L’ermite de Franchard

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sedebit solitarius et tacebit.

À mon fils Joseph Lavergne.

 

 

VERS la fin de l’été de 1658, la Reine Anne d’Autriche, Louis XIV et Monsieur frère du Roi, vinrent s’installer au château de Fontainebleau, et Mademoiselle de Montpensier, au retour des eaux de Forges où elle avait accoutumé de se rendre chaque année, ne tarda pas à rejoindre la famille royale. Le cardinal Mazarin, dont la ganté ne s’accommodait guère de l’air de Fontainebleau, était resté à Vincennes, et s’occupait des affaires de l’État. Quant au Roi, alors âgé de vingt ans, il ne songeait qu’à se divertir, à chasser et à danser avec les nièces du cardinal, les filles d’honneur de la Reine, et les jeunes seigneurs les plus gais du royaume.

Mademoiselle, bien qu’elle eût dépassé de six ans l’âge où les filles à marier mettent une première épingle au bonnet de sainte Catherine, était encore de belle humeur, et prenait part à tous les plaisirs. Tout en raillant Monsieur de son goût excessif pour la parure, elle prenait grand soin elle-même d’être fort bien ajustée, et ornait les assemblées de sa bonne mine et de l’éclat de sa blonde chevelure. La cour était brillante, le château retentissait du bruit des fêtes, et de joyeuses cavalcades, des chasses fréquentes animaient la forêt et réveillaient ses échos, par d’harmonieuses fanfares.

Quant au meurtre qui, moins d’une année auparavant, avait ensanglanté la galerie des Cerfs, personne n’en parlait plus. Le soir, il est vrai, quelques valets poltrons évitaient d’entrer dans cette galerie, disant qu’on y entendait des bruits de l’autre monde et qu’un fantôme s’y montrait à la tombée de la nuit, mais, en revanche, belles darnes et cavaliers y passaient en riant et en causant, et le tapis moelleux qui cachait les taches du parquet et amortissait le bruit des pas, semblait aussi voiler les tragiques souvenirs et imposer silence à l’écho du passé.

Un soir, au souper de la Reine, Monsieur se vanta étourdiment de connaître toutes les routes et d’avoir parcouru tous les détours de la forêt de Fontainebleau.

– Je crois que Son Altesse Royale se trompe, dit Marie Mancini : la forêt est bien grande, et j’ai entendu parler hier à M. de Vatry d’un endroit si sauvage, si affreux que l’on n’y chasse jamais, mais où il y a une chapelle où les bonnes gens de Fontainebleau vont en pèlerinage une fois l’an.

– Comment s’appelle cet endroit ? dit Monsieur.

– Ah ! je ne m’en souviens plus, reprit Mademoiselle de Mancini.

– C’est l’ermitage de Franchard, dit Madame de Motteville. Il est situé près des ruines d’une vieille abbaye, et on y voit une roche qui pleure.

– Une roche qui pleure ! s’écria le jeune prince : il nous faut aller voir cela. Si la Reine le permet, Mesdames, j’offrirai au Roi et à vous toutes une collation demain soir, à Franchard.

– Je ne sais, mon fils, dit Anne d’Autriche, si ce ne serait point fort imprudent. L’endroit est sauvage et il doit s’y trouver des vipères. Qu’en pensez-vous, Motteville ?

– Il n’y en a point, Madame, dit madame de Motteville : j’y suis allé plusieurs fois avec mademoiselle de Mons, et d’autres personnes encore moins braves que moi, et je puis assurer à votre Majesté que de temps immémorial ou n’a pas vu de serpents à Franchard. Les prières des bons religieux qui habitaient là autrefois ont délivré leur petit domaine de ces hôtes dangereux, et l’on ne court fortune d’être piqué à Franchard que si l’on va troubler dans leur ménage les abeilles de l’ermite.

– Sur votre parole, Motteville, dit la Reine, je permettrai la collation, mais je n’irai point, Mademoiselle me remplacera pour guider et commander l’escadron des Dames et Demoiselles. Je suppose que Madame la Comtesse de Soissons fera comme moi, et restera au château ?

– Avec la permission de votre Majesté, s’il y a moyen d’aller à Franchard en calèche, dit Olympe Mancini, je m’y ferai conduire, car j’ai le plus grand désir du monde de voir l’ermite.

– En l’état où vous êtes, Madame, dit Anne d’Autriche en souriant, il se faut passer toutes ses fantaisies ; mais j’entends les violons qui préludent. Passons dans la galerie.

Et la Reine, se levant de table, dit ses grâces, lava ses belles mains, et conduite par Louis XIV, entra dans la galerie de Henri II, où le jeune Roi ouvrit bientôt le bal avec Mademoiselle, et dansa jusqu’a minuit.

Le lendemain matin, l’ermite de Franchard, sans se douter le moins du monde des visites royales qui devaient ce jour-là troubler la tranquillité de son ermitage, s’était levé dès l’aurore et avait été entendre la messe à l’église d’Arbonne. Il visita ensuite deux ou trois malades du village, leur donna des plantes médicinales de son jardin, et de petites fioles d’un sirop qu’il fabriquait lui-même fort habilement avec des bourgeons de sapins et du miel de ses ruches, et ayant pris congé d’eux en leur promettant une prompte guérison, il reprit le chemin de Franchard.

Les bonnes gens lui avaient offert à déjeuner, mais l’ermite les remerciant, comme d’habitude, leur fit voir qu’il avait ses petites provisions dans la poche de sa robe.

Arrivé en forêt, il s’assit près d’une source, appela les oiseaux, et se mit à couper son pain et ses poires. Dociles à sa voix, des oiseaux de toute sorte vinrent l’entourer, et becqueter le pain qu’il leur jetait, jusque sur les plis de sa robe de bure. L’ermite, se voyant seul avec cette compagnie ailée, rejeta en arrière son capuchon, qu’il portait habituellement fort rabaissé.

L’ermite de Franchard ne paraissait pas âgé de plus de trente-cinq à quarante ans. Sa barbe et ses cheveux étaient fort noirs, et son visage basané, pensif et calme, régulièrement beau.

