Le masque d’or

 

(EXTRAIT DES LÉGENDES DE TRIANON.)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU GÉNÉRAL L.....IN ET À MADAME HENRIETTE L.....IN

 

 

Secretum meum mihi,

Mon secret est pour moi.

Isa. XXIV 16.

 

 

I

 

 

Vers 1775, alors que la Révolution se préparait, et que le désordre des mœurs, l’affaiblissement des croyances, la décadence de tout principe et de toute autorité faisaient présager l’orage où allait bientôt disparaître la monarchie, la société française était affolée de musique et les querelles des Gluckistes et des Piccinistes passionnaient la cour de Louis XVI.

Il semblait, du reste, qu’à la veille des tempêtes le génie musical, comme un cygne expirant, jetait un chant d’adieu d’une ineffable beauté, et Mozart berçait par des chants célestes les princesses qu’attendaient dans un prochain avenir la prison, l’exil et l’échafaud.

 

Il y avait alors à Strasbourg un vieux luthier nommé Conrad Geizig dont les instruments étaient réputés les meilleurs de toute l’Alsace et des pays environnants. Il en fabriquait peu, et les vendait fort cher. Aussi le croyait-on très-riche, d’autant plus qu’il était d’une avarice singulière. – Veuf depuis longtemps et sans enfants, il avait adopté une petite-nièce orpheline, nommée Lina ; elle demeurait avec lui ainsi qu’une vieille servante, appelée Gretchen, et Ervin, apprenti qu’il avait pris fort jeune à son service, et qui lui aidait à façonner et à ajuster les pièces diverses de ses instruments. Ces trois personnes étaient tenues par maître Conrad dans une dépendance absolue. Il ne leur refusait pas le nécessaire, mais ne leur accordait rien au-delà. La seule chose pour laquelle il se montrait généreux et même prodigue était l’éducation musicale de sa nièce. Il avait tenu à ce que Lina fût de première force sur l’orgue et le clavecin, et surtout qu’elle sût très-bien chanter, et un célèbre chanteur italien, le signor Gridelli, étant venu donner un concert à Strasbourg, il lui offrit de payer ses leçons un louis le cachet s’il voulait bien en donner à Lina, et fit beaucoup de démarches pour lui procurer d’autres écolières. Gridelli se décida donc à passer la belle saison à Strasbourg, mais il prévint maître Conrad qu’il ne se risquerait pas à affronter l’hiver dans un climat si différent de celui de son pays.

Un matin, Gridelli venait de donner la leçon à Lina. Il sortait de la maison au moment où maître Conrad y rentrait. Ils se saluèrent. « Hé bien », demanda le luthier, « que dites-vous des progrès de votre élève, signor Gridelli ? »

« La signorina Lina est charmante », dit Gridelli, « elle a un sentiment exquis de la musique, une prononciation parfaite, une mesure, une justesse d’intonation merveilleuses, mais sa voix, quoique étendue, est si faible qu’on ne l’entend pas à vingt pas. À cela je ne puis rien changer, ni elle non plus. C’est, du reste, l’élève la plus intelligente, la plus docile que j’aie jamais rencontrée. C’est un petit ange, et j’emporterai d’elle un souvenir délicieux. Je viendrai encore mercredi, mais ce sera la dernière fois. Je commence à avoir froid le soir : les cigognes sont parties pour aller chercher le climat qu’elles aiment et je ferai comme elles. »

« Signor Gridelli », dit le luthier, « j’ai un grand service à vous demander, mais il me faut votre parole d’honneur que vous me garderez le secret. »

« Je vous la donne », dit Gridelli.

« Venez chez moi mercredi soir à huit heures précises. Je vous ferai entendre quelque chose sur quoi je vous demanderai votre avis, mais vous n’en parlerez à personne. Cet hiver j’irai vous voir à Naples et vous aurez la clef du mystère. »

« C’est entendu », dit Gridelli, « à ce soir. Voici l’heure où je vais donner ma leçon à madame l’intendante », et il s’éloigna.

