme qui filât mieux que moi, et elle est morte. »

« Hé bien ! » dit Léonello, « le fil de ma sœur est aussi fin que ses cheveux, et ses cheveux sont les plus fins et les plus beaux qui existent. Je vais vendre son fil à la ville tous les trois mois et on me le paie bien cher. »

« Où sont tes parents ? »

« Ils sont en paradis », répondit Léonello, « et de tout leur héritage il ne nous est resté qu’une petite maison bien cachée dans les bois et où je demeure avec ma sœur et ma vieille tante Dodo. »

« Comment s’appelle ta sœur ? » dit Massaja. « Te ressemble-t-elle ? »

« Elle s’appelle Fiordilino 3 », dit Léonello, « et elle ne me ressemble pas plus que la lune ne ressemble à un rat. Elle est aussi belle que je suis laid, et aussi bonne que belle. »

« Tu me l’amèneras », dit Massaja. « Je veux la voir et lui acheter tout son fil. »

La bonne dame, qui était curieuse, allait continuer ses questions, lorsque le galop d’un cheval retentit sur le pont-levis, et un jeune et alerte page, sautant de sa monture, entra chez donna Massaja sans cérémonie.

« Vénérable et illustre nourrice de mon prince », dit-il en la saluant, « voici le message que Son Altesse m’a chargé de vous transmettre. À sept heure précises le prince arrivera ici avec une demi-douzaine de ses meilleurs amis, autant d’écuyers et trois fois plus de piqueurs, de fauconniers, de valets, de chiens et de faucons, sans compter les chevaux et votre serviteur. Il vous prie de préparer un festin et des lits pour toute cette honorable compagnie et, sur ce, je m’en retourne au plus vite vers Son Altesse, lui dire que vous êtes enchantée de l’aventure ! »

Et il s’enfuit, ne se souciant pas d’entendre les exclamations de la bonne dame qui dès les premiers mots de sa harangue avait mis les mains sur sa tête, levé les yeux au ciel et poussé des soupirs à fendre le cœur en quatre.

« Mort de ma vie ! » s’écria-t-elle. « Mon pauvre nourrisson est donc toujours le même, un enfant terrible à perpétuité ! Que veut-il que je fasse ? La moitié de nos gens sont dispersés pour faire la moisson ; l’intendant est au lit avec la fièvre tierce ; les tapisseries de la grande salle ont été enlevées et roulées hier ; les poulets sont maigres comme des coucous, je n’ai point de venaison, et il m’amène toute une séquelle de chasseurs à festoyer ! Que faire ? que devenir ? »

« Voulez-vous que je vous aide ? » dit Léonello.

« Vous verrez que j’en vaux quatre. Je me charge de tapisser la salle, de tuer toutes les bêtes que vous voudrez et de mettre un couvert comme vous n’en aurez jamais vu. Donnez-moi seulement un arc et des flèches, et dans une heure vous aurez un chevreuil. »

Faute de mieux Massaja accepta l’offre de Léonello, et bien lui en prit, car jamais lutin ne servit mieux une fée que ne fit l’intelligent garçonnet. Avant midi le chevreuil était tué, et le jardin dépouillé de ses plus beaux fruits. Léonello avait tendu la grande salle de ses tapisseries de haute lisse, et il se mit à orner la table d’une façon si étrange et si charmante que donna Massaja ne savait comment lui témoigner sa satisfaction. Elle-même, les manches retroussées, préparait des tartes à la crème et des macaronis, les cuisiniers faisaient rage autour de leurs fourneaux, les tournebroches grinçaient joyeusement, le sommelier ouvrait ses plus secrets caveaux, les marmitons plumaient les poulets et les canards, les poêles à frire chantaient, et des fumées odoriférantes déployaient leurs panaches au-dessus des cheminées du château.

À sept heures, quand les fanfares du cor annoncèrent l’arrivée des chasseurs, tout était prêt, et sur le seuil jonché de fleurs donna Massaja en grande toilette et tous les domestiques, rangés sur deux files, saluèrent gaîment le prince.

