La chambre de l’astrologue

 

LÉGENDE TOURANGELLE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Mme Étienne Cartier.

 

 

Chacune d’elles avait les yeux obscurs et caves ;

leur face était pâle et tellement amaigrie,

que la peau prenait la forme des os.

(Dante, Purgatoire, chant XXIII.)

 

 

AU printemps de 1675, alors qu’allait s’ouvrir cette campagne d’Alsace qui coûta la vie au maréchal de Turenne, on ne voyait à Saint-Germain et à Paris que départs et préparatifs de guerre, et les adieux des gentilshommes qui partaient, attristaient la ville et la cour.

Dans le jardin d’un bel hôtel du quartier neuf à Saint-Germain, la comtesse Marguerite se promenait appuyée au bras du comte Henri de Boisbriand-Lussault, colonel du régiment de royale-cavalerie. ils étaient sérieux tous les deux, et les yeux de la jeune dame témoignaient qu’elle avait pleuré.

« Êtes-vous bien décidée à ce sacrifice ? lui demanda son mari après un moment de silence.

– Ce n’est point un sacrifice auquel je me résigne, dit-elle, c’est une grâce que je vous demande. Je serai bien moins à plaindre en votre absence si vous me permettez d’aller à Lussault. Là, entourée de nos enfants et de votre sœur, je retrouverai mes anciennes occupations de châtelaine campagnarde, et je vous assure qu’il me sera plus agréable de prier pour vous avec nos bons paysans de Touraine que de me parer et d’aller, l’inquiétude et la mort dans l’âme, assister à la comédie et au jeu de la reine.

– Le roi sera contrarié de votre absence, Madame ; vous savez qu’il n’aime pas que l’on quitte la cour, surtout quand le départ d’une partie de la noblesse la rend moins brillante.

– Si mon départ déplaît au roi, dit la comtesse, je suis assurée que la reine m’approuvera, et fera au besoin ma paix avec Sa Majesté.

– Ma mère ne quittait jamais la cour, dit le comte.

– Mme de Boisbriand, étant dame d’honneur de la reine, ne le pouvait pas, Monsieur ; mais moi, grâce à Dieu, je suis libre.

– Diane s’ennuiera, dit le comte, et ne pourra se consoler d’avoir quitté la cour.

– Henri, dit Mme de Boisbriand, pardonnez-moi si je vous dis toute ma pensée ; je ne voudrais pas prononcer un mot qui pût vous offenser, mais je suis responsable de Diane depuis la mort de sa mère : sa beauté, son amour des plaisirs, l’attention qu’elle attire, les succès qu’elle obtient, la faveur du roi, en un mot, m’effrayent. Je vous prie de ne pas interpréter mes paroles comme un blâme pour elle. Je l’aime autant que si elle était ma fille ; mais, si j’étais la mère de Mlle de Boisbriand, j’aurais déjà quitté la cour pour l’amour d’elle. »

La voix de Marguerite tremblait en parlant ainsi, et une vive rougeur colorait son beau visage. Le comte l’avait écoutée en silence. Il réfléchit un instant :

« Je vous comprends, dit-il, vous avez raison et je vous remercie. »

Il baisa avec une respectueuse tendresse la main de sa femme, et le soir même la comtesse commença ses préparatifs de départ afin de quitter Versailles quelques heures après son mari.

Diane de Boisbriand était née au château de Saint-Germain, et sa beauté, son esprit et sa gentillesse l’avaient rendue dès l’enfance le jouet favori de la reine et des princesses. Vive et pleine d’agréments, elle faisait le charme des compagnies les plus élégantes, et, sauf deux années passées à la Visitation, tout son temps s’était écoulé dans les fêtes. On l’avait surnommée la petite Fée, et rien ne résistait à ses grâces fantasques. Sa mère ne lui avait jamais rien refusé, et son frère, le comte Henri, plus âgé qu’elle de vingt ans, avait pour sa jolie sœur toutes les faiblesses d’un père. Diane ne craignait au monde que sa belle-sœur, la comtesse Marguerite, parfaitement bonne pour elle, mais qui réprimait quelquefois ses étourderies, et, depuis la mort de la comtesse douairière, prenait tous les jours plus d’empire sur le cœur de son mari et le gouvernement intérieur de la famille.