 

Conrad rentra chez lui. Lina vint au-devant de son oncle et lui dit : « Cher oncle, si Ervin n’est pas trop occupé, permettez-lui d’accorder mon clavecin qui est très-faux, et a beaucoup impatienté le signor Gridelli. »

« Pourquoi ne l’accordes-tu pas toi-même », dit le vieillard, « ce serait une économie pour moi, ton temps ne me rapporte rien, et Ervin travaille. »

« Mon bon oncle », fit Lina d’un air câlin, « je n’ai pas les mains assez fortes pour tourner les clés. Cela me les gâterait, et je ne pourrais plus jouer du clavecin. »

« C’est bon », dit Conrad, « je vais t’envoyer Ervin. » Et rentrant dans l’atelier, il donna l’ordre à Ervin de passer chez Lina. Celui-ci obéit avec empressement, et dès qu’il fut parti, Conrad poussa les verrous, et ouvrant un petit coffre d’acier qu’il tira d’un bahut, le vieux luthier resta absorbé dans la contemplation de ce qu’il contenait.

Pendant ce temps Ervin accordait le clavecin, et la besogne n’avançait guère, car tout en ajustant les cordes, il avait entamé avec Lina une conversation intéressante.

« Mademoiselle Lina », lui dit-il, « mes sept ans d’apprentissage finiront mercredi. »

« Hé bien ! » dit Lina, « qu’en concluez-vous ? Avez-vous peur que mon oncle vous empêche d’être reçu compagnon ? Vous savez bien qu’il est très-content de vous. »

« Oh ! » dit Ervin, « ce n’est pas là ce qui m’inquiète. Mais, voyez-vous, mademoiselle Lina, sept ans, c’est bien long ! »

« C’est long quand c’est à venir », dit Lina, « mais cela paraît bien court quand c’est passé. Il me semble que c’est hier que nous avons fait notre première communion à la cathédrale. Le temps vous a donc bien duré ici, Ervin ? »

« Oh ! non ! » dit-il, « mais Jacob... » Il s’arrêta, et d’un tour de clé d’un ut fit un mi fort mal à propos.

« Hé bien, Jacob ? » fit Lina, « Jacob acheta le droit d’aînesse d’Ésaü pour un plat de lentilles ; ce n’était pas cher. Jacob s’entendait mieux en affaires que vous, Ervin, qui étiez sur le point hier de vendre trois louis un violon qui en valait trente. » Et la malicieuse fille se mit à rire.

Ervin rougit, et cassa une corde en tournant brusquement sa clé.

« Là », dit Lina, « si c’est ainsi que vous accommodez mon clavecin, mon oncle aura beau jeu à vous quereller. Vous êtes bien maladroit. »

Ervin se cacha la figure dans ses mains, et se mit à pleurer.

« Êtes-vous fou ? » dit Lina, « un grand garçon comme vous, qui a de la barbe, et qui pleure comme une petite fille ! Est-ce que je vous ai offensé ? Pardon, alors, mon cher Ervin. Je ne le voulais pas. Voyons, regardez-moi, et riez ! »

Elle lui écarta les mains.

« Ô mademoiselle Lina », s’écria-t-il en sanglotant, « ne soyez pas méchante avec moi. – Jacob a servi sept ans pour obtenir Rachel, et moi je n’ai rien obtenu du tout. Vous ne m’aimez pas, vous ne m’aimerez jamais ! »

« Et qui donc aimerais-je, si ce n’est vous ? » s’écria Lina, et elle se mit à pleurer aussi.

