Geneviève Lesueur
par
Julie LAVERGNE
À Madame Amélie Ozanam.
I
Le cloître des Chartreux.
I
AU commencement de septembre 1648, dans une grande mansarde située au sommet d’une maison de la place de l’Estrapade, une jeune femme était occupée à donner une leçon d’écriture à ses deux petites filles. Marthe et Marie, blondes et belles toutes les deux comme leur mère, travaillaient avec application, assises sur les gros livres superposés qui permettaient d’atteindre le niveau de la table en chêne massif sur laquelle elles faisaient leur page. La jeune mère, tout en filant sa quenouille, surveillait attentivement le mouvement de leurs doigts mignons. Elle était très simplement vêtue d’une robe de ratine bleu pâle, et l’ameublement de la mansarde, sans être tout à fait pauvre, n’annonçait pas la richesse.
Des chaises de paille, un grand bahut, une boîte à couleurs, quelques chevalets soutenant des tableaux ou des portefeuilles remplis de dessins, garnissaient cette pièce carrelée. Le seul objet de luxe qu’elle contenait était un miroir de Venise placé en face de l’unique et large croisée, et où se réfléchissaient le campanile de Saint-Étienne-du-Mont et la tour de l’abbaye Sainte-Geneviève, encadrés par le feuillage de plantes grimpantes qui croissaient sur l’appui de la fenêtre. Mais, pour qui savait apprécier les œuvres d’art, cette pièce renfermait des trésors. C’était l’atelier d’Eustache Lesueur, et cette belle jeune femme était celle qui lui avait servi de modèle pour la ravissante figure qui est agenouillée dans son tableau de la Messe de saint Martin : c’était sa femme, Geneviève Goussé. Quant à Marthe et Marie, leurs traits charmants furent immortalisés plus tard par leur père dans les peintures de l’hôtel Lambert.
Elles étaient encore bien petites en 1648, et la leçon leur paraissait longue, d’autant plus que l’heure du souper approchait et qu’elles entendaient dans la pièce voisine la servante qui mettait le couvert.
– Maman, dit Marthe, j’ai la main fatiguée. Permettez-moi d’aller aider Gothon. Je ferai ma page après souper.
– Après souper tu iras te coucher, ma fille, dit Geneviève ; allons ! un peu de courage. Il faut travailler. Tu sais bien que ton papa travaille toute la journée.
– Il ne fait pas des pages d’écriture, dit Marthe ; il peint, et c’est bien plus amusant.
– Que fais-tu là, Marie ? dit la mère.
– Je fais une belle Sainte Vierge, dit la petite.
Et elle montra à sa mère un petit barbouillage qui interrompait la ligne de ses A.
– Voilà qui est fort mal, dit la maman, il ne faut pas dessiner sur les cahiers. Tu vas recommencer.
Marie fit un gros soupir en voyant sa mère arracher la page du cahier et régler la page suivante.
– Si ma tante Bonbon pouvait venir, dit-elle tout bas à Marthe, nous aurions campos !
Comme si une fée eût entendu le souhait de la petite, on frappa à la porte et la tante Bonbon entra. C’était la sœur aînée de Geneviève, Denise le Febvre. À sa vue, les petites filles firent un cri de joie et descendirent précipitamment de leurs chaises. Tante Denise embrassa Geneviève, caressa ses nièces et, s’asseyant, leur dit :
– Regardez dans mes poches. Celle de droite est pour Marthe, celle de gauche pour Marie ; mais je ne me rappelle plus ce que l’oncle a mis dedans.
Il y avait bien des choses : pain d’épice, sucre d’orge, réglisse, dragées, pralines, poupées, pantins et petites boîtes de perles. À chaque objet nouveau les petites faisaient des éclats de rire, sautaient au cou de leur tante, et constataient que les parts étaient égales et tout bien bon et bien joli. Quand les deux grandes poches bien et dûment retournées n’eurent plus rien à donner, tante Bonbon engagea ses nièces à aller montrer leurs jouets à Gothon.
– Mais, dit Geneviève, les devoirs ne sont pas finis...
– On les finira demain, dit la tante ; donne-leur congé à ces pauvres petites filles. Elles ne s’amuseront pas plus jeunes.
– Allez jouer, dit la mère.
Et les fillettes obéirent à cet ordre avec une docilité tout à fait exemplaire.
La tante Denise était une belle grosse femme d’une trentaine d’années, affectueuse et bonne. Elle n’avait pas d’enfants, à son grand déplaisir, et elle s’en dédommageait en comblant de caresses et de bonbons tous ceux qu’elle rencontrait. Quant aux grandes personnes, elle excellait à leur donner des conseils, et, au besoin, elle leur rendait service, mais à la condition de les gronder souvent.
– Eh bien, mademoiselle Lesueur 1, dit-elle à Geneviève, comment va ton mari ?
– Fort bien, dit Geneviève, mais je ne le vois que le soir. Dès le lever du soleil, il va travailler chez les Pères Chartreux ; il y dîne, afin de ne pas perdre un instant, et il ne revient ici que pour souper.
– En voilà une existence ! s’écria Denise ; ce n’est pas la peine d’être mariée. Si je ne devais voir M. le Febvre que le soir et dîner sans lui, je m’ennuierais furieusement. Pourquoi ton mari ne fait-il pas son ouvrage à la maison ?
– Il est obligé de peindre sur place dans le cloître, ma sœur.
– Et cela lui sera-t-il bien payé, au moins ? dit Denise.
– Je l’espère, dit Geneviève, mais il n’a pas fait de prix d’avance.
– Quelle folie ! s’écria Denise ; et il livre sa marchandise comme cela, sans garantie ?
– Oh ! dit Geneviève, ce ne sont pas les Pères qui lui feront du tort. Il était si content d’avoir à peindre la vie de saint Bruno, qu’il eût volontiers travaillé pour rien s’il eût été garçon. Mais il a dit au Père prieur qu’il avait femme et enfants, et le bon Père lui a dit de faire de son mieux et de ne s’inquiéter de rien.
– Ça, c’est aisé à dire, reprit Denise ; mais, avec cette jolie manière de mener les affaires, tu as une robe bien râpée, ma pauvre Geneviève, et je ne sais pas avec quoi tu doteras tes filles.
– Nous avons le temps de penser à cela, dit Geneviève ; quant à ma robe, j’en ai une autre pour les dimanches. Et puis, vois-tu, Denise, j’ai un si bon mari, je suis si heureuse en ménage, que j’aurais tort de me plaindre.