Les projets de départ de la comtesse furent annoncés à Diane, et la consternèrent. Elle courut trouver son frère, et le pria, le supplia de la laisser à Saint-Germain, chez quelqu’une des amies de sa mère. Pour la première fois de sa vie, elle essuya un refus. Elle pleura et s’écria :

« Vous voulez donc m’enterrer toute vive dans votre affreux château de Lussault ? »

Mais le comte Henri fut inflexible et lui assura, du reste, que Lussault était un charmant séjour, et qu’une saison passée au bord de la Loire dans le plus joli pays du monde, avec toutes les aises de la vie et en compagnie de sa belle-sœur et de ses neveux, ne pouvait être considérée comme un enterrement.

Le comte fit ses adieux, et Diane, qui aimait beaucoup son frère, pleura, gémit, et jeta les hauts cris, si bien que sa belle-sœur ne put s’empêcher de lui dire :

« Vous oubliez, ma sœur, que vous êtes une Boisbriand, et que la devise de votre maison est : Patior, taceo (je souffre, je me tais). »

La comtesse dit adieu à son mari sans verser une seule larme, et le pria de bénir ses enfants.

« Allez, Monsieur, lui dit-elle, oubliez femme et enfants, et ne songez qu’à bien servir le roi. »

Mais, dès qu’il fut parti, elle tomba évanouie, et fut pendant plusieurs heures entre la vie et la mort.

À peine remise, elle voulut partir, et quelques jours après ses carrosses étaient embarqués sur la Loire, à Orléans, et les dames de Lussault et leur suite naviguaient lentement vers Amboise.

La beauté des rives de la Loire et l’innocent babil de ses petits neveux distrayaient Diane. Elle avait d’ailleurs été profondément touchée de l’état où elle avait vu sa belle-sœur, et lui témoignait beaucoup d’amitié. La comtesse Marguerite, de son côté, était pour elle d’une bonté et d’une grâce charmantes.

La première couchée se fit à Beaugency, la seconde à Blois, et, dans l’après-dîner du troisième jour de leur navigation, les voyageuses arrivèrent en vue des tours royales d’Amboise, que doraient les rayons d’un beau soleil.

L’intendant de Lussault attendait sur le port, et, tandis qu’il veillait au débarquement et conduisait la comtesse et ses enfants à l’hôtellerie du Lion d’Or, Diane voulut absolument se faire conduire au château. Elle eut le temps avant La nuit de visiter la chapelle Saint-Hubert et les principaux appartements, et d’admirer la vue des campagnes et du fleuve au soleil couchant. Vraiment, se dit-elle, les rois d’autrefois choisissaient bien leurs résidences, et Amboise devait être un plus agréable séjour que Saint-Germain et Versailles.

Le lendemain matin on attela de bonne heure, et la route d’Amboise à Lussault était si jolie, que Diane commençait à se réconcilier avec son sort ; mais, lorsqu’elle aperçut les sombres tourelles du château de Lussault, les créneaux, les mâchicoulis, le pont-levis, et les corbeaux voltigeant autour du donjon noirci par cinq cents hivers, la jeune demoiselle se sentit frissonner.

« Hélas ! dit-elle, habiterons-nous cette prison ?

– Vous verrez comme elle est belle en dedans, dit Marguerite. J’y ai passé avec votre frère des jours bien heureux, et je vous assure que, s’il était là, Lussault me paraîtrait plus beau que Saint-Germain. »

Tous les paysans du domaine étaient réunis devant le château, et saluèrent leurs dames avec allégresse. Les jeunes filles et les enfants leur offrirent des couronnes et des bouquets de violettes, et des corbeilles de pommes ridées et de pruneaux de Tours, seuls fruits et seules fleurs que la saison présentât. La comtesse Marguerite n’entra pas au château avant d’avoir parlé à tous ces braves gens, et Diane, encouragée par son exemple, se montra fort gracieuse avec les jeunes filles.

Puis les châtelaines entrèrent dans te vieux manoir, qui était tenu en bon ordre par d’anciens serviteurs, mais dont le mobilier, datant du temps de Louis XI, surprit étrangement la belle Diane par son austère simplicité.

