Un mariage à Strasbourg en 1770

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Mme Henriette Lichtlin.

 

 

 

I

 

 

PRÉPARATIFS DE FÊTE

 

 

TOUTE la ville était en émoi, Mme l’intendante allait donner un bal masqué. C’était la première fois que chose pareille se préparait à Strasbourg, et les gens raisonnables hochaient la tête et disaient que l’on ne compterait pas une telle folie parmi les avantages de la domination française. Mme l’intendante eut quelque peine à décider certaines dames à venir à son bal. L’une d’elles surtout, veuve d’un des premiers magistrats de la ville, la baronne de Haütern, avait d’abord refusé l’invitation. Mme l’intendante lui fit une visite, puis deux, et, enfin, l’ayant prise à part, lui dit tout bas : « J’ai préparé des mariages pour vos filles, il faut qu’elles viennent ; leurs grâces achèveront de décider les deux charmants officiers que je destine à devenir vos gendres. Ce sont de parfaits gentilshommes, riches, jeunes, aimables, des maris faits à plaisir pour Mlles Itha et Thécla. Faites-les belles : c’est chose aisée. »

La baronne, dont les filles, quoique fort bien dotées et assez bien faites, avaient déjà mis quelques épingles au bonnet de sainte Catherine, se décida, et commanda pour Itha et Thécla les plus jolis accoutrements de bergère qu’elle put imaginer avec l’aide de sa couturière, de sa modiste et des jeunes filles elles-mêmes, ravies d’aller danser avec un petit masque de satin pendu à l’oreille.

Ce soir-là, Mme l’intendante rentra chez elle très lasse, et déclara à M. son mari qu’elle avait une migraine épouvantable à force d’avoir menti. Elle avait, en effet, conté à une douzaine de mères de famille la même histoire qu’à Mme de Haütern, et les jeunes officiers qu’elle devait marier se réduisaient à un, qui ne s’en souciait guère. Mais, que voulez-vous ! dit-elle, ces Strasbourgeoises sont tellement collet monté, que si je n’avais pas imaginé cette fable, nous n’aurions pas eu de danseuses. »

M. l’intendant essaya de gronder sa femme, mais elle lui dit qu’il faisait bien d’autres menteries quand il se débarrassait des solliciteurs avec de l’eau bénite de cour. Il en convint, et, sans plus songer à cette bagatelle, les deux époux allèrent souper le mieux qu’ils purent, tout en se disant qu’ils aimeraient bien mieux être à la cour que dans ce pays gothique et à moitié tudesque.

Pendant quinze jours toutes les ouvrières en robes, en fleurs et en broderies de Strasbourg furent accablées d’ouvrage. C’était à qui imaginerait les plus riches, les plus galants travestissements. Chaque élégante voulait avoir un costume unique ; aussi les mystères, les serments et les cachotteries furent-ils prodigués. Plusieurs belles dames eurent même l’invention machiavélique de se faire confectionner des habits de bal à Strasbourg, tandis qu’elles en avaient commandé d’autres à Paris. De cette façon, elles furent assurées d’étonner, d’éblouir et surtout de vexer leurs bonnes amies.

Le jour du bal arriva, et il n’était guère de maisons dans Strasbourg où il n’en fût parlé. En face de l’hôtel qu’habitait Mme de Haütern, demeurait un vieux notaire, veuf, dont le ménage était gouverné par une servante assez acariâtre, nommée Cunégonde. Elle vivait en guerre perpétuelle avec les clercs de Me Zimmermann, lequel en changeait souvent sans jamais en trouver qui eussent le bonheur de plaire à cette vieille furie. Cette année-là il en avait trois. Le plus âgé, le premier clerc, était marié, d’humeur paisible, et demeurait à l’autre bout de la ville. Cunégonde ne le querellait qu’une ou deux fois par semaine ; mais quant à Jack et à Heinrich, qui logeaient dans la maison du notaire et prenaient leurs repas à sa table, les hostilités étaient permanentes. En présence de Me Zimmermann, on se bornait à échanger des regards de travers, à s’arracher les assiettes des mains, et à se faire des mines effroyables ; mais, dès qu’il était sorti du logis, il n’y avait pas de niche qu’on ne se fît, pas de méchant tour qui ne fût exécuté, soit par la vieille fée, soit par les jeunes garçons. Et quand le notaire s’apercevait de quelque dégât et entendait quelque bruit, les belligérants s’accordaient pour accuser Nicolas, le petit valet, qui était un être si borné, si stupide, que Me Zimmermann le renvoyait purement et simplement des fins de la plainte, comme ayant agi sans discernement.