Farfalla 4, duc de Fantaisie, était un grand et beau jeune homme, dont l’air fatigué révélait la vie oisive et dissipée. Il laissait ses ministres gouverner son duché, et ne songeait qu’à s’amuser, de sorte qu’il s’ennuyait tout le long de l’année. Bon et gracieux du reste, par nature, il embrassa sa nourrice, la remercia de la peine qu’elle s’était donnée pour le recevoir, et voulut aller visiter dans son lit le vieil intendant malade.

Au milieu de cette agitation, personne ne songeait au pauvre Léonello, dont le piètre accoutrement contrastait fort avec les élégants costumes des compagnons du prince. Il s’avança néanmoins pour voir celui-ci. « Que fais-tu là, vilain guenillon ? » lui dit un page en le repoussant rudement. Léonello devint pourpre et levait la main quand le prince s’écria : « Pourquoi rembarrez-vous cet enfant, Orso ? – Que veux-tu, mon garçon ? »

« Vous voir, Monseigneur ! » dit Léonello.

« Hé bien, regarde-moi tout à ton aise », dit le prince. « Tiens, voilà un florin d’or pour t’acheter des habits. »

« Je suis gentilhomme », dit Léonello, « et je ne reçois pas d’aumône. Je voudrais être soldat, Monseigneur ! »

« Dès que tu auras la taille, mon brave, je te prendrai parmi mes hommes d’armes. En attendant, garde cet or : c’est une avance sur ta solde ! »

Et sans attendre les remerciements de Léonello, le prince suivi de ses amis alla se mettre à table.

 

 

 

II

 

 

La bonne chère et le vin d’Orviéto ne tardèrent pas à délier la langue des chasseurs, et de grands éclats de rire retentirent dans la salle du festin. Léonello errait aux environs et aurait bien voulu y entrer.

Il alla trouver donna Massaja, qui, fort affairée, présidait au défilé des plats.

« Madame », dit-il, « permettez-moi de servir à table. »

« Tu es trop mal vêtu, mon pauvre garçon », dit-elle, « et je n’ai pas d’habits à ta taille. Va à la cuisine, j’ai donné ordre qu’on te régale bien. »

Mais le fier Léonello ne voulait pas de la compagnie des valets. Il prit un petit pain, et, se glissant dans l’ombre, réussit à gagner sans être vu la porte de la salle à manger. Puis, écartant doucement la tapisserie, il se fit mince, ce qui n’était pas difficile, et se glissa entre elle et le mur jusqu’à l’angle de l’appartement. Là, tout en grignotant son pain sans bruit, le jeune garçon entendait tout ce que disaient les convives, et, grâce à quelques trous de la tapisserie, il pouvait apercevoir leur groupe joyeux.

Ces jeunes fous parlaient de chasse et les histoires les plus invraisemblables se succédaient, lorsque le marquis Grazioso s’écria : « Tout cela est bel et bon, Monseigneur. Votre souper est exquis, nous avons bon appétit et de l’esprit comme quatre à nous six, mais il nous manque le plus bel ornement d’un festin. »

« Et quoi donc ? » s’écria Brelan, prince fort bossu.

« Des dames ! per Bacco ! » dit Grazioso. « Quant à moi, j’aime mieux leur compagnie que la plus belle musique, et je ne trouve rien de charmant comme elles ni sans elles. »

« Tu veux des dames, marquis ? » dit Brelan, « en voici ! » et tirant de sa poche un jeu de cartes, il en tira les reines et les mit sur la table.

« Voilà », dit-il, « les plus aimables dames qui existent ! Elles ne varient point, elles ne bavardent point, elles ont toujours les mêmes robes, la même figure, les mêmes maris et les mêmes valets, elles ne trompent pas et ne font jamais enrager. Voilà les dames de mes pensées ! Leur compagnie me charme et je m’en débarrasse quand je veux, ce qui est le comble de l’agrément. Je vous défie de me citer des femmes en chair et en os qui valent ces dames-là. »

Les autres jeunes gens jetèrent les hauts cris contre cette théorie peu galante. Farfalla seul ne disait rien. Grazioso le pressa de dire son avis.

« Je n’aime point la dame de pique ni les autres », dit-il. « Vous le savez bien. Je les trouve ennuyeuses, mais je leur reconnais un grand mérite : elles ne sont point coquettes. Ce qui me déplaît souverainement dans la plus belle moitié du genre humain, c’est sa coquetterie. »

« Que ce prince est fat ! » s’écria Brelan. « Il veut nous faire croire qu’il n’a jamais rencontré de cruelles. »

« Oh ! » dit Farfalla. « Je puis bien dire ce que tout le monde sait. J’ai le malheur d’être à marier, et il s’ensuit que toutes les belles demoiselles de mon duché se coiffent et s’attifent partout où je dois passer. Si ce n’était que cela ! mais leurs mères, leurs tantes, leurs grand’mères, leurs gouvernantes ont les yeux fixés sur moi comme sur une proie qu’il faut conquérir, et je ne puis parler à l’une d’elles, ne fût-ce que pour lui demander : Comment vous portez-vous ? sans qu’elle ne trouve moyen de placer dans sa réponse une allusion matrimoniale. Dans tout mon duché il n’y a qu’une seule femme qui ne m’ait jamais attaqué sur ce chapitre : c’est ma nourrice, l’estimable Massaja. Aussi, quand je veux me donner du bon temps, je viens ici tout exprès pour ne pas entendre chanter cette seccatura de l’hyménée qui me poursuit partout. »

À ce moment Léonello sentit la tapisserie remuer près de lui. Il étendit la main dans l’obscurité et rencontra une main assez sèche qui tressaillit au contact de la sienne. Les convives du prince criaient et riaient tous à la fois à cause d’une grosse sottise que venait de dire Brelan. Léonello profita du tumulte pour dire à la personne qui s’était glissée près de lui : « N’ayez point peur, donna Massaja, je suis Léonello. Gardez-moi le secret, je ne vous trahirai pas. »

Et ils se remirent à écouter tous les deux.

« Oui », disait Farfalla, « la plus belle dame du monde me paraît repoussante dès qu’elle cesse d’être fière et réservée. Voyez cette princesse Althéa qui nous a reçus ce matin dans son château des Falbalas : que de peine elle s’est donnée pour me charmer, sans se douter que plus elle s’en donnait, plus elle me déplaisait. Oui, j’aimerais mieux la dernière des paysannes, une laitière, une glaneuse, que la plus élégante des princesses, pourvu qu’elle fût simple et modeste, et ne fît pas la roue avec sa beauté comme un paon avec sa queue. »

La conversation continua, s’animant toujours. Le vin coulait à flots, on avait renvoyé les valets, et les oreilles de toutes les belles dames du duché de Fantaisie durent tinter bien fort ce soir-là, car elles furent drapées de la belle façon. Mais d’extravagances en extravagances, on alla loin, et le prince Farfalla en vint à gager qu’il épouserait dans les vingt-quatre heures la première jeune fille qui viendrait au château le lendemain matin. Brelan paria dix mille florins d’or que non, mais Farfalla tint l’enjeu et fit des serments effroyables.

Grazioso, qui était le moins gris de la compagnie, s’écria : « Vous êtes fou, Monseigneur ! J’ai vu à la cuisine deux ou trois lavandières laides à faire peur. Votre projet va s’ébruiter. L’une d’elles n’aura qu’à sortir du château et y revenir dès l’aurore, et vous serez obligé d’épouser une maritorne noire comme un chaudron ou de payer dix mille florins d’or à Brelan, qui croit déjà les tenir. »

« Hé ! parbleu ! » dit le prince, « faites lever le pont et posez des sentinelles, mon prudent ami. Pour moi je commence à voir valser les chandelles et je vais me coucher. »

Grazioso, pénétré de l’importance de ses fonctions, but un grand verre d’eau fraîche, se secoua, enfonça son chapeau sur sa tête, et, prenant un air solennel, alla donner les ordres convenus.

 

 

 

III

 

 

Brelan et les trois autres continuèrent bravement à boire et à divaguer de plus en plus.

« Sors avec moi, Léonello », dit Massaja d’une voix tremblante. Ils se glissèrent hors de la salle, et, une fois arrivée au bout de la galerie, la bonne nourrice se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes.

« Consolez-vous, Madame », dit Léonello. « Le prince en sera quitte pour payer dix mille florins à ce vilain bossu ! »

« Oh ! » dit Massaja, « tu ne connais pas le prince, mon pauvre Léonello. Farfalla n’a jamais fait une folie à moitié. Il épousera la première venue, et cette première venue, ce sera Tontiche ! »

« Qui est-ce, Tontiche ? » dit Léonello.

« C’est la laitière du château », répondit Massaja.

« Est-elle bien laide ? »

« Au contraire, c’est la plus belle fille du pays, mais elle est méchante comme une musaraigne, hardie comme un page, et bavarde comme vingt pies-grièches. Et elle va devenir princesse, et il me faudra porter la queue de Tontiche ! »

« Que faire ? » dit Léonello.

« Écoute, mon garçon, il faut courir à l’instant chez la princesse Althéa, l’avertir de venir au château dès le lever du soleil, et, afin de n’être pas prévenue par Tontiche, qui est plus matinale que l’alouette, il faut que la princesse la fasse enlever et enfermer. »

« Mais », dit Léonello, « le prince paraît détester la princesse Althéa. »

« Tant pis », dit la nourrice, « il s’y fera. Ce serait un mariage convenable. La princesse est riche, noble et belle. Aimerais-tu mieux qu’il épousât Tontiche ? Pars, mon garçon, Althéa te récompensera royalement. »

« J’y cours ! » dit Léonello.

Mais un bruit de chaînes et de charpente frappant contre la muraille retentit dans le château. Le pont était levé.

« Nous sommes prisonniers ! » s’écria Massaja désespérée, « comment franchir le fossé ? »

« Je nage comme un goujon », dit Léonello. « Menez-moi seulement au bord de l’eau, et je me charge du reste. »

Massaja courut à la poterne du nord. Elle était fermée, et toutes les autres aussi. Grazioso, un trousseau de clés à la main, montait la garde lui-même et faisait des rondes-major avec toute la gravité d’un homme à moitié dégrisé.

Massaja portait déjà la main à ses coiffes pour s’arracher les cheveux, mais le mince Léonello lui fit voir qu’il pouvait aisément passer entre les barreaux de la fenêtre près de laquelle Massaja se tenait d’habitude. Il y attacha une corde, se laissa glisser hardiment dans l’eau, et quelques instants après, grâce au clair de lune, Massaja le vit saisir les branches du saule, grimper lestement et se sauver à toutes jambes à travers les prairies.

 

Léonello arriva, toujours courant, devant le château des Falbalas. Il était tout illuminé, et les sons de la musique se mêlaient aux éclats de rire et aux joyeux propos d’une folle jeunesse. – Léonello frappa plusieurs fois à la porte. Un portier à figure cramoisie vint ouvrir. « Effronté mendiant », s’écria-t-il, « c’est toi qui oses frapper trois coups comme si tu étais un prince. Décampe, ou je lâche les chiens après toi. »

« Il faut que je parle à la princesse Althéa ! il le faut absolument ! »

« La princesse ne parle jamais à des gueux comme toi, petit crapaud ! Décampe, te dis-je, ou tu seras dévoré par mes chiens. »

Et ceux-ci, aboyant comme des furieux et tirant leurs chaînes, confirmèrent si bien les menaces du gracieux portier que Léonello jugea prudent de gagner le pays.

« Tant pis pour la princesse », dit-il, « et tant mieux pour le prince. Ce n’est pas lui qui ferait houspiller ainsi les pauvres gens. »

 

 

 

IV

 

 

Il prit alors le chemin de sa chaumière et vit de loin que la lampe de sa sœur brillait encore. « Chère Fiordilino », se dit-il, « tu travailles, tandis que ces princes et ces princesses s’amusent, toi dont les vertus et la beauté mériteraient une couronne ! Ne semble-t-il pas que Dieu te la prépare ? Cette folle gageure du prince serait-elle un coup de la Providence ? »

Il s’arrêta, réfléchit un instant, et fit son plan de campagne. Puis, ramassant une poignée de sable, il la lança contre les vitres. La fenêtre s’ouvrit aussitôt.

« C’est toi, fratello ? » dit Fiordilino. « Ah quel bonheur ! Je commençais à être bien inquiète ! »

Elle courut lui ouvrir, et quelques minutes après Léonello soupait avec sa jolie sœur. Tous deux parlaient bas pour ne pas éveiller la vieille tante Dodo qui dormait avec son chat au rez-de-chaussée.