« Mademoiselle Lina ! » dit Ervin tout tremblant, « me permettez-vous de demander votre main à maître Conrad ? »

« Oui », dit Lina, « mais il faudra choisir un jour où mon oncle sera de bonne humeur. Ces jours-là sont rares, vous le savez, mais soyez tranquille, Ervin, je vous avertirai. Allons, finissez d’accorder mon clavecin et ne pleurons pas, puisque nous sommes contents. »

 

 

 

II

 

 

Le mercredi suivant Gridelli donna sa dernière leçon à Lina et lui fit ses adieux. Conrad le paya, le remercia et lui dit : « À ce soir ; huit heures précises ! Je compte sur vous. »

Gridelli, un peu intrigué, fut exact au rendez-vous, et arriva même un peu avant l’heure. « Maître Conrad est sorti », lui dit Gretchen, « et mademoiselle aussi. Mais ils vont rentrer. Asseyez-vous près du poêle, signor, la soirée est fraîche, n’est-ce pas ? »

Cinq minutes après, Conrad rentra, l’air préoccupé. « Venez avec moi », dit-il à Gridelli, et l’emmenant à travers les rues, il le conduisit devant la cathédrale dont la façade et la flèche gigantesques se profilaient sur le ciel éclairé par la lune, et semblaient encore plus grandes que pendant le jour.

La prière du soir venait de finir et les fidèles sortaient de l’église. Conrad attendit que les portes fussent fermées, puis il conduisit Gridelli vers une petite porte latérale, alluma une lanterne, tira une clé de sa poche et, ouvrant, fit entrer l’Italien dans la cathédrale.

Celui-ci ne put s’empêcher de frissonner en pénétrant dans l’obscur et vaste édifice.

Conrad le conduisit près du maître-autel : « Asseyez-vous là », dit-il, « et attendez un instant. Je vais monter à l’orgue, et vous faire entendre quelque chose. »

« Ce sera-t-il long ? » dit Gridelli. « Il ne fait pas chaud ici. Et je vous avoue que, quoique naturellement brave, j’ai un peu peur de m’enrhumer. »

« Dans cinq minutes je serai près de vous », dit Conrad, « je vais seulement dire à celui qui est à l’orgue qu’il peut commencer. »

« Est-ce Ervin ? » demanda Gridelli.

Mais, sans lui répondre, maître Conrad marcha vers l’orgue, et Gridelli, suivant des yeux la lumière vacillante de sa lanterne, la vit disparaître, puis reparaître bientôt sur la tribune des orgues.

Lina, enveloppée d’une mante, était assise devant le clavier de l’orgue.

« Vous avez bien tardé, cher oncle », dit-elle. « Je commençais à avoir peur. »

« Sotte », dit son oncle, « peur de quoi ? N’es-tu pas venue cent fois le soir à la cathédrale pour étudier sur l’orgue ? »

« Oui », dit Lina, « mais vous ne m’y laissiez pas toute seule et sans lumière. Que faut-il jouer ? »

« Tu vas chanter le Gloria de Mozart », dit Conrad en allumant les bougies du pupitre et en plaçant la musique devant elle. « Mais d’abord il faut que tu me fasses une promesse solennelle. Jure-moi sur le Christ », dit-il en lui présentant un crucifix, « que tu ne révéleras à personne ce que je vais te montrer. »

« Je le jure ! » dit Lina, qui était habituée à ne jamais contrarier son oncle.

« C’est bien ! » dit-il. « Tu seras mon unique héritière, Lina, je veux te rendre riche et célèbre. Mais il faut que tu saches te taire. Si tu révélais mon secret, je te punirais d’une manière terrible. Je vais te mettre un masque. Tu chanteras avec ce masque et tu ne diras à personne au monde que je te l’ai mis. »

Il ouvrit le petit coffre d’acier qu’il avait apporté, en tira un masque d’or, recouvert de satin blanc, d’une forme très-singulière, et qui, laissant les yeux libres, ne recouvrait que la partie inférieure du visage. Il le mit à Lina, le referma derrière sa tête au moyen d’un léger cadenas, puis il lui dit :

« Je vais redescendre : dès que tu verras un cierge allumé sur l’autel, tu chanteras le Gloria. Puis tu te tairas et tu m’attendras sans bouger. »

Conrad descendit rapidement et traversa la nef à grands pas, bientôt un cierge allumé brilla sur l’autel. « Écoutez », dit Conrad à Gridelli qui voulait parler. « Taisez-vous ! » Le cœur du vieux luthier battait si fort que Gridelli l’entendait palpiter.

