Histoire d’une dentelle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les valets du comte de Wallers venaient de mettre en ordre le grand salon de son château et de le disposer pour une réception. Les meubles somptueux, le clavecin et la harpe dorée se reflétaient dans les hautes glaces et le parquet brillant. Les fenêtres étaient ouvertes, et l’air printanier du dehors, se mêlant à la chaleur qui s’échappait d’une cheminée où flambaient des bûches énormes, faisait régner dans cet intérieur flamand une température d’Italie. Rien ne manquait plus à la décoration du salon que des fleurs, et maître Bernard, le jardinier, suivi de ses aides, apporta sur la terrasse plusieurs corbeilles remplies de bouquets tout ajustés. Deux chambrières vinrent les prendre, et se mirent en devoir de les placer, dans les vases de Sèvres qui ornaient les encoignures et les consoles, non sans s’interrompre souvent pour se mirer ou se faire de petites querelles. Elles étaient jeunes et jolies, et leur minois fripon, relevé de mouches noires et de rubans cerise, ne déparait pas l’élégance maniérée d’un salon de 1770.

– En vérité, dit Lisette à Marthon, je ne sais à quoi pense maître Bernard d’avoir mis tant de narcisses ans ses bouquets ; Mademoiselle aura la migraine demain, et Dieu sait quelle vie elle nous fera ! Si j’ôtais ces fleurs ?

– Je ne vous le conseille pas, dit Marthon, Mademoiselle a donné elle-même les ordres au jardinier ; elle s’apercevrait de l’absence des narcisses, et vous seriez grondée, pour sûr. Allons, voilà qui est fini. C’est bien joli. Il faut maintenant aller coiffer Mademoiselle.

– C’est à votre tour, heureusement pour moi, dit Lisette ; je vais m’esquiver et tâcher d’aller un peu m’amuser au jardin.

Elle avait déjà un pied sur la terrasse quand Mlle de Wallers, entrant dans le salon, suivie de sa gouvernante, la rappela :

– Lisette, dit-elle, allez ranger ma chambre, et remettez dans mes tiroirs tout ce que j’ai éparpillé sur le tapis.

– J’ai fait la chambre de Mademoiselle, dit Lisette.

– Et moi je l’ai défaite, dit la demoiselle : j’ai retourné tous mes tiroirs en cherchant ma bague de fiançailles, qui était dans ma poche.

Allez, Lisette ; vous en aurez pour une heure ou deux. Quant à vous, Marthon, vous allez venir me coiffer. Mais d’abord ôtez de là ces jacinthes roses, et remplacez-les par les bouquets bleus qui sont là-bas. Ouvrez mon clavecin, mettez dessus un cahier de sonates, et surtout ne placez pas la musique à l’envers, comme vous faites quelquefois. Reculez un peu la harpe. C’est cela. Fort bien ! Non, décidément, remettez les jacinthes roses où elles étaient d’abord. Cela fait mieux. Redressez cette tulipe. Avancez l’écran plus près du feu. Oh ! que je suis lasse de tout ce tracas de maison ! Allons, ma bonne amie, venez me faire une lecture instructive pendant que Marthon me coiffera. Dépêchons-nous ! la compagnie arrivera vers cinq heures : j’aurai à peine le temps de m’habiller.

Et elle prit le chemin de son cabinet de toilette. La jeune héritière s’enveloppa d’un peignoir de batiste garni de dentelles, et, s’asseyant devant son miroir, sourit à la gracieuse image qu’il lui présentait.

Flore de Wallers était en effet la plus jolie petite personne que l’on pût voir : ses traits délicats, ses grands yeux noirs légèrement bridés, son petit nez à la Roxelane, ses cheveux blonds crêpés et frisés d’eux-mêmes, offraient le type de beauté le plus admiré en ce temps-là.