– Assurément, dit Denise ; mais enfin, s’il est vrai que la richesse ne fait pas le bonheur, la pauvreté ne le fait pas non plus, et je voudrais bien voir Lesueur gagner plus d’argent. M. Lebrun, son camarade, quand il travaillait chez M. Vouët, est venu l’autre jour dans ma boutique payer lui-même son mémoire. En voilà un homme de talent ! Il a les plus belles pratiques de la cour. Il était mis comme un prince, chapeau à plumes, justaucorps de velours, canons et cravates de Malines et manteau brodé. Toutes nos voisines le reluquaient au passage. Pourquoi ton mari ne va-t-il pas à la cour ?
– Il ira si la reine le fait appeler, dit Geneviève ; cela viendra peut-être, ajouta-t-elle en soupirant.
– Et Thomas, dit Denise, est-ce que décidément il ne veut plus rentrer chez nous ? est-ce qu’il préfère la peinture à l’épicerie ? C’était pourtant l’état de notre père, et notre frère aîné et mon mari y font bien leurs affaires.
– Thomas aide mon mari, dit Geneviève : il aime beaucoup le dessin, mais il ne dédaigne pas le commerce. Quand Lesueur aura fini son travail chez les Chartreux, Thomas retournera peut-être bien chez toi.
– À la bonne heure ! dit Denise. Mais voilà sept heures qui sonnent à l’abbaye Sainte-Geneviève ; il est temps que je m’en retourne rue des Lombards pour souper avec M. le Febvre.
– Tu devrais bien souper avec nous, dit Geneviève. Ce n’est pas la peine de venir de si loin pour si peu de temps.
– On fait comme on peut, reprit Denise. Je n’aime pas laisser M. le Febvre souper seul avec ses commis, et puis il faut que je règle les comptes de la journée. Tu feras mes amitiés à Lesueur et à Thomas.
Et la bonne tante embrassa Geneviève et les petites, et reprit le chemin de la rue des Lombards.
II
Geneviève fit souper ses petites filles, car, en ce temps-là, les enfants ne soupaient avec leurs parents qu’après avoir fait leur première communion. Puis elle leur fit faire la prière et les coucha, s’étonnant un peu de ne pas voir revenir son mari et son frère. Enfin Thomas Goussé arriva seul.
– Ton mari soupe ce soir chez les Pères Chartreux, ma petite sœur, dit-il à Geneviève ; il va terminer quelque chose à la lumière. Sans cela, il n’aurait pas fini pour la fête de saint Bruno. Je viens souper avec toi pour te faire prendre patience, et, sitôt après, je retournerai au couvent. J’y broierai des couleurs jusqu’au couvre-feu, j’y coucherai, et demain, à la pointe du jour, je serai à l’ouvrage.
– Tu es un bon frère, mon cher Thomas, dit Geneviève, et tu aides bien mon pauvre Lesueur. Mais, dis-moi, est-ce bien beau ce qu’il fait ?
– Oh ! dit Thomas, c’est admirable. Il s’est surpassé lui-même. Tu ne peux t’imaginer rien de pareil. Les Pères Chartreux passent des heures entières en extase autour de lui. Son pinceau anime tout ce qu’il touche.
– Que tu es heureux de voir tout cela, dit Geneviève ; si tu savais combien je m’ennuie ! Ne plus avoir mon mari de la journée, c’est déjà bien triste, et penser que je n’entrerai jamais dans ce cloître ! Ah ! vraiment, la règle de saint Bruno est trop sévère.
Le frère et la sœur s’étaient mis à table. Thomas paraissait assez préoccupé. Tout à coup il dit à sa sœur :
– As-tu vraiment bien envie de voir les peintures de ton mari ?
– Mille fois plus que je ne saurais le dire ! s’écria Geneviève.
– Eh bien, il m’est venu une idée. Si seulement tu pouvais te débarrasser de tes petites filles demain dans l’après-midi, pendant une couple d’heures, je te ferais entrer à la Chartreuse. Mais il n’en faut rien dire ni à Lesueur ni à personne.
– Justement, dit Geneviève, mes filles vont demain goûter rue Saint-Jacques, chez leur tante Rosalie.
– C’est bien, dit Thomas ; je ferai mes préparatifs.
– Demanderas-tu une permission au révérend Père général ou à Mgr l’Archevêque ? demanda Geneviève.
– Nous verrons cela ; adieu. Je vais rejoindre ton mari et te l’envoyer. Mais ne lui dis rien ; il faut qu’il en ait la surprise.
– Ce sera charmant ! dit Geneviève.
Et le frère et la sœur se quittèrent.
III
Lesueur ne tarda pas à rentrer. Tout d’abord il alla regarder ses fillettes endormies et effleura leurs fronts d’un baiser.
– Qu’elles sont jolies ! dit-il ; ont-elles été bien sages ?
– Oh ! oui, dit la jeune mère ; je les ai promenées dans le Chemin vert 2, le long de l’enclos des Chartreux. Marie disait : « Si j’étais un petit oiseau, je volerais de l’autre côté de ce grand mur pour voir papa. » Marthe cueillait des fleurs et essayait de les lancer par-dessus la muraille en criant : « Papa, c’est pour toi ! » Mais j’oubliais de te dire une nouvelle. Un laquais de M. de Chanteloup a apporté un paquet et une lettre pour toi ; cela vient de Rome.
– Ah ! dit Lesueur, c’est un envoi de Nicolas Poussin. Que je suis content ! Où est-il ? Donne-moi une lampe, ma chère femme.