On lui avait préparé une chambre voisine de celle de la comtesse ; mais, désirant être libre, elle la refusa sous le premier prétexte venu, et en choisit une à l’étage supérieur. On l’appelait la chambre violette, ou la chambre de l’évêque, parce qu’un grand-oncle du comte actuel de Boisbriand, évêque de Tours sous Henri IV, y avait habité. La tenture de camaïeu violet et les boiseries de chêne rendaient cet appartement assez sombre ; mais la grande cheminée sculptée en marbre blanc qui la décorait, et surtout le large balcon de pierre d’où l’on dominait toute la vallée plurent à Mlle de Boisbriand, et elle donna ordre à ses femmes de porter tous ses bagages dans la chambre violette. Après le dîner, on se promena dans le parc et l’on soupa de très bonne heure. Toute la compagnie était fatiguée du voyage, et la comtesse Marguerite donna le signal du coucher.

« Y pensez-vous, ma sœur ! s’écria Diane. Il est huit heures à peine. Sommes-nous devenues des poules ?

– Veillez si vous voulez, ma belle petite sœur, dit Marguerite ; mais nos domestiques sont las, vos neveux tombent de sommeil, et, pour moi, je n’en puis plus. Avec votre permission, je vais me coucher en même temps que mes enfants. Si vous voulez lire, voici les clefs de la bibliothèque, qui est voisine de votre chambre. Je vous souhaite le bonsoir.

– Mme la comtesse a bien raison, dit la femme de chambre favorite de Diane, et vraiment Mademoiselle devrait bien faire comme elle. Voilà huit jours que nous n’avons couché dans un bon lit, et, quant à moi, je soupire après le mien.

– Eh bien ! dit Diane ; arrangez mes cheveux et allez vous coucher, Nicole. Je me déshabillerai bien toute seule pour une fois ; mais je n’ai point envie de dormir, et je veillerai, quoi qu’on fasse. »

Nicole ne se le fit pas dire deux fois. Elle accommoda les cheveux de sa maîtresse, apprêta le lit, attisa le feu, et se retira dans la garde-robe, où elle devait coucher.

Diane prit une bougie et passa dans la bibliothèque pour choisir un livre. Elle y vit un arbre généalogique sur parchemin, orné de force écussons peints et dorée, et quelques vingtaines de livres sur des rayons poudreux. Elle monta sur une chaise et lut des titres, la plupart latins, et annonçant des ouvrages d’histoire, de théologie et de jurisprudence. Pas un roman, pas un conte, hélas ! – C’était une bibliothèque tout à fait épiscopale.

La belle Diane soupira, et, regardant autour d’elle, s’aperçut que cette pièce peu spacieuse avait une autre porte que celle par laquelle elle était entrée. Elle l’ouvrit et vit un escalier tournant, très étroit, qui montait dans une tour ronde, Elle hésitait à s’y hasarder, lorsqu’une chauve-souris, effrayée par sa lumière, faillit l’éteindre d’un coup d’aile. Cet incident désagréable termina le voyage de découvertes pour ce soir-là. Diane retourna dans la chambre violette, se coucha et s’endormit profondément.

Le lendemain matin, à peine habillée, elle voulut aller dans la tour ; mais la comtesse la fit prévenir qu’il était l’heure de la messe. Après la messe il fallut déjeuner en famille, et il était plus de dix heures quand Diane put s’échapper pour aller satisfaire sa curiosité. L’escalier de la tour la conduisit d’abord devant une porte fermée, puis sur la plate-forme, d’où elle put voir un magnifique paysage ; mais elle ne le regarda point, et la porte fermée seule l’occupait. Elle envoya Nicole chercher le vieil intendant, et lui demanda où conduisait cette porte.