L’orgue préluda doucement, puis une voix s’éleva et remplit l’immense vaisseau d’une angélique harmonie.

Les deux hommes écoutaient, immobiles. Quand la voix se tut, Gridelli, s’écria : « C’est la Madone qui a chanté ! » et il se mit à pleurer.

Conrad lui dit : « Avez-vous entendu jamais rien de semblable ? »

« Rien », dit Gridelli, « ce n’est pas une voix humaine, c’est une voix du ciel, une voix qui ferait pleurer des tigres. Dites, maître Conrad, dites-moi, de grâce, qui chante ainsi ? »

« C’est peut-être une âme du Purgatoire », dit Conrad.

L’Italien se signa : « Ne plaisantez pas ici », dit-il. « J’ai froid, je voudrais m’en aller. »

« Je vais vous reconduire », dit Conrad avec empressement. Il l’emmena dehors, lui dit adieu et rentra dans la cathédrale. Une fois dans la rue, Gridelli se rassura, et sa curiosité s’éveillant de plus belle, il résolut d’attendre pour voir si Conrad sortirait seul ou accompagné. Il se mit à se promener de long en large, mais une pluie fine et assez froide commençait à tomber, et le signor Gridelli, ne se souciant pas de compromettre sa belle voix, regagna bientôt son auberge et prit le lendemain matin la route de l’Italie.

 

 

 

III

 

 

Le lendemain Conrad envoya Ervin faire une commission de l’autre côté du pont de Kelh, et se mit à ranger différents objets dans l’atelier. Il chantait en s’occupant de cette besogne, et Lina, croyant le moment favorable, vint le trouver et lui parla de ses projets de mariage. Au premier mot il bondit et s’écria : « Épouser Ervin ! Quelle folie ! il est pauvre comme Job, et toi, si tu veux, tu seras très-riche ! »

« Alors », dit Lina « j’ai pour deux ! »

« Mais », dit Conrad, « j’ai d’autres vues sur toi. Avec la fortune que je te destine, tu pourrais épouser un riche bourgeois, un échevin, un gentilhomme si tu veux. »

« Mon cher oncle », dit Lina « je suis bien touchée de vos bontés pour moi, mais c’est justement pour cela que je ne veux point épouser un autre que votre élève. Vous êtes habitué aux services d’Ervin et à ma compagnie. Nous n’avons pas d’autre ambition que de vous soigner et de vous aider tous les deux. Que pouvez-vous souhaiter de mieux ? Je connais Ervin depuis l’enfance. Il est orphelin comme moi. Nous sommes tout l’un pour l’autre. Ne songez pas à nous séparer. »

« Lina », lui dit son oncle, « tu ne réfléchis pas qu’en épousant Ervin, tu épouses la pauvreté. »

« Cela me serait bien égal », dit-elle, « mais vous m’avez dit tout à l’heure que j’étais riche. »

Déconcerté par cette candeur, ne sachant que répondre, et n’osant rudoyer celle qui possédait son secret, Conrad arpentait l’atelier et semblait réfléchir profondément.

Enfin, s’arrêtant devant Lina il lui dit : « Écoute, je te demande un an de réflexion. Si dans un an tu veux encore épouser Ervin, je te donnerai mon consentement. Mais j’y mets deux conditions : la première, c’est que tu ne lui diras pas un mot du masque d’or. »

« Cela », dit Lina, « c’est déjà promis. »

« La seconde », dit son oncle, « c’est que nous passerons cette année-là à voyager. »

« Voyager ! » s’écria Lina, « et pourquoi faire ? »

« Je veux te faire chanter dans les principales villes de l’Europe, dit Conrad, « tu gagneras ainsi ta dot. »

« Hélas ! » dit Lina, « vous vous faites illusion, cher oncle, le moindre petit oiseau a plus de voix que moi. »

« Tu as donc oublié ton chant d’hier soir ? » dit Conrad.