Il s’assit près de la lampe et ouvrit la lettre avec soin sans briser l’empreinte du cachet de Poussin. Celui-ci lui écrivait :
Mon cher jeune ami, j’espère que le dessin que je vous envoie et que j’ai fait pour vous dans l’un des plus beaux et des plus célèbres lieux du monde pourra vous aider à composer le fond du tableau que vous projetez. Vous y verrez le Vatican, Saint-Pierre, le château Saint-Ange et ce bel endroit des bords du Tibre qui est ma promenade favorite. Il semble que l’art et la nature y aient tout ajusté pour la délectation des yeux. J’espère aussi que mon dessin vous inspirera le désir de venir me rejoindre dans cette Italie, vrai pays des peintres, où les types de la beauté antique se retrouvent non seulement dans les chefs-d’œuvre de l’art mais vivants et dans tous les rangs de la société. Près de la Trinité-des-Monts, je fais souvent l’aumône à des mendiants qui semblent des dieux ou des rois, tant ils sont beaux et majestueux sous leurs guenilles. Quand donc viendrez-vous jouir avec moi de ces choses, et de cette lumière, de ce ciel resplendissant, près desquels le soleil de France est si pâle ? Je vous attends depuis six ans. Je sais que vous n’êtes pas riche, que vous êtes marié et déjà père de famille ; mais songez qu’une fois la dépense du voyage faite, vous pourriez vivre à Rome à bien moins de frais qu’à Paris. Ma bonne femme conseillerait la vôtre et la recevrait tout d’abord chez sous. Venez donc, mon cher Lesueur. Votre talent, déjà si grand, se perfectionnerait encore ; et moi, heureux de vivre auprès de vous, je trouverais à Rome ce que j’ai toujours cherché en vain... un ami. Mandez-moi si vous avez bientôt fini vos peintures à la Chartreuse, et si M. le président Lambert a fait état de ma recommandation et vous donne à décorer la galerie de son hôtel de l’île Notre-Dame. Et croyez bien que je suis tout vôtre et à jamais votre ami.
Nicolas Poussin.
À Rome, 15 août 1648.
Lesueur défit promptement l’enveloppe et découvrit un dessin placé entre deux feuilles de carton. Il le dressa contre un livre en approchant la lampe, et, s’accoudant sur la table et entourant ses yeux de ses deux mains étendues, contempla longtemps le chef-d’œuvre de Poussin. Il ne se lassait pas d’admirer ce vaste horizon, les lignes majestueuses des monuments, les effets de lumière exprimés par de larges touches de bistre et de blanc, et, entre les berges abruptes incessamment rongées par le fleuve, il lui semblait entendre le bruit des eaux du Tibre.
Geneviève regardait aussi cette feuille de gros papier roux sillonnée de hardis traits de plume, et paraissait un peu étonnée de l’admiration qu’elle inspirait. Elle le fut bien davantage en voyant deux grosses larmes couler des yeux du peintre.
– Hélas ! dit-elle, je croyais que ce dessin te faisait plaisir.
– Et tu ne te trompais pas, ma chère femme, dit Lesueur. On pleure de joie quelquefois. M. Poussin m’a fait là un cadeau de roi. Mais j’ai les yeux fatigués. Allons à la fenêtre ; l’air du soir me les rafraîchira.
Ils s’assirent près de la fenêtre ouverte. La lune n’était pas encore levée, mais de nombreuses étoiles filantes traversaient le ciel.
– Sais-tu, dit Geneviève à son mari, que, lorsqu’on nomme ce que l’on désire pendant qu’une étoile file, on l’obtient ?
– Ce serait bien commode, dit le peintre ; mais il ne faut pas demander beaucoup de choses à ce compte-là, car les étoiles vont bien vite.
– Certes, oui, dit Geneviève ; mais cela m’a réussi quelquefois, et j’essaierai encore à la prochaine étoile.
Elle en vit une passer comme un éclair au-dessus de la tour de l’abbaye, et elle dit :
– Un fils ! À toi, maintenant, Lesueur,
Le peintre regarda le ciel... L’étoile se fit attendre longtemps, et la pensée de Lesueur s’en alla bien loin. Enfin une étoile fila ; il murmura ce mot
– Rome !
Et Geneviève comprit alors pourquoi Lesueur avait pleuré.
IV
Le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, un bon vieux Frère convers des Chartreux, que l’on appelait au couvent le Frère Josserand, et que les hôtes et les personnes du dehors avaient surnommé le Frère Saladier, était occupé à arroser des laitues dans l’enclos du monastère. C’était lui qui préparait ces célèbres salades ornées de fleurs que l’on venait chercher de tout Paris, et qui formaient l’indispensable ornement des festins de ce temps-là. Plusieurs novices travaillaient sous ses ordres, et la partie du jardin qui lui était confiée était tenue avec un soin extrême. Un bosquet de charmille, abritant une grande table de pierre et une fontaine jaillissante, lui servait de laboratoire. C’est là que, disposant avec art les chicorées frisées, les laitues pommées, jaspées, panachées, les cerfeuils et les pimprenelles aux délicates découpures, les herbes fines et parfumées, il les entremêlait de capucines, de mauves, de roses de Provins et de bourrache azurée. Tantôt ces fleurs formaient des armoiries, tantôt des guirlandes et des étoiles, des chiffres et des couronnes. En ce temps-là, les femmes les plus élégantes, les gentilshommes les plus accomplis se faisaient honneur de rivaliser avec madame la marquise de Sablé, dont le talent pour assaisonner la salade était si célèbre à la ville et à la cour.
Ce jour-là, le Frère Saladier, ayant livré une douzaine de salades et bien arrosé son jardin, pensait n’avoir plus rien à faire jusqu’au souper, et il se disposait à aller regarder travailler le peintre, comme il disait, ce qui était son plus grand plaisir. Il s’acheminait déjà vers le petit cloître, lorsqu’il vit entrer dans l’enclos, par la porte de la rue d’Enfer, le beau-frère de Lesueur, Thomas Goussé, accompagné d’un jeune homme blond, bien mis, qui avait de longs cheveux bouclés, un chapeau de feutre rabattu sur les yeux, et marchait à petits pas, enveloppé dans son manteau.
– Je vous salue, mon bon Frère, dit Thomas en s’approchant. Voici mon jeune cousin Armand, qui vient vous commander une belle salade pour six personnes. Il désire qu’elle soit ornée des armoiries de la corporation des peintres et sculpteurs. Il a apporté son saladier. Donne-le donc, Armand.
Le jeune homme, s’inclina sans ôter son chapeau, ce qui scandalisa fort le bon vieux Frère. Puis il lui présenta son saladier, qu’il tira de dessous son manteau.
Le Frère regardait avec surprise le nouveau venu.
– C’est un cousin, dites-vous, M. Goussé ? En effet, on se ressemble de plus loin ; mais j’aurais gagé que ce blondin était votre frère cadet. Quel âge avez-vous, monsieur Armand ?
– J’ai vingt-cinq ans, mon Frère, dit Armand d’une voix si douce que le bon vieux Frère répliqua en le contrefaisant :
– Vingt-cinq ans ! pas possible, et où sont vos moustaches, mon cher enfant ?
Armand devint cramoisi, et Thomas se hâta de venir à son aide.
– Mon bon Frère, dit-il, si votre jardin produisait des moustaches, mon cousin vous en achèterait une paire ; mais, pour l’instant, c’est une salade qu’il désire. Pendant que vous la préparerez, je vais aller dire un mot à M. Lesueur et montrer ses peintures à mon cousin.