« C’est celle de la chambre de l’astrologue, Mademoiselle, dit le brave homme. Elle est appelée ainsi parce qu’un fameux astrologue nommé Albumazar, de Cordoue, l’a habitée du temps de la reine Catherine de Médicis. Il avait d’abord été à son service, mais il fut disgracié, et, chassé par elle du château de Blois, il vint demander asile au comte de Boisbriand, votre trisaïeul, Mademoiselle. Il passa plusieurs années au château de Lussault, et enseigna, dit-on, à M. de Boisbriand plus de secrets magiques qu’il ne convenait à un chrétien d’en connaître. Les bonnes gens assurent que l’astrologue fut emporté, en chair et en os, par le diable, à cause d’un certain pacte qu’il avait fait avec lui. Ce qui est certain, c’est qu’Albumazar disparut une nuit sans que personne ait pu savoir ce qu’il était devenu, et que monsieur votre trisaïeul fut blâmé d’avoir donné asile à un suppôt de Belzébuth. Cela ne lui porta pas bonheur ; il mourut jeune et de mort violente.

– Je voudrais entrer dans la chambre de l’astrologue, dit Diane.

– Je ne vous le conseillerais pas, Mademoiselle, dit l’intendant, et cela quand même la porte serait grande ouverte. Mais elle est condamnée depuis bien longtemps. C’est monsieur le comte qui en a la clef, et il ne l’a jamais confiée à personne. Pour moi, qui suis ici depuis cinquante ans, je ne suis jamais entré dans cette chambre. Mademoiselle a-t-elle quelques autres ordres à me donner ?

– Aucun, dit Diane d’un air boudeur. C’est fort contrariant, il pleut, je ne puis sortir, et le seul endroit de ce vilain château où je voudrais entrer est fermé à clef !

– Si Mademoiselle voulait visiter la salle d’armes, dit l’intendant, elle y verrait des choses bien curieuses.

– Je ne me soucie point de ces vieilles ferrailles, dit Diane. Vous pouvez vous retirer. »

Marguerite vint elle-même lui proposer de commencer une belle tapisserie. Elle y consentit d’un air ennuyé. Puis le temps redevint beau ; on descendit au jardin ; un courrier arriva, apportant de bonnes nouvelles du comte ; plusieurs châtelaines des environs vinrent faire visite aux dames de Lussault. Mais rien ne pouvait distraire Diane de son idée fixe.

Elle ne pensait qu’à trouver le moyen d’entrer dans la chambre de l’astrologue.

Elle retourna le soir, le lendemain, tous les jours, regarder cette porte fermée, et, tantôt la secouant, tantôt appliquant un œil au trou de la serrure, elle cherchait à deviner ce que pouvait contenir le réduit mystérieux.

La serrure ouvragée était ornée de salamandres finement ciselées, la porte était en chêne, garnie de pentures solides, et par le trou de la serrure on apercevait une grande cornue en verre de Venise posée sur un trépied. Impossible d’en savoir davantage ; et les jours, les semaines et les mois s’écoulèrent sans rien changer à la situation.

Or, un jour que Diane, impatientée de ne rien trouver d’amusant à lire dans la bibliothèque, s’était décidée à monter à l’échelle et à inventorier le rayon supérieur, qui contenait quelques manuscrits à miniatures, elle fit, en déplaçant l’un d’eux, tomber un objet de métal, et descendit de l’échelle pour le ramasser. C’était une assez grosse clef, dont l’anneau était orné d’une salamandre. À cette vue, Diane bondit de joie, et, s’élançant dans l’escalier, courut essayer la clef à la serrure aux salamandres. Elle l’ouvrait !

En entendant grincer le pêne rouillé, la jeune fille hésita un instant. Je ferais mieux, se dit-elle, d’aller demander la permission à ma sœur, mais elle me la refuserait. Elle est si sage, si soumise à tout ce que veut mon frère ! Bah ! après tout, l’astrologue n’y est pas, puisque le diable l’a emporté !

Et la digne fille d’Ève entra dans la chambre mystérieuse.

C’était une pièce presque ronde, voûtée, éclairée par une seule fenêtre ogivale, et meublée très simplement. Un lit à baldaquin, dont les tapisseries rongées des vers tombaient en lambeaux, un fourneau de chimie, une cheminée à hotte saillante, un bahut, un grand fauteuil, deux tables surchargées de creusets et de cornues, encombraient cette pièce. Du reste ni tête de mort, ni chouette empaillée, rien d’effrayant, mais force toiles d’araignées et beaucoup de poussière. Diane s’attendait à mieux. Elle ouvrit le bahut ; il ne contenait que de vieux vêtements que les mites avaient réduits à l’état de charpie.