Il avait presque fini son frugal repas, lorsqu’une voix d’homme, qui chantait un refrain bachique, se fit entendre à peu de distance. Les oiseaux s’envolèrent, l’ermite remit son capuchon, et un garde forestier accompagné de deux grands chiens qui fouillaient le bois, parut sur le chemin. En apercevant l’ermite, il s’écria :

– Hé bonjour, frère Sylvain ! vous voilà bien tranquille et au frais, tandis que l’on vous réclame à Franchard.

– J’arrive d’Arbonne, dit le frère, qu’y a-t-il donc, Hubert ?

– Ce qu’il y a ? hé vraiment, toute une dinanderie de vaisselle, des provisions, des mulets chargés, des tapissiers, des cuisiniers et des marmitons. On vous appelle à cor et cris pour avoir la clef de votre jardin, où l’on veut dresser une tente, une table, je ne sais quoi. Enfin le Roi doit souper à Franchard, et dès la pointe du jour les préparatifs ont commencé. Allez vite veiller à ce qu’on ne ravage pas votre domaine.

L’ermite avait pâli, et paraissait fort contrarié.

– Je suis bien tenté de ne rentrer que ce soir, dit-il, voici ma clef, Hubert ; voudriez-vous aller veiller à ma place sur mes pauvres ruches ?

– Non point, mon frère, personne ne m’écouterait. il n’y a qu’un prêtre ou un ermite qui puisse en imposer à cette valetaille. La Reine a bien donné l’ordre qu’on ne touche à rien sans votre permission, mais si vous n’êtes pas là, ils se lasseront d’attendre, et escaladeront vos clôtures. Allez-y, et le plus vite possible, croyez-moi.

– Hélas, dit l’ermite, quel besoin ont ces grands de la terre de venir troubler ma chère solitude ? Allons ! puisqu’il le faut. Je vous remercie, Hubert.

Et il prit à grand pas le chemin de Franchard.

Avant d’y arriver, il entendit le bruit que faisaient les valets et les officiers de bouche. Ils avaient déjà installé des fourneaux dans les ruines de l’Abbaye, et déballaient tout ce qui était nécessaire pour dresser une table de trente couverts, une tente élégante qui devait abriter les convives, et une autre, plus simple, destinée aux musiciens du Roi. La prairie qui entourait les ruines était si mal nivelée, si encombrée de gros quartiers de roche, que le maître d’hôtel et le tapissier du Roi avaient décidé qu’on mettrait la table dans le jardin de l’ermite. Or, ce jardin, protégé contre les incursions des cerfs et des sangliers par une petite muraille de pierres sèches doublée d’un treillis d’échalas haut de six pieds, était fermé d’une porte solide, et des exprès avaient été envoyés dans toutes les directions pour ramener l’ermite et le prier d’ouvrir son jardin. Dès qu’il parut, le maître d’hôtel et dix autres personnages affairés coururent à sa rencontre en réclamant sa clef. – Frère Sylvain leur ouvrit son petit enclos, les avertit de ne pas toucher aux ruches situées heureusement à l’extrémité opposée à l’entrée du jardin, et, jetant un triste regard sur les planches de légumes, d’herbes et de fleurs que l’on allait nécessairement fouler aux pieds, il se retira dans sa cellule. Mais à peine en eut-il fermé la porte qu’un valet vint y frapper.

– Que voulez-vous ? dit frère Sylvain.

– Il n’y a pas assez de sièges, dit le valet, en avez-vous ?

– J’ai deux escabeaux, pas davantage, les voici.

– Oh ! si vous n’avez que ceux-là, gardez-les. On ira en chercher à Fontainebleau.

Un instant après, un autre messager vint frapper :

– Mon frère, où faut-il puiser de l’eau ?

– Il n’y a d’autre source à Franchard que la Roche, qui pleure, là-bas, près de ce grand chêne.

– Mais, il n’en sort qu’une goutte toutes les cinq minutes, mon frère. Vous devez connaître une fontaine, dans les environs.

– Il n’y en a pas, je vous assure, à moins de prendre de l’eau dans les mares.

– Ce sera bon pour la vaisselle, mais le Roi trempe toujours son vin, les dames n’en boivent pas, et il nous faut de l’eau de source.

– Hé bien, allez au château, reprit frère Sylvain, niais de grâce laissez-moi en repos. Je ne suis pas un Moïse pour faire jaillir une source dans ce désert.

– Mais, reprit l’obstiné valet, que buvez-vous donc ?

– L’eau de la Roche qui pleure, dit l’ermite, et celle que je recueille dans ma petite citerne. Pour le moment elle est à sec. Il y a si longtemps qu’il n’a plu !

– Croyez-vous qu’il pleuve bientôt ?

– Oui, très probablement la nuit prochaine, il y aura de l’orage.

– Bon, ce sera pour compléter nos ennuis ! dit le valet. Conçoit-on pareille fantaisie ? vouloir souper dans un pareil désert, un pays affreux, où il faut tout apporter, tandis qu’au château... Enfin, ces princes ne .savent qu’imaginer pour ennuyer leurs gens.

Il s’en alla en grommelant. Sur son rapport, le maître d’hôtel lui commanda de monter à cheval et d’aller requérir à Fontainebleau un tonnelet d’eau de source et plusieurs barils de glace. Et le messager partit d’autant plus vexé que ses compagnons préparaient leur dîner en faisant rôtir en plein air un mouton tout entier.

L’ermite s’était mis à lire dans la Fleur des Saints la vie de saint Fiacre : c’était le saint du jour, et sa vie d’ermite jardinier offrait de telles analogies avec celle du frère Sylvain, qu’il la lisait chaque année avec un nouveau plaisir, mais, cette fois, le bruit qui se faisait dans son jardin l’inquiétait et lui occasionnait bien des distractions. Il entendait les coups de maillet donnés sur les piquets de la tente, et les ordres, les contr’ordres, le bavardage et les discussions des ouvriers et des valets.

– Hélas, se disait-il, ils vont faire de mon pauvre jardin une jachère.

– Pourvu qu’ils ne cueillent pas mes pommes et mes poires, ou, du moins, qu’ils ne brisent pas les branches !

