Le lieder du ciel

 

À Mme LA PRINCESSE LÉONILLE DE SAYN-WITTGENSTEIN

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je remercie mon Dieu de m’avoir accordé la grâce de regarder la mort

comme la clef de notre véritable béatitude.

(Lettre de Mozart à son père.)

 

 

 

 

I

 

LA MAISON DU MUSICIEN

 

 

C’était à Bingen, riche bourg de la Hesse, situé au confluent du Rhin et de la Nahe. Il faisait beau temps, et les mariniers, les marchands et les nombreux artisans de Bingen s’étaient mis gaiement au travail. Le glas qui sonnait à l’église Saint-Henri ne paraissait attrister personne. Le mort que l’on allait conduire au cimetière était un vieux savant, presque inconnu, qui n’habitait la ville que depuis six mois, et n’avait pas eu le temps de s’y faire des amis. Deux ou trois voisins et le maître de l’auberge où il avait logé se préparaient seuls à suivre le cercueil de l’étranger.

Ludwig, jeune et beau garçon, s’acheminait vers la demeure de son maître de musique, et pressait le pas, sachant fort bien que Mein Herr Christian Urhan détestait l’inexactitude. Ludwig allait être en retard ; pourtant il ne prit pas le plus court chemin : et entra dans une rue sombre, étroite et boueuse, au lieu de suivre le quai ensoleillé. En passant devant la maison du tonnelier Gottlieb, il leva les yeux vers une petite fenêtre où, à travers le pâle feuillage d’une vigne étiolée, derrière les vitres à losanges, se silhouettait un suave profil de jeune fille. Les yeux fixés sur son métier à broder, Tina ne vit pas Ludwig ; le devina-t-elle ? peut-être.

L’heure sonnait ; Ludwig se mit à courir, et au détour de la rue il heurta un passant : c’était son professeur. Il se confondit en excuses. Urhan l’interrompit :

« Vous êtes en retard et moi aussi, dit-il ; je vais au service funèbre de ce pauvre Wilhelm Miller. Allez m’attendre en étudiant. Voici la clef de la chambre d’en haut. À tout à l’heure. »

Ludwig, content de n’être pas grondé davantage, se rendit chez son maître. La vieille servante lui ouvrit la porte, et allait, selon son habitude, lui recommander d’essuyer ses pieds et lui reprocher d’avoir frappé trop fort, lorsque Ludwig coupa court à ses propos malgracieux en lui offrant un cornet de bonbons et une rose.

« Quelle belle fleur ! s’écria Trudchen ; mais ce n’est pas à moi qu’un tel cadeau convient. Et des dragées, encore ! Ah çà ! Mein Herr Ludwig, oubliez-vous que je n’ai plus quinze ans ?

– Je sais que vous aimez les fleurs, ma bonne Gertrude, et que vos petits neveux raffolent des dragées. Cela suffit, je pense.

– Vous êtes un aimable garçon ! » dit la vieille servante, et, rentrant dans sa cuisine, aussi bien rangée qu’un papier de musique, elle plaça la rose dans un verre d’eau et les bonbons en lieu sûr.

Ludwig avait déjà franchi les escaliers, et il était entré dans la pièce située tout en haut de cette vieille maison étroite, où chaque étage ne contenait qu’une seule chambre et un cabinet noir. Au rez-de-chaussée se trouvaient la cuisine et l’alcôve de Gertrude ; au premier, la salle à manger ; au second, la chambre de maître Urhan, et, au troisième, le sanctuaire musical, où nul profane n’entrait jamais en l’absence d’Urhan, si ce n’était, par exception, Ludwig, son élève favori.

Les étages inférieurs avaient vue sur la rue, assez étroite, et parallèle au quai du Rhin ; mais du troisième, et par-dessus le toit de la maison d’en face, on apercevait le fleuve, et les riches coteaux, couverts de vignobles, de villages et de châteaux, qui s’élèvent sur la rive droite, offraient un coup d’œil admirable. Rien n’était plus beau que de voir de là le lever du soleil. La pièce était grande, lambrissée en chêne brut ; pas un rideau, pas un tapis n’en atténuait la sonorité. Elle ne contenait d’autres meubles et objets qu’un clavecin, une bibliothèque, une table à écrire, des tabourets et des pupitres, une harpe, un violoncelle et plusieurs violons.