Fille unique et chérie, elle n’avait jamais connu de résistance à ses volontés ; naturellement bonne, elle voulait que tout le monde fût heureux autour d’elle, mais à la condition que le bonheur des autres ne gênât en rien aucune de ses fantaisies, qui, du reste, se renfermaient dans un cercle assez étroit. Elle passait sa vie à se parer, et ce goût lui venait de sa mère. La défunte comtesse de Wallers avait aimé la parure au delà de toute expression et l’on citait d’elle un trait vraiment incroyable. Le jour qui fut le dernier de sa vie, après avoir reçu les sacrements et dit adieu à son mari et à sa fille, elle voulut rester seule avec sa femme de chambre favorite, et lui dit :

– Jure-moi d’obéir à l’ordre que je vais te donner.

La bonne fille le promit de tout cœur.

– Tu m’habilleras dès que je serai morte, dit la comtesse ; tu me mettras ma robe de lampas mordoré, garnie de point de France, des gants blancs, et tu me coifferas et tu me mettras du rouge.

La femme de chambre, effrayée, crut qu’elle délirait et appela le médecin. Il entendit la comtesse réitérer ses ordres. Quelques heures après, elle n’était plus. La femme de chambre exécuta les dernières volontés de sa maîtresse, et bien lui en prit, car Mme de Wallers avait inséré cette clause dans son testament :

« Si Mlle Denise me met du rouge après ma mort, je lui lègue deux cents livres de rente viagère de plus qu’à mes autres femmes. »

Flore n’était âgée que de six ans lorsqu’elle perdit sa mère ; mais elle était déjà si passionnée pour la toilette qu’elle se fût plutôt privée de nourriture que de rubans, et ni l’éducation du couvent ni les remontrances paternelles ne purent modifier ses goûts. Sa grande fortune la fit rechercher en mariage de bonne heure. Le choix de son père s’étant arrêté sur le marquis de Mareuil, lieutenant de vaisseau et l’un des plus brillants officiers de la marine royale, la belle Flore ne songea plus qu’à préparer son trousseau et ses parures. Le mariage devait se faire au mois d’août. On était alors en avril ; mais ce temps semblait court à la jeune demoiselle, tant elle projetait de faire confectionner d’ajustements de toute sorte !

La gouvernante prit un livre et commença par le milieu, pour la sixième ou septième fois, le premier chapitre de l’Histoire de France : mais, comme toujours, sa jeune maîtresse l’interrompit au bout de trois minutes.

– Ma bonne amie, dit-elle, il me semble que nous aurions mieux à faire que de nous occuper de Mérovée ; nous avons encore tant de choses à décider ! Comment garnirons-nous ma robe de noces ? Sera-ce en dentelle d’argent, en point de Bruxelles, ou en Valenciennes ?

– Mais, Mademoiselle, dit la gouvernante, il me semble qu’il n’y a pas à hésiter : la commande faite par madame votre mère y a pourvu.

– Quelle commande ? dit la jeune fille.

– Comment ! dit la gouvernante, vous l’ignorez ? Mais, Mademoiselle, à peine étiez-vous au monde que madame votre mère s’occupa de votre toilette de noces, et elle commanda au meilleur dessinateur de Valenciennes le modèle d’une dentelle magnifique. Cette dentelle fut commencée un an après votre naissance et doit être bientôt finie, je pense.

– Quinze ans pour faire une dentelle ! voilà qui est incroyable s’écria Flore. Ce doit être un conte. Je vais aller demander à papa ce qui en est.

– Monsieur votre père vous dira exactement la même chose que moi, Mademoiselle. Depuis quinze ans, il fait remettre chaque année au maître dentellier une somme convenue à compter sur le prix total, qu’il soldera le jour où la dentelle lui sera livrée. Une seule ouvrière y travaille et ne fait pas autre chose. On dit cette dentelle admirable. Pour moi, je ne l’ai jamais vue.

– Je veux la voir tout de suite s’écria Flore : qu’on aille la chercher !

– Ce serait inutile, Mademoiselle : l’ouvrière n’y consentirait pas. Les carreaux des dentellières ne peuvent être touchés impunément : on mêlerait les fuseaux, on romprait les fils, et l’ouvrage serait gâté. Si vous voulez voir votre dentelle, il faut aller à Valenciennes.

– Faites atteler, dit Flore : j’y serai dans une heure.