Il sortit pour y aller voir. Un vieux domestique à moustache grise, ancien soldat, se promenait le long des plates-bandes.

– Rassurez-vous, mon frère, lui dit-il : la Reine, à qui madame de Motteville a beaucoup parlé de vous, m’a donné ordre de veiller à ce qu’on ne vous fasse aucun tort. Je ne puis empêcher que l’on marche sur l’oseille, mais si un de ces galopins touchait à vos fruits, je lui couperais les oreilles, vrai comme j’ai perdu un œil à Rocroy.

L’ermite le remercia et rentra dans son étroite demeure, se promettant de s’y tenir caché jusqu’à la nuit.

La journée fut très chaude, et la brillante cavalcade qui escortait le Roi ne sortit des jardins de Fontainebleau que vers trois heures. Olympe Mancini, comtesse de Soissons, s’était mollement couchée dans une calèche basse ; toutes les autres dames, vêtues de pourpoints brodés et de longues jupes de drap de soie de couleur éclatante, coiffées de chapeaux à plumes assorties, chevauchaient avec Louis XIV. Il eût été difficile de voir plus jolie troupe. Le Roi et Monsieur, très beaux tous deux, effaçaient non seulement les jeunes seigneurs qui les suivaient, mais encore l’éclat des visages féminins. Il est vrai que Marie Mancini était fort brune, ses sœurs Hortense et Marianne, encore des enfants, madame la comtesse de Soissons un peu souffrante, Mademoiselle sur le déclin, et mesdames et mesdemoiselles de Créqui, de Vivonne, de Fouilloux, etc., plutôt agréables que belles. Mais une jeune dame nouvellement arrivée à la cour, et que Mademoiselle avait amenée, attirait les regards, d’abord par son costume gris et noir et son bandeau de veuve, puis par une beauté blonde des plus gracieuses. L’écuyer de Mademoiselle, Gaston de Neverly, s’occupait beaucoup de rendre des soins à cette belle, et personne n’y trouvait à redire, attendu qu’il était à marier, elle veuve, et de plus, qu’ils étaient cousins.

En arrivant sur le plateau de Franchard toute cette belle compagnie s’exclama sur la vue admirable qu’on découvrait de là. Les dames mirent pied à terre et allèrent se reposer dans le jardin de l’ermite. Un goûter composé de gâteaux, de fruits à la glace, et de chocolat d’Espagne leur fut servi, et le Roi et Mademoiselle donnèrent l’exemple d’un appétit tout bourbonien. Pendant le goûter, les vingt-quatre violons du Roi jouèrent les plus agréables concertos, et lorsque Louis XIV se leva de table, Marie Mancini proposa de danser.

– Danser ici ! s’écria Mademoiselle. Oh non, c’est trop près de la chapelle ; cela scandaliserait l’ermite. Allons plutôt nous promener sous bois : allons voir la Roche qui pleure.

– Ma cousine parle d’or, dit le Roi : pourrez-vous marcher, madame ? ajouta-t-il en s’adressant à la comtesse de Soissons.

– Certainement, Sire, l’exercice à pied m’est fort bon. Mais où est donc l’ermite ?

– Nous le ferons appeler plus tard, dit le Roi : Allons voir cette roche à cœur tendre, cette roche qui pleure.

Ils y allèrent, puis madame la comtesse de Soissons eut fantaisie de se promener dans la gorge de Franchard, parmi les roches éboulées et les ravins fleuris d’ajoncs et de bruyère. Ses sœurs, Louis XIV et plusieurs autres personnes la suivirent et la dépassèrent bientôt dans cette course aventureuse, mais Monsieur, Mademoiselle, le comte de Neverly, madame de Chazelles, mademoiselle de Vandy et la petite demoiselle de Fouilloux, préférèrent rentrer dans le jardin de l’ermite, et firent porter des pliants sous une tonnelle couverte de vigne, d’où l’on découvrait toute la gorge de Franchard, et au delà, un grand horizon boisé. Là, tout en agitant de grands éventails pour chasser les moustiques féroces si communs dans la forêt de Fontainebleau, les dames s’amusèrent à regarder paraître et disparaître parmi les rochers de Franchard les élégants personnages de la suite du Roi. C’était, parmi eux, à qui monterait le plus haut et le plus vite. Les dames rivalisaient d’intrépidité avec les gentilshommes.

– Mais je crois que la comtesse de Soissons devient folle, s’écria Mademoiselle. N’est-ce pas elle que je vois là-bas, debout sur ce rocher pointu, et agitant une branche d’arbre ?

– Non, c’est Mademoiselle Hortense, dit M. Gaston de Neverly, je reconnais sa jupe couleur de rose. Mademoiselle Marie est un peu au-dessous d’elle.

– Mon frère n’en est pas loin, alors, dit Monsieur, je le gagerais.

– Fi, mon cousin ! dit Mademoiselle : vous devenez mauvaise langue.

– Vous n’auriez pas bonne grâce à me gronder, ma cousine. Pas plus tard qu’hier soir je vous ai entendue dire à madame de Chazelles ici présente : Que cette petite Mancini est donc insupportable de parler à l’oreille du Roi comme elle le fait ! Si j’étais à la place de la Reine, je sais bien ce qu’il lui en coûterait. Est-ce vrai, madame de Chazelles ?

– Je ne me souviens pas bien, dit la jeune dame en rougissant.

– Mentez, mentez, madame, s’écria le jeune prince, cela vous va si bien de rougir ! vrai, si vous ôtiez ce vilain bandeau, vous auriez l’air d’avoir quinze ans. Que vous êtes charmante, et que je suis content de vous avoir fait mentir !

Toute la compagnie riait, et madame de Chazelles prit le parti de rire comme les autres.

– Monsieur a très grand tort de se réjouir parce que vous avez commis un péché, madame, dit Mademoiselle, mais quant au bandeau, je suis de son avis. Pourquoi le portez-vous encore ? votre deuil est fini, archi-fini, et on sait bien que vous n’êtes pas précisément au désespoir d’être veuve ?

