Le pavot bleu
À MONSIEUR ERNEST GUILLIAUD
par
Julie LAVERGNE
Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes.
(LA FONTAINE.)
Dans le gracieux village de Collonges, près de Lyon, demeurait, il y a trente-cinq ans, un vieux dessinateur de fabrique, nommé Jean-Baptiste Perroton. Il était veuf, sans enfants, et vivait étroitement de quelques petites rentes, fruit de ses économies, auxquelles s’ajoutait de temps à autre le prix des dessins qu’il faisait encore et envoyait proposer aux fabricants. Depuis plusieurs années il ne sortait plus de son village, et c’était sa gouvernante, Miette Brunat, qui faisait toutes ses commissions. Chaque semaine, le samedi, elle se rendait à Lyon de grand matin, dans la charrette d’une fermière de ses amies. Elle montait à Fourvières, y entendait la messe, déjeunait dans une petite hôtellerie à l’usage des pèlerins, que tenait l’un de ses neveux, puis elle redescendait en ville, faisait la tournée et les emplettes que lui avait indiquées son vieux maître, et rentrait au logis assez à temps pour lui servir les œufs et la soupe au fromage qui formaient son dîner du samedi. Ce frugal repas était assaisonné par les récits de Miette. Chemin faisant, elle avait glané des nouvelles et s’espaçait volontiers sur le compte des fabricants lyonnais, qui avaient les plus grands torts du monde vis-à-vis des dessinateurs, vu qu’ils mettaient sur les métiers bien plus d’étoffes unies que de façonnées.
Or, par une jolie matinée de juin, alors que l’aurore commençait à teindre de rose le sommet du mont Cindre, la fermière Claudine, ayant fini de remplir de légumes et de paniers d’œufs la petite charrette attelée d’un âne vigoureux et bien enharnaché qui devait la porter à Lyon, appela son fils Irénée, et lui dit :
« Va donc voir si Miette ne vient pas. Elle est en retard, et je vais être obligée de partir sans elle. »
Irénée obéit, et revint bientôt dire à sa mère que Miette arrivait, un grand panier au bras, et qu’il lui avait crié de se hâter.
Bientôt elle entra dans la cour de la ferme. C’était une petite femme vive, alerte et proprette, vêtue d’un casaquin grenat, d’un cotillon vert, et coiffée d’un bonnet fort blanc. Le garde champêtre de Collonges, qui l’avait connue dans sa jeunesse, disait qu’elle avait été jolie comme un cœur ; mais une vie rude et laborieuse et l’effort de cinquante hivers avaient si bien effacé cette beauté, que toute la jeunesse de Collonges était persuadée que le garde champêtre radotait. Un fin observateur eût pourtant deviné qu’elle avait été bien jolie, et cela rien qu’en regardant la façon aisée dont elle abordait les personnes de tout rang à qui elle avait affaire ; il y avait là un indice des sourires, de la bienveillance universelle qui jadis accueillaient la petite Miette, et rien qu’au soin avec lequel ses humbles vêtements étaient ajustés, on voyait qu’autrefois elle s’était parée volontiers. Mais, pauvre et orpheline à dix-huit ans, elle avait dû pourvoir par son travail à l’entretien de son petit frère, et le printemps pour elle avait été bien court.
« Arrivez donc, Miette, dit Claudine. Vous êtes en retard. Il faudra faire trotter Martin-Gris. Ça va bien ?... Votre monsieur n’est pas malade ?
– Non, Dieu merci ; il porte ses quatre-vingts ans comme une plume ; mais il m’a retardée en me donnant encore une commission qui m’a bien ennuyée. »
Tout en parlant, elle avait pris place à côté de Claudine sur la banquette de son rustique équipage, et Martin-Gris trottinait de bonne grâce, stimulé par les claquements de la langue de la Claudine, sur cette jolie route qui côtoie la Saône aux verdoyants rivages.
« Quelle commission vous a-t-il donc donnée, Miette ?
– Hélas ! encore une liste de drogues à acheter chez Biétrix pour empoisonner des fleurs. Je croyais qu’il avait renoncé à cette manie.
– Empoisonner des fleurs ! que voulez-vous dire ? Je croyais qu’il les aimait...
– Quand je dis empoisonner, c’est une manière de dire. Ce n’est pas qu’il veuille les détruire, oh ! non ; mais il croit pouvoir changer leur couleur en arrosant les plantes avec de l’eau où il a mis des drogues. Il a réussi une fois, malheureusement, et ses hortensias bleus lui ont fait tourner la tête : si bien que, l’année dernière, en traitant de la même sorte ses rosiers, il les a tous fait périr. Notre propriétaire s’est moqué de lui, et Monsieur m’avait promis de ne plus recommencer. Mais voilà que son idée lui est revenue. Il a rêvé cette nuit d’un pavot bleu, et, voyez cette liste, il veut que j’achète tout ce qui est marqué dessus. Je suis sûre que cela va coûter les yeux de la tête, et ne servira de rien. J’avais économisé pour acheter à Monsieur une robe de chambre ; la sienne, tout compte fait, a cinquante-deux reprises, dix-sept pièces, et a été retournée deux fois. Et il en a besoin, le pauvre cher homme, maintenant qu’il ne sort presque plus. Il passera certainement tout l’hiver au coin du feu, et je voulais lui faire une robe de chambre de molleton bleu, ouatée et doublée avec des échantillons de soieries que les fabricants me donnent de temps à autre, et que je couds ensemble. Ce serait bien chaud et bien joli, mais il faut acheter le molleton. Quand j’ai parlé de cela à Monsieur, il m’a dit : « Ne vous inquiétez pas, Miette, le pavot bleu en payera bien d’autres... » Quelle rêverie !