– Mademoiselle oublie qu’elle attend compagnie, dit la gouvernante.

– Il est à peine midi, dit Flore : je serai de retour à trois heures. J’aurai deux heures pour m’habiller. C’est assez.

– Le temps va changer ! s’écria Marthon : voici la première fois que j’entends dire chose pareille à Mademoiselle.

Flore sonna, envoya dire au cocher d’atteler, jeta un mantelet de taffetas rose à capuchon sur sa coiffure à demi terminée, et courut sur le perron, où elle trépigna d’impatience jusqu’au moment où sa légère petite calèche entraînée par deux vigoureux trotteurs, l’emporta rapidement, avec sa gouvernante, sur la route de Valenciennes.

 

 

 

II

 

 

Dans une des caves dont les escaliers de pierre bleue s’ouvraient directement sur la rue des Blancs-Pignons, à Valenciennes, deux femmes étaient assises et travaillaient. Un rayon de soleil, entrant par le soupirail ouvert au midi, éclairait le carreau à dentelle posé sur les genoux de la plus jeune. Les atomes qui, d’ordinaire, fourmillent dans un rayon de soleil, n’apparaissaient pas dans celui-là. La propreté de cette cave était parfaite, et les mouvements doux et mesurés des deux ouvrières ne soulevaient aucune poussière.

La jeune dentellière était pâle et blonde. Un petit bonnet et un grand tablier à manches d’une blancheur de neige voilaient ses cheveux et ses vêtements. Ses mains fines et transparentes maniaient délicatement les douzaines de fuseaux chargés d’un fil presque invisible, qui s’entrecroisaient sur un grand et lourd carreau de drap vert et formaient le tissu d’une dentelle admirable. Le modèle, tracé sur un parchemin et soigneusement encadré, était placé sur une table auprès de l’ouvrière ; mais elle ne le regardait pas, elle le savait par cœur.

Une vieille femme, assise dans l’ombre, près d’elle, filait sa quenouille, garnie d’un lin semblable à la plus belle soie, et qui se transformait entre ses doigts en fil d’une ténuité merveilleuse.

– Grand-mère, dit la jeune fille, approchez-vous donc de moi pour sentir ce bon soleil sur vos genoux. Il est bien chaud aujourd’hui. Cela nous promet de beaux jours à la Croisette.

Nous partirons le 1er Mai, n’est-ce pas ?

– Je voudrais bien partir avant, ma Christine, dit la grand-mère ; tu es plus fatiguée cette année-ci que les autres, et il est grandement temps que tu ailles te reposer et boire du bon lait chez ta marraine.

– Je le voudrais aussi, mais je n’aurai fini ma tâche que le 30, et Mr Delpierre n’entend pas raison. Il faut qu’il livre cette dentelle au comte de Wallers à la Notre-Dame de septembre, et je n’ai obtenu la permission de me reposer ce mois de mai que si je lui montre mon travail d’avril complet. Je ne suis pas si fatiguée que vous le croyez, bonne maman.

– Pauvre Christine ! je t’entends tousser la nuit, et tes mains ont bien maigri cet hiver. Ne me trompe pas, mon enfant. Tes yeux souffrent-ils ?

– Non, bonne maman, mes yeux vont à merveille : ils finiront ma dentelle. Mais vous savez ce qui est convenu. Après celle-ci, je n’en ferai plus que de la grosse. Géry sera reçu maître charpentier à la Saint-Michel. Nous irons nous établir à la Croisette, et nous aurons des poules et un petit jardin. Oh ! que ce sera joli !

Le roulement d’un carrosse, chose inouïe rue des Blancs-Pignons, se fit entendre, et la voiture s’arrêta devant l’escalier de la cave. Un laquais en livrée se pencha sur les marches et cria :

– Est-ce ici que demeure Christine Sproit ?

– Oui, Monsieur, répondit la grand-mère en ouvrant la porte.

Et, un instant après, le bruit des talons hauts et le frôlement des robes de taffetas annoncèrent l’arrivée de Mlle de Wallers et de sa bonne amie.