– Sans compter, murmura Mademoiselle de Fouilloux, que je connais quelqu’un qui ne laissera pas durer trop longtemps ce veuvage.

– Que dites-vous là, Fouilloux ? s’écria la princesse : une sottise, bien sûr ; je la devine. Vous dites que madame de Chazelles se remariera. Point du tout : je compte, au contraire, qu’elle viendra habiter avec mademoiselle de Vandy, monsieur de Neverly et moi, sans compter bien d’autres personnes de mérite, l’ermitage où je veux me retirer.

– Votre Altesse Royale veut se faire ermite, et moi aussi ! s’écria Gaston de Neverly. Ah ! je le veux bien, mais d’honneur, en voici la première nouvelle.

– Que vous êtes étourdi, monsieur ! Comment, vous avez oublié cette soirée que nous passâmes au Luxembourg, l’hiver dernier, en revenant de la foire Saint-Germain, et les beaux projets que nous fîmes avec mademoiselle de Vandy, Préfontaine et Segrais ?

– Je crois en effet me rappeler quelque chose... dit Neverly en ayant l’air de réfléchir : Oui, c’est cela. Il était question d’habiter la campagne toute l’année, de se promener, de faire de la musique, des vers, des peintures, des tapisseries, de danser, aussi, je crois, sans compter la chasse, le jeu, la comédie et toute espèce de divertissements honnêtes. Mais il y avait quelque chose de défendu, sous peine d’exil éternel, quelque chose... ma foi, j’ai oublié quoi.

– Votre mémoire est courte, monsieur, puisque vous oubliez justement l’essentiel. Hé ! bien, je voulais que dans le séjour où je projette de réunir mes amis et de passer avec eux toute ma vie, je voulais qu’il ne fût jamais question ni de galanterie, ni de mariage, et que l’on vécût comme vivent des frères et des sœurs, dans le paisible et honnête commerce de l’amitié la plus pure.

– Dans quel pays sera établie cette sublime communauté ? demanda Neverly de l’air le plus sérieux qu’il put prendre.

– Mais... à Saint-Fargeau peut-être, au château d’Eu, ou à Champigny ; peu importe. L’essentiel, c’est la règle. Qu’en dites-vous, mon cousin ?

– Hélas, ma cousine, la règle est admirable, mais si vous remplissez le noviciat, je m’étonnerai, et si quelqu’un fait profession, je l’irai dire à Rome.

Mademoiselle, piquée, allait répondre, lorsque mademoiselle de Vandy, pour faire diversion, s’écria :

– Je viens de voir l’ermite fermer ses volets. Pourquoi donc cet incivil personnage ne vient-il pas saluer Mademoiselle ?

– C’est ce que je vais aller lui demander, si Son Altesse Royale le veut bien, dit Neverly.

– J’y veux aller moi-même, dit la princesse, qui ne pouvait rester tranquille une heure de suite. Je le consulterai sur mes projets d’ermitage.

Elle se leva, Neverly lui présenta la main, et marchant d’un pas délibéré, la princesse alla frapper à la porte de l’ermite.

– Ouvrez ! dit Neverly, ouvrez à Son Altesse Royale, Mademoiselle de Montpensier.

L’ermite ouvrit, et s’effaçant pour laisser entrer ses hôtes, referma ensuite la porte derrière eux, présenta un siège à la princesse, et se tint debout et incliné devant elle, en silence.

Les volets étaient presque fermés, et ce ne fut qu’au bout d’un instant que les yeux de la princesse, s’accoutumant à l’obscurité, distinguèrent les détails de l’ameublement de la cellule.

Elle ne contenait qu’un grabat fort étroit, une table de chêne brut, un bahut, deux escabeaux et un crucifix. Sur le rebord de la cheminée à hotte, était posée entre deux bouquets blancs une petite statuette de la Vierge, et un livre ouvert sur la table, quelques papiers et une écritoire de plomb, témoignaient des goûts studieux de l’ermite. Aux solives du plafond étaient suspendues des guirlandes de plantes séchées, et l’air de la cellule, imprégné de leur parfum, était frais et agréable à respirer.

– Je n’ai pas voulu visiter la chapelle sans vous, mon frère, dit la princesse, et, lasse d’attendre qu’il vous plût de vous montrer, je suis venue vous chercher. Pourquoi donc vous cachez-vous ainsi ? Savez-vous que c’est peu gracieux ?

– Je prie Mademoiselle de me pardonner, dit l’ermite très bas ; j’ai dit adieu au monde, j’ai choisi la vie cachée, et je suis devenu presque muet à force d’avoir gardé le silence.

Au son de la voix de l’ermite, Neverly avait tressailli. Il fit un pas en avant, et tâcha d’apercevoir le visage de frère Sylvain. Mais l’ermite avait rabattu son capuchon et se tenait dans l’ombre.

– Il y a donc bien longtemps que vous êtes ici, mon frère.

– Il y a sept ans, princesse.

– Sept ans seulement ? Mais, à Fontainebleau, j’ai entendu parler de l’ermite de Franchard dans ma petite enfance.

– L’ermite qui m’a précédé ici, Mademoiselle, est mort il y a six ans, presque centenaire. J’avais passé une année avec lui. Depuis sa mort, j’ai vécu seul.

– Et le temps ne vous dure pas ?

– Non, Mademoiselle.

– C’est étrange. Voulez-vous me conduire à la chapelle ?

– Je n’ai qu’une porte à ouvrir pour cela, dit l’ermite.

Il s’avança vers le fond de la cellule, et la porte qu’il ouvrit laissa entrer un rayon de soleil qui illumina la chambre.

La chapelle était petite, fort simple, mais tenue avec soin. À droite de l’autel, et devant une statue de Notre-Dame des Bois, brûlait une lampe d’argent.

La princesse s’agenouilla, ses deux compagnons l’imitèrent, puis, après une courte oraison, l’ermite ayant ouvert la porte de l’extérieur, se tint près du seuil, comme s’il attendait le départ de la princesse.

Mademoiselle sortit, un peu déconcertée par le mutisme de l’ermite, et Neverly, en passant devant lui, s’approcha de son oreille, et murmura ces mots :

– Ou tu es Henri d’Aiguebelle, ou tu es son ombre !