« Oui », dit Lina, « ma voix m’a semblé étrange sous ce vilain masque, mais il me gêne tellement les oreilles que je m’entendais à peine. Ai-je bien chanté, mon oncle ? »

« À merveille, ma fille », dit Conrad. « Écoute, ta fortune, une immense fortune dépend de toi seule. Ce masque d’or que tu as porté quelques instants est mon œuvre, c’est le fruit de trente années de recherches, de travaux et de dépenses infinis. C’est un instrument merveilleux qui transforme et décuple la voix humaine. La tienne hier soir, petite Lina, remplissait la cathédrale. »

« Mon oncle », dit Lina, « il faut faire beaucoup de masques comme celui-là et les vendre bien cher aux gens. »

« Niaise que tu es ! » dit Conrad, « si quelqu’un voit mon invention, elle sera perdue pour moi. On l’imitera et voilà tout. Je veux d’abord en jouir et en profiter. Mais il faut garder mon secret. Ce soir nous partirons. Tu reverras Ervin en ma présence et je lui annoncerai moi-même nos résolutions. Ne lui parle pas de chant ni de la durée de notre voyage, qui sera peut-être plus court que je ne t’ai dit. Nous serons censés partir pour affaires de commerce. »

« Cher oncle, » dit Lina, « nous nous écrirons, n’est-ce pas ? »

« Certainement », dit l’oncle, « à la condition que je verrai vos lettres. Il faudra bien, d’ailleurs, qu’Ervin me rende compte de ce qui se passera ici. Je lui confierai l’atelier, la boutique, tout. Voyons, Lina, puis-je compter sur toi ? »

« Oh ! oui ! mon bon oncle », fit la pauvre fille en l’embrassant.

« Va faire un petit paquet des hardes les plus indispensables », dit Conrad. « Nous irons d’abord à Vienne. Tu y chanteras devant l’impératrice, et je t’achèterai une belle robe de soie bleue lamée d’argent. »

Lina sortit joyeuse de l’atelier, et l’oncle murmura : « Oui, tu auras de belles robes, des bijoux, des dentelles, tu vivras dans le luxe et les fêtes et tu oublieras ton fiancé. J’espère bien ne pas rentrer de sitôt ici. J’ai travaillé trente ans pour réaliser mon rêve. Il faut que le masque d’or me rapporte des millions ! »

 

 

 

IV

 

 

Dix-huit mois après Lina était à Versailles, dans une chambre d’un des meilleurs hôtels de la ville. Son oncle, assis près d’elle, rangeait des bijoux dans un écrin, et essayait en vain de les lui faire admirer. Lina, en toilette de cour, portait une robe de lampas rose garnie de dentelle ; ses bras et son cou étaient entourés des pierreries que lui avait données l’impératrice de Russie, et sa haute coiffure, chef-d’œuvre de Léonard, était ornée de roses naturelles, placées, selon la mode du temps, dans de petites fioles pleines d’eau que dissimulait aisément le pyramidal édifice des cheveux crêpés et poudrés.

« Lina », disait son oncle, « tu ne t’es pas regardée au miroir. Vois donc comme tu es belle ! »

Lina jeta un coup d’œil distrait sur la glace, et dit : « Je vais donc encore mettre ce vilain masque ! Hélas ! je crois que c’est lui qui me rend si pâle. »

La pauvre Lina était en effet bien changée, ses joues amaigries, ses yeux cernés, témoignaient de ses souffrances ; son caractère si doux et si enjoué s’était aigri, elle était devenue triste et fantasque, et la nostalgie la minait lentement.

« Allons, fillette ! » lui dit son oncle. « Aie bon courage, dans une heure nous serons à Trianon, devant la reine Marie-Antoinette. Tu entendras les applaudissements ! »

« J’aimerais mieux entendre les cloches de Strasbourg ! » dit Lina. « Ô mon oncle, quand les entendrons-nous ? »

Et elle se mit à pleurer.