Afin d’avoir la paix, au moins la nuit, Cunégonde, dès que les clercs étaient montés dans leurs mansardes, les y enfermait à double tour. Eux, de leur côté, mettaient le verrou, et, montant sur le toit, s’en allaient visiter un garnement de leurs amis qui demeurait dans une mansarde de la maison voisine. Ils descendaient ensemble, allaient au cabaret, et, quand le couvre-feu faisait fermer cet agréable lieu, couraient par la ville comme des loups-garous, sonnant aux portes, donnant la chasse aux chiens perdus, décrochant les enseignes, effarouchant les chats, éteignant les réverbères, et finalement rentraient chez eux.

Dès l’aurore, Cunégonde venait les éveiller en criant comme une orfraie, et se vantait à ses commères de la façon ingénieuse et sévère dont elle surveillait cette jeunesse inconsidérée.

Le soir du bal, Me Zimmermann et ses clercs soupèrent d’un bon plat de choucroute et de saucisses fumées ; et, voyant le patron d’assez bonne humeur, Jack se hasarda à parler du bal de l’intendance.

« Ce sera bien beau, dit-il, on assure que Mme de Haütern, notre voisine, y conduira ses filles déguisées en bergères. »

Cunégonde leva les bras au ciel :

« Mme de Haütern ? Pas possible !

– J’ai vu apporter les robes de bal de ces demoiselles ce matin, reprit Jack.

– Si vous aviez été occupé de votre besogne, Jack, vous n’auriez pas vu cela, dit Me Zimmermann. Je ferai dépolir les vitres de l’étude. Cunégonde, vous préviendrez le peintre en bâtiments.

– J’y vais de ce pas, Monsieur ; ah ! il y a beaux jours que cela aurait dû être fait.

– Sorcière ! murmura Jack, tu me le payeras. »

Et soulevant adroitement sa chaise, il l’appuya sur le pied de Cunégonde. Elle poussa un cri et laissa tomber l’assiette qu’elle tenait.

« Pardon ! s’écria Jack, ma chaise a glissé. C’est ce Nicolas qui frotte trop le parquet.

– Allons nous coucher, dit le notaire. Nicolas, ne frottez par tant, mon ami. »

Nicolas, qui n’avait pas frotté depuis huit jours, se le tint pour dit, et ne frotta plus du tout. Cunégonde, furieuse, se promit bien de ne plus jamais retourner le matelas de Jack.

Chacun prit sa chandelle et gagna sa chambre. Au bout d’une demi-heure, Cunégonde monta, enferma les clercs et alla se coucher. Nicolas se mit en vedette à une fenêtre du rez-de-chaussée. Il voulait voir partir les voisines pour le bal. Mais le sommeil le prit, et, le lendemain matin, il fut bien étonné de se réveiller dans la salle à manger, accoudé sur l’appui d’une fenêtre, et tout endolori de froid.

Cependant les deux clercs étaient déjà sur le toit et s’installèrent bientôt chez l’ami Fritz, qui les attendait et avait préparé du vin chaud et des gaufres. Il paraissait d’une gaieté extraordinaire. Fritz était clerc aussi chez un confrère de Me Zimmermann, mais plus âgé que Jack et Heinrich ; garçon capable, et qui avait quelque fortune, il les régentait à sa manière.

« Çà, leur dit-il, voulez-vous bien vous amuser ? voulez-vous aller au bal de Mme l’intendante, non pas comme spectateurs parmi la valetaille, mais parmi les invités ? Cela dépend de vous.