À peine entré, Ludwig s’assit devant le clavecin, joua une gamme chromatique, préluda et se mit à chanter un lieder. Puis, se souvenant tout à coup qu’il devait ce jour-là mettre au net un manuscrit de son maître, il se leva, cherchant des yeux si Urhan, comme de coutume, avait préparé le brouillon et le papier destiné pour la copie. Il n’y avait sur la table qu’un cahier de papier réglé ; mais la bibliothèque treillissée de laiton était ouverte, et quelques papiers, confusément placés débordaient du premier rayon. Ludwig se mit à chercher le manuscrit dont il avait besoin, et aperçut une feuille jaunie, à moitié déroulée, et où se lisait ce titre : Le Lieder du ciel. C’était un chant noté, avec paroles et accompagnement de clavecin. Ludwig redressa la feuille, la posa sur un pupitre du clavecin, et se mit à déchiffrer et à chanter. Mais à peine avait-il exécuté la première mesure, que maître Urhan, ouvrant brusquement la porte, s’élança vers Ludwig, saisit la feuille de musique, la serra dans l’armoire, fit deux tours de clef, mit la clef dans sa poche et s’écria d’un air désolé :

« Malheureux enfant ! qui vous a permis de chanter cela ?

– Je ne savais pas que ce fût défendu, Monsieur, dit Ludwig consterné. Jamais vous ne m’aviez grondé de lire toute la musique qui est ici ; jamais vous ne m’avez rien enfermé. Je ne pouvais prévoir...

– C’est vrai ! c’est vrai ! J’ai eu tort d’oublier là ce fatal papier ce matin. À peine arrivé à l’église, je m’en suis souvenu : je suis vite rentré. Ah ! mon pauvre Ludwig, l’as-tu chanté jusqu’au bout ?

– Non pas, Monsieur, je n’ai déchiffré qu’une mesure.

– Dieu soit loué ! Je vais retourner à l’église. Viens-tu avec moi ?

– Ce serait bien volontiers, Monsieur ; mais, voyez, mon habit n’est pas de mise pour un enterrement. »

Ludwig, en effet, était tout habillé de bleu clair, et, selon la mode du temps, poudré, frisé, et un narcisse à la boutonnière.

« Reste donc là ; étudie cette fugue de Sébastien Bach. »

Il s’éloigna, et Ludwig essaya d’étudier ; mais la singulière scène dont il venait d’être témoin l’avait tellement ému, qu’il ne pouvait fixer son attention. Quel peut être ce lieder ? se demandait-il ; quels souvenirs rappelle-t-il à maître Urhan ? Et, presque machinalement, il répétait les premières notes et les premières paroles du lieder interrompu :

 

            Adieu, terre d’exil, j’entrevois la patrie...

 

Et, la tête appuyée sur sa main, les yeux fermés, il cherchait à deviner quelle pouvait être la suite de cette mélodie, lorsque Urhan revint, pâle et l’air fatigué.

« Tu n’as rien fait ! dit-il en voyant le cahier resté ouvert à la première page.

– Non, Monsieur ; il m’a été impossible d’étudier. Je ne pouvais penser à autre chose qu’à ce commencement de chant. »

Et il murmura quelques notes.

« Tais-toi ! tais-toi ! si tu as quelque pitié ! » s’écria Uhran.

Il se promena un instant, sombre et pensif ; puis, s’arrêtant devant Ludwig et le regardant avec tendresse, il lui dit :

« Cher enfant, tu es mon meilleur élève ; je n’aime que toi au monde, et je compte sur toi pour publier mes œuvres quand je ne serai plus. L’idée seule que je pourrais te survivre m’est insupportable. Je ne veux pas que tu meures avant moi ! je ne le veux pas, Ludwig ! C’est pour cela que je te défends de chanter le Lieder du ciel.

– Mais, cher maître, quel rapport y a-t-il entre la fin de notre vie, à vous et à moi, et ce chant, qui m’a paru si beau ?