« Regarde ce beau bouquet que le comte d’Artois, frère du roi, vient de t’envoyer ! » dit Conrad ; « vois que ces fleurs sont belles ! »

« Ah ! » dit Lina, « les petits wergimeinitch qu’Ervin me donnait tous les ans à l’anniversaire de notre première communion étaient bien plus jolis que ces fleurs-là ! »

« Chère Lina », dit son oncle, « sais-tu que sans compter les bijoux tu as déjà gagné cent mille francs ? Je les ai là, en or, dans mon coffre de fer. Veux-tu que je te les montre ? »

« Quel plaisir aurais-je à voir cet or ? » dit Lina, « plus vous en amassez, plus vous en êtes avide. Et moi je le déteste, et je donnerais tout cela pour une lettre d’Ervin. Et il y a deux mois que je n’en ai reçu ! – Je veux retourner à la maison. »

« Calme-toi », dit son oncle. « Nous partirons bientôt, mais il faut tenir parole à la reine, à Mesdames de France, à la comtesse de Provence. Nous n’avons plus que six concerts promis. »

« Et vous en promettrez d’autres après ceux-là », dit Lina, « et vous me ferez chanter jusqu’à ce que je meure ! Ô mon pays, je ne te verrai plus ! »

Un garçon d’hôtel entra et remit une lettre à Conrad. Il changea de visage en la lisant. Lina s’écria : « Qu’y a-t-il ? est-ce d’Ervin ? » « Non », dit Conrad, « c’est une lettre de Gridelli. » Mais les yeux perçants de Lina avaient reconnu le timbre de Strasbourg. Elle s’élança vers Conrad et lui arracha la lettre des mains. La vieille Gretchen écrivait à son maître : « Ervin est au plus mal. Je vous prie bien de le dire à mademoiselle, car le pauvre garçon l’appelle jour et nuit dans son délire. »

Lina n’en lut pas davantage. « Je veux partir ! » s’écria-t-elle, « partir tout de suite ! »

« Nous partirons demain matin », dit Conrad, « mais il faut chanter ce soir. On ne manque pas de parole à la reine de France. »

« Comment voulez-vous que je chante ? » dit Lina en sanglotant.

« Hé bien ! » dit son oncle, « je le veux, moi ! et tu chanteras. Sinon, je ne donne pas un sou, et tu iras à pied à Strasbourg, en mendiant. Si tu consens à chanter ce soir, nous partirons en poste cette nuit. C’est mon dernier mot ! »

« J’obéirai », dit Lina, « mais je chanterai ce que je voudrai, et ce sera la dernière fois. »

Ils partirent pour Trianon et furent introduits dans le salon blanc où le cercle intime de la jeune reine, brillante et frivole compagnie, était déjà réuni. Marie-Antoinette les accueillit avec sa grâce accoutumée.

« Voici donc », dit-elle, « cette chanteuse dont toute l’Europe s’entretient, cette chanteuse si timide qu’elle se voile toujours et se cache pour chanter, comme le rossignol au printemps. Puis-je espérer, mon enfant, que vous chanterez pour moi à visage découvert ? Regardez-moi, vous seriez la première à qui j’aurais fait peur. »

Lina leva timidement les yeux sur le gracieux visage de cette reine de vingt ans. « Oh Madame ! » dit-elle en pleurant, « si Votre Majesté voulait me permettre de ne pas chanter du tout ! »

« Quelle enfance ! » s’écria la reine. – « Allons, mon petit cœur, n’ayez pas peur, voilez-vous, mettez-vous derrière le paravent comme vous fîtes hier chez madame la princesse de Lamballe, mais chantez, et ne tremblez pas. Qu’allez-vous chanter ? Du Gluck, du Piccini, du Grétry ? »

« Laissez-moi choisir », dit Lina, « car je ne pourrais ce soir chanter qu’une chose au monde ! »