– Tu nous la contes belle ! s’écrièrent les deux petits clercs : comment cela se pourrait-il ?

– Rien de plus simple. Ma cousine Lisette est première femme de chambre de Mme l’intendante. Elle m’a donné une clef de la porte du jardin. J’ai un beau domino de soie tout prêt ; je l’endosse, je me glisse dans le jardin, de là dans le vestibule, et j’entre parmi la foule des invités. Je me promène dans les salons, je vois les beaux masques, j’en intrigue quelques-uns, et quand j’en ai assez, je m’échappe, non sans avoir vérifié si le buffet est convenablement garni.

– Tu es bien heureux, dit Jack. C’est fort agréable de s’entendre avec une cousine si avisée. Mais comment cela pourra-t-il nous faire entrer au bal ?

– Parbleu, rien de plus simple ! Vous m’attendrez chez Johann, à la taverne de l’Aigle-d’Or. Quand j’en aurai assez, je sortirai, je prêterai mon domino à Jack ; il entrera, et quand, il aura suffisamment soupé et regardé les danseurs, il ressortira et prêtera le domino à Heinrich ; rien de plus simple. Cela s’est fait à Versailles, aux noces du Dauphin. Pendant le bal masqué qui fut donné aux grandes écuries du roi, un domino jaune étonnait tout le monde par sa voracité. Il engloutissait les rafraîchissements et les vivres, sortait un instant, revenait et se remettait à dévorer. On finit par découvrir que ce domino jaune, c’étaient les Cent-Suisses. Le colonel voulait punir, le roi fit grâce, et toute la cour rit de l’aventure. Faisons de même. Après tout, nous ne sommes pas cent, et voyez comme mon domino bleu est joli ! »

Enchantés, les trois étourdis se hâtèrent de se préparer. Ne voulant pas ébruiter leur escapade, ils se rasèrent et se coiffèrent mutuellement, s’inondèrent d’eau de Cologne et se chaussèrent d’escarpins que Fritz avait achetés pour eux. Tout en s’adonisant ainsi, ils bavardaient comme des pies dénichées, et se faisaient part de tous les commérages qui pourraient leur servir à intriguer les invités de l’intendance. Grâce à leur humeur curieuse et tracassière et aux indiscrétions qu’ils commettaient journellement dans les études de leurs patrons, ces clercs équivalaient à trois gazettes. Ils en étaient au plus animé de leur caquet, lorsque Heinrich, s’approchent de la fenêtre, jeta un coup d’œil sur l’hôtel de Haütern et s’écria :

« Vite, vite, venez voir. On a oublié de fermer les volets du salon chez la baronne. Il est éclairé, et les demoiselles, tout habillées pour le bal, répètent un menuet. »

Fritz et Jack se précipitèrent sur le dos d’Heinrich et aperçurent un fort agréable tableau.

Itha et Thécla, vêtues en bergères, avec de grands paniers, des robes de gaze d’argent relevées par des guirlandes de fleurs, des chapeaux retroussés couverts de roses, des souliers de satin blanc à talons rouges, et tenant à la main des houlettes dorées, enrubannées à foison, répétaient une gavotte avec M. Desrats, leur maître à danser. C’étaient deux belles filles, un peu fortes, qui avaient plus de fraîcheur que de grâce. Le petit Français, qui leur venait à l’épaule, jouait de la pochette et se démenait de toutes ses forces pour obtenir quelque peu de légèreté de ses belles élèves. Il sautait comme un cabri, tout en jouant du violon, et suppliait Mlles de Haütern d’aller un peu plus vite, et surtout de sourire.

Peine perdue ! ces demoiselles, serrées dans leurs corps baleinés, la tête hérissée d’épingles, les pieds dans de véritables étaux, commençaient à regretter que leur mère eût consenti à les laisser se travestir.