Mais sur une des tables, devant le grand fauteuil, et près d’une antique lampe de fer à trois becs, un assez gros manuscrit, relié en cuir noir, et dont les fermoirs étaient ornés de signes cabalistiques, attira l’attention de Diane. Il était ouvert, comme si l’hôte qui habitait jadis cette chambre eût été obligé de suspendre son travail à l’improviste, et, en effet, la ligne restée inachevée, la plume tombée à terre, et l’écritoire renversée qui avait taché quelques-unes des pages du manuscrit, témoignaient que la veillée de l’astrologue avait été violemment interrompue.

Diane, ne se souciant pas d’être surprise en flagrant délit de curiosité, s’empara du manuscrit, referma la porte, et cacha soigneusement le livre et la clef dans la chambre violette. Le soir même, dès qu’elle fut seule, elle se mit à lire le manuscrit. Il était écrit en français, assez lisible, et lorsque minuit sonna, Diane était encore occupée à déchiffrer les pages jaunies de ce traité de nécromancie.

Le lendemain, un courrier apporta des nouvelles inquiétantes : la campagne traînait en longueur, le général Montecuculli harcelait les troupes françaises en évitant de livrer bataille, et, bientôt après, la mort de Turenne vint jeter le découragement dans l’armée. Puis les courriers n’arrivaient plus, et l’inquiétude des châtelaines devint telle, que la comtesse Marguerite elle-même regretta d’avoir quitté Saint-Germain, où du moins elle aurait eu de fréquentes nouvelles de la guerre. Elle avait appris la mort de plusieurs gentilshommes amis ou alliés de sa famille, et tremblait qu’on ne vînt lui annoncer celle de son mari.

Diane partageait toutes les angoisses de sa belle-sœur, et de plus n’avait pas comme elle pour les surmonter la ressource de la prière et de la confiance en Dieu. Diane n’était chrétienne que de nom, et enviait souvent la patience et la résignation de Marguerite.

« Oh ! disait-elle, quel supplice de ne pas connaître l’avenir ! Cette incertitude nous tue.

– Hélas ! petite sœur, disait Marguerite, c’est, au contraire, une grande bonté de Dieu de nous l’avoir caché. L’espérance dédommage de l’incertitude, et c’est bien assez de souffrir quand l’heure du sacrifice est venue, sans la connaître d’avance. »

La comtesse passait des journées et des nuits presque entières à la chapelle, et ses petits-enfants seuls pouvaient la faire sourire.

Quant, à Diane, inquiète, agitée, elle montait vingt fois le jour au balcon pour regarder si quelque messager n’apparaissait pas sur la route, ou, faisant seller son cheval et celui de l’intendant, elle galopait jusqu’à Amboise, et revenait sans avoir rien appris.

Un soir, c’était à la fin d’août, alors que les nuits deviennent longues et que de nombreuses étoiles filantes parcourent le ciel, Diane, lasse de les regarder, quitta le balcon, et, s’asseyant, ouvrit au hasard le livre de l’astrologue. La page qui lui tomba sous les yeux lui avait toujours paru incompréhensible ; mais tout d’un coup, par une intuition subite, elle en pénétra le sens.

« Si ce livre dit vrai, s’écria-t-elle, il y a ici même, dans la chambre violette, un lutin, un esprit qui m’entend. Hôte invisible du château de mes pères, toi dont j’ose prononcer le nom pour la première fois, Orson ! si tu es là, frappe trois coups ! »

Elle écouta, – et trois coups secs frappés sur la boiserie lui répondirent.

Diane était une fille des croisés, et ne s’effrayait pas facilement. Elle sentit cependant son visage devenir froid ; mais elle se raidit, et dit d’une voix ferme : « Si tu peux me donner des nouvelles de mon frère, frappe un coup, sinon frappes-en trois. »

Trois coups furent frappés.

« Tu n’es qu’un sot esprit, alors ! s’écria Diane avec colère. Me faudra-t-il donc évoquer les âmes du purgatoire ? Si oui, frappe un coup. »

Un coup ferme retentit.