L’ermite se détourna vivement, et rentra dans sa cellule sans répondre un seul mot.

Un page du Roi venait d’entrer dans le jardin de l’ermite, porteur d’un message verbal de Sa Majesté. Louis XIV ordonnait aux violons d’aller le retrouver au bas de la gorge de Franchard et il priait Monsieur et Mademoiselle de venir l’y rejoindre. Le soleil allait bientôt se coucher, et la princesse qui craignait fort d’être surprise par la nuit, hésita et fit mine de refuser l’invitation du Roi, mais Monsieur lui assura qu’il voyait fort bien l’endroit où était son frère, et qu’on y arriverait en dix minutes.

Le chemin n’était pas long, en effet, mais si accidenté que mademoiselle de Vandy tomba trois fois, Monsieur quatre, et que Mademoiselle en eût fait autant, sans l’appui du bras de Neverly. Enfin, on arriva près du jeune Roi. Les violons jouaient un passe-pied, et toute la jeunesse dansait sur le gazon, dans un petit cirque naturel formé par des rochers, vraie salle de danse construite à l’usage des fées. Les dames avaient ôté leurs chapeaux à plumes, et mis des fleurs et des papillons dans leurs cheveux. Ces jolis œillets pourprés que la forêt de Fontainebleau produit en abondance, ressortaient à merveille dans les boucles brunes de Mlles Mancini, et les blondes s’étaient couronnées de marguerites et de campanules azurées. Chaque cavalier portait à la boutonnière de son pourpoint un bouquet de fleurs semblables à celles de la belle qu’il conduisait, et les derniers rayons du soleil teintaient d’un or rosé les arbres, les rochers, les musiciens et les danseurs. Les nouveaux arrivés se mêlèrent à la danse, mais ce ne fut que pour quelques instants. Le soleil disparut sous un nuage, le crépuscule tomba rapidement, et il fallut remonter à l’ermitage par un sentier de chèvres, où l’on faisait presque autant de glissades que de pas.

Lorsqu’on y arriva, la nuit était close, mais la tente illuminée attendait les convives et un souper splendide répara leurs forces et ranima leur gaîté.

– Est-il vrai, ma cousine, demanda le roi à Mademoiselle, est-il vrai que vous avez vu l’ermite ?

– Oui, sire, et je puis vous assurer que c’est un ermite bien peu sociable, et qui ne dit presque rien. Il reste la tête couverte d’un vilain capuchon ; on ne voit de son visage qu’une barbe effroyable ; c’est un ours, et un ours mal léché.

– En ce cas, dit Olympe Mancini, je ne le veux point voir.

– Pourtant, dit le Roi, je serais fâché d’être venu ici sans lui faire quelque présent. Il doit être fort pauvre, cet ermite. M. de Nerverly, allez le trouver, je vous prie, demandez-lui ce dont il a besoin pour lui ou pour sa chapelle, je le lui enverrai demain.

Neverly s’empressa d’obéir au Roi, et, sortant de la tente, traversa le jardin ; une faible lumière éclairait la cellule de l’ermite, et filtrait entre les volets presque fermés. Neverly se haussant sur la pointe des pieds, appliqua son œil à cette ouverture, et regarda dans la cellule. L’ermite lisait à la lueur d’une petite lampe, et son capuchon, rejeté en arrière, laissait voir son visage.

– C’est lui, se dit Neverly : je n’en puis plus douter.

Il alla frapper à la porte. L’ermite éteignit sa lampe, vint ouvrir, et se tint sur le seuil sans prier M. de Neverly d’entrer.

Celui-ci fit la commission du Roi.

– Dites à Sa Majesté que je lui rends mille grâces : je n’ai besoin de rien, et la chapelle est pourvue de tout le nécessaire.

– Mais, mon frère, le Roi sera mécontent de vous si vous ne répondez à ses bontés que par un refus tout sec. Votre jardin a été gâté ; il est juste que vous en soyez dédommagé.

– Hé bien, monsieur, priez Sa Majesté de faire murer les portes de la vieille abbaye, afin qu’elle ne soit plus hantée par les vagabonds et les braconniers.

– Je le dirai, mon frère, mais de grâce, ne faites, pas plus longtemps semblant de ne pas me connaître. Vous êtes Henri d’Aiguebelle, mon ami, mon compagnon d’autrefois !

Mais frère Sylvain avait déjà refermé la porte, et Neverly, approchant sa bouche du trou de la serrure, lui dit :

– Je reviendrai, frère Sylvain, et bon gré mal gré, je saurai tout demain.

Lorsque Neverly reprit sa place à table, le Roi ne songeait déjà plus à l’ermite. Il parlait de musique, et discutait avec la comtesse de Soissons sur la beauté d’un air que Lulli avait composé depuis peu sur des paroles de Racan.

– Je n’ai entendu cet air qu’une fois, disait le Roi, mais il m’a paru languissant et plus triste qu’il ne conviendrait aux paroles. Je crois, madame, que vous le jugez trop favorablement. Baptiste, cette fois, est resté au-dessous de lui-même.

– De quel air est-il question ? demanda Neverly à Mme de Chazelles.

– De celui que je vous chantai le mois dernier à Paris, monsieur.

– Sire, s’écria Neverly, permettez-moi de plaider pour Lulli. Ne le condamnez pas avant d’avoir entendu cet air chanté par Mme de Chazelles, et permettez-moi de l’accompagner.

Tirant alors de sa poche un petit luth, merveilleux instrument qu’il avait rapporté d’Italie, le jeune gentilhomme l’accorda prestement, et, sur la demande du Roi, la jeune veuve chanta d’une belle voix de contralto :

 

            Ô bienheureux celui qui peut de sa mémoire

            Effacer pour jamais les vains pensers de gloire,

            Dont l’inutile soin traverse nos plaisirs,

            Et qui loin retiré de la foule importune

            Vivant dans sa maison content de sa fortune,

            A, selon son pouvoir, mesuré ses désirs

            .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

            .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

            Agréables déserts, séjour de l’innocence

            Où loin des vanités de la magnificence

            Commence mon repos et finit mon tourment :

            Vallons, fleuve, rochers, plaisante solitude,

            Si vous fûtes témoins de mon inquiétude,

            Soyez-le désormais de mon contentement.