Mme de Haütern, habillée d’un magnifique costume de velours rouge qui avait appartenu à sa trisaïeule, et couverte de bijoux à l’ancienne mode, regardait ses filles, assise dans un fauteuil. Ses femmes de chambre étaient près d’elle, admirant leurs maîtresses, et, parmi elles, une très belle jeune fille attira l’attention des clercs.

« Quelle est cette belle personne ? demanda Fritz.

– C’est Mlle Sabine, dit Jack, une petite-cousine de la baronne.. Elle est orpheline, très pauvre, et Mme de Haütern l’a prise chez elle par charité, après l’avoir fait élever au couvent. C’est une charmante personne, les domestiques en disent tout le bien possible.

– Elle n’ira donc pas au bal ? Elle a une robe brune.

– Assurément non, Mme de Haütern est trop économe pour habiller sa pupille comme ses filles. Cette belle Sabine restera au logis comme Cendrillon ; mais rira bien qui rira le dernier. Si on savait ce que je sais, elle serait la plus fêtée, la plus demandée en mariage de toutes les demoiselles de la ville.

– Bah ! que sais-tu donc ?

– Je vous le dirai demain, dit Jack, l’heure avance. Je vois déjà les chaises et les carrosses escortés de flambeaux passer dans la rue. Allons à l’Aigle-d’Or avec armes et bagages. »

 

 

 

II

 

 

LA VEILLÉE DE CENDRILLON

 

 

Les dames de Haütern étaient parties : les chambrières, tasses d’avoir travaillé, tout le jour aux parures de bal, se jetèrent sur leur lit pour reposer quelques heures. Les autres domestiques se couchèrent, après avoir remis du bois dans les poêles, et Sabine Lichtlin se retira dans sa petite chambre. Elle devait veiller, et bien loin de regretter le bal, toute jeune et belle qu’elle était, elle se dit : Enfin je vais avoir une soirée à moi, et jouir du silence et des souvenirs’ du temps passé !

Elle ajusta son feu, sa lampe, et, posant sur sa petite table un léger coffret de bois de rose, dont la clef ne quittait jamais sa ceinture, elle l’ouvrit et prit quelques lettres, quelques fleurs et une bague ancienne en or guilloché de noir, et dont le chaton était formé par une table de saphir. Elle relut ces lettres : Plusieurs d’entre elles, d’une écriture baroque et tremblée, et dont le cachet portait des armoiries, ne contenaient que quelques mots, presque toujours les mêmes.

« Chère petite amie, je vous attends demain pour étudier avec vous notre duo. »

L’une d’elles, plus mal écrite que les autres, disait : « Je souffre trop pour faire de la musique. Si je vais mieux demain, je vous enverrai le carrosse. Priez pour moi. »

Une enfin de ces lettres contenait ces mots :

 

« Adieu, Sabine, je ne vous verrai plus. Gardez cette bague de saphir en mémoire de moi et de celui qui vous aime et sera votre mari, s’il plaît à Dieu. Attendez-le jusqu’à ce que vous ayez vingt et un ans. Alors il viendra, et j’espère que vous l’accepterez. Adieu. Merci des heures heureuses que je vous ai dues. Gardez un secret inviolable sur tout ceci. N’en parlez qu’à celui qui vous remettra une bague semblable à la vôtre.

« Votre vieil ami,

« Comte Braünn. »

 

En relisant cette lettre Sabine se rappelait son défunt ami, le vieux comte Braünn, mort depuis un an seulement. C’était un musicien passionné. Malheureusement il n’était pas habile, et c’était un supplice que de faire de la musique avec lui.

Il habitait un vieux château voisin de la maison de campagne de Mme de Haütern, et, en souvenir de son mari, autrefois compagnon de chasse du comte Braünn, elle faisait quelques visites à ce gentilhomme, devenu infirme et n’ayant plus d’autre plaisir que de jouer du violoncelle.

Aux vacances, Sabine venait chez sa tante, et le comte ne tarda pas à savoir qu’elle jouait admirablement du clavecin. Il voulut l’entendre, étudia un duo pour le jouer avec elle, et insista tellement pour que la jeune fille vînt souvent chez lui, que Mme de Haütern consentit à la lui envoyer. Elle n’était pas fâchée de se débarrasser de Sabine, dont la beauté naissante éclipsait celle de ses filles, et la jeune musicienne prit l’habitude d’aller chaque jour, escortée d’une vieille gouvernante, tenir compagnie au comte Braünn.