– Qu’il fait noir ici ! s’écria la jeune demoiselle : je n’y vois goutte ! allumez des bougies, je vous prie.

– Asseyez-vous, Mademoiselle, dit Christine en lui présentant une chaise, et ayez la bonté de fermer les yeux un instant. Quand vous les rouvrirez, vous distinguerez fort bien les objets. Notre cave est la plus claire du quartier.

– Miséricorde ! s’écria Flore, que sont donc les autres ? Enfin, j’obéis : je vais fermer les yeux, pour y mieux voir.

Elle mit ses jolies mains sur ses yeux et continua à babiller.

– Ah ça ! dit-elle, je veux voir ma dentelle, la dentelle commandée en 1755 par la comtesse de Wallers, ma mère. Je vais me marier, et il me la faut tout de suite.

– La dentelle sera bientôt finie, dit Christine, et vous l’aurez au jour promis, Mademoiselle. Mais regardez-la d’abord.

Flore ouvrit les yeux, et Christine, décousant avec précaution la toile fine où était roulée la partie terminée de la dentelle, déploya celle-ci aux regards émerveillés de la jeune héritière.

C’était une valencienne très haute, dont le dessin représentait des guirlandes de roses et de jasmins, des nœuds de rubans, les armoiries de Wallers, le tout orné de jours d’une finesse et d’une variété incomparables. Il s’en fallait de peu qu’elle n’atteignît la longueur de douze aunes, rigoureusement nécessaire pour la garniture d’une robe d’alors, et comprenant les engageantes, le tour de gorge et le bas de jupe.

Flore se récria sur la beauté et la fraîcheur de l’ouvrage.

– Est-il vrai, dit-elle que vous ayez mis quinze ans à faire cela !

– Je n’en ai que vingt, dit Christine, et il n’y a que sept ans que j’y travaille. Ma grand-mère l’avait commencée.

– Et pourquoi n’a-t’elle pas continué ? dit Flore.

– Parce que je suis devenue aveugle, Mademoiselle, dit la grand-mère. Mais heureusement j’avais appris mon état à ma petite fille, et elle le savait si bien que je défie aux plus habiles prud’hommes de Valenciennes de distinguer l’endroit où elle a pris mes fuseaux. C’est la dernière chose que j’ai vue clairement en ce monde ; mais je l’ai bien vue et j’en réponds.

– Pauvre femme ! dit Flore attendrie, et vous ne pouvez plus travailler ?

– Si bien, Mademoiselle ; le bon Dieu m’a laissé mes doigts et je file le plus beau fil à dentelle de toutes les Flandres. Voyez plutôt.

Elle tendit son fuseau à la demoiselle, qui rendit toute justice à la perfection du travail de la bonne vieille et la complimenta d’une façon si gracieuse que Christine lui dit :

– Vous êtes bien bonne, Mademoiselle ; dorénavant je travaillerai encore de meilleur courage à votre dentelle.

– Fort bien, dit Flore ; mais quand sera-t-elle finie ?

– Je l’ai promise pour le 8 septembre, Mademoiselle, et, la veille de la fête de Notre-Dame, je la livrerai.

– Il me la faut un mois plus tôt, dit Mlle de Wallers : je me marie le 10 août, et il faut que je la porte ce jour-là. Faites vous aider, ma petite : je payerai en conséquence.

– C’est impossible, dit Christine : il n’y a pas au monde une personne qui puisse toucher à mon ouvrage sans le gâter. J’y dois travailler seule. Je ferai en sorte qu’il soit terminé le 8 août.

– Christine ! s’écria la grand-mère, que dis-tu là, ma fille ? Il ne faut pas promettre l’impossible.

– Assurément non, bonne maman, dit Christine ; mais, en renonçant à aller à la Croisette cette année, je pourrai finir.

– Qu’est-ce que la Croisette ? demanda Flore.

– C’est le village où habite ma nièce, la marraine de Christine, Mademoiselle, dit la grand-mère. Tous les ans nous allons y passer le mois de mai. Christine s’y repose et boit du lait chaud, et ensuite elle peut reprendre son travail.