– Ah ! tu veux le savoir ? Eh bien ! écoute. Ce lieder n’est pas de moi, mais d’un frère aîné que j’avais, d’un frère si beau, si bon, doué d’un tel génie, qu’il semblait être plutôt un archange qu’une créature mortelle. Nous nous aimions, Dieu le sait ! C’était mon frère qui m’avait appris la musique. Il improvisait d’admirables mélodies, mais ne les écrivait jamais. Nous voyagions en Italie, heureux d’être ensemble, d’étudier, d’admirer les chefs-d’œuvre que Dieu et les hommes ont multipliés sur cette terre privilégiée. Il tomba malade à Naples, languit plusieurs mois, et me dit enfin qu’il ne reverrait plus son pays. Je pleurais, je me révoltais. Il m’enseigna la résignation à la volonté de Dieu, et passa ses derniers jours dans une paix, une joie qui semblaient être l’avant-goût des célestes béatitudes. La veille de sa mort, il me dit : « J’ai voulu te laisser un souvenir : j’ai écrit un chant, le Lieder du ciel ; tu le porteras à notre mère. »

« Je revins seul. Je donnai à ma mère la feuille que je n’avais pas eu le courage de dérouler. Ses pleurs s’arrêtèrent. Elle lut les dernières lignes qu’avait tracées son fils ; elle les chanta d’une voix brisée, et deux jours après elle mourut entre mes bras. »

Le musicien s’était couvert le visage de ses mains. Ludwig pleurait aussi : sa mère n’était plus, et dès le berceau il avait perdu son père.

Urhan resta silencieux quelques instants, puis il reprit son récit.

« Quelques années passèrent. J’étais, non pas consolé, mais prêt à reprendre courage. Mes amis voulurent me marier, et ils me firent connaître la plus charmante des jeunes filles de Bingen, la douce et gracieuse Élisabeth Murger. Je l’aimai. Elle me fut promise, et nos noces se préparaient. J’allais chez elle tous les soirs, et, sous les regards de son aïeule, nous nous promenions dans son jardin, au bord de la Nahe. Elle me racontait sa vie de jeune fille, et moi je lui parlais de mon frère. Un soir, – malheur à moi ! – un soir je lui montrai le fatal lieder. Elle le chanta, et de ses yeux si purs coulèrent des larmes, tandis qu’elle essayait de me sourire encore.

« Le lendemain, je ne la vis pas ; elle était souffrante. Sa grand’mère, inquiète, me dit qu’elle passerait la nuit près d’Élisabeth. Le médecin, que j’interrogeai, me parut plus alarmé qu’il n’en voulait convenir. Il revint le soir, et ne ressortit pas. J’errais autour de la maison. Vers minuit la porte s’ouvrit, et un domestique courut vers l’église. Devine le reste, Ludwig. Je n’ai pas le courage de le raconter. »

Urhan se leva, marcha vers la fenêtre, et s’accouda sur le rebord de pierre.

« Depuis cette nuit-là, Ludwig, j’ai vu le soleil descendre à l’horizon plusieurs milliers de fois sans jamais souhaiter de le voir reparaître. Je n’ai plus cherché d’autre bonheur que celui d’exprimer dans les chants que je compose mes regrets et l’espoir d’une autre vie. J’espère qu’après moi ils pourront consoler d’autres malheureux. J’ai vécu seul. Pourtant, Ludwig, depuis le soir où je t’entendis pour la première fois, j’ai retrouvé quelque chose de mes joies perdues. Tu ressembles à mon frère, tu comprends, tu aimes la musique. Je veux employer mes derniers jours à perfectionner ton talent, à guider tes pas ; mais hâte-toi, j’ai peu de temps à vivre. Et ne chante pas ce lieder, qui fut le signal du départ des êtres chéris que Dieu m’a enlevés ; ne le chante pas, mon enfant. Il t’entraînerait loin de moi, loin de la terre d’exil. Oh ! que ne puis-je la quitter, moi ! Mais en vain j’ai répété le lieder de mon frère, en vain j’ai tendu des mains suppliantes vers le ciel, où sont allés tous ceux que j’aimais. Il a fallu vivre, épuiser jusqu’à la lie l’amer calice de l’isolement...