– Gardez-vous-en bien, dit le Frère : notre peintre ne veut les laisser voir à personne avant qu’elles soient terminées, et, pas plus tard qu’hier, il m’a refusé de lui amener une de mes meilleures pratiques, le maître d’hôtel de Mgr le duc d’Orléans.
– Je suis sûr que Lesueur recevra avec plaisir notre jeune cousin, dit Thomas.
Et il se hâta d’emmener son compagnon, croyant s’être débarrassé du Frère Saladier ; mais celui-ci, appelant un novice qui bêchait une plate-bande voisine, lui ordonna d’apprêter la salade en question et courut vers le cloître.
V
Arrivé là, il vit que Thomas et Armand n’avaient pas encore rejoint Lesueur. Ils examinaient en silence les premiers tableaux de la vie de saint Bruno, tandis que, à l’autre extrémité du cloître, Lesueur retouchait celui de saint Bruno refusant la mitre. Dom Hugues de Maillé, général des Chartreux, et trois autres religieux, debout à quelques pas de lui, les mains cachées dans leurs longues manches, le regardaient peindre, immobiles comme des statues.
On n’entendait aucun bruit, sauf le murmure d’un jet d’eau qui ornait le bassin placé au centre du cloître, et le ramage d’une petite fauvette à tête noire perchée sur un rosier.
Le Frère Saladier se glissa le long des arceaux, et vint se poster à peu de distance du peintre, jugeant bien que les nouveaux venus s’en approcheraient.
Ils y vinrent en effet, marchant si légèrement que les Pères Chartreux ne les entendirent point. Ils s’arrêtèrent à quelques pas de Lesueur, et Armand, joignant les mains, regarda, non pas les peintures, mais le peintre, avec l’expression d’une indicible admiration. Quant à celui-ci, il ne voyait que son ouvrage, et n’entendait rien autre que cette voix intérieure qui inspire l’artiste et le guide dans les régions idéales.
Un quart d’heure se passa ainsi, puis le Frère vit Thomas prendre la main d’Armand et l’entraîner doucement. Ils s’éloignèrent, s’arrêtant un peu à chaque tableau ; puis ils sortirent du cloître, silencieux et furtifs comme des ombres.
– Voici d’étranges allures ! se dit le Frère Saladier ; il faut absolument que je sache qui est ce cousin-là. Il rejoignit les deux jeunes gens. Armand pleurait.
– Oh ! mon Dieu, disait-il, que c’est beau ! et dire que je n’y reviendrai jamais !
– Mon ami, lui dit le Frère, il y a un moyen bien simple. Faites-vous Chartreux ! Vous verrez saint Bruno tant qu’il vous plaira. Vous me paraissez fait pour cela.
– Oh ! il y a des obstacles insurmontables ! fit Thomas, qui avait évidemment grand’peine à ne pas éclater de rire.
– Vraiment ! dit le Frère ; j’en suis fâché. Quels peuvent-ils être ? Ah ! j’y suis. Je vois une alliance au doigt de monsieur votre cousin. Pauvre garçon ! si jeune et déjà marié ! c’est vraiment trop tôt.
– Allons-nous-en, Thomas, dit Armand à voix basse.
– Adieu, mon bon Frère, dit Thomas ; j’ai affaire au logis, et il se fait tard. Je suis votre serviteur.
– Et la salade que vous oubliez ? dit le Frère. Attendez un peu. Elle sera prête dans un quart d’heure. Et tenez, je vois le révérend Père général qui vient de ce côté. Voulez-vous que je lui présente M. Armand ?
– Merci, bien obligé ! s’écria Thomas. J’enverrai chercher la salade par quelqu’un. Faites-la mettre chez le Frère portier, je vous prie. Adieu ! bonsoir ! Sauvons-nous, Armand !
Et ils se hâtèrent de sortir du jardin.
Le Frère Saladier les regarda s’en aller ; puis, mettant un doigt entre ses deux sourcils, de l’air d’un homme à qui vient une idée lumineuse, il courut demander une conférence au révérend Père général.
VI
Ce soir-là était un samedi. Lesueur rentra de bonne heure au logis.
– J’ai bien travaillé cette semaine, ma chère femme, dit-il ; pour ma récompense, ne couche pas encore mes fillettes. Elles vont s’amuser un peu avec leur oncle et moi.
Et, rangeant les chevalets, il se mit à jouer à cache-tampon avec Marthe et Marie en attendant que le souper fût prêt.
Quand on se mit à table, la belle salade fleurie émerveilla les enfants.
– Quel luxe ! s’écria Lesueur : une salade aussi jolie que celle de notre festin de noce ! Qui nous a fait ce cadeau ?
– C’est moi, dit Thomas.
– Tu as eu là une très bonne idée, mon frère, dit Lesueur. Mais quel est donc ce jeune homme que tu as amené tantôt au couvent ? Ce bavard de Frère Saladier m’en a raconté je ne sais quoi, tandis que je travaillais ; mais je ne l’écoutais pas, et je ne me rappelle rien de ce qu’il m’a dit, si ce n’est que le jeune homme en question n’était pas fort poli et qu’il restait la tête couverte comme le Roi.
– C’est un jeune homme qui est fort de mes amis, dit Thomas ; il voulait absolument voir tes peintures. Je n’ai pu te le présenter, à cause de la présence du Père général ; néanmoins il est parti fort content.
– Mais enfin, quel est-il ? dit Lesueur.
– Veux-tu le voir ? dit Thomas.
Et, enlevant prestement la coiffe de Geneviève, il posa sur sa tête le chapeau de son mari. Geneviève, toute rouge, se cacha le visage dans ses mains.
– Que veux-tu dire ? s’écria Lesueur ; j’espère que vous n’avez pas fait cette folie ?
– Pardonne-la-moi, mon ami, dit Geneviève : j’avais un grand désir de voir ton ouvrage, c’est si beau !
Et elle se jeta dans ses bras.
– Vous avez agi comme deux fous ! s’écria Lesueur. Je crains que vous ne soyez excommuniés ipso facto. Violer la clôture, mais c’est très grave ! Il faudra t’en confesser, mon cher cœur. Comment as-tu pu faire une telle enfance ? Pourvu que le Père général n’en sache rien ! Et ce Frère Saladier ! Ah ! pour sûr, il a tout deviné ; c’est là ce qu’il essayait de me faire comprendre. Vous avez fait là une belle besogne, en vérité. Je n’ai plus faim ; je ne souperai pas !