Ses cousines la plaignaient fort de répéter vingt fois les mêmes morceaux de musique avec celui qu’elles appelaient le vieux podagre ; mais Sabine aimait encore mieux les fausses notes du comte et les récits de ses campagnes que les caquets frivoles des voisines de campagne de Mme de Haütern. Elle se sentait dans le monde pauvre et isolée, et d’ailleurs elle jouissait auprès du vieux mélomane d’un plaisir toujours cher et nouveau pour un noble cœur, celui de rendre heureux quelqu’un.

Quand il était las de musique, le comte, se faisant rouler dans un fauteuil, promenait Sabine par tout son château et son parc, et ne la laissait jamais repartir sans un présent de fruits, de fleurs ou de gibier.

Aux dernières vacances de Sabine ; il mourut, et elle le pleura comme un père. On ne connaissait pas d’héritiers au comte. Un écrit de sa main, trouvé après sa mort, déclarait qu’il avait fait un testament, mais que ce testament ne serait ouvert que le 1er mai 1770. Jusque-là, ses biens devaient être administrés par son intendant, autrefois son sergent au régiment de Royal-Alsace, homme d’une probité rare.

On était en 1769. Ces dispositions singulières firent jaser, puis on n’y songea plus. Le comte n’était pas très riche, et l’on disait ses biens fort grevés et ses affaires en désordre.

Une seule personne continua de songer à lui avec reconnaissance et attendit impatiemment le 1er mai 1770. C’était Sabine. Elle avait bien remarqué que le 1er mai était le jour où elle aurait vingt et un ans. Mais quel était ce personnage mystérieux qui l’aimait et deviendrait son mari ?

Elle avait beau rassembler ses souvenirs, elle ne se rappelait de rien qui pût la mettre sur la voie. Mais enfin elle ne pouvait douter de la parole de son vieil ami, et cette voix d’outre-tombe, qui lui disait qu’elle était aimée, consolait l’orpheline des dédains et de la froideur dont l’accablaient Mme de Haütern et ses filles.

Pour la millième fois elle relut cette lettre, regarda sa bague, et, comptant les jours, vit que trois semaines à peine s’écouleraient jusqu’au 1er mai.

Elle regarda aussi les fleurs, les images et les petites lettres d’amies, vestiges de son long séjour à la Visitation, se rappela vaguement le moment où, toute petite et orpheline de père et de mère, on l’avait apportée à Mme de Haütern, qui avait dit :

« Je la prendrai, puisqu’il le faut, mais ce soir même elle couchera au couvent. »

Ces mots étaient restés gravés dans sa mémoire d’enfant, et rien, hélas ! n’avait effacé leur amertume, Mme de Haütern faisait pour sa nièce le strict nécessaire ; mais il semblait que le peu d’affection dont son cœur fût capable s’était complètement épuisé en faveur de ses filles.

L’heure s’avançait. Sabine, craignant d’être surprise, referma le coffret, le cacha bien, prit son ouvrage, et, tout en brodant, rêva silencieusement à la mystérieuse bague.

 

 

 

III

 

 

LE BAL MASQUÉ

 

 

Vraiment Mme l’intendante avait bien fait les choses. Le bal était splendide. Les salons de l’intendance, tout en boiseries blanches, éclairés par mille bougies, ornés de hautes glaces enguirlandées de fleurs, et la variété des costumes présentaient le spectacle le plus charmant.

Mme l’intendante, habillée en Junon, avait une magnifique robe de satin aurore, toute garnie d plumes de paon. Son diadème en éventail était formé de ces mêmes plumes, et l’œil de chacune d’elles orné d’un diamant.