– Qui sait ? dit Claudine. M. Perroton est un homme bien capable, et puisqu’il a su tourner au bleu les hortensias...
– Et quand même il trouverait un pavot bleu, ma pauvre Claudine, ça ne lui rapporterait ni sou ni maille, vu son humeur donnante ; il distribuerait ses graines pour un grand merci et des compliments. Feu Madame savait compter, mais lui !... Imaginez-vous que, lorsque nous avons loué ici, à Collonges, notre petite maison, Madame marchandait pour ne la payer que 375 francs par an ; Monsieur, à qui la maison plaisait, conclut et signa un bail, en l’absence de Madame, à 400 francs, disant que ce serait bien plus commode de payer 100 francs tous les trois mois que de se creuser la tête pour calculer le quart de 375 francs. Madame se fâcha, mais c’était fait.
– Voilà un drôle d’homme, fit Claudine. Ce qui m’étonne, c’est qu’il ait pu se ramasser une petite fortune.
– Oh ! ce n’est pas lui, c’est Madame. Elle dessinait presque aussi bien que Monsieur, et elle se chargeait toujours de traiter avec les fabricants. Chaque fois qu’elle touchait une somme, elle en mettait de côté une partie, et ne laissait voir à son mari que la moitié ou les trois quarts, c’est selon. J’étais dans sa confidence, et elle me disait : « Vois-tu, ma bonne, je m’attends à mourir bien avant mon mari, et je ne veux pas qu’il soit malheureux. C’est pour son bien que je lui fais des cachotteries. Mon testament expliquera tout. »
– Et qu’a-t-elle laissé en héritage ? demanda Claudine, curieuse.
– Assez de quoi vivre, mais bien juste, vu la dureté des temps et cette sotte mode qu’ont les dames de porter des robes de soie unie... Monsieur a encore fait deux jolis dessins cette semaine ; je vais les porter à M. Didier-Petit, et comme il y a des lis dans ce dessin et que M. Didier-Petit est royaliste, j’espère qu’il l’achètera. Regardez, Claudine, si on dirait ce dessin fait par un homme âgé de plus de quatre-vingts ans !
Et tirant d’un carton, placé dans son panier, une feuille de vélin soigneusement enveloppée de papier fort, Miette montra un beau dessin colorié à Claudine. C’était un semis de fleurs diverses effeuillées et entremêlées d’un sombre feuillage et sur lequel se détachaient des branches de lis d’un éclat charmant. Rien n’eût été plus beau pour une étoffe d’ameublement. Claudine s’extasia et dit :
« Quoi ! il a fait cela sans lunettes et tout seul, ce bon M. Perroton !
– Tout seul ; mais quant aux lunettes, ah ! dame, il en met quelquefois deux paires l’une sur l’autre ; heureusement qu’il a le nez fort long et un peu bossu. »
On arrivait à Lyon, et le bruit que faisaient les roues de la carriole sur cet aimable pavé composé des cailloux les plus pointus que l’on peut trouver en Saône, et qui est usité à Lyon depuis que l’on y pave les rues, ce bruit strident, accompagné de cahots, interrompit la conversation. Bientôt les deux amies se séparèrent. Claudine alla s’installer au marché de la place Henri IV, Miette se rendit à Fourvières et de là en ville.
M. Didier-Petit la reçut avec bonté comme toujours, et lui offrit vingt francs du dessin.
« Vingt francs ! s’écria Miette, et Monsieur y a travaillé trois semaines... À son âge... Ah ! monsieur Didier, vous n’y pensez point.
– Ma chère bonne, dit le négociant, j’y pense, au contraire, fort bien, et, entre nous, il y a quelques années ce dessin eût valu cent francs ; mais il ne me servira pas, non plus qu’une centaine d’autres que j’ai payés à M. Perroton. Ce n’est pas ma faute si la mode est changée et si l’on ne fait plus d’ameublements comme ceux d’autrefois. Je ne vous dis pas cela pour vous faire de la peine, encore moins pour que vous le répétiez à M. Perroton. Mais je ne puis faire davantage pour lui que ce que je fais. Après tout, il a des moyens d’existence et il ne manque de rien.
– Mon maître ne reçoit point l’aumône, Monsieur, dit fièrement Miette : gardez vos vingt francs, puisqu’il en est ainsi, et rendez-moi ce dessin. »
M. Didier-Petit, qui était bon et généreux, insista en vain et offrit trente francs du dessin. Miette, piquée au vif, s’entêta et partit.
À peine arrivée dans la rue, elle se repentit ; mais il était trop tard. Elle porta le dessin chez d’autres fabricants, qui tous le refusèrent, et comme le héron de la fable, la pauvre fille finit par le céder pour quinze francs à un marchand de papiers peints. Chez Biétrix, les produits chimiques lui furent comptés neuf francs cinquante centimes, et la petite somme qui lui restait suffit à peine à solder les quelques emplettes qu’elle avait à faire chez Casati, le célèbre chocolatier, et le non moins illustre charcutier Chatal. Fort ennuyée, lasse, et n’ayant plus qu’une pièce de cinq sous en poche, comme le Juif errant, avec cette différence que les cinq sous du Juif se reproduisaient indéfiniment, Miette se dit : Pourtant il faut que je porte à Blandine ses nigelles de Damas. La pauvre petite les attend, et elle ne pourra venir demain.