– Qu’elle l’emporte à la campagne, dit Flore, rien n’est plus simple.

– Vous vous trompez, Mademoiselle : il faut, pour que la dentelle soit belle, la faire dans la cave toujours dans une demi-obscurité et une température égale. Voyez, depuis quinze ans cette dentelle est là, et nous y vivons sans jamais faire de feu, de crainte de la gâter.

– Bon Dieu ! s’écria Flore, et de quoi vivez-vous donc ?

– Nous allons prendre nos repas chez de bonnes voisines, Mademoiselle, et nous sortons quelquefois à la tombée de la nuit ; mais, excepté les dimanches et fêtes, jamais ma petite-fille ne se promène au soleil ; ses vacances à la Croisette sont le seul plaisir, le seul repos de cette enfant. Ne permettez pas qu’elle les sacrifie. Vous aurez bien d’autres dentelles à mettre le jour de vos noces !

– Quand j’aurais toutes celles de la reine, s’écria Flore, je n’en tiendrais pas moins à celle-ci ! N’est-ce pas, ma petite Christine, que vous me la ferez ? Vous irez à la Croisette au mois d’août au lieu d’y aller en mai, voilà tout. Et je vous donnerai une belle robe de soie. Tenez, voici un petit cadeau pour vous encourager.

Et elle mit trois louis dans la main de Christine.

– Allons, au revoir ! dit Flore. La semaine prochaine, je reviendrai voir où vous en serez.

Et elle partit gaiement, persuadée qu’elle venait de faire deux heureuses.

 

 

 

III

 

 

– Grand-mère, dit Christine, Mlle de Wallers m’a donné trois louis ! Je pourrai m’acheter une grande armoire en chêne comme celle de ma marraine.

– Hélas ! dit la grand-mère, si tu te portais bien, ma fille, je me réjouirais ; mais je sens que ta main est brûlante.

– C’est parce que je suis très contente, dit Christine. Rassurez-vous, bonne maman : tout ira bien.

Le 1er mai fut un dimanche, et Géry, le fiancé de Christine, vint avec une carriole chercher la grand-mère et la petite-fille, et les conduisit à la Croisette pour y passer la journée.

La marraine de Christine, bonne grosse fermière entourée d’une poussinière d’enfants aux joues rouges et aux cheveux d’un blond presque blanc, accourut sur le seuil de sa rustique demeure au bruit de la carriole. Elle fit une exclamation en apercevant Christine.

– Jésus ! Maria ! s’écria-t-elle, quelle figure de cire tu as, ma filleule ! Il est grand temps d’arriver chez nous. Mais va ! j’ai fait une tarte comme pour la ducasse, et cela va te remettre en bon point. Allons, ma tante, prenez mon bras. Malgré vos soixante ans, vous avez meilleure mine que Christine, la pauvre fille ! Holà ! les gars, montez vite dans la chambre grise le bagage de ma tante.

– Il n’y a point de bagage, ma marraine, dit Christine : nous retournons ce soir à Valenciennes.

– Par exemple ! s’écria la fermière, voilà ce que je ne souffrirai pas, foi d’honnête femme ! Mais allons d’abord dîner.

Ils entrèrent tous dans la grande salle de la ferme, où un potage fumant, une tarte énorme et un jambon couronné de laurier et de primevères garnissaient une table proprement dressée, qui ne tarda pas à réunir maîtres, enfants et valets.

Après le dîner Christine voulut monter dans la chambre grise. Son lit et celui de sa grand-mère étaient tout prêts. Sur le plancher de sapin fraîchement lavé, du grès pulvérisé formait des dessins symétriques. Deux bouquets de lilas blanc étaient placés sur la cheminée à côté d’une Sainte Vierge habillée de mousseline bleue. La fenêtre ouverte, entourée des fleurs d’un poirier d’espalier, laissait entrer à flots les saines odeurs de l’étable et les parfums du verger.

– Qu’il fait bon ici ! se dit Christine ; oh ! que j’y voudrais rester !