– Cher maître, dit Ludwig en lui prenant, respectueusement la main, cher et bon maître, que ne puis-je vous consoler !

– Ne me reparle jamais de tout ce que je viens de te dire. Viens, faisons un peu de musique. »

Il se mit au clavecin ; Ludwig, sur son ordre, prit une harpe, et bientôt, entraînés par la musique au-dessus des douleurs et des soucis de la terre, le maître et l’élève retrouvèrent leur habituelle sérénité.

 

 

 

 

II

 

AU BORD DU FLEUVE

 

 

Un dimanche soir, Ludwig et son vieux maître se promenaient au bord du Rhin. Quelques bons bourgeois de Bingen, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants, se promenaient aussi, et, parmi ces groupes paisibles, le regard de Ludwig suivait déjà depuis une demi-heure tous les mouvements de Herr Gottlieb, le gros tonnelier, et de la jolie fille dont il tenait la main. C’était sa petite-nièce, Albertine Staud, aussi svelte, douce et blonde que son grand-oncle était gros, bourru et peu gracieux à voir. Il était en deuil de sa femme, et les vêtements noirs d’Albertine faisaient encore ressortir le teint blanc et rose et la chevelure d’un blond doré de la jeune fille. Près de maître Gottlieb marchait d’un air grave son cousin et compère Springer, syndic des merciers de Bingen, vieux garçon fort riche, et que les bonnes langues de la ville signalaient déjà comme le futur mari de la belle Tina. Il aurait pu aisément être son père ; mais, orpheline et pauvre, elle ne pouvait attendre de son grand-oncle, qui avait deux filles mariées, qu’une dot bien légère, et, en ce temps-là comme à présent, à Bingen comme partout, fille mal dotée ne devait pas se montrer difficile.

Las de marcher, Springer et Gottlieb s’assirent sur un tertre de gazon, et allumèrent leurs pipes de faïence historiée. Tina, sous prétexte de cueillir des fleurs, s’éloigna de quelques pas. Une amie de son âge vint la rejoindre, et elles allèrent s’asseoir près d’une haie d’aubépine en fleur.

Berthe devait se marier bientôt, et son fiancé, ce jour-là, n’était pas à Bingen. Elle avait cent choses à raconter à Tina, et sa mère lui avait permis d’aller souper avec son amie. Tandis qu’elles babillaient gaiement, Urhan et Ludwig passèrent près d’elles. Urhan remarqua la beauté de ces jeunes filles, et la rougeur qui monta au visage de Ludwig lorsqu’il les salua, Il questionna Ludwig, et n’eut pas de peine à obtenir l’aveu de ses espérances. Depuis deux ans déjà Ludwig aimait Tina ; il l’avait rencontrée plusieurs fois chez une vieille tante à lui ; mais, depuis la mort de cette bonne dame, il ne voyait plus la jeune fille que de loin, à l’église ou à la promenade, son oncle la tenant fort à l’écart de toutes les compagnies. Ludwig n’osait se présenter chez Gottlieb comme prétendant ; il était trop jeune et trop pauvre. Il attendait d’avoir au moins quelques élèves ou une place d’organiste. Il espérait que Tina voudrait bien l’attendre ; mais les yeux seuls de la jeune fille avaient parlé, et encore Ludwig avait-il bien vu ?

Urhan l’interrogea longuement, puis il lui dit :

« Demain, ne viens que le soir. J’aurai affaire tout le jour. Rentrons, Ludwig, l’air devient froid. »

Ils retournèrent à la ville, et lorsque, après avoir reconduit son maître chez lui, Ludwig revint vers le fleuve, espérant rencontrer encore Tina, il la vit de loin rentrer chez son oncle, accompagnée par son amie Berthe, Gottlieb et l’inévitable Springer.

La nuit était venue. Il se promena dans la rue, vit les lumières briller aux fenêtres, et, montant sur une borne de la maison d’en face, essaya de voir ce qui se passait chez le tonnelier ; mais une servante s’avisa de fermer les volets intérieurs, et Ludwig, ne voyant plus rien, s’en alla tout prosaïquement souper à l’auberge de l’Ancre d’or, où il était pensionnaire depuis son retour de l’université.