Miette se rendit rue Ferrandière, rue étroite, sombre et malpropre, et, mesurant de l’œil, en soupirant, la plus haute maison de la rue, elle se mit en devoir de gravir les cent dix-sept marches de pierre qui conduisaient à la mansarde de Blandine. En ce temps-là il y avait encore à Lyon beaucoup de ces maisons bâties en pierres noires, dont les appartements assez vastes, carrelés, garnis de boiseries sombres et pourvus d’un nombre considérable d’armoires, d’alcôves et de cabinets noirs, ne le cédaient en tristesse qu’à l’aspect de l’escalier, où de larges baies, sans vitrage, laissaient pénétrer le jour de soupirail descendant du haut des puits à air honorés du nom de cours. Le portier, généralement logé au cinquième, en descendait aux cris du facteur, et suffisamment fatigué par ce service, laissait aux vents et aux averses le soin de nettoyer l’escalier. Aussi, quand il faisait beau pendant quelques jours, l’état des marches inférieures défiait-il toute description.
À mesure que Miette montait, elle commençait à voir plus clair, et, arrivée au dernier palier, elle sonna à une petite porte sur laquelle étaient tracés ces mots : « Mlle Blandine Morin, fleuriste. »
Blandine vint ouvrir. Elle avait été bien malade, et son teint pâle et ses grands yeux noirs cernés de bistre eussent fait peine à voir, si le joli sourire de ses lèvres vermeilles n’eût attesté qu’elle se sentait guérir. Elle embrassa Miette, la fit asseoir, et appela sa mère. La bonne femme s’empressa de quitter son savonnage, et vint recevoir Miette. Après les premiers compliments, Miette ouvrit son panier et remit à Blandine ce que son parrain, M. Perroton, lui envoyait : c’était un petit panier de fraises, douze œufs frais, précieusement enfermés dans une boîte de botanique, un bouquet de nigelles de Damas qui devaient servir de modèles à la jeune fleuriste.
Blandine les admira et demanda des nouvelles de son parrain. Miette lui conta ses peines, et lui parla du pavot bleu. Blandine et sa mère l’engagèrent à ne pas contrarier les fantaisies de M. Perroton.
« Il y renoncera de lui-même, dirent-elles, et après tout ce n’est pas grand’chose.
– Si fait, c’est une dépense, et les revenus de Monsieur vont toujours baissant. Enfin, ça n’empêche pas qu’il y aura encore du pain sur la planche quand vous vous déciderez à venir passer quelques jours à Collonges pour achever de vous rétablir. Votre chambre est prête, votre petit lit fait, et mes poulets écloront cette semaine tout à point pour vous amuser. Samedi prochain je viendrai vous chercher. – Et vous, la maman, viendrez-vous aussi ?
– Oh ! pas encore ; à cause de mon fils, je ne puis m’en aller, si ce n’est pour une journée ; et de demain en huit, il sera de garde à son magasin ; mais l’autre dimanche, j’irai chercher ma fille.
– Allons, dit Miette, c’est entendu, à samedi prochain. »
Elle embrassa la mère et la fille et se hâta d’aller rejoindre la Claudine, qui avait vendu toutes ses provisions et attelait son âne pour retourner à Collonges.
En rentrant au logis, Miette se demandait comment elle s’y prendrait pour annoncer à M. Perroton qu’elle n’avait vendu son dessin que quinze francs. Mais il ne lui demanda qu’une chose :
« Avez-vous été chez Biétrix ? »
Sur sa réponse affirmative, il demanda ses drogues, les considéra, les pila, les mêla et en fit sept petits paquets ; puis il en vida un dans un litre d’eau et se mit à secouer la bouteille, afin de bien mêler et amalgamer son contenu.
« Mlle Blandine va beaucoup mieux, dit Miette. Elle vous remercie bien, Monsieur, et elle viendra samedi prochain.
– Tant mieux, dit le bonhomme en secouant sa bouteille.
– Quant aux drogues, elles coûtent bien cher, Monsieur : il y en a pour neuf francs cinquante centimes.
– Tant pis ! ma bonne, et il secoua de plus belle.
– Et j’ai vendu le dessin.
– Tant mieux !
– Mais je n’en ai pu avoir que quinze francs.
– Tant pis ! j’en ferai un autre plus beau. Est-il resté quelque chose ?
– Comment ! sur quinze francs, mais certainement. J’ai acheté du chocolat, un cervelas et...
– Ma bonne, prenez cette bouteille et allez arroser mes pavots.
– Tout à l’heure, Monsieur ; il faut que je trempe votre soupe d’abord.
– Je n’ai pas faim ; allez arroser d’abord. »
Elle obéit, et, se levant péniblement, le vieillard alla s’accouder à sa fenêtre pour surveiller l’opération.
Quand ce fut fait, il consentit à se mettre à table, et tout le temps que dura son dîner il ne fit que parler du Pavot bleu.
Miette haussait les épaules en lui répondant du fond de sa cuisine :
« C’est possible, Monsieur. Nous verrons bien... Ah ! quant à étonner les gens, ça les étonnerait, pour sûr... », et autres répliques plus ou moins ingénieuses.
« Demain, reprenait M. Perroton, demain je vous ferai arroser les pavots, et après-demain encore, et cela pendant sept jours, et la semaine prochaine nous verrons commencer à s’épanouir la merveilleuse fleur. Et si par malheur, Miette, mes pavots ne deviennent pas bleus et qu’ils meurent, vous ne me gronderez pas comme pour les rosiers. Ces pavots n’ont aucune valeur, ils se sont semés d’eux-mêmes, Miette, vous le savez bien.