Elle se mit devant le clavecin qu’entourait un paravent de damas blanc. Son oncle lui attacha d’abord sur la tête un grand voile de gaze d’argent, puis il lui mit son masque en le cachant avec soin et s’éloigna de quelques pas. – Alors la pauvre Lina chanta le Stabat Mater, et ses accents douloureux firent pleurer la Reine. Les auditeurs étaient comme pétrifiés d’étonnement. Jamais pareille voix, jamais chant si déchirant et si sublime n’avait frappé leurs oreilles. Un seul d’entre eux avait gardé son sang-froid, c’était le malicieux comte d’Artois, alors âgé de dix-huit ans. Il voulut profiter de l’émotion générale, et se glissa derrière le paravent pour voir de près la chanteuse. Puis, étendant le bras, il allait soulever le voile de Lina ; mais Conrad, plus prompt encore, le repoussa vivement. Le prince, pour se venger, et bien qu’il n’eut rien vu, s’écria, comme il l’eût fait au bal de l’Opéra : « Je te connais, beau masque ! » Au mot de masque, Conrad, épouvanté, saisit la main de Lina, et l’entraîna hors du salon.

Et, tandis que la reine et sa petite cour se livraient à mille conjectures, Conrad et Lina arrivaient à Versailles, et, une heure après, montaient en chaise de poste et s’acheminaient rapidement vers Strasbourg.

 

Ils arrivèrent au moment où le pauvre Ervin venait de recevoir l’extrême-onction. Il reconnut Lina. « Ervin », cria-t-elle, « je reviens mourir avec toi ! » et s’agenouillant près du lit, elle posa sa tête à côté de celle de son fiancé, et s’évanouit.

 

 

 

V

 

 

Un mois après, Ervin travaillait dans l’atelier et chantait comme Blondel :

 

            « Ma Dame approche de mon lit,

            « Et loin de moi la mort s’enfuit ! »

 

Et Lina sommait son oncle de tenir sa promesse. « Je vous donne de bon cœur tout ce que j’ai gagné », dit-elle, « je ne vous demande que de dire oui. » – « Lina », dit son oncle, « je le veux bien, mais si tu veux hériter de mon trésor, il faudra encore chanter. »

– « Nous verrons cela », dit Lina, « mais mariez-nous d’abord. »

Ils se marièrent, et un an après Lina chantait encore, mais c’était pour endormir son petit enfant. Son oncle aurait voulu qu’elle le mît en nourrice et recommençât à voyager, mais elle refusa net et lui dit : « Je ne me soucie point d’être riche. Faites chanter qui vous voudrez. » – Mais Conrad ne put jamais se résoudre à confier son secret à d’autres qu’à elle, et garda le masque d’or soigneusement enfermé.

Quelques années après son retour, il tomba malade. Une nuit, Lina le veillait ; il la pria d’aller lui chercher dans l’atelier un livre qu’il lui désigna. Lina s’y rendit et ne put le trouver. Quand elle voulut rentrer, elle vit que la porte de son oncle était fermée à clef en dedans. Elle frappa, il ne répondit pas, et elle entendit chez lui des coups de marteau. Elle courut éveiller son mari, et tandis qu’ils délibéraient sur ce qu’il fallait faire, ils entendirent Conrad les appeler d’une voix rauque. Ils accoururent la porte de sa chambre était rouverte ; il s’était recouché, et frissonnait à faire craquer son lit. Quelques heures après il était à l’agonie. – Le curé vint, eut avec lui une longue conférence, et partit pour aller chercher le saint viatique. – Conrad alors fit signe à Lina de s’approcher, et essaya de lui parler, mais il ne put que balbutier des mots inintelligibles, en désignant du doigt le coffret d’acier. Enfin, faisant un suprême effort, il murmura le mot : « Pardon ! » et mourut.

Lina pleura son oncle et fonda une messe à perpétuité à la cathédrale pour le repos de son âme. Elle recueillit l’héritage, mais quand elle ouvrit le coffre, elle vit que le masque d’or était réduit en débris martelés et méconnaissable. L’inventeur avait lui-même anéanti son œuvre et emporté son secret dans la tombe.

 

 

Julie LAVERGNE, Les neiges d’antan, 1877.

 

 

 

 

 

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