Il y trouva joyeuse compagnie. L’hôte donnait un retour de noce à sa cousine Ulrique. Il y avait force jeunesse ; on voulut danser, et Ludwig joua des valses et des rigodons jusqu’à minuit, en se disant : Quand donc me marierai-je aussi ?

 

 

Bien qu’il eût dormi fort tard, la journée du lendemain parut longue à Ludwig. Il étudia pendant quelques heures, se promena sur le port, ouvrit et ferma ses livres favoris, et, plus d’une fois accusa l’horloge de la maison de ville d’être en retard.

Quelle idée a eue maître Urhan de me fermer sa porte aujourd’hui ? se disait-il.

Enfin le soir vint, et à peine le soleil eut-il disparu derrière le sommet du Rochusberg, que Ludwig entra chez Urhan. Le vieux musicien lui serra la main : il paraissait content.

« J’ai vu le tonnelier, dit-il, je lui ai parlé de toi. Je lui ai fait lire mon testament. Dès ce soir tu peux le visiter : il t’agrée. C’est à toi de gagner les bonnes grâces d’Albertine. »

Ludwig, stupéfait, n’avait pas l’air de comprendre. Urhan répéta ses paroles et y ajouta quelques explications. Alors ce furent des éclats de joie, des pleurs, des remerciements à n’en plus finir, si bien qu’Urhan dut presque mettre son élève à la porte, afin qu’il se rendît chez le tonnelier.

« Venez-y du moins avec moi ! s’écria Ludwig ; venez, mon cher bienfaiteur, venez jouir du bonheur qui est votre ouvrage !

– J’irai un autre jour, mon cher enfant ; ce soir, je veux travailler. »

Resté seul, Urhan se mit au clavecin, et, bien avant dans la nuit, Gertrude l’entendit jouer d’étranges variations sur un air qui revenait toujours, air d’une douceur joyeuse et d’un charme entraînant. Bien que les sons fussent étouffés par la distance, la vieille servante finit par s’impatienter de cette musique nocturne, et se boucha les oreilles afin de pouvoir s’endormir.

 

 

Les accordailles, les fiançailles et les épousailles, aux jours d’autrefois comme au temps d’à présent, étaient des choses agréables à voir, mais assez ennuyeuses à raconter. C’est toujours la même antienne. On se promet de s’aimer éternellement ; on est bien persuadé qu’on aura l’esprit d’échapper à toutes sortes d’ennuis, de malheurs et d’accidents ; on se berce d’espérances plus jolies les unes que les autres. Il n’est question que de rubans, de fleurs, de dentelles et de violons. Et tout cet appareil aide à se lancer dans le rude pèlerinage de la vie, l’égaye d’un gracieux souvenir, et symbolise la récompense qui le couronnera si les pèlerins suivent vaillamment la voie droite, la croix sur les épaules, le cœur soumis et le regard au ciel.

 

 

 

 

 

III

 

LES NUAGES

 

 

Urhan ne survécut que deux mois au mariage de son élève. Il mourut chrétiennement, soigné par Ludwig et sa jeune femme, qui le pleurèrent comme un père. Ses dernières paroles furent celles qui étaient tracées au commencement du lieder de son frère :

 

            Adieu, terre d’exil, j’entrevois la patrie.

 

Mais il les murmura si faiblement, qu’Albertine seule les entendit.

Urhan avait légué à Ludwig sa maison, quelques petites rentes, ses manuscrits et la vieille Gertrude à protéger. Le jeune ménage vint habiter la vieille maison, et Gertrude servit et gronda ses nouveaux maîtres comme elle l’avait fait pendant trente années auprès d’Urhan. Ludwig donnait quelques leçons ; Tina était laborieuse et bonne ménagère, et le bonheur et la paix régnaient dans ce modeste intérieur. Mais l’oncle Gottlieb disait :

« Il faudrait publier les œuvres de maître Urban. Il m’a dit qu’elles se vendraient plus de trois mille florins si on les portait aux éditeurs de Vienne.

– J’irai ! » disait Ludwig. Et il restait ; il était si heureux ! Le soir, avec Tina, dans la chambre haute, il déchiffrait les compositions du maître, il les copiait, et plus il les étudiait, plus il les admirait. Certainement il y avait là des trésors.