– Oui, Monsieur ; mais votre rapatafiolure de tripotassium n’a pas poussé toute seule chez Biétrix, à en juger par le total de sa facture. Merci de moi ! n’est-ce pas une honte de vendre si cher des horreurs de rognures, d’épluchures et de balayures rouillées de je ne sais pas quoi ! C’est un bon état que d’être pharmacien ou droguiste. On me l’a toujours dit.
– Allons, allons, Miette, calmez-vous... Ah ! je voudrais être plus vieux d’une semaine !
– Miséricorde ! quoi, Monsieur, vous ne vous trouvez pas assez âgé comme cela ?... » Je crois vraiment qu’il perd l’esprit, ajouta Miette à part elle.
Le lendemain et les jours suivants se passèrent fort paisiblement. Chaque matin, Miette arrosait le petit massif de pavots placé au milieu du jardinet de M. Perroton, et, plusieurs fois par jour, le dessinateur, penché à sa fenêtre et muni d’une lorgnette, considérait ses pavots et se désolait de voir leurs boutons ne grossir que bien lentement. Selon toute apparence, ils ne devaient s’épanouir que vers la Saint-Jean.
Le samedi 18 juin, Miette trouva le placement d’un dessin de chasuble, qu’elle vendit deux louis, tant il était beau, et, toute joyeuse, elle amena Blandine à Collonges.
La jeune fille était contente de revoir les bords de la Saône. Martin-Gris sentant l’écurie, trottait comme un cheval de carrosse. Claudine chantait, et Miette, entendant les deux louis tinter dans sa poche, se réjouissait d’avance du plaisir qu’aurait son vieux maître à les recevoir.
Il fut, en effet, bien content, et accueillit Blandine avec une amitié toute cordiale.
« Tu as donc été malade, fillette ? lui dit-il.
– Eh ! oui, parrain, bien malade.
– Tu avais pris chaud et froid ?
– Non, parrain ; mais j’avais eu un saisissement, un chagrin.
– Un chagrin ! Qui a pu t’en faire, ma petite ?
– Ah ! parrain, c’est la volonté du bon Dieu. Je ne puis m’en prendre à personne... Mais Pierre a tiré un mauvais numéro, et Pierre est parti.
– Pierre ! Qui est ce Pierre ?
– C’est mon futur mari, parrain. Maman l’aime bien, et mon frère aussi. Pierre est son meilleur ami.
– Oui-da. Mais c’est un enfant de vingt ans, puisqu’il a tiré cette année. Vous ne pouviez songer à vous marier encore !
– C’est vrai. Aussi nous pensions bien attendre. Il avait une jolie place chez un négociant, et promesse d’augmentation. Sa mère étant veuve, il ne devait pas tirer à la conscription ; mais elle s’est remariée... Il est parti, et sept ans, c’est bien long !... Et elle se mit à pleurer.
« Pauvres enfants ! Oh ! maudite révolution ! dit le vieillard. Autrefois n’étaient soldats que ceux qui en avaient le goût, et Dieu sait si on se battait bien !... Aie bon courage, ma fille, ton promis reviendra. Où est-il ?
– À Valence, parrain. Il nous écrit une fois par mois. J’ai repris courage, il n’est pas trop malheureux. Comme il écrit bien, son colonel l’emploie et le protège, et sa mère, qui a fait un assez beau mariage, lui envoie de l’argent.
– Elle ferait mieux de lui acheter un remplaçant.
– Ah ! c’est trop cher... Songez donc, parrain : deux mille francs !
– Si je trouvais le pavot bleu, murmura Perroton, cela pourrait bien payer un homme. Viens, ma petite, va-t’en voir mes pavots. Regarde bien si quelque bouton s’entr’ouvre, si tu vois la couleur des pétales. J’ai encore les jambes trop enflées pour descendre ; vas-y pour moi. »
Blandine descendit, examina tous les boutons. Pas un ne montrait autre chose que son enveloppe d’un vert légèrement azuré.
Elle revint le dire au vieillard.
« Ce sera pour la Saint-Jean », fit-il en soupirant.
Aussitôt après dîner, Blandine prit un râteau, mit de vieux gants, et s’en alla nettoyer le petit jardin de son parrain, ce que Miette n’avait pas eu le temps de faire cette semaine-là. Elle éplucha les rosiers, arracha les mauvaises herbes et arrosa les lis qui commençaient à fleurir.
Le bonhomme Perroton la regardait avec plaisir, et de temps à autre lui donnait un conseil.
« Relève un peu cette clématite, ma fille. Rattache le chèvrefeuille. Tu verras ce soir comme il sent bon après le coucher du soleil. Coupe la tige de cette digitale, elle a fini de fleurir ; je n’ai que faire de ses graines, et les rejetons s’en développeront mieux... Bien... ; mais ne te fatigue pas trop, ma petite, il fait bien chaud.
– Oh ! non, parrain. Si vous saviez avec quel plaisir je respire l’air des champs, et comme je suis heureuse de toucher des fleurs vivantes, de vraies fleurs ! »
Le lundi matin, il plut dès le point du jour, et vers sept heures, Miette, étant allée voir si Blandine était éveillée, la trouva ayant rangé ses outils de fleuriste sur une table et travaillant déjà.
« Vous avez apporté de l’ouvrage ? dit-elle : ce n’est pas de jeu ici : vous devriez vous reposer.
– Je m’amuse, ma bonne Miette. Je prépare une petite surprise à mon parrain pour sa fête : je veux renouveler les deux bouquets qui sont sous globe sur sa cheminée, et je lui fais de jolies fleurs. Ne me trahissez pas ; dans deux ou trois jours j’aurai fini, sans qu’il s’en aperçoive, en travaillant deux heures le matin.
– Faites, ma chère demoiselle. Moi aussi je lui prépare une surprise : je lui ai brodé des pantoufles en tapisserie, où il y a deux petits chats blancs sur fond rouge ; le cordonnier les monte, et je les donnerai à monsieur pleines de fleurs et de papillotes de chocolat Casati. Je lui ferai un gâteau... Ah ! s’il pouvait voir fleurir un pavot tant soit peu bleu... J’ai essayé d’y aider. Samedi, après avoir passé au bleu les chemises de Monsieur, j’ai arrosé les pavots avec l’eau bleue. Croyez-vous que ça y fasse quelque chose ?
– Peut-être bien, ma bonne.
– J’entends monsieur qui m’appelle. Qu’a-t-il donc ? »
Elle courut bien vite vers la chambre de M. Perroton, qu’elle trouva encore couché et qui paraissait fort souffrant.
« J’ai grand mal à la tête, dit-il : je n’ai presque pas dormi. Faites-moi une infusion, ma bonne, et puis vous enverrez chercher le docteur. »
Miette se hâta de préparer un bol de tisane des quatre fleurs, où elle ajouta un peu de chartreuse verte, et, tout alarmée, pria le voisin Pothin d’aller prévenir le médecin. Le docteur Doucet sortait justement de chez lui. Il accourut, examina le malade et lui prescrivit le repos, la diète, force tisanes et des pilules fort compliquées, ajoutant qu’en trois jours il serait guéri.
Blandine s’installa près de lui et s’offrit à lui lire la gazette. Par bonheur, ce jour-là la gazette était si ennuyeuse, que le malade s’endormit bientôt. Au réveil, il était fort bien ; mais les pilules étant faites, Miette exigea qu’il les prît. Elles lui donnèrent une indisposition qui le retint à la chambre jusqu’au mardi soir. Il eut un peu de fièvre, et, pendant la nuit du mardi au mercredi, rêva tout haut du pavot bleu.
« Ah ! disait-il en dormant, s’il ne fleurit pas, j’en mourrai de chagrin. »
Miette, qui le veillait, se mit à pleurer en entendant ces paroles de mauvais augure. Hélas ! se dit-elle, les pavots sont fleuris, tout rouges, roses, violets ou blancs : pas un bleu. Quel chagrin va-t-il avoir, ce pauvre monsieur ! Et dire que c’est sa fête demain !... Il est capable de faire comme il le dit, de se laisser mourir.
La bonne créature ne pouvait supporter cette idée. Vers l’aube, le vieillard s’endormit, et Miette, fatiguée d’être restée immobile toute la nuit, se leva, sortit en marchant sur la pointe des pieds, et erra sans bruit dans la maison.
La porte de Blandine était restée grande ouverte. Miette s’avança sur le seuil et regarda. Blandine dormait profondément, son bras mince et blanc plié autour de sa tête, et ses longs cheveux, à demi échappés de son bonnet dénoué, ruisselaient brillants sur l’oreiller, mêlés aux perles bleues du chapelet qu’elle tenait encore. Elle était bien jolie ainsi ; mais les yeux de Miette s’étaient fixés ailleurs que sur le visage de la belle endormie. Près d’elle et posé sur une petite table, parmi d’autres fleurs, elle voyait un pavot bleu si bien fait, si naturel, qu’il faisait illusion.
Une idée extravagante vint à Miette, et elle forma un projet qui ne l’était pas moins.
En attendant de le réaliser, elle s’en alla tout doucement allumer son petit fourneau, ouvrir la porte du poulailler, qu’elle fermait chaque soir de peur des fouines, et prépara le déjeuner. Blandine ne tarda pas à se lever, et lorsque le bonhomme Perroton s’éveilla, il dit qu’il se sentait bon appétit et prendrait bien une tasse de chocolat.
Tandis que Miette la préparait, Blandine vint tenir compagnie à son parrain.
« Les pavots sont-ils fleuris ? demanda-t-il.
– Presque tous, mon parrain, mais il y en a encore plus de vingt en boutons...
– Que je voudrais les voir !
– Vous vous lèverez demain, le docteur l’a dit.
– Oui, mais aujourd’hui je voudrais... Ah ! j’ai une idée : donne-moi ce miroir, fillette. »
C’était un petit miroir ovale, accroché au mur. Il le prit des mains de Blandine, l’éleva, l’inclina, et, trouvant enfin le point juste, vit le jardin s’y refléter.
« Ah ! s’écria-t-il, il y est !...
– Qui ? demanda Blandine.
– Le pavot bleu... Il est fleuri... Je le vois... Quel bonheur ! »
Blandine crut qu’il divaguait et ne bougea pas.
« Mais regarde donc, ma fille, mets-toi à la fenêtre. »
Elle y alla, et, muette de surprise, joignit les mains et fut elle-même dupe un instant. La bonne Miette avait décapité un pavot et planté sur sa tige le pavot bleu fabriqué par Blandine, et cela si adroitement que rien plus.
Blandine, sous prétexte d’aller voir le pavot de plus près, courut à la cuisine et gronda Miette.
« Qu’avez-vous fait ?... C’est manquer de respect à mon parrain que de le tromper ainsi. Pourquoi m’avoir pris cette fleur ? Miette, c’est très mal.
– Mais je ne veux pas tromper monsieur, dit Miette, et la preuve, c’est que j’ai fait une petite chanson, que nous lui chanterons à midi en lui souhaitant sa fête. Écoutez plutôt. »
Et d’une voix un peu cassée, mais fort juste, la bonne Miette fredonna ce naïf couplet sur l’air classique : « Ah ! vous dirai-je, maman... »
Pour fêter saint Jean-Baptiste,
Je voulais un pavot bleu.
J’en ai fait un de batiste,
Je vous l’offre avec mes vœux.
Prenez-le, mon très cher maître ;
S’il n’est pas un vrai pavot,
Il ne laisse pas que d’être
Et plus durable et plus beau !
« D’abord, dit Blandine, ma fleur est en soie et non pas en batiste. En la plantant là-bas, vous décomplétez mes bouquets ; d’ici à midi j’aurai à peine le temps de les monter et de refaire un autre pavot. Vous me mettez dans l’embarras, Miette.
– Eh ! non, faites vite une fleur quelconque, monsieur sera content. D’ailleurs, puisqu’il l’a vue, il est trop tard pour reculer. »
On sonnait à la porte. C’était le docteur.
« Le malade va-t-il mieux ? demanda-t-il.
– Oh ! oui, Monsieur, fort bien. Il m’a demandé son chocolat et parle de se lever.
– Nous allons voir cela... »
Il monta. Miette et Blandine n’osèrent le suivre, et, en entrant dans la chambre, il fit une exclamation de surprise :
M. Perroton était levé, en robe de chambre, coiffé d’un pyramidal bonnet de coton, sa lorgnette à la main et regardant par la fenêtre.
« Eh bien, eh bien, quel gaillard ! Quoi, avant d’avoir déjeuné vous voilà sur pied... Mais c’est imprudent !
– Il s’agit bien de cela ! s’écria Perroton. Regardez voir, docteur, regardez là, dans mon jardin...
– Que vois-je ! un pavot bleu !... Par quel hasard ?
– Ce n’est pas par hasard, reprit le bonhomme en se rengorgeant. On a étudié la chimie tinctoriale, docteur, et le cyanure double de fer protocyanisé administré méthodiquement, avec addition d’autre chose (c’est là qu’est mon secret), le cyanure a fait miracle : j’ai trouvé le pavot bleu !
– Je vous en fais mon sincère compliment, dit le docteur. Ménagez-vous, mangez peu, des choses légères et ne restez pas au serein. Je suis obligé de vous quitter bien vite, on m’attend. Au revoir. »
Et le bon docteur, fort leste malgré ses soixante ans, descendit, répondit d’un seul mot aux révérences de Miette, et, détachant son vieux cheval qui, en l’attendant, broutait une branche de la vigne treillagée sur la maison, se mit en selle et partit au petit trot.
Il avait affaire à Saint-Cyr, au mont d’Or ; la course était longue, et Coco commençait à trouver la montée bien raide.
« Tu es las, mon pauvre vieux, lui dit le docteur ; tu as bien fait tes dix lieues hier. Je vais te soulager, patience. »
Il mit pied à terre et marcha, suivi par Coco. Le docteur était encore excellent piéton, et, bien que depuis quarante ans il parcourût cette contrée, il prenait toujours plaisir à regarder le paysage. Les haies pleines d’églantiers et de sureaux en fleur, les champs fertiles parsemés de jolies maisons de campagne et de riants villages lui rappelaient bien des souvenirs ; chaque passant qu’il rencontrait le saluait par son nom, et lui disait quelques mots respectueux et bienveillants.
À cette heure matinale il n’avait encore croisé sur le chemin que des paysans allant à leurs travaux, ou des écoliers retardataires se rendant en classe le plus lentement possible, lorsqu’au détour de la route il aperçut tout à coup un groupe d’élégants cavaliers. C’étaient deux jeunes mariés qu’il connaissait bien, le vicomte et la vicomtesse de Vertrieux, qui habitaient depuis trois mois un des plus jolis châteaux des environs de Saint-Cyr.
Ils saluèrent affectueusement le docteur, qui avait guéri leur mère, l’année précédente, d’une grave maladie. Tous deux étaient jeunes, beaux et de belle humeur, et la vicomtesse, serrée dans son habit de cheval bleu de roi, et coiffée d’un petit chapeau aux bords cambrés, était bien la plus charmante amazone de tout le Lyonnais.
« Votre Coco est-il déferré, docteur ? dit le vicomte. Voulez-vous le cheval de mon domestique ? Geoffroy conduirait le vôtre chez le maréchal.
– Je vous remercie, Monsieur ; Coco n’est pas déferré du tout, mais il est bien las, et je le ménage. J’aime à marcher. Allez-vous à la Pélonnière ?
– Oui, docteur, nous y déjeunons.
– Eh bien ! si vous voulez voir une merveille chemin faisant, regardez par-dessus le mur dans le petit jardin de M. Perroton. Vous connaissez sa maison ?
– Oh ! oui, dit la jeune dame ; une petite maison jaune, tapissée de vignes, et où l’on voit un vieux bonhomme, en bonnet de coton le matin, en casquette de loutre l’après-dîner, et qui dessine près de la fenêtre.