Elle s’accouda sur la fenêtre et regarda le paysage. L’horizon était borné, comme il l’est toujours en ce pays plat de Flandre ; mais les grands arbres de la forêt de Saint-Amand le terminaient, et Christine se rappelait combien le soleil levant était beau à regarder de là, lorsqu’il perçait de ses flèches d’or l’épais rideau des bois.

Les enfants jouaient dans la cour avec Géry.

– Descends donc, cousine, crièrent-ils. Tu as l’air d’une Notre-Dame dans sa niche. Viens jouer à courir avec nous.

Christine quitta la fenêtre ; mais, avant de descendre, elle s’agenouilla devant la petite Madone et dit un Ave... pour revenir.

Sa marraine essaya en vain de la faire rester à la Croisette, Christine tenant à remplir sa promesse. Il fut seulement convenu que Géry louerait encore la carriole le dimanche suivant et que l’on reviendrait passer une bonne journée à la campagne. Mais un orage terrible, qui éclata dans la nuit du samedi, fit changer les projets. Le dimanche suivant, la grand-mère fut malade. Bref, le mois de mai se passa, et, pendant ceux de juin et de juillet, Géry dut aller travailler de son état de charpentier à l’église que faisaient construire les Bénédictins d’Arras. Et Christine ne revint pas à la Croisette.

La santé de la pauvre fille déclinait de jour en jour. Mlle de Wallers elle-même s’en aperçut et se hâta de lui envoyer son médecin, un panier de bon vin et force confitures ; mais en même temps elle venait chez Christine toutes les semaines et insistait de plus en plus pour avoir sa dentelle. Elle en avait parlé à toutes ses amies, elle en avait écrit à la Cour, et la nombreuse compagnie invitée pour ses noces devait voir cette merveille : c’était absolument indispensable. L’aunage était suffisant ; il ne manquait plus que quelques à jours et un bout de picot à terminer. Qu’était-ce que cela ? Christine, touchée des bontés de la belle demoiselle, heureuse d’ailleurs de recevoir des cadeaux qu’elle destinait à monter son petit ménage, travaillait avec une fiévreuse ardeur. Enfin, le 8 août, l’avant-veille des noces, la dentelle était terminée. On entendit rouler le carrosse.

– Voici Mademoiselle ! dit Christine toute joyeuse.

Ce n’était que Lisette.

– Je viens chercher la dentelle, dit la soubrette ; j’espère bien qu’elle est prête !

– La voici, dit Christine en lui présentant un petit carton blanc.

– C’est bon, dit Lisette. Voici en échange ce que Mademoiselle vous envoie. M. Delpierre vous remettra la somme convenue. Ceci est une gratification. Vous avez de la chance, ma petite. Depuis deux ans que je supporte les caprices de Mademoiselle et que je la sers jour et nuit, elle ne m’en a pas donné tant. Elle vous recommande de venir à sa noce, et elle a fait écrire à votre prétendu pour qu’il y vienne danser avec vous.

N’y manquez pas, et, si vous m’en croyez, mettez du rouge, car vous avez l’air d’une déterrée.

Et elle partit emportant le carton.

Christine se mit à pleurer.

 

 

 

IV

 

 

– Hélas ! dit-elle, il me semble qu’elle emporte vos yeux, grand-mère, et sept ans de ma vie ! La méchante ! J’aurais été si contente que Mademoiselle fût venue elle-même !

– Ne songe pas à cela, ma fille, dit la grand-mère, Mademoiselle était trop occupée pour venir, mais c’est bon à elle d’avoir pensé à inviter Géry. Regarde ce qu’elle t’a envoyé.

Christine ouvrit le paquet. Il renfermait une robe de soie bleue, un joli petit bonnet, un tablier brodé, et, dans la poche du tablier, une mignonne bourse contenant cinq pièces d’or.

Christine sauta de joie et se crut guérie. Les noces de Mlle de Wallers furent splendides. Toute la noblesse du pays fit cortège à la belle mariée. Elle parut plus charmante que jamais dans ses atours de noces. La belle dentelle de sa robe était relevée par des pompons de diamants et de perles, et elle n’y fit qu’un seul accroc en descendant de carrosse.