« J’ai vendu ton fil », dit Léonello. « La nourrice du prince, donna Massaja, te le paiera bien cher, mais à une condition : il faut que tu le portes toi-même au château dès l’aurore. Donna Massaja en a besoin au lever du soleil, et, si tu arrivais plus tard, elle ne le prendrait pas. »

« Voilà un singulier caprice », dit Fiordilino. « J’ai bien sommeil : pour être au château avant le lever du soleil, il faudrait partir d’ici dans deux heures. Veux-tu y aller pour moi, Léonello ? Je n’oserais y aller seule, ainsi de toute façon il faudra que tu en prennes la peine. »

« Donna Massaja veut te voir absolument », dit Léonello. « C’est une bonne dame, mais elle est très-entêtée. Elle te fera une belle commande. Allons, couche-toi vite. Je t’éveillerai dans deux heures. »

« Mais tu es encore bien plus las que moi », dit Fiordilino. « Couche- toi, mon petit frère, je vais encore filer une quenouillée. »

« Je dormirai aussi », dit Léonello. « Mon ange gardien m’éveillera quand il le faudra ; mais je veux que tu te couches. »

Le frère et la sœur firent leur prière, puis Fiordilino se mit toute habillée sur son lit et s’endormit. Léonello passa dans sa chambre, mais il resta debout, regardant les étoiles, et quand elles commencèrent à pâlir, il éveilla Fiordilino. Celle-ci mit son fil dans une corbeille, la plaça sur sa tête, et le frère et la sœur partirent aux dernières clartés de la lune qui s’abaissait vers l’horizon.

 

L’aurore épanouissait ses roses dans le ciel lorsqu’ils arrivèrent en vue du château.

« Assieds-toi là, chère sœur », dit Léonello, « n’aie pas peur. Je te rejoindrai dans cinq minutes. Je cours faire une commission de donna Massaja. »

Et il rebroussa chemin, car, ayant entendu braire un âne dans le lointain, il pressentait l’arrivée de Tontiche.

La belle laitière s’approchait en effet, en donnant de grands coups de trique à l’infortuné bourriquet qui portait ses pots de lait.

« Agréable Tontiche », lui dit Léonello, « donna Massaja vous prie de retourner chez vous et d’aller y prendre encore dix pots de lait, trois pots de crème, vingt livres de beurre et tous les fromages possibles. Elle attend compagnie aujourd’hui et a besoin de toute cette provision. »

« Ouais ! » fit Tontiche, « je voudrais bien savoir, galopin, depuis quand tu fais les commissions de donna Massaja ? »

« Je suis son homme de confiance depuis hier soir », dit Léonello, et la preuve, c’est qu’elle m’a remis ceci pour vous à titre de don gracieux », et il remit à Tontiche le florin que lui avait donné le prince.

« Grand merci ! » fit Tontiche radoucie en empochant la pièce d’or, « mais comme je suis plus près du château que de chez nous, je vais d’abord y porter mon lait, puis je retournerai en quérir d’autre. »

« Non point ! » dit Léonello, « donna Massaja veut que vous alliez chez vous tout de suite. »

« Et moi je ne le veux point ! » s’écria Tontiche. « Vraiment, faut-il pas que j’éreinte mon bourriquet pour le caprice de cette vieille fée ! Arrière, polisson, laisse-moi passer. »

Et tirant son âne et levant son bâton, elle menaça Léonello. Mais celui-ci, d’un brusque mouvement, sauta sur le pauvre âne et le fit ruer tant et si bien que les paniers et tout leur contenu furent renversés. Puis il s’élança vers un arbre voisin, et grimpant avec l’agilité d’un écureuil, atteignit bientôt les branches les plus élevées. Tontiche en fureur ramassa des pierres et les lui jeta en criant comme un aigle, mais voyant qu’elle ne réussissait qu’à le faire rire aux éclats, elle prit le parti de rajuster son âne et d’aller chercher d’autre lait.

 

 

 

V

 

 

Pendant ce temps Fiordilino, les yeux fixés sur la porte du château, attendait qu’elle s’ouvrît.