– C’est cela même.
– Mais qu’y a-t-il donc dans son jardin ?
– Vous le verrez. Je veux vous laisser la surprise. Au revoir, Monsieur ; votre serviteur très humble, madame la vicomtesse.
– Docteur, je vous en prie, venez ce soir à sept heures dîner avec nous.
– Bien volontiers, Madame, si mes malades me le permettent. Mais ne m’attendez pas une minute de plus que votre heure habituelle. – Serviteur. »
Et ils se séparèrent.
« Que peut-il y avoir dans ce jardin ? c’est bien ce M. Perroton qui a trouvé moyen de bleuir les hortensias, n’est-ce pas, Albert ?
– Oui, ma chère amie ; mais n’allez pas si vite. Le chemin est mauvais. Rien ne presse ; nous sommes en avance, et le jardin de M. Perroton ne s’envolera pas. »
La vicomtesse modéra l’allure de son beau cheval noir, mais ce fut à regret, tant elle désirait voir la merveille annoncée.
Enfin ils aperçurent la maison jaune, la treille, et, s’approchant du mur couronné de clématites et de jasmins, la vicomtesse regarda dans le petit jardin et fit un cri d’étonnement.
« Un pavot bleu ! ah ! que c’est joli ! »
Ils ne pouvaient en croire leurs yeux.
« Je veux le voir de près, s’écria la jeune dame. Tenez mon cheval, Geoffroy. »
Elle sauta légèrement à terre, sans attendre qu’on lui offrît la main, et, relevant sa longue jupe, courut sonner à la porte de la maison.
Miette vint ouvrir, tout effarée.
« Ma bonne, dit Mme de Vertrieux, je voudrais parler à M. Perroton.
– Il est indisposé, Madame, et garde la chambre ; mais si c’est pour affaire, je vais le prévenir.
– Allez-y, je vous prie, je n’ai qu’un mot à lui dire, quelque chose qui lui fera plaisir. »
Charmée par l’air gracieux de la jeune dame, Miette monta bien vite, et M. de Vertrieux dit à sa femme :
« Vous allez déranger ce bonhomme, Madame ; ne vaudrait-il pas mieux que j’y allasse seul ?
– Non, vous n’en tireriez rien. C’est un original, une espèce d’ermite. Je veux l’apprivoiser et l’amener à me vendre des graines de son pavot, et, s’il se peut, à m’en donner une fleur, que je porterai à la Pélonnière. Les châtelaines en seraient si étonnées.
– Monsieur attend Madame », dit Miette, qui en un tour de main avait rangé la chambre, et caché le bonnet de coton, et s’effaça discrètement pour laisser entrer les visiteurs.
M. Perroton, qui était la politesse même, se confondit en saluts, offrit ses deux fauteuils à ses hôtes, et allait leur demander à quoi il devait l’honneur de leur visite, lorsque la jeune dame s’en expliqua tout franchement, et avec une telle grâce, que le bonhomme, loin de faire le mi-clos et le renchéri, lui promit des graines, sitôt mûres, et, ouvrant la fenêtre, lui fit admirer le pavot bleu.
« Mais, Monsieur, s’écria le vicomte, vous êtes mille fois trop bon. Ces graines auront une grande valeur, et je veux vous offrir...
– Rien, rien, monsieur le vicomte. J’ai autrefois travaillé pour madame votre grand’mère. Elle me fit dessiner toutes les étoffes de son ameublement lorsqu’elle s’installa place Bellecour. C’était une femme de goût, une femme bien charmante ; je suis trop heureux d’être agréable à ses petits-enfants. Aussitôt les graines mûres, Madame en recevra une petite boîte. J’en enverrai aussi à la duchesse d’Angoulême et à Mgr notre archevêque.
– Monsieur Perroton, dit la jeune dame, qui était un peu bien enfant gâtée, ne pourriez-vous me donner un bouton de ce pavot, un bouton entr’ouvert, pour le montrer à mes amies de la Pélonnière ?
– Je suis au désespoir de vous refuser, Madame ; mais si nous voulons avoir de la graine, il ne faut pas couper les fleurs.
– C’est juste. Me permettez-vous d’amener ici ces dames ?
– Oh ! bien volontiers, Madame. Elles sont si aimées dans tout le pays que leur visite me fera honneur et plaisir. »
Il se mit à tousser, et le vicomte, craignant de l’avoir fatigué, prit congé en le remerciant et emmena la jeune dame.
En redescendant, elle pria Miette de la laisser entrer au jardin, et lui glissa une pièce de cinq francs dans la main.
Miette voulut la refuser, mais, légère comme un oiseau, la vicomtesse était déjà au jardin. Le pavot était si parfaitement imité, si bien implanté sur la tige, qu’elle n’eut pas le moindre soupçon.
« Quel plaisir j’aurai à posséder l’année prochaine une si belle fleur ! » dit-elle.
Son mari l’appelait ; elle partit, et en disant un mot d’adieu à Miette, elle ajouta :
« M. Perroton m’a promis des graines ; le jour où vous me les apporterez, ma bonne, je vous donnerai deux louis. »
La probité de Miette se révolta, et elle s’écria :
« Des graines ?... ah ! n’y comptez pas, Madame. Vous n’en aurez point.
– J’espère bien en avoir, ma bonne. Vous aurez trois louis... »
Et, posant son petit pied sur les mains croisées de Geoffroy, elle s’élança en selle et partit au galop.