« Eh bien ! dit-elle, qu’il en soit ainsi ! Je veux savoir des nouvelles de mon frère, et dussé-je évoquer tout l’autre monde, je le ferai, foi de Boisbriand ! »

Elle feuilleta son livre, plaça sur la table un sablier entre trois bougies allumées, et un peu avant minuit commença, d’une voix lente, à lire une formule d’évocation où elle nomma tous ceux de ses parents défunts dont les noms lui revinrent à la mémoire.

Minuit sonna à l’horloge du château, et au moment où les derniers grains de sable tombaient et où la dernière vibration de la cloche se perdait dans l’espace, la tapisserie violette du fond de la chambre se souleva d’elle-même, et une procession de fantômes entra lentement.

Ils se rangèrent en silence autour de Diane, et, levant leurs suaires, découvrirent leurs visages pâles.

« Fille des Boisbriand, dit l’un d’eux, pourquoi appelles-tu nos pauvres âmes souffrantes ? »

Diane voulut les interroger, mais sa voix s’arrêta dans son gosier. Muette d’effroi, elle regardait tous ces visages inconnus.

Tout à coup ses cheveux se dressèrent, et elle jeta un cri d’angoisse : la noble figure de son frère, du comte Henri de Boisbriand, était devant elle, et de ses deux mains il pressait sur sa poitrine un linceul ensanglanté.

« Henri ! cria-t-elle.

– Priez pour moi, Diane de Boisbriand, dit-il, mon corps repose dans une tombe sanglante et mon âme souffre d’effroyables tourments. »

Elle n’en entendit pas davantage, et tomba comme si elle eût été morte.

Nicole accourut, et bientôt tout le château fut en rumeur. Le lendemain et les jours suivants, la comtesse Marguerite veilla près de sa jeune sœur, que dévorait une fièvre ardente. À toutes les questions elle répondait d’un air égaré : « Je souffre, je me tais. Ô ma sœur, par pitié, ne m’interrogez pas ! »

Enfin la fièvre disparut ; mais la jeune malade tomba dans un marasme effrayant. En vain sa sœur et ses neveux l’entouraient de soins et de caresses, en vain la comtesse lui assurait qu’elle avait de bonnes nouvelles d’Henri, rien ne réjouissait la pauvre Diane. « On me trompe, se disait-elle, je l’ai vu ! il est mort ! », et l’horrible vision était toujours devant ses yeux. Elle repoussait même le prêtre qui essayait de la consoler, et Marguerite, désespérée, croyait que la raison de sa sœur était perdue à jamais.

Un jour, la malade s’était endormie, et Marguerite était près d’elle. Une de ses femmes vint lui dire à voix basse : « Madame, un cavalier vous demande, il arrive de l’armée. »

La comtesse, tremblante, courut hors de la chambre ; un homme l’attendait dans la pièce voisine. C’était le comte Henri, qui, dans son impatience, avait devancé ses gens et venait d’arriver à franc étrier. Elle s’élança dans ses bras ; mais à peine lui eut-il dit : « Où est ma sœur ? » qu’elle fondit en larmes et lui raconta l’étrange maladie de Diane.

Le comte Henri, fort affligé, lui dit : « La joie de me revoir la guérira, j’espère », et prenant ses deux enfants par la main, il alla s’asseoir près du lit de Diane.

Celle-ci ouvrit les yeux et jeta un cri : « Encore toi ! dit-elle. Âme chérie de mon frère, que veux-tu ?

– Je ne suis pas une âme, dit le comte, mais bien vivant. La campagne est finie, et je reviens, grâce à Dieu, sans blessures. Embrassez-moi, chère petite sœur ! »

Elle lui jeta ses bras autour du cou et pleura longtemps, sans pouvoir dire un seul mot.

 

Sa convalescence fut longue, ses rêves de la nuit lui retraçaient la vision ; elle croyait toujours entendre frapper sur la boiserie et voir entrer les fantômes dans la chambre violette. Elle pria sa sœur de la faire transporter dans un autre appartement. Peu à peu ses forces lui revinrent, et elle confessa sa faute au bon curé de Lussault. Celui-ci se fit remettre par elle le livre magique et la clef de la chambre de l’astrologue, et, les donnant au comte, l’engagea fortement à brûler tout ce que contenait ce lieu maudit, et à ne jamais questionner sa sœur sur la cause de sa maladie.