Un an après son mariage, Tina eut une petite fille. Alors le bonheur fut complet, et bien loin de dire comme les jeunes mères ont accoutumé : « Que je voudrais voir marcher, entendre parler ma fillette ! » Tina, nature craintive et douce, eût voulu enchaîner le temps et rester toujours à cette heure charmante où, penchés sur le berceau, Ludwig et elle avaient vu éclore le premier sourire sur les lèvres de leur enfant.

Un jour elle était sortie pour aller à la rencontre de Ludwig, qui devait revenir vers trois heures d’une maison de campagne où il donnait une leçon. Tina cheminait, son enfant dans les bras, et, voyant qu’elle était presque en avance d’une heure, fit un léger détour pour entrer à l’église. On y chantait les vêpres des morts. Un cercueil couvert de fleurs était posé à l’entrée du chœur. Parmi les quelques personnes qui étaient agenouillées, Tina crut reconnaître le mari de son amie d’enfance, Berthe, qu’elle n’avait pas vue depuis un mois. Elle sortit, très émue, et, apercevant quelques pauvres femmes attroupées sous le porche, leur demanda :

« Qui donc est mort dans la famille d’Henri Hartmann ?

– C’est Mme Berthe. Ah ! c’est un bien grand malheur ! une si bonne et si belle jeune femme ! son enfant n’a pas trois jours.

– Morte ! Berthe ! » s’écria Tina. Et elle fondit en larmes. Une vieille dame, qui sortait de l’église, reconnut Albertine, et lui prenant doucement le bras, l’emmena dans sa maison, située à quelques pas de l’église.

Elle la fit asseoir, lui offrit un verre d’eau sucrée, et, prenant la petite fille endormie, la posa sur un coussin moelleux. Tina sanglotait.

« Calmez-vous, ma bonne petite dame Ludwig, lui dit-elle, calmez-vous, pour l’amour de votre enfant : on aurait bien dû vous empêcher de sortir aujourd’hui. Une femme qui nourrit ne doit pas s’exposer à de telles émotions. Vous ne saviez donc rien ?

– On ne m’a rien dit, rien absolument, Madame. Je m’attendais à apprendre bientôt une naissance... Ô ma pauvre Berthe !

– Ne la plaignez pas. Elle est morte en chrétienne, offrant à Dieu, pour expier les fautes de sa courte vie, la douleur qu’elle éprouvait de quitter son mari et son enfant. L’entant se meurt et ira bientôt avec les anges ; le mari se consolera. Berthe est bien heureuse.

– Heureuse ! mais c’est affreux de mourir à vingt ans !

– Hélas ! ma pauvre enfant, si vous saviez ce qu’est la vie, vous ne parleriez pas ainsi. Vieillir, c’est voir se briser une à une toutes ses joies, tomber tout ce qui abritait, consolait ou charmait notre vie, tout ce qui nous rendait aimables et aimées. Celle qui meurt à vingt ans reste belle et chérie dans le souvenir des siens. Elle n’a pas senti de cœur se refroidir auprès d’elle ; elle n’a pas été trahie, délaissée, oubliée. J’ai été jeune, belle et heureuse comme l’était Berthe. Si j’avais prévu à vingt ans ce que l’âge m’apporterait de douleurs, j’aurais béni et appelé la mort. Je suis veuve, et mes enfants, mes enfants tant aimés, de leurs maisons joyeuses ont banni ma tristesse. Ils oublient près des berceaux les soins qui entourèrent le leur, et ne peuvent supporter la compagnie de celle qui passa toute sa jeunesse à les servir, à les entourer de soins et de tendresse. Ils ont pour moi des respects, des égards, mais c’est tout. L’affection ne remonte pas plus que le Rhin ne retourne vers sa source. Pour mourir aimée il faut mourir jeune. »

La petite Linette s’éveillait. Sa mère la prit dans ses bras, et, après avoir remercié son hôtesse, retourna tristement chez elle, où Ludwig, inquiet, venait d’arriver. Tina lui parla de la mort de Berthe, pleura longtemps, et, pendant plusieurs nuits, rêva des paroles si tristes qui lui avaient été dites. C’était le premier nuage qui vînt ternir l’azur de son paisible bonheur. Jusque-là, naïve et confiante, elle ne croyait pas que ce bonheur pût cesser ni même s’amoindrir.