Blandine avait tout entendu de sa chambre. Elle descendit consternée et dit à Miette :
« Vous voyez où cela conduit, un petit mensonge. Cette belle dame, si causeuse, ébruitera la prétendue merveille ; tous les curieux du pays vont accourir, et l’on croira que nous avons voulu tromper les gens ou nous moquer de mon parrain... Que faire ?
– Que faire ? dit Miette. Eh ! c’est bien simple : Mme de Vertrieux est à la Pélonnière ; allez-y, contez-lui la chose, et ce sera fini. Je me charge d’apaiser monsieur. Allons, habillez-vous et partez.
– Aller toute seule à la Pélonnière ! Je n’oserai pas.
– Pourquoi non ? c’est la maison du bon Dieu. Il y a des demoiselles de votre âge, pieuses comme des anges. On vous recevra bien. Allez, vous dis-je, et vite ; et reportez les cent sous à cette belle amazone : en conscience, je ne puis les garder. »
Blandine alla mettre sa robe des dimanches, son chapeau de paille garni de rubans blancs, et, posant dans un petit panier le second pavot bleu qu’elle venait de finir, elle s’achemina vers la Pélonnière.
En sonnant à la grille, son cœur battait bien fort. Elle allait, après tout, faire une commission bien désagréable. Le domestique, en lui ouvrant, lui dit qu’on était à table.
« J’attendrai, dit Blandine : je voudrais parler à Mme de Vertrieux.
– Je la préviendrai, Mademoiselle. Asseyez-vous dans la salle d’ombrage. »
Il lui offrit une chaise avec la politesse d’un valet de bonne maison, et rentra au logis.
Blandine prit patience en regardant les fleurs et la rivière. Son attente ne fut pas longue. Aussitôt avertie, la jeune dame s’était excusée près de la maîtresse de la maison, et avait dit :
« Je vais aller me débarrasser de cette jeune personne. C’est quelque solliciteuse, une femme de chambre peut-être : on sait que j’en cherche une. »
Elle se rendit au jardin, et aperçut sous les arbres la svelte jeune fille, qui vint à sa rencontre, et timidement lui expliqua le sujet de sa visite.
En l’écoutant, la jeune vicomtesse rougissait, se pinçait les lèvres, et du talon de sa bottine creusait et frappait le sable de la terrasse. Blandine, balbutiant et changeant de couleur à chaque instant, avait l’air d’une coupable. Aussi la vicomtesse douta tout d’abord et ne tarda pas à l’interrompre.
« Une fleur artificielle ? ce pavot ? Vous ne me ferez pas croire cela, ma petite. La vieille bonne ne veut pas que son maître en donne des graines, et elle a imaginé ce conte pour m’empêcher d’en avoir. C’est bien. J’écrirai à M. Perroton, ou je retournerai le voir. Donnez les cinq francs aux pauvres. Adieu. »
Blandine, indignée d’être prise pour une menteuse, retrouva sa présence d’esprit, et, avec cette éloquence que donne une émotion vive, raconta si bien l’histoire du pavot dérobé par Miette que la jeune dame sourit, et se laissait déjà convaincre, lorsque, pour dernier argument, Blandine tira de son panier le pavot de soie et le présenta à Mme de Vertrieux.
Elle alors de s’extasier sur la perfection du travail, et de prendre la fleur. « Attendez-moi là », dit-elle. Et, courant vers la maison, elle alla montrer le chef-d’œuvre à toute la compagnie.
On sortait de table, et les convives se rendirent dans la salle d’ombrage et voulurent tous complimenter la jeune fleuriste. Elle fut trouvée charmante. Séance tenante, toutes les dames lui commandèrent qui une couronne de roses, qui des bouquets blancs pour la sainte Vierge, qui une guirlande de géranium et de réséda. Toutes prirent son adresse à Lyon, et Mme de Vertrieux lui acheta dix francs son pavot bleu pour avoir le plaisir d’attraper ses amies, comme elle avait été attrapée elle-même.
Blandine retourna joyeuse chez M. Perroton.
Miette souhaita la fête au bonhomme, chanta son couplet, lui offrit ses pantoufles et lui servit un excellent petit dîner. Blandine donna ses bouquets un peu diminués à son parrain, l’embrassa, lui conta sa visite à la Pélonnière, et le bonhomme, étourdi par ce caquet aimable, ce bon dîner et un verre de vin de Sainte-Foy, se consola fort bien de sa déconvenue.
« J’ai manqué mon coup cette fois, dit-il, mais l’an prochain, vous verrez ! Allons, Miette, versez-nous encore une goutte de ce bon vieux vin. À la santé du pavot bleu !
– À la vôtre, parrain ! à la vôtre, Monsieur ! dirent les deux convives de M. Perroton.
– À la santé de Pierre ! Blandine ! Je m’en vais faire beaucoup de dessins, toi beaucoup de fleurs, et nous rachèterons le jeune soldat l’année prochaine. À tes noces, ma fille ! »
Ils trinquèrent joyeusement, et le soir de ce jour-là, lorsque tous les feux de la Saint-Jean s’allumèrent sur les coteaux et au fond des vallées et se reflétèrent dans les eaux paisibles de la verte Saône, Blandine resta longtemps à sa fenêtre, regardant tantôt les lueurs passagères des feux de joie, tantôt l’immobile et sereine clarté des étoiles, et faisant de beaux projets et des rêves de bonheur qui se réalisèrent moins de deux ans plus tard, et dépassèrent ses modestes espérances.
Julie LAVERGNE, L’arc-en-ciel.