Dès que Diane put marcher, Henri lui proposa d’aller à la chapelle. Appuyée sur le bras de son frère et sur celui de la comtesse, la jeune et pâle convalescente sortit de sa nouvelle chambre et entra dans la galerie qui conduisait à la tribune seigneuriale. Cette galerie, ornée de panoplies et de portraits de famille, était alors éclairée par un beau soleil. Les yeux de Diane se fixèrent sur un portrait, et elle s’écria :

« C’est lui que j’ai vu !

– Vous l’aviez donc déjà remarqué, ma sœur ? dit Marguerite. N’est-ce pas qu’il ressemble étonnamment à mon mari ? »

Diane chancelait, son frère la fit asseoir en face du portrait. « C’est vrai, dit-elle, si ce n’était le costume et le cadre, on le croirait fait d’hier.

– Il a pourtant plus d’un siècle de date, dit le comte, et lorsque Clouet le fit d’après mon trisaïeul, Henri Ier de Boisbriand, il ne prévoyait pas assurément la figure que j’aurais. Vous lui ressemblez aussi, ma sœur ; le type de notre famille s’est conservé d’une façon surprenante.

– Comment est mort votre trisaïeul ? demanda Diane.

– Fort tragiquement, dit le comte, et pour une bien mauvaise cause. Un méchant astrologue, dont il s’était entiché, lui avait prédit et conseillé certaines choses qui le déterminèrent à prendre part au complot calviniste de la Renaudie, et il fut tué à ses côtés dans la foret de Châteaurenault, en 1560. Sa veuve le vengea en faisant enlever de nuit l’astrologue, qu’elle livra pieds et poings liés à Catherine de Médicis ; cette reine, peu miséricordieuse, comme vous savez, fit pendre le maudit sorcier, qui blasphéma jusqu’au pied de la potence.

– Je veux faire dire des messes pour lui, dit Diane.

– Pour l’astrologue ? s’écria son frère ; ce serait perdre votre latin, ma sœur.

– Non, dit Diane, c’est au comte Henri que je pensais. Je prierai pour lui toute ma vie. Ô mon frère, il y a plus d’un siècle que son corps repose dans une tombe sanglante, et son âme souffre encore d’effroyables tourments.

– Et qu’en savez-vous ? dit Henri. Pour moi, je pense qu’il est en paradis depuis longtemps. C’était un brave et loyal seigneur, fort aimé de ses vassaux, et on n’est pas perdu pour avoir conspiré une fois et mangé un peu de vache à Colas.

– Mon frère, dit Diane, la justice de Dieu est inflexible, et le ciel bien difficile à gagner. »

Elle ne put se relever, et son frère et sa sœur l’emportèrent dans leurs bras.

Sa jeunesse finit par triompher de la maladie, et bientôt les médecins déclarèrent que Diane pouvait être ramenée à Saint-Germain.

Marguerite vint le lui annoncer, s’attendant à voir éclater sa joie ; mais Diane répondit avec un grand calme : « Puisque j’ai la force d’aller à Saint-Germain, je pourrai bien aller jusqu’à Blois. Veuillez m’y conduire, ma chère sœur ; je désire, avant de rentrer dans le tumulte de la cour, faire une retraite de huit jours à la Visitation. »

La comtesse ne s’étonna pas de ce désir, et accompagna sa jeune sœur au monastère des filles de Sainte-Marie, que gouvernait alors la mère Paule-Hiéronyme de Monthoux.

Huit jours après, elle revint avec le comte Henri pour le ramener à Lussault ; mais la belle Diane leur apparut derrière la double grille, couverte du voile blanc des postulantes, et déclara qu’elle ne sortirait plus du monastère.

Les larmes de son frère et de Marguerite n’ébranlèrent point la résolution de la jeune fille, et, après avoir mis sa vocation à l’épreuve par toutes les instances que l’affection put leur inspirer, ils retournèrent sans elle à la cour.

L’année suivante, Diane de Boisbriand prit l’habit et devint une sainte religieuse. Elle ne mourut qu’en 1744, âgée de quatre-vingt-cinq ans, et ayant été sept fois supérieure du monastère de Blois.

 

 

Julie LAVERGNE, Fleurs de France.

 

 

 

 

 

 

 

 

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