Tandis qu’un interminable festin rassemblait les invités au château, des tables dressées dans le parc reçurent les fermiers, les domestiques, les vassaux grands et petits. La marraine de Christine et son mari, invités tous deux, avaient amené Christine et Géry. Ils furent bien placés et bien servis, par l’ordre exprès des maîtres.

À la tombée de la nuit, les violons arrivèrent, et, laissant les grands-parents prolonger le repas, enfants et jeunes gens se mirent à danser sous les arbres illuminés et enguirlandés de fleurs.

On tira un beau feu d’artifice, et ce ne fut qu’à l’aube que la lassitude et la fraîcheur du matin dispersèrent les gens de la noce.

Christine avait bien dansé. Il fallut attendre l’ouverture des portes pour rentrer à Valenciennes. Elle eut froid en voiture, et, lorsqu’elle embrassa sa grand-mère, qui, dans son inquiétude, ne s’était pas couchée, celle-ci remarqua qu’elle frissonnait. La bonne grand-mère se hâta de congédier son neveu et Géry, et pria la marraine de l’aider à coucher Christine, qui lui faisait mille récits de la fête et assurait qu’elle se portait fort bien.

Huit jours après, la nouvelle marquise de Mareuil faisait ses visites de noce à Valenciennes en carrosse à quatre chevaux, radieuse et parée.

Elle sortait d’une belle maison de la place Verte, donnant la main à son mari, et allait remonter en voiture, lorsqu’une petite clochette se fit entendre, et un prêtre parut, précédé de deux enfants de chœur, et portant le Saint-Sacrement.

Quelques personnes le suivaient. Les jeunes mariés se mirent à genoux, et de Mareuil, trop bon marin pour n’être pas chrétien, dit à sa femme :

– Si vous le permettez, Madame, je vais accompagner Notre-Seigneur.

– Je veux aller avec vous, dit la jeune marquise.

Et ils suivirent le cortège, à la grande édification des passants.

Le prêtre se dirigea vers la rue de Blancs-Pignons. Un triste pressentiment fit pâlir Mme de Mareuil. C’était bien chez Christine qu’on allait !

Les marches de l’escalier de la cave étaient jonchées de fleurs, et les voisins agenouillés sur le pavé. Tous reconnurent la jeune dame qu’ils avaient vue si souvent venir chez la pauvre dentellière.

– C’est bien, Madame, ce que vous faites là, dit un vieillard. Christine sera contente de vous voir. Elle parlait souvent de vous dans son délire.

– Qui est cette Christine ? dit M. de Mareuil.

– C’est la petite dentellière qui dansait si bien à notre noce, il y a huit jours, dit Flore en pleurant. Pauvre fille ! je veux la voir.

Et elle descendit à la suite du prêtre. Quelques cierges éclairaient la cave. Christine, étendue sur son lit, les mains jointes, souriante et paisible, semblait en extase. Sa bonne grand-mère, à genoux, soutenait son oreiller. Le prêtre parlait à la jeune mourante. C’était lui qui l’avait baptisée, qui lui avait fait faire sa première communion. Il lui rappela tout cela, et lui dit :

– Mon enfant, cette fois, je viens vous annoncer une fête plus belle et l’aurore d’un jour qui n’aura pas de soir. Encore quelques instants, ma fille, et vous jouirez de la récompense promise aux cœurs purs : vous verrez Dieu !

Il lui donna le saint viatique, et, la voyant très calme et comme endormie, il dit à voix basse à la grand-mère :

– Je reviendrai demain.

– Demain, je n’y serai plus, dit Christine en rouvrant les yeux ; revenez ce soir ; mon Père, à l’Angelus. C’est alors que je partirai avec bonne maman.

Elle referma les yeux. Le vieux prêtre s’éloigna, et Flore, toute en larmes, prit la main de la pauvre aveugle et l’emmena à l’autre bout de la chambre.

– Bonne mère, dit-elle, me pardonnerez-vous ?