Et Lesueur, nerveux comme le sont les artistes, se mit à se promener par la chambre d’un air désespéré, tandis que Geneviève pleurait et que les petites filles effarouchées se réfugiaient sur les genoux de leur oncle.
On frappa à la porte. La servante alla ouvrir et revint peu d’instants après, une lettre et une boîte à la main.
– C’est de la part du révérend Père général des Chartreux, dit-elle.
– Grand Dieu ! s’écria Lesueur, que va-t-il me dire ?
Il ouvrit la lettre en tremblant.
Monsieur et très cher fils en Notre-Seigneur, écrivait le bon Père, nous savons que les artistes ont souvent besoin d’argent. C’est pourquoi nous voulons, en témoignage de notre grande satisfaction, vous envoyer un acompte avant l’achèvement de votre beau travail. Ci-joint cent louis pour vous, dix pour votre élève, le sieur Thomas Goussé, et un petit souvenir pour M. Armand.
Je vous salue et vous bénis in Domino.
Dom Hugues de Maillé,
Général des Chartreux,
À la Chartreuse de Paris, 6 septembre 1648.
– Vive saint Bruno ! s’écria Thomas.
– Cent louis ! s’écria Geneviève : cela fait deux mille quatre cents livres. C’est une fortune. Tu pourras aller à Rome, mon ami !
– C’est magnifique ! dit Lesueur. Oh ! que le bon Dieu est bon ! que le Père général est aimable d’avoir pensé à notre cher frère ! Mais qui est ce M. Armand ? Je ne le connais pas ?
– Je le connais comme moi-même, dit Geneviève : voyons ce qui est pour lui.
Elle ouvrit la boîte. À côté des deux rouleaux d’or l’un de cent louis, l’autre de dix, était une seconde petite boîte, cachetée et entourée d’un triple fil de soie. Geneviève l’ouvrit : elle contenait... un dé d’or. Armand avait été deviné... et pardonné.
Ce soir-là, le souper fut bien joyeux. Lesueur promit à Geneviève et à Thomas de les emmener à Rome. Il le promit aussi à Marthe et à Marie. Ce fut un de ces rares moments où l’Éden semble retrouvé, et Geneviève en parla plus d’une fois dans la suite en disant :
– Te souviens-tu de ce soir où nous étions comme en Paradis ?
Mais l’Éden en ce monde est à jamais perdu. Que de vies humaines s’écoulent sans avoir compté un jour comme celui-là !
II
L’hôtel Lambert.
I
Par une belle matinée du printemps de l’année suivante, Eustache Lesueur, sa femme et ses deux petites filles, après avoir dévotement entendu la messe à Saint-Étienne-du-Mont, descendirent la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, traversèrent la place Maubert, et arrivèrent enfin dans l’île Notre-Dame 3 par le pont de la Tournelle, alors construit en bois. On creusait les fondations de la nouvelle église Saint-Louis, et de nombreuses maisons s’élevaient déjà parmi les hôtels et les jardins de ce quartier neuf.
L’hôtel Lambert venait d’être terminé, et le bouquet traditionnel, orné de rubans, se dressait encore sur sa toiture couronnée d’une crête élégante. Arrivé à la porte de cette belle demeure, Lesueur prit congé de sa femme.
– Va m’attendre à l’auberge de Martinet, lui dit-il, et commande le dîner. Dans une petite heure j’irai te rejoindre. Prie bien pour le succès de mes esquisses. Je serais si fâché que ce gros président ne les adoptât pas !
– Oh ! il les trouvera les plus belles du monde, dit Geneviève, j’en suis assurée. J’ai fait une neuvaine pour cela à sainte Véronique. Venez, fillettes, allons cueillir des fleurs dans le pré de Martinet.
Et, s’éloignant, elle gagna bientôt le pont-estacade qui joignait l’île Notre-Dame à l’île Louviers, tandis que Lesueur, son carton de dessins sous le bras, montait l’escalier de marbre qui conduisait aux appartements du président Lambert de Thorigny.
Un grand laquais fit entrer le peintre dans une antichambre à demi meublée et où les tapissiers travaillaient encore, et lui dit qu’il allait prévenir M. le Président. Il s’en alla, les tapissiers aussi, quand vint l’heure du dîner, et Lesueur, resté seul, eut tout le loisir de contempler la belle vue qu’on découvrait des fenêtres. De l’autre côté de la rue, un grand jardin maraîcher s’étendait jusqu’au bord de la Seine. Une petite maison inhabitée en occupait le milieu. Son toit de tuiles rouges et les espaliers en fleur qui en tapissaient les murs, lui donnaient un air de gaieté. Au delà on apercevait, sur l’autre rive, le port aux vins, où travaillait une foule affairée, les maisons du quai de la Tournelle et la montagne Sainte-Geneviève dominée par le clocher de Saint-Étienne-du-Mont, et les massives constructions de l’abbaye fondée par le roi Clovis. Lesueur crut même distinguer la girouette qui était placée sur le toit de son atelier. De beaux nuages, pelotonnés par un léger vent d’est, moutonnaient dans l’azur du ciel. Lesueur tira de son carton une feuille de papier et se mit à dessiner cette vue. Le temps passa, les horloges sonnèrent, et, personne ne songeant au peintre, ni lui à l’heure du dîner, il serait demeuré là jusqu’au soir, si les tapissiers n’étaient revenus. Ils s’étonnèrent de le voir encore à la même place ; et l’un deux, appelant par la fenêtre un laquais qui passait dans la cour, lui cria :
– Ohé, Picard ! vous avez oublié un monsieur dans l’antichambre !
– C’est ma foi vrai ! dit le laquais. Mais M. le Président vient de se mettre à table, et il a compagnie. Il faut attendre qu’il ait fini.
– Quelle heure est-il donc ? demanda Lesueur.
– Il est midi trois quarts, Monsieur, répondit l’obligeant tapissier. Oh ! laissez-moi donc voir le plan que vous avez tiré. Que c’est joli ! S’il y avait des couleurs, cela ferait un beau devant de cheminée. Vous allez peindre ça, n’est-ce pas ?
Mais Lesueur, songeant à sa femme et à ses enfants qui l’attendaient à l’auberge, commençait à s’impatienter, et il pria Picard d’aller avertir le maître du logis que M. Eustache Lesueur, peintre ordinaire du Roi, était là, apportant des esquisses que M. le Président avait commandées.
Il fut aussitôt introduit dans la salle à manger, et M. le Président l’invita fort galamment à prendre place à table. On n’en était qu’aux entrées ; mais Lesueur remercia, disant qu’il était attendu.
M. Lambert de Thorigny avait compagnie : le fameux abbé Duhamel, curé de Saint-Merry, l’un des coryphées du parti janséniste, dînait avec lui, ainsi que Mlle la Présidente et sa cousine, Mlle Araminte de Florensac, toutes deux précieuses des plus quintessenciées, vieilles et laides, et tellement parées, attifées et fardées, qu’elles ressemblaient à des poupées ambulantes. Quatre laquais debout derrière les chaises à bras des convives leur servaient un dîner des plus fins, et tel qu’il convenait à l’appétit délicat qui était l’une des qualités des sectaires de Port-Royal.
– Or ça, monsieur Lesueur, dit le Président, m’apportez-vous les dix-huit esquisses que je vous ai demandées il y a un mois ?
– Oui, Monsieur, dit Lesueur ; mais, si vous me le permettez, avant de vous les montrer, je voudrais vous exposer le plan que j’ai conçu pour la décoration de votre hôtel.
– C’est de toute justice, dit le Président : vous avez la parole, maître Lesueur. Monsieur le Curé, est-ce que vous ne reviendrez pas à cette chartreuse de perdreaux ?
– Si fait bien, monsieur le Président, dit Duhamel : ces sortes de chartreuses ne contiennent que d’excellentes choses.
– Parlez, maître Lesueur, dit le Président.
– Permettez, dit la Présidente à son mari, j’espère que vous avez fait part à M. Lesueur de mes intentions,
– Je m’en serais bien gardé, Madame, dit le Président : il faut qu’un artiste jouisse d’une liberté pleine et entière. Si le plan de M. Lesueur ne vous convient pas, nous le changerons ; mais d’abord il faut le voir, n’est-ce pas, monsieur le Curé ?
– Vous avez raison, et madame la Présidente aussi, dit le Curé ; je vous en dirai mon sentiment plus à loisir tantôt.
– Verse donc à boire, Bourguignon, dit le Président à un laquais. Commencez, monsieur Lesueur. Mais d’abord acceptez un verre de ce vin de Beaune, nectar digne des dieux, j’ose le dire ! Cela vous éclaircira la voix, Je vous écoute.
– Monsieur le Président, dit Lesueur, j’ai pensé que le salon d’un homme tel que vous, bien que destiné a des réceptions mondaines, ne devrait pas être décoré de sujets frivoles, mais de peintures historiques ; que le cabinet, à plus forte raison, devrait renfermer des tableaux sérieux, et que, même dans la salle de bains, l’honnêteté chrétienne serait respectée et n’admettrait aucune nudité.
– C’est aussi mon avis, dit la Présidente en se voilant la face avec son éventail. Aussi ai-je fait une liste de sujets tirés de l’histoire du grand Cyrus et de la princesse Mandane !
– Que le Ciel me préserve du grand Cyrus ! s’écria le Président : les romans ne sont point mon fait. D’ailleurs, vous avez votre appartement, Madame. Quelle est votre idée, monsieur Lesueur ?
– J’avais songé, dit Lesueur, à mettre dans la salle de bains l’histoire de Suzanne.
– Fi, Monsieur ! s’écria la Présidente : ce serait un scandale épouvantable. Je ne veux rien d’indécent.
– Madame, dit Lesueur, si vous regardiez mes esquisses, vous verriez que Suzanne est vêtue fort honnêtement. Le récit de la Bible, du reste, n’a jamais autorisé personne à la représenter, autrement.
– Monsieur, dit le Curé, je ne sais si mes faibles lumières sont dignes de guider monsieur le Président dans son choix, mais il me semble qu’un sujet tiré de la Bible ne peut être mis dans une salle de bains sans profanation.
– Ne parlons plus de Suzanne, dit le Président. La cause est entendue.
– Dans le cabinet, dit Lesueur, j’avais pensé mettre saint Louis, Salomon, Justinien...
– À Dieu ne plaise ! s’écria le Président. Justinien m’assomme suffisamment au palais sans qu’il vienne me poursuivre jusque chez moi !
– Pour le salon, dit Lesueur, j’ai préparé les esquisses de plusieurs grands sujets prêtant à des agencements d’architecture d’une belle ordonnance : les noces de Cana, le festin chez Simon, et...
Le Président regarda le Curé, et celui-ci s’écria :
– Mais c’est une impiété, Monsieur : mettre le Christ dans un salon où l’on fera de la musique !
– Notre-Seigneur ne condamne pas la musique et les fêtes, monsieur l’abbé, dit Lesueur : il est allé aux noces de Cana.
– Ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux ! s’écria le janséniste, et le plus sage est de n’en rien dire.
– Qu’il a d’esprit, ma chère belle ! s’écria mademoiselle Araminte en se penchant vers la Présidente.
– M. le Curé a mille fois raison, dit le Président : ce sont tableaux d’église et non d’appartement que vous me proposez. En fait de noces, M. Lebrun va me peindre dans ma galerie les noces d’Hercule et d’Hébé : ce sera tout à fait convenable. Les sujets tirés des livres saints doivent décorer les églises seulement.
– Et encore il n’en faut pas abuser, dit Duhamel : toutes ces peintures donnent des distractions. Passe encore quand elles sont sur toile, mais les vitraux sont une vraie peste ! Ils gravent dans la mémoire du bas peuple une foule de légendes ridicules, et ils rendent les églises si obscures que les gens instruits n’y peuvent lire. Aussi ai-je et ferai-je enlever à Saint-Merry le plus possible de ces friperies gothiques et barbares.
– Je vois, dit Lesueur, que mes esquisses ne serviront à rien.
– Je vous les paierai, Monsieur, dit le Président ; mais il faut en faire d’autres. J’ai eu tort de ne pas vous donner mes idées par écrit tout d’abord, mais je pensais qu’un homme de votre talent les devinerait. Enfin les voilà : vous me ferez dans la salle de bains Diane et Actéon et le triomphe d’Amphitrite ; dans le salon, l’histoire de l’Amour, et dans le cabinet... Donnez-moi une idée, monsieur le Curé : il faut quelque chose de sérieux.
– J’y voudrais le grand Cyrus, dit la Présidente.
– Vous l’aurez dans votre chambre, Madame, dit le Président, avec son écuyer Féraulas, Polydamas, Aglatidas et tous les autres. Mais ces gens d’épée n’entreront pas dans mon cabinet. Je veux quelque chose qui convienne à la gravité d’un magistrat. Aidez-moi donc, monsieur le Curé.