 

Dès qu’elle eut fini, un concert de louanges et d’applaudissements récompensa la belle chanteuse, et Neverly se hâta d’écarter le rideau de la tente et de regarder du côté de l’ermitage. Il vit que la fenêtre en était ouverte, et le clair de lune lui montra la tête de l’ermite, qui semblait écouter encore.

Un page vint parler bas au Roi. – Mesdames, dit Louis XIV, on m’avertit que les calèches sont prêtes, et que le tonnerre commence à gronder dans le lointain. Nous ferons prudemment de retourner au château, je crois.

– Déjà, s’écria Marie Mancini : il est à peine dix heures. Ce serait très beau un orage à Franchard !

– Grand merci ! dit Mademoiselle : j’aime mieux le voir de ma chambre à Fontainebleau. Partons vite, vite. Ces grands arbres attirent la foudre ; et un coup de vent suffirait pour enlever cette tente légère.

Quelques minutes après, toutes les dames étaient en voiture, le Roi et sa suite à cheval, les pages portant des torches éclairaient la marche, et tandis que carrosses et cavaliers s’éloignaient, les vingt-quatre musiciens s’entassaient dans trois carrosses, les serviteurs se hâtaient d’emballer la vaisselle d’argent et d’expédier les reliefs du souper, et, tout en vidant les derniers flacons, rechargeaient les mulets et remplissaient un chariot des meubles et des ustensiles apportés le matin. Le ciel se couvrait, et ces rafales de vent qui précèdent les orages, commençaient à courber la cime des arbres de la forêt.

Fatigué d’être resté enfermé presque tout le jour, l’ermite s’était promené quelques instants dans son jardin. Il rentra, pria Dieu, et s’étendit sur son lit de fougère. Mais le sommeil ne vint pas. Il croyait toujours entendre la belle voix qu’il avait écoutée deux heures auparavant, et, cette voix, il la reconnaissait. Pauvre Sylvain ! il l’avait entendue jadis, alors qu’heureux fiancé de Diane de Malnove, il passait de longues heures à faire de la musique avec elle et sa mère, tantôt guidant leur barque sur les flots de l’Oise, tantôt assis à leurs pieds dans le grand salon du château de Malnove.

– Que m’importe cette voix ? se disait-il, quand même ce serait elle qui fût venue là, elle, qui m’a trahi, oublié, elle qui est depuis sept ans la femme d’un autre ?... Je n’y dois plus penser. Sirène perfide, elle a brisé toutes mes espérances, je ne lui dois que le mépris et je croyais l’avoir oubliée. Et ce Neverly ! va-t-il encore revenir ranimer les souvenirs du passé, rouvrir cette blessure que je croyais fermée ? Je ne l’attendrai pas. Demain, je partirai : j’irai me cacher aux Camaldules, jusqu’à ce que la cour s’éloigne de Fontainebleau. Mais qui me délivrera de ce chant, de cette voix imaginaire ?

Il se leva, sortit et monta sur un rocher très élevé, espérant que le vent de la nuit rafraîchirait son front brûlant. De là l’ermite contempla les nuages sillonnés d’éclairs qui cachaient de plus en plus l’azur du ciel. Un grand silence régnait dans la forêt.

Tout à coup, dans la direction de Fontainebleau, frère Sylvain aperçut une lueur, et une flamme qui s’élevait. Elle grandit rapidement, des gerbes d’étincelles jaillirent, et des cris lointains se firent entendre. Le feu était à la forêt. L’ermite redescendit à la hâte vers sa maison, prit une hache et courut dans la direction de l’incendie. Il n’y avait plus personne à Franchard, mais, à mesure qu’il avançait sur le chemin de Fontainebleau, il entendait des appels, des sonneries de cor, des coups de sifflets, des cris : au feu ! l’alarme était donnée et tous les gardes des environs couraient vers l’incendie.

À un carrefour l’ermite rencontra Hubert, qui se hâtait, traînant une petite pompe sur un chariot. L’ermite s’y attela avec lui, et Hubert s’écria :

– Ces étourdis de pages auront jeté une torche dans le taillis. Si c’est à l’Épine, il y a une mare tout auprès, mais si c’est sur la hauteur, il faudra bien jouer de la hache. Où est le feu ? cria-t-il à un homme à cheval qui accourait.

– À l’Épine, cria le garde, je vais chercher la pompe d’Hubert.

– La voici, en avant !

Ils couraient à perdre haleine. La lueur de l’incendie grandissait, et illuminait les profondeurs des bois. Les oiseaux de nuit jetaient des cris lugubres, les cerfs et les biches s’enfuyaient, franchissant rapidement les buissons et passaient tout près des hommes sans paraître les voir, tant la frayeur affolait ces pauvres bêtes.

Bientôt, Hubert et l’ermite arrivèrent en présence du feu. Il couvrait déjà près d’un arpent de taillis, et plus de deux cents hommes accourus de Fontainebleau, abattaient des arbres et tâchaient d’isoler l’incendie. Une mare était auprès. Hubert se hâta de placer sa petite pompe, et réussit à lancer quelques jets d’eau, tandis que l’ermite, d’un bras vigoureux, abattaient de jeunes bouleaux. Le tumulte était grand : il arrivait sans cesse des secours, mais la flamme allait encore plus vite que la hache, et les crépitements de l’incendie augmentaient.

Un juron effroyable échappa au brave Hubert :

– Plus d’eau ! s’écria-t-il, et je n’ai pas de cognée ! encore une heure et tout ce quartier de forêt sera perdu. Et dire qu’il tonne si fort, et qu’il ne tombe pas une goutte d’eau ! Dites donc au bon Dieu de faire pleuvoir, Sylvain !

– Cela commence, dit l’ermite.