– Hélas ! Madame, dit la grand-mère, je n’ai rien à vous pardonner. Vous ne savez pas, vous autres riches, ce que c’est de trop travailler ! Le bon Dieu l’a permis ainsi.

Elle ne pleurait pas ; mais un tremblement convulsif agitait tous ses membres.

– Où est Géry ? demanda la marquise.

– Je ne sais, Madame. Christine n’a pas voulu le revoir. « J’aurais trop de peine à mourir, m’a-t-elle dit ; c’est bien assez de vous dire adieu, bonne maman ! »

– Venez, Madame, dit le marquis. J’ai donné de l’argent à une bonne voisine, en lui recommandant d’avoir soin de la pauvre grand-mère. J’enverrai demain prendre de ses nouvelles. Venez, ma chère amie : vous allez vous rendre malade.

Il l’emmena. Le carrosse s’était avancé, et les époux y montèrent.

– Où voulez-vous aller, Madame ? dit le marquis.

– À Wallers ! dit Flore : mes visites sont finies pour aujourd’hui.

Et la voiture s’éloigna rapidement.

Flore ne dormit pas de la nuit. Elle ne pouvait s’empêcher de penser sans cesse à la pauvre Christine. Elle ne s’endormit que le matin. Lorsqu’elle s’éveilla vers midi, son mari, entrant dans sa chambre, lui annonça que le domestique qu’il avait envoyé à Valenciennes était de retour.

– Christine est morte hier soir, dit le marquis, et ce qui est bien touchant et bien singulier, c’est que sa grand-mère ne lui a survécu que d’une heure. Elle priait à genoux, au pied du lit. Les voisines, inquiètes de son immobilité, ont voulu l’interroger. Elle était morte.

– Pauvre mère ! dit Flore, c’est bien un bonheur pour elle !

Le lendemain, toute la corporation des dentellières de Valenciennes, précédée par la bannière de Sainte-Anne, suivit le convoi de Christine et de sa grand-mère. Mme de Mareuil y avait envoyé plusieurs de ses domestiques. Elle voulut savoir si on y avait vu Géry.

– Oui bien, Madame, dit Lisette, et il ne pleurait pas. Mon Dieu, que les hommes ont donc le cœur dur ! Après la cérémonie, il a refusé d’aller à la Croisette comme on le lui offrait, et je l’ai vu entrer chez les Pères Jésuites.

 

 

 

V

 

 

Géry y était entré, en effet, et il n’en sortit plus. Il sollicita son admission parmi les Frères lais et devint bientôt le plus édifiant de tous.

Dix ans après, un matin, il rangeait la chapelle selon sa coutume ; après la dernière messe, il recouvrait l’autel de la Sainte Vierge. Une dame en grand deuil de veuve, et qui venait d’entrer, s’approcha de lui :

– Frère Géry, dit-elle, me reconnaissez-vous ?

Il leva les yeux et vit un doux visage qui semblait brûlé par les pleurs.

– Pardon, Madame ! fit-il en s’inclinant, je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue.

– Vous reconnaîtrez peut-être ceci, dit la dame.

Et, sortant de dessous son mantelet un grand sachet de soie, elle en tira une dentelle magnifique.

Géry pâlit et s’appuya sur une chaise sans dire un mot.

– Vous remettrez cette dentelle au révérend Père supérieur, dit-elle ; je la donne à la Vierge de votre chapelle. Je ne l’ai portée qu’une fois, une seule !

– De grâce, Madame, dit Géry, offrez-la vous-même au Père ministre. Je ne saurais y toucher ; pour moi, cette dentelle, c’est le linceul de Christine.

Et il s’enfuit, laissant la jeune veuve seule dans l’église.

Mme de Mareuil s’agenouilla et pria quelques instants ; puis elle posa la dentelle aux pieds de Marie, reine des martyrs, et s’éloigna en silence.

 

 

Julie LAVERGNE, Les Neiges d’antan,

légendes et chroniques.

(Taffin-Lefort éditeur, Lille.)

 

Recueilli dans Légendes de l’Escaut et pays circonvoisins,

rassemblées par André Mabille de Poncheville

Éditions Janicot, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

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