– Mettez-y les neuf Muses, dit Duhamel.
– C’est parfait ! dit le Président ; vous avez entendu, monsieur Lesueur ?
Lesueur fit un profond salut et sortit. Le Président courut après lui :
– Monsieur Lesueur, dit-il, ne soyez point fâché ; mon intendant vous donnera telle somme que vous jugerez convenable pour vous indemniser. Je tiens expressément à ce que vous décoriez mon hôtel, et cela le plus tôt, le plus vite possible. Il faudra venir loger près d’ici. J’ai acheté hier ce grand terrain qui est en face, afin que l’on n’y bâtisse pas. Vous pourriez y habiter. La maison est petite, mais assez propre. Je vous la louerai cent livres par an, moitié moins si vous voulez. Cela vous plaît-il ?
– J’en parlerai à ma femme, dit Lesueur. Je vous remercie, monsieur le Président ; à l’honneur de vous revoir.
Le Président retourna achever son dîner, et Lesueur s’en alla, emportant les belles esquisses que personne n’avait songé à regarder.
II
Geneviève l’attendait en disant son chapelet, assise au bord de l’eau. La petite auberge de Martinet, très fréquentée le dimanche, était déserte en semaine, et Geneviève et ses filles se trouvaient seules dans le pré. On avait mis le couvert sur une des tables rustiques placées sous les saules, et Marthe et Marie, déjà couronnées de pâquerettes, continuaient à en cueillir pour en faire une guirlande à leur mère. Celle-ci, inquiète, regardait le pont. Elle y vit enfin paraître Lesueur, et, courant vers la maison, donna l’ordre de servir le dîner.
– Tu dois avoir grand’faim, dit-elle à son mari ; comme tu es resté longtemps ! J’ai dû faire manger des tartines aux petites afin qu’elles prissent patience. Viens vite à table.
Dès que le modeste petit dîner fut commencé, Geneviève questionna son mari. Il lui raconta son entrevue avec le Président, et les yeux de Geneviève se mouillèrent de larmes.
– Quoi ! s’écria-t-elle, il n’a pas regardé tes esquisses ; quel méchant homme ce doit être. Et cet abbé qui était là, il ne connaissait donc pas tes peintures du cloître des Chartreux, ni ton beau tableau de saint Paul ? Quel peut être ce vilain abbé ?
– Un janséniste, pour sûr, dit Lesueur ; j’ai bien reconnu les façons cafardes de ces messieurs de Port-Royal et leur haine systématique contre les beaux-arts. Ils ne valent guère mieux que les calvinistes. Ils traitent de fables les légendes les plus autorisées par la Tradition, et ne peuvent pas même souffrir que l’on représente l’Assomption de la Sainte Vierge, resserrant ainsi le domaine de l’art, comme ils resserrent le cœur des fidèles en les détournant de la sainte communion. Ils mutilent la liturgie, ils dessèchent et stérilisent tout de leur souffle froid et venimeux. Ils veulent qu’on représente le Dieu crucifié, non plus les bras étendus pour étreindre le monde entier, mais levés et rapprochés comme pour appeler la foudre et maudire toute la création. Plus de Vierge triomphante s’élevant au ciel entourée des chœurs angéliques ! mais Marie toujours en pleurs, toujours au pied de la croix ! Plus de sourire, plus de fêtes chrétiennes ! la prédestination, la fatalité ! Dieu sans miséricorde et le chrétien sans espérance !
« Qu’arrive-t-il alors ? Les poètes, les artistes, chassés du ciel chrétien, sont condamnés à chercher dans la mythologie des formes et des symboles mille fois moins beaux que ceux qu’on a rejetés ; et ce vieux Président à grosse perruque, sans se douter du ridicule qu’il se donne, va trôner dans son salon entre Vénus et l’Amour.
– Vénus ? dit Geneviève en ouvrant de grands yeux, qui est cette personne ? Je ne la connais point,
– Elle n’est pas pour te plaire, ma chère femme, dit Lesueur ; il me faudra la peindre, hélas ! car il faut vivre. Je tâcherai de la faire aussi honnête que possible. Les peintures de l’hôtel une fois terminées, nous partirons pour Rome. Mais il y a beaucoup à travailler, et il faudra venir habiter dans l’île. M. le Président propose de nous louer une petite maison voisine de son hôtel. Veux-tu venir la voir tout à l’heure ?
– Oh ! bien volontiers, dit Geneviève ; mais ce sera triste de quitter notre paroisse.
– Nous en verrons le clocher de nos fenêtres, dit Lesueur. Et puis tu seras bien plus près de la tante Denise ; ce sera un dédommagement.
Ils achevèrent de dîner, payèrent leur écot à Martinet et allèrent visiter la maison du jardinier. Le grand jardin plein d’arbres fruitiers en fleurs, le bon air et la belle vue charmèrent tellement Geneviève et ses filles que la petite maison leur parut un Louvre.
– Nous serons ici comme des rois, dit-elle, et nous aurons des abeilles et des poules.
III
Six ans après, en avril 1655, les peintures de l’hôtel Lambert étaient presque finies. Les frères de Lesueur et son beau-frère Thomas Goussé l’avaient aidé ; mais il était tellement surchargé d’autres travaux, aussi difficiles que mal rétribués, qu’il n’arrivait pas à satisfaire l’impatience du Président. L’excès de travail le fit tomber malade, et, en peu de jours, il fut à l’extrémité. Il reçut les sacrements et se prépara à mourir avec cette piété simple et confiante qui l’avait soutenu toute sa vie.
– J’ai toujours aimé le bon Dieu, disait-il ; je l’ai glorifié de mon mieux : j’espère qu’il me recevra dans sa miséricorde et prendra soin de ma femme et de mes enfants.
Mais la pauvre Geneviève ne pouvait se résoudre à voir mourir son mari. Depuis deux mois elle avait un fils, et cet enfant tant désiré portait le nom de Bruno, en souvenir du saint dont Lesueur avait représenté l’admirable vie. Marthe et Marie berçaient leur petit frère, tandis que Geneviève soignait le malade et priait jour et nuit pour sa guérison.
Enfin Lesueur alla mieux : il put se lever, et, le 1er mai, ses filles joyeuses aidèrent Thomas Goussé à le porter au jardin. Un grand fauteuil garni de coussins était tout préparé sous les arbres, et Geneviève, son petit enfant sur ses genoux, était assise auprès. Les lilas et les roses répandaient leurs parfums, et les oiseaux chantaient le triomphe du mois de mai.