M. l’intendant n’avait pas voulu s’habiller en Jupiter. Il avait pris un costume de schah de Perse qui lui allait fort bien. Les divinités de l’Olympe, les personnages de la comédie italienne, les bergers et les bergères de Watteau se coudoyaient dans le plus élégant pêle-mêle, et quelques dominos noirs y paraissaient comme des taches d’encre sur un beau tapis La musique était fort animée, les rafraîchissements exquis, enfin, tout allait le mieux du monde, et Mme l’intendante triomphait.

Elle n’avait pas encore dansé, occupée qu’elle était à recevoir ses hôtes, lorsqu’on la vit accepter l’invitation du plus étrange masque de la compagnie. C’était un if, un if de feuillage, comme ceux de la terrasse de Versailles, taillé en pion d’échec, et qui depuis une demi-heure circulait dans les salons et répondait gaiement et d’un accent gascon aux questions qui lui étaient adressées. Le treillis feuillé qui enveloppait ce personnage était si bien ajusté, qu’on ne pouvait distinguer ses traits. Il paraissait jeune, de vive et pimpante allure, et, lorsque l’orchestre commença les premières mesures d’un menuet, toute la compagnie fit cercle, et l’on monta même sur les banquettes pour voir Mme l’intendante danser avec cet arbre. Ils dansèrent à merveille. Les mains qui sortirent du feuillage pour effleurer celles de Junon étaient fines et blanches, ornées d’une chevalière de rubis, et il n’y eut qu’une voix pour louer la grâce et l’élégance de M. l’If.

Sitôt que Mme l’intendante eut repris sa place, un officier habillé en Arlequin s’avança vers elle en faisant mille courbettes et lui dit : « Souveraine des dieux, Votre Majesté a dansé divinement ; mais, de grâce, est-ce Apollon, est-ce Mercure aux pieds ailés qui se cache sous cette verte enveloppe ?

– Ce n’est ni l’un ni l’autre, Arlequin, mon ami, reprit la déesse. C’est un if de Versailles que le roi m’a envoyé. Je le ferai planter demain sur l’esplanade.

– Ce sera pour Strasbourg un grand honneur », dit Arlequin.

Il se creusa la tête un instant pour dire encore quelque chose de galant, mais, nul madrigal ne lui venant à l’esprit, cet honnête Arlequin alla rejoindre Colombine, qui, vexée de l’avoir vu parler de si près à Junon, lui lit une moue effroyable. Une valse commençait. L’if invita Thécla de Haütern. Déconcertée de se voir regardée par tout le monde, elle devint cramoisie, ne fit que deux tours, et voulut s’asseoir. L’If prit une autre danseuse. Une de ses branches accrocha les dentelles de la dame, qui se fâcha et ne voulut plus valser. L’If, alors, profitant de ce que les tourbillons de la valse occupaient toute la jeunesse, s’éclipsa et courut au buffet. Il y trouva un domino bleu qui mangeait du foie gras et buvait du vin de Champagne à cœur joie. Les valets s’amusaient de son appétit formidable et tachaient de le faire jaser. Il avait la voix d’une femme, l’accent allemand, et un langage un peu vulgaire. À la vue de l’If les domestiques disparurent.

« Domino, dit l’If, que fais-tu là ?

– Ne le vois-tu pas, Verdure ? je me restaure. Ce pâté est délicieux. Veux-tu que je t’en offre une tranche ?

– Volontiers ! trinquons d’abord ! »

Et l’If, écartant ses branches, montra sa tête, soigneusement couverte d’un demi-masque vert et d’un bonnet de même couleur.

« Es-tu domino ou dominette ? dit-il.

– Ni l’un ni l’autre, je suis un diablotin. En veux-tu la preuve ? Je vais te dire ton nom.

– Je t’en défie. »

Le domino bleu se haussa sur la pointe du pied et dit à l’oreille de l’If :

« Tu es le marquis de Malignac, cousin de l’intendante, et tu cours le monde cherchant une héritière pour redorer ton blason et payer tes dettes. »

L’If tressaillit, mais répondit avec aplomb :

« Ceux qui t’ont dit cela ont menti. Où sont-ils que je les châtie comme il faut ? Si tu as le malheur de répéter cette bourde, domino bleu, je te jetterai par la fenêtre.