 

 

Un soir dans la chambre haute, Ludwig et Tina feuilletaient une liasse de manuscrits qu’ils n’avaient pas encore examinés. L’un d’eux portait ce titre : « Le Fantôme, opéra, musique de Christian Urhan, paroles de Maximilien Beer. » Ludwig s’écria :

« Quelle merveille ! un opéra de maître Urhan ! Je ne savais pas qu’il eût jamais travaillé pour le théâtre, encore moins qu’il connût Maximilien Beer ! »

Il se mit à lire la partition, elle lui parut très belle. Tandis qu’il était absorbé dans cette lecture, Tina avait ramassé un feuillet tombé. C’était un lieder. Elle le lut des yeux, et, presque involontairement, se mit à le chanter. Ludwig bondit sur sa chaise et lui prit la feuille des mains.

« Ne chante pas cela, je t’en prie ! » dit-il. Et il lui raconta l’histoire de ce lieder. Tina sourit, et, affectant plus d’incrédulité qu’elle n’en avait, taxa de superstitieuse la défense de son mari.

« Tu as raison, dit Ludwig, c’est une folie de croire que ce chant fait mourir ; mais je tiens à respecter les recommandations de mon maître. Peut-être ferais-je bien de brûler cette musique.

– Non, garde-la, mon ami ; laisse-moi la serrer en lieu sûr. »

Elle prit le feuillet, le plia, et le mit dans une pochette où elle serrait ses aiguilles et son dé d’argent, et qui ne la quittait jamais.

Le lendemain, une lettre de Vienne arriva. Le directeur du théâtre impérial, ayant appris la mort d’Urhan, écrivait à son héritier pour réclamer le manuscrit de l’opéra du Fantôme.

« M. Urhan, en attendant que son œuvre pût être mise à l’étude, avait désiré la retoucher à loisir. L’époque fixée étant venue, et Maximilien Beer me pressant d’exécuter les conventions faites il y a trois ans, je prie M. Ludwig de m’envoyer le manuscrit par une voie sûre, à moins qu’il ne préfère me l’apporter lui-même. Ce dernier parti serait le meilleur, d’autant plus que M. Urhan m’avait écrit l’année dernière que, sa santé ne lui permettant pas de faire le voyage de Vienne, il enverrait son élève, M. Ludwig, surveiller les répétitions. J’espère donc, Monsieur, que vous ne tarderez pas à venir ici, et que vous m’aiderez à faire interpréter dignement l’œuvre de votre défunt maître. M. Mozart, qui avait examiné cette partition l’année même où il mourut, m’assura qu’elle aurait un grand succès. Veuillez, dans une prompte réponse, me fixer l’époque de votre voyage, etc. »

Albertine pâlit en lisant cette lettre. Aller à Vienne lui semblait un voyage effrayant. L’oncle, consulté, se moqua d’elle, offrit d’avancer à Ludwig l’argent nécessaire, et le pressa de partir le plus tôt possible. Ludwig, prévoyant que son séjour à Vienne durerait plusieurs mois, parla d’emmener Albertine.

« Êtes-vous fou ? dit l’oncle. Que feriez-vous à Vienne d’une mère nourrice et d’un maillot ? Ce serait risquer la vie de la mère et de l’enfant, dépenser beaucoup d’argent et vous rendre ridicule. Vous serez obligé, là-bas, de frayer avec des comédiens et des comédiennes, d’aller dans les salons, à la cour peut-être, et il vous faudrait laisser votre femme à l’auberge les trois quarts du temps. Laissez-la sous la garde de Gertrude. J’irai la voir tous les jours, je la mènerai se promener le dimanche. Que diable ! des chrétiens ne sont pas des tourterelles après tout, et trois mois sont bien vite passés ! »

Les jeunes époux murmurèrent, tinrent conseil, calculèrent, et, en fin de compte, se résolurent à cette séparation ; mais ce ne fut pas sans répandre bien des larmes.