En effet, un effroyable coup de tonnerre retentit, et une pluie diluvienne tomba. Tout près de là était une grotte ; Hubert y entraîna l’ermite en lui disant :

– À quoi sert de nous mouiller ? puisque le ciel s’en mêle, laissons-le faire et regardons.

Les flammes luttèrent encore une demi-heure, mais la pluie triompha enfin de l’incendie, et aux premières lueurs du jour, quelques tourbillons de fumée marquaient seuls les places où le feu couvait encore. Mais il avait dévoré plus de deux arpents de la forêt, et de nombreux arbres abattus étendaient leurs rameaux flétris autour d’un grand espace couvert de cendres et de charbons à demi éteints.

Hubert était retourné chez lui ; quelques gardes erraient sur le lieu de l’incendie, armés de bêches, et recouvraient de terre les endroits encore incandescents.

L’ermite, vaincu par la fatigue, s’était endormi dans la grotte.

Vers six heures, un cavalier parut à la lisière du bois. C’était Gaston de Neverly. Il venait, en curieux, demander des nouvelles et constater les ravages du feu. Il interrogea les gardes présents, et leur annonça que le Roi ne tarderait pas à venir, et les récompenserait de leurs peines.

– Prévenez, vos camarades, dit-il, pour sûr il y aura ce matin bonne distribution de pistoles ; peu s’en est fallu que le Roi ne vînt cette nuit : il montait à cheval lorsque la pluie a commencé.

– Heureuse aventure ! dit le garde, jamais pluie ne tomba plus à propos. Mais quelle imprudence que celle de courir en forêt avec des torches ! Dieu veuille que l’accident de cette nuit serve de leçon ! Sa Majesté fera bien de nous gratifier, nous avons rudement travaillé tous, sans compter l’ermite, et les piqueurs du Roi.

– L’ermite était là ?

– Certainement, et il a coupé à lui seul plus de vingt arbres. Frère Sylvain a dû être bûcheron dans sa jeunesse, pour sûr, mais il était si fatigué qu’il n’est pas retourné chez lui. Il dort là, dans cette grotte.

– Gardez-moi mon cheval, je vous prie, dit Neverly en mettant un écu dans la main du garde, et emmenez-le là-bas, vers ce chêne. Je veux parler à frère Sylvain.

Il mit pied à terre, et, marchant sans bruit, s’avança vers la grotte.

Couché sur un amas de feuilles sèches, frère Sylvain dormait profondément. Son chapelet était enroulé autour de ses mains croisées sur sa poitrine, et sa tête aussi pâle et immobile que celle d’une statue :

Neverly s’assit sur une pierre, à côté de lui, et le contempla quelques instants.

– Le voilà donc, se dit-il, cet Henri d’Aiguebelle, qui semblait destiné à parcourir une si brillante carrière ! Qui aurait prédit qu’un chagrin d’amour aurait fait de lui un misérable ermite, eût passé pour fol. Et le voilà cependant, revêtu d’un froc, mais il doit bien s’être repenti déjà de son extravagance, et je prétends le tirer de la lestement. Allons, frère Sylvain, réveillez-vous, debout ! debout !

Frère Sylvain ouvrit les yeux en tressaillant.

– Qui m’appelle ? dit-il.

– Ton compagnon d’autrefois, ton meilleur ami, toujours, Gaston de Neverly ! Embrasse-moi : n’essaie plus de te cacher. Je t’apporte de bonnes nouvelles, morbleu, j’espère bien qu’elles te feront jeter le froc aux orties.

– Gaston, dit le frère, je suis heureux de vous revoir, mais si vous m’aimez, si vous ne voulez pas m’obliger à m’expatrier, ne dites à personne qui je suis, laissez-moi vivre en paix à l’ombre de ces bois, j’ai trop souffert dans le monde pour y rentrer jamais.

– Quelle folie ! Quoi, parce que ma belle cousine Diane a cédé aux ordres de ses parents, et pour terminer un grand procès, accommoder les affaires de sa famille, et devenir marquise de Chazelles, a oublié ses promesses d’enfant ? Mais sur cent jeunes filles, cent eussent fait comme elle. Il fallait l’oublier, essayer d’en aimer une ou deux autres.

– On n’aime qu’une fois comme je l’ai aimée, dit l’ermite.

– Et tu l’aimes encore ?

– Non, grâce à Dieu.

– L’as-tu entendue chanter, hier soir ?

– Tais-toi, Gaston : je croyais m’être trompé. C’était donc elle ?

– Oui, c’était Diane. Elle est veuve, elle est libre. Elle s’est repentie bien des fois de t’avoir trahi. Elle a été bien malheureuse avec Chazelles. Enfin, il a eu l’esprit de mourir, la laissant son héritière. Elle n’a pas d’enfants, elle est toujours aimable, et si tu veux, je te réponds d’elle. Une aventure comme la tienne est pour la charmer : toute la cour en parlerait, et Mlle de Scudéry en ferait un roman.

– Vous avez toujours été un peu fou, Gaston. Mais, si je l’ai été aussi, je ne le suis plus. Ne me parlez plus de cette personne.

– Soit, mais contente un peu ma curiosité. Je te croyais en Pologne. Ta sœur le disait. Elle prend soin de tes biens, et t’attend toujours à Aiguebelle. N’y retourneras-tu pas ?

– Jamais : j’ai trouvé mieux que le monde ne peut m’offrir. Mais tu ne me comprendrais pas. Adieu, je vais retourner à Franchard.

– J’y retournerai aussi, s’écria Gaston, et je te persécuterai jusqu’à ce que tu renonces à ta folie. Écoute, si tu as fait des vœux, le Pape peut t’en relever. Il y aura bientôt une guerre, dit-on. Nous irons nous battre contre les Espagnols, le Roi te distinguera...

Frère Sylvain était sorti de la grotte, et, sans écouter Gaston, regardait les arbres abattus et noircis par le feu.