– Tout doux, dit le domino, je n’en dirai rien, parole de masque. Sache bien, Verdure, que je te veux du bien. Je puis te rendre service ; Malignac ou non, tu cherches femme. Moi, diable bleu, je connais toutes celles de Strasbourg ; interroge-moi sur leurs défauts, sur leurs dots, sur leurs qualités, tu sauras tout. »

Quelques danseurs altérés arrivaient au buffet.

« Viens avec moi, domino, dit l’If, je veux profiter de ta science. »

Et, prenant la main du clerc déguisé, l’if l’entraîna dans le grand salon. Une banquette élevée, placée dans l’embrasure d’une croisée, se trouvait libre. Ils s’y placèrent, tandis que s’organisait une polonaise, danse grave et à laquelle tous les invités, à peu d’exceptions près, devaient prendre part.

Les plus belles et les plus riches demoiselles de Strasbourg défilèrent au son de la musique devant l’if et son malicieux compagnon ; elles furent toutes drapées de la belle façon. Quand le fripon de clerc ne savait rien, il inventait.

Vint le tour de Técla et d’Itha. Les deux sœurs se suivaient ; conduites par deux bergers assez gauches.

« Celles-là sont d’assez bonnes filles, assez riches, assez belles, assez sottes, dit le clerc, mais elles ont chez elles la perle de Strasbourg. C’est une jeune orpheline, nommée Sabine Lichtlin, belle comme le jour, que l’on croit très pauvre, et qui aura un million de dot. Mais personne ne le sait que moi.

– Tu fais des contes de ta couleur, domino bleu, dit l’If.

– Je dis l’exacte vérité. Je sais tout, reprit le domino. Tant pis pour toi, Verdure, si tu ne veux pas me croire.

– Mais, reprit l’If, oserais-tu me répéter ton histoire demain, au grand jour ?

– Certainement ; trouve-toi demain à la taverne de l’Aigle-d’Or, à trois heures. Demande à l’hôte le diablotin, et, si tu te conduis bien, tu apprendras des choses fort intéressantes. »

Le souper fut servi. On dansa encore un peu, puis les rangs des invités commencèrent à s’éclaircir, les salons se vidèrent, et les bougies expirantes n’éclairèrent bientôt plus que des parquets poudreux, des meubles en désordre et les visages fatigués de valets qui vinrent éteindre les lustres aux premières lueurs de l’aurore.

 

 

 

V

 

 

À L’AIGLE-D’OR

 

 

À trois heures, le lendemain, tandis que plus d’une belle dame dormait encore, Jack, qui avait une course à faire pour son patron, en chargea un galopin de ses amis, et se rendit à l’Aigle-d’Or. L’hôte était sur sa porte, en tablier vert.

« Arrivez donc, diablotin, lui dit-il, il y a là-haut un gentilhomme qui veut vous parler. »

Jack, en effronté gamin qu’il était, fut ravi de l’aventure et résolut de payer d’audace. Il mit son chapeau sur l’oreille, et monta, en sifflant, l’escalier branlant qui conduisait à l’étage supérieur. Il y trouva, près d’un bon feu, un jeune cavalier enveloppé d’un manteau, le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, et qui s’était placé le dos au jour.

Jack referma la porte, mit le verrou, et, saluant l’étranger, lui dit :

« Je suis à vos ordres, monsieur le marquis. Que désirez-vous de moi ?

– Je désire, diablotin, que tu me répètes, mot à mot, ce que tu m’as dit cette nuit de Mlle Sabine Lichtlin.

– Je le ferai volontiers, Monsieur, mais quand nous aurons accompli certains rites magiques sans lesquels toute ma science m’abandonne. Veuillez faire apporter ici tout ce qui est nécessaire pour faire un bol de punch à la hollandaise.

– Charge-toi de ce soin, diablotin, je payerai ! »

Jack frappa du pied, le garçon monta, et apporta bientôt un assortiment convