Deux fleurs

 

À MADAME CLOTILDE STAUBER

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRÈS d’un village flamand où je passais les vacances quand j’étais enfant, et dont le souvenir m’est resté bien doux, s’étendait jadis un petit bois, dernier vestige d’une forêt qu’avaient remplacée des champs de lin, d’œillette et de colza. On n’arrivait à ce bois, entouré de larges fossés, que par un pont fermé d’une grille. Je ne sais à qui appartenait cette forêt en miniature, sombre, touffue, toujours silencieuse. Mon grand-père avait une clef de la grille, et, quand nous étions bien sages, mes frères et moi, il nous menait promener au bois de Seclin. C’était chose rare : d’abord nous n’étions pas souvent sages, puis le bon papa n’aimait guère les endroits humides. Il se promenait volontiers en plein soleil, même l’été ; à plus forte raison au temps des vacances. Que de fois je suivis ses pas dans les étroits sentiers qui traversaient les champs, sur la grande route même, regardant au loin si la diligence de Paris, le messager de Lille ou quelque chariot de paysan ne viendraient pas soulever la poussière du chemin et mettre un peu d’animation dans le paysage ! En ce temps-là j’aimais autant le bruit que je le déteste à présent. Sauf le chant des oiseaux ou le lointain tintement d’une cloche, tout ce qui trouble le silence de la campagne m’ennuie, m’inquiète ou me désole. Jadis cela m’amusait.

Mais alors, comme à présent, j’aimais passionnément les fleurs et j’en savais trouver partout. Il n’était pas de chétif gazon, marge verte des sentiers, pas de revers de fossé, de butte de moulin, de vieux toit de chaume, de ruine ou de jachère, qui ne me fournît matière à bouquets. Depuis le petit liseron à senteur de miel jusqu’aux touffes de gui tombées avec la branche rompue par le vent d’automne, depuis la clématite sauvage et ses graines à marabouts jusqu’aux pâquerettes et au lotier jaune qui fleurissent au bord des champs, je cueillais tout et ne revenais jamais au logis que chargée de gerbes et de guirlandes. Je me souviens encore des éclats de rire d’une paysanne qui, ayant vu des bouquets de bruyères dans ma chambre, s’écria : « Ces petites Parisiennes sont-elles drôles ! elles mettent les balais sur la cheminée ! »

Une fois pourtant je vis une belle fleur, et je ne la cueillis pas. Nous jouions à cache-cache dans une allée du bois. Ce jour-là mon grand-père avait emporté la Gazette. Il s’était assis au soleil, dans une clairière, et nous laissait jouer. Aussi courions-nous de tous côtés, selon l’habitude des enfants, qui sont toujours las quand leurs parents ou leurs bonnes veulent marcher, et courent comme des lièvres dès que les gens raisonnables se décident à s’asseoir et les engagent à se reposer.

Je m’écartai, heureuse de me sentir pour la première fois de ma vie seule, libre, et cela dans un bois que je savais fort bien ne renfermer aucune bête féroce, et dont mon grand-papa avait la clef dans sa poche. N’étant pas cependant sans quelque inquiétude à l’endroit des couleuvres, dont j’ai toujours eu la plus grande frayeur du monde, je m’étais munie d’une baguette de coudrier, et je battais les buissons à grand bruit. Je quittai le sentier, j’entrai dans les taillis et j’arrivai bientôt au bord du fossé.

L’épais feuillage des arbres qui l’ombrageaient arrêtait si bien les rayons du soleil de midi, que l’eau dormante semblait un miroir noir où se réfléchissaient les chênes et les roseaux, et, à travers les à-jour des ramées, l’azur et les nuages légers errant au ciel. Je regardai l’eau, et je vis droite, et non loin de la rive où j’étais, une belle tige de cette plante que les savants appellent myosotis, et les bonnes gens, ne m’oubliez pas. Ses fleurs, d’un bleu charmant, ressortaient sur l’eau morne et la sombre verdure comme des turquoises l’eussent fait sur un velours noir. Il m’eût été facile de l’atteindre. Avec ma baguette j’aurais pu attirer à moi sa tige frêle et cueillir cette jolie fleur. Mais je pensai que si je la laissais où le bon Dieu l’avait mise, la plante aux fleurs azurées se reproduirait l’année suivante et charmerait encore d’autres yeux que les miens, si toutefois je ne revenais plus. Et, jetant un dernier regard sur la fleur solitaire, je m’éloignai.

Bien souvent, dans les jours de bonheur comme dans les jours de larmes et d’effroi, je me suis rappelé le gracieux tableau que j’avais admiré, et cette fleurette me semblait l’image de ces sourires, de ces caresses maternelles qui furent les premières et les plus grandes joies de notre enfance, et dont le souvenir nous accompagne jusqu’au tombeau.

La très douce et maternelle Providence, en prenant soin de nous, en nous donnant la vie, le pain et la lumière, nous donne encore, pour charmer notre exil, les fleurs, gracieux vestiges du paradis que nous avons perdu ; les fleurs, prémices des campagnes célestes, notre future patrie.

Mon Dieu ! soyez béni d’avoir créé les fleurs.

 

Un autre jour, c’était à Paris cette fois, j’avais accompagné ma mère chez une de nos parentes qui habitait le second étage d’une vieille maison de la rue Saint-Jacques. La visite se prolongeant, je m’ennuyais fort, et, me glissant à bas du grand fauteuil où l’on m’avait installée comme si j’eusse été une douairière, je m’approchai d’une fenêtre et j’écartai le rideau pour regarder dehors. Cette croisée s’ouvrait sur une cour étroite, triste et sombre. Les fenêtres qui lui faisaient face étaient fermées aussi bien au premier qu’au second étage. Je levai les yeux plus haut, et, sur l’appui d’une mansarde, j’aperçus un petit pot de fleurs d’où s’élevaient, enroulées autour d’une baguette, la tige en spirale et les feuilles en cœur d’un liseron. Il n’avait qu’une fleur, mais si fraîche, si délicatement nuancée de blanc, de rose et de pourpre, qu’elle me semblait briller là-haut comme une petite étoile. Personne n’était accoudé à cette fenêtre ouverte, et nulle autre plante que le petit liseron rose n’égayait de sa verdure le mur décrépit et les ais vermoulus de la pauvre mansarde.

Qui demeure là ? me dis-je. Ah ! bien sûr, c’est une personne qui souffre, puisqu’elle aime les fleurs et n’en a qu’une si petite ! Elle voudrait habiter aux champs, s’y promener quelquefois, du moins, et elle est sans doute trop pauvre pour cela.

Je serais restée longtemps à rêver ainsi, mais on m’appela.

Pourquoi n’ai-je jamais oublié cette fleur ? Pourquoi suis-je certaine que là où je la vis s’épanouir dut pleurer et sourire un être jeune, triste et charmant ?

Un soir, à l’heure silencieuse où la Muse arrive sans bruits d’un vol plus doux encore que celui des colombes, murmure à notre oreille et nous raconte ce que nous avions entrevu, deviné ; à l’heure où les songes qui vont venir sur les pas du sommeil esquissent leurs peintures et préludent à leurs concerts nocturnes ; à l’heure où la plume court si vite qu’elle semble vivante, un soir, aux paisibles clartés de ma petite lampe, j’écrirai cette histoire.

Mon Dieu ! soyez béni d’avoir créé les fleurs.

 

 

Julie LAVERGNE, L’arc-en-ciel,

Tours, Maison Alfred Mame et Fils.

 

 

 

 

 

 

 

 

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