– Pauvres arbres ! dit-il, hier encore si beaux, si verdoyants ? Et c’est moi qui vous ai brisés pour empêcher les flammes de s’étendre plus loin, moi, qui vous aimais tant ! ô mon Dieu, à l’aspect de ces ruines passagères que le printemps relèvera si vite, je sens mon cœur se serrer douloureusement. Et j’irais chercher les champs de bataille, je rentrerais dans ce monde égoïste et perfide, où l’on fait litière des promesses les plus saintes, des affections les plus dévouées ! j’irais livrer aux risées des courtisans les douleurs de ma jeunesse, et les consolations incompréhensibles pour eux, que Dieu me donne dans ces déserts ? Ne l’espérez pas, Gaston : promettez-moi que vous ne nommerez à personne l’ermite de Franchard.

– Je t’en donne ma parole d’honneur ; mais à une condition : promets-moi de réfléchir à ce que je t’ai dit, et demain, si tu veux donner suite à mes projets, si tu me permets de parler de toi à Mme de Chazelles, viens ici à six heures du soir. J’y serai. Aimes-tu mieux que j’aille à l’ermitage ?

– Non, dit Frère Sylvain : je préfère que vous veniez ici, Adieu.

Il partit, et Gaston, remontant à cheval, retourna au château de Fontainebleau.

Un peu avant l’heure du dîner du Roi, Gaston aperçut de loin, dans la cour des Fontaines, madame de Chazelles et sa suivante, qui s’amusaient à jeter du pain aux carpes.

Il alla saluer la belle veuve, qui l’accueillit fort bien, et ce Gaston, qui était grand causeur, et ne pouvait garder le moindre secret, crut ne pas manquer à sa parole eu racontant à madame de Chazelles l’histoire de l’ermite, avec la précaution de changer les noms. Il mit l’aventure sur le compte d’un ermite italien du XVe siècle, et assura l’avoir lue dans un vieux bouquin dont la dernière page manquait.

– Je voudrais deviner la fin de l’histoire, dit-il, mais je n’ai pas assez d’esprit pour cela. Comment pensez-vous qu’elle ait fini, madame ?

– Mais je ne sais, en vérité. C’est bien un peu ridicule d’épouser un défroqué ; pourtant cet ermite est intéressant, et la dame avait fort à réparer envers lui, puisqu’elle lui avait fait tant de chagrin.

– Qu’auriez-vous fait à sa place, madame ?

– Moi ! oh, pour sûr, je l’aurais laissé dans son ermitage, mais je n’ai pas le cœur tendre, vous le savez, ajouta-t-elle en riant. C’est pour cela que Mademoiselle me trouve si fort à son gré. La voici qui vient. Adieu, mon cousin.

Et elle traversa la cour des Fontaines d’un pas si leste et si gracieux que Neverly se dit :

– Sot que je suis ! je ferais bien mieux de parler pour moi que pour autrui. Mais je me suis trop avancé pour reculer. J’irai ce soir au rendez-vous.

C’était l’heure d’or ; les rayons du soleil déclinant perçaient l’épaisseur du feuillage, et la forêt, rafraîchie par l’orage de la veille, était plus belle et plus parfumée que jamais. Neverly, en retard, pressait son cheval, et courait au galop sous les futaies sonores.

En arrivant à la grotte, il s’écria : Personne ! un homme assis à terre, sous un buisson de genévrier, se leva. C’était Hubert.

– Vous cherchez frère Sylvain, monsieur, dit-il, il ne viendra pas. Il est parti en voyage, pour plusieurs mois, mais il m’a remis ceci pour vous.

Gaston prit la lettre, remercia Hubert, et lui donna une bonne étrenne. Au fond, il était charmé que l’ermite ne fût pas venu.

Il repartit au galop, s’arrêta dans une clairière, et, laissant son cheval broutiller le feuillage, lut la missive de frère Sylvain.

 

« Lorsque vous lirez cette lettre, écrivait l’ermite, j’aurai quitté l’asile où j’ai trouvé une paix profonde, et des joies que je vous souhaite de connaître un jour. J’y reviendrai, lorsque le départ de la cour m’assurera de n’être plus troublé dans ma solitude. Je vous remercie de votre amitié, bien que les marques qu’il vous a plu de m’en donner n’aient pas été telles que je les eusse souhaitées. Je prierai pour vous et pour la personne dont vous m’avez parlé. S’il vous plaît de vous embarquer avec elle sur les flots changeants de la vie mondaine, que Dieu vous protège et vous conduise au port !

« J’y suis déjà : ma nef n’affrontera plus les tempêtes. La prière, l’étude, la contemplation des œuvres de Dieu, me rendent heureux dans la solitude. La forêt m’est devenue comme une patrie, et Dieu parle a mon cœur dans le silence des bois.

« Adieu donc ; ne vous souvenez plus de moi que comme on se souvient des morts qu’on a aimés et qui nous attendent dans un monde meilleur.

Frère SYLVAIN. »

 

Quelques semaines après, le Roi, avant de quitter Fontainebleau, signa le contrat de mariage de Gaston de Neverly et de madame de Chazelles, au grand déplaisir de Mademoiselle, qui comptait sur eux pour en faire des ermites à sa façon. Ils firent assez bon ménage pendant cinq ou six mois, puis la légèreté de l’un et les caprices de l’autre amenèrent des brouilleries qui déplurent à Mademoiselle. Congédiés par cette princesse, monsieur et madame de Neverly s’en allèrent en province, et s’y ennuyèrent honnêtement jusqu’à la fin de leurs jours.

Quant à l’ermite, il revint à Franchard et n’en sortit plus. Comme son prédécesseur il vécut près d’un siècle, et sa robuste vieillesse ressemblait à celle des grands chênes de la forêt de Fontainebleau.

Personne après lui ne vint habiter son ermitage, et s’il s’est rencontré de nos jours un homme assez passionné de la forêt pour consacrer sa vie et sa fortune à en multiplier les sentiers, si les peintes et les poètes en retracent à l’envi les beautés sévères ou charmantes, personne, comme le frère Sylvain, ne l’a plus assez aimée pour en faire sa demeure et son tombeau, personne n’a joui comme lui de la solitude de ces déserts et de ces mystérieuses harmonies qui résonnent doucement et toujours sous les ombrages de Fontainebleau. Le temps des ermites est passé.

 

 

Julie LAVERGNE, Légendes de Fontainebleau.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net