Au moment où le soleil parut à l’horizon le cor retentit sur les murailles, et le pont-levis s’abaissa majestueusement.

Fiordilino se leva et s’avança, sa corbeille sur la tête. Les reflets du soleil levant empourpraient sa robe blanche, et elle apparut sur le pont semblable à une vierge des Panathénées.

Le prince et ses amis étaient sous la porte d’entrée. Ils jetèrent un cri d’admiration.

Farfalla s’avança : « Soyez la bienvenue, ma belle », dit-il, « êtes- vous à marier ? »

Fiordilino le toisa d’un air tranquille et fier, et lui dit en rougissant légèrement : « Je n’ai point affaire à vous, Messire, mais bien à donna Massaja. »

Et, passant devant lui, elle se dirigea vers la vieille nourrice qui s’était mêlée au groupe des curieux.

Farfalla resta stupéfait, et Grazioso, s’élançant vers la jeune fille, la mit en peu de mots au courant de la situation.

« Vous allez être princesse ! » lui dit-il en finissant.

« Ce n’est pas sûr du tout », dit Fiordilino. « Si le prince est assez fou pour tenir sa gageure, qui vous dit que je voudrai de lui ? Au surplus, donna Massaja, vous le voyez, je suis seule ici et sans protection. Veuillez m’emmener dans votre chambre. Là je vous montrerai mon fil, car je suis venue pour cela. »

« C’est parler en brave et honnête fille ! » s’écria Massaja. « Venez avec moi, ma chère enfant. » Et l’introduisant dans sa chambre, elle en ferma la porte au nez des curieux.

 

Donna Massaja et la belle Fiordilino causèrent longtemps, et le prince et ses amis commençaient à s’impatienter beaucoup, lorsque Massaja sortant de sa chambre en ferma la porte, mit la clé dans sa poche et dit au prince : « Je veux vous parler en particulier, Monseigneur. »

Elle l’emmena dans la chapelle et lui dit : « Remerciez Dieu, mon enfant, car d’une dangereuse folie il veut tirer pour vous un profit merveilleux. Cette fille est noble de naissance et de cœur encore plus. Tâchez de l’obtenir, et vous serez le prince le mieux marié du monde. »

« Tâchez ! » s’écria le prince. « Est-ce qu’elle hésiterait, par hasard ? »

« Oui bien ! » dit donna Massaja. « Elle fait ses conditions et ne vous épousera que si vous lui promettez devant Dieu de renoncer à toutes vos folies, et de vivre dorénavant comme doit vivre un prince chrétien. Sinon elle ne veut point de vous, Monseigneur, disant que fille noble et pauvre peut toujours épouser le Roi du ciel, et se passer d’un trône périssable et d’une couronne souvent doublée d’épines et arrosée de larmes. Voilà, prince, ce que Fiordilino, descendante des comtes Degli Uccelli, m’a chargée de vous dire. – Elle ne veut vous revoir qu’en présence de votre aumônier, soit pour vous épouser, soit pour vous dire adieu. »

Farfalla réfléchit un instant, puis se mit à genoux et sembla prier Dieu. La bonne nourrice, les mains jointes, le recommandait à Notre-Dame de Bon-Conseil.

Le prince se releva : « Nourrice », dit-il, « que pensez-vous de donna Fiordilino ? »

« Elle file mieux que moi », dit Massaja, « elle file comme feue la duchesse votre mère savait filer. Épousez-la, mon enfant, et que les florins d’or du prince Brelan soient la dot de Fiordilino ! »

Et ainsi fut fait. Avant le coucher du soleil le grand aumônier de Fantaisie maria le prince Farfalla et la belle Fiordilino. Léonello, habillé tout en satin rose, tint le poêle avec Grazioso. La bonne tante Dodo et son chat, amenés au château, firent bon ménage avec donna Massaja. – La princesse Althéa fit donner les étrivières à son portier, et le prince Brelan se consola d’avoir perdu sa gageure, en courtisant de plus en plus la dame de pique.

 

 

Julie LAVERGNE, Les neiges d’antan, 1877.

 

 

 



1  Massaja, bonne ménagère.

2  Brutello, petit laideron.

3  Fiordilino, fleur de lin.

4  Farfalla, papillon.

 

 

 

 

 

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