Lesueur semblait respirer avec délices l’air printanier. Il regardait le fleuve, ses enfants, son cher clocher de Saint-Étienne-du-Mont, et il dit à sa femme :
– Je suis tout étonné de vivre encore ; je croyais bien que le mois de mai me verrait porter là-haut à la place que tu sais, Geneviève.
– Tu croyais une chose folle, dit Geneviève ; ne parle plus de cela. Tu es guéri : d’ici à huit jours je te rendrai tes pinceaux, si tu es bien sage. M. Vincent a envoyé demander de tes nouvelles, et, apprenant que tu étais convalescent, il m’a fait dire qu’il viendrait aujourd’hui même te commander un tableau pour la chapelle de l’hospice de la Salpetrière : il veut la Nativité de Notre-Seigneur.
– Hélas ! dit Lesueur, j’ai toujours souhaité peindre ce sujet-là ; mais M. Vincent s’y prend trop tard : il ne le verra pas.
– Il espère bien que si, dit Marthe ; M. Vincent a quatre-vingts ans, mais il compte vivre assez pour voir son tableau. Vous savez bien, papa, que M. Vincent a le don de prophétie. C’est un saint.
– C’est un grand saint, dit Lesueur ; mais, quand il m’aura vu, il ne comptera plus guère sur son tableau.
– Ne dites pas cela, papa, s’écria Marie ; voilà Bruno qui se dépêche de grandir pour vous poser l’Enfant Jésus. Regardez, comme il est joli !
Et elle éleva dans ses bras le petit poupon aux yeux bleus comme le ciel.
Lesueur sourit et dit :
– Tu ferais une belle Sainte Vierge, ma fille. Oh ! que j’aurais mieux aimé te peindre ainsi que sous les traits d’Uranie, toute céleste que j’aie essayé de la faire ; mais je ne peindrai plus !
– J’entends le carrosse de M. Vincent, dit Thomas
– Le carrosse, dit Geneviève ; ce n’est pas lui alors : M. Vincent va toujours à pied.
– Non, plus à présent, dit Thomas ; il est si fatigué que les médecins l’obligent à aller en voiture. Le bon M. Vincent appelle ce carrosse son humiliation et son infamie, et pour se dédommager il fait monter dedans de petits enfants pauvres et les promène avec lui. Tenez, voyez si j’ai dit vrai !
La porte du jardin venait de s’ouvrir, et saint Vincent de Paul y entrait au bras d’un jeune lazariste et suivi par une demi-douzaine de petits pauvres, qui regardaient le jardin avec admiration. Saint Vincent, tout courbé, marchait péniblement, mais la paix et la joie du ciel rayonnaient sur son visage. Les filles de Lesueur et Thomas coururent à sa rencontre, et, s’agenouillant, demandèrent sa bénédiction.
– Levez-vous, levez-vous, mes enfants, leur dit-il ; me prenez-vous pour Monseigneur ? Allons voir le cher malade. Le voici au jardin, c’est bon signe. Ne vous levez pas, monsieur Lesueur, je suis votre serviteur. Mademoiselle, montrez-moi ce petit innocent. Ah ! en voici un qui n’aura pas besoin que les Filles de la Charité s’occupent de lui. Heureux petit enfant !
– Bénissez-le, mon Père, dit Geneviève ; bénissez-le, afin qu’il devienne un grand artiste.
– Prions qu’il devienne un saint, dit M. Vincent ; le reste ne vaut pas la peine d’être demandé. Pardon, monsieur Lesueur, cela ne veut pas dire que je dédaigne votre art ; bien au contraire, je viens vous demander un tableau. Mais vous me paraissez fatigué, je reviendrai demain.
– Monsieur le Curé, dit Lesueur, je vous en prie, ne vous en allez pas ; quand je me serai reposé un instant, je vous parlerai. Causez un peu avec ma femme. Fais voir tes ruches à ces messieurs, mon cher cœur.
Geneviève se leva et conduisit saint Vincent près des ruches. Ils y restèrent quelques minutes ; puis, inquiète, elle revint.
Marthe et Marie s’occupaient à suspendre un voile de mousseline au-dessus de la tête de leur père, qu’un rayon de soleil déclinant atteignait à travers le feuillage. Elles mirent un doigt sur leurs lèvres.
– Il dort ; ne faites pas de bruit.
Lesueur était immobile, et ses longs cheveux bruns retombant sur l’oreiller faisaient ressortir la pâleur mate de son visage.
Saint Vincent s’approcha et lui prit la main. Il resta quelques instants ainsi ; puis, étendant ses mains sur le front de Lesueur, il prononça à voix basse quelques paroles en latin. Geneviève le regardait avec anxiété. Il se tourna vers elle :
– Ma fille, dit-il, vous le savez, le sommeil est le frère de la mort !
Elle tomba à genoux en serrant son fils contre son cœur ; ses yeux restèrent fixés sur ceux de saint Vincent, mais elle ne put articuler un seul mot.
– Ma pauvre fille, dit le saint, adorez la très sainte volonté de Dieu. Il a épargné à Lesueur les dernières angoisses de la mort. Le frère a amené la sœur, et celui qui dort-là ne se réveillera qu’au jour de la résurrection.
Et saint Vincent, se mettant à genoux, récita les prières pour la recommandation de l’âme, tandis que Geneviève et ses filles étouffaient leurs sanglots et que les petits oiseaux saluaient le soleil couchant par de gracieux concerts.
Ainsi mourut à trente-huit ans le Raphaël français. Il n’avait pas connu les enivrements de la gloire et de la fortune, mais il avait joui des affections de la famille, de cette ineffable paix que donne la pureté du cœur et des ravissements réservés à qui cherche le beau ; il n’avait pas visité Rome, mais lorsque ses yeux, se fermant aux réalités terrestres, ne virent plus le sourire de sa Geneviève et de ses enfants, l’âme d’Eustache Lesueur, accoutumée à planer dans les sphères supérieures, en compagnie des anges et des saints, entra, comme l’exilé qui revoit sa patrie, dans cette cité céleste dont la Rome d’ici-bas n’est que l’image, le symbole et l’espérance.
Julie LAVERGNE, Les neiges d’antan, 1877.
1. Madame était alors réservé aux femmes de qualité.
2. Maintenant la rue d’Assas.
3. Maintenant île Saint-Louis.