 

 

 

 

 

IV

 

LA BARQUE

 

La veille du jour fixé pour le départ de Ludwig était un dimanche. Ludwig s’était préparé, en bon chrétien, au grand voyage qu’il allait faire. Il communia, ainsi qu’Albertine, et, vers le soir, ayant terminé tous ses préparatifs et voyant Tina si triste qu’elle ne pouvait prononcer un mot, il lui proposa une promenade pour la distraire. Elle prit sa mante, posa Linette endormie dans une de ces corbeilles enrubannées où les femmes de la Hesse ont coutume de porter les petits enfants, et sortit avec Ludwig de la maison et de la ville.

Ce soir-là, un concours de musique avait attiré sur la place.de l’Hôtel-de-Ville tous les promeneurs. Les rives de la Nahe étaient désertes. Ludwig et Tina s’assirent sous les peupliers qui se mirent dans les eaux limpides de cette jolie rivière. Un jeune garçon se promenait en bateau. Le vent du nord-est le vent de la Wisper, comme on l’appelle à Bingen, gonflait doucement sa voile, et il s’amusait à courir des bordées d’une rive à l’autre.

« Quelle jolie barque ! dit Ludwig. Veux-tu faire une promenade en bateau, chère amie ? »

Tina y consentit, et Ludwig, appelant le jeune batelier, fit marché avec lui pour une promenade d’une heure.

Ils s’embarquèrent et voguèrent doucement.

« Ne pleure plus, chère Tina, disait Ludwig, je reviendrai.

– Mieux vaudrait ne pas partir, Ludwig. Nous sommes si heureux ! Là-bas, qui sait ? tu m’oublieras peut-être ! » et elle se remit à pleurer.

Ludwig la consola par de douces paroles, et’ parvint à la faire sourire. Linette s’était éveillée ; joyeuse et belle comme un petit ange, elle regardait la voile blanche et les flots azurés.

« Promets-moi de ne plus pleurer ! dit Ludwig. Vois, notre vie sera pure et paisible comme ces flots qui nous bercent. Elle ira se perdre dans l’éternité comme les fleuves dans la mer, et nous nous aimerons au ciel encore plus qu’ici-bas.

– Le ciel ! Ludwig ! Oh ! je comprends ses joies. Là on ne perdra pas ce qu’on aime : plus d’absence, jamais d’oubli ; toujours ensemble sous le regard de Dieu, comme est Linette sous nos regards... Écoute, je veux chanter ! »

Et, de sa voix suave où tremblait encore l’écho de ses pleurs, Albertine chanta un air sans paroles, un air que son mari ne reconnut pas. Il n’en avait jamais entendu que les premières notes et les avait oubliées. Elle chanta ; Ludwig y joignit sa voix, et le batelier, charmé, ne songeait plus à gouverner sa voile, et laissait sa barque suivre le fil de l’eau.

Albertine bientôt ajouta les paroles au chant, et elles exprimaient si ardemment l’attente et le désir du ciel, que Ludwig et Tina, d’un même cœur, souhaitèrent de mourir.

La barque venait d’entrer dans le Rhin, et le courant rapide qui, va se briser contre les rochers du Bingerloch, et rend le passage du fleuve si dangereux à cet endroit, saisit le frêle esquif et l’entraîna. Éperdu, le batelier essaya de manœuvrer. Albertine, serrant son enfant sur son cœur, se jeta dans les bras de Ludwig.

« Carguez la voile ! » criait-on du rivage ; mais il était trop tard, la barque tournoya une minute, chavira et disparut.

Quelques instants après, la tête d’un nageur se montra.

Des mariniers s’élancèrent à son secours et le ramenèrent évanoui. C’était le jeune batelier.

Jamais on ne retrouva rien de Ludwig, d’Albertine et de leur petit enfant. Les gouffres du Rhin leur servirent de tombeau, et leurs âmes heureuses allèrent jouir de ces concerts célestes dont le lieder qu’ils avaient chanté sur les flots n’était que le prélude harmonieux.

 

 

 

 

Julie LAVERGNE, L’Arc-en-ciel.

 

 

 

 

 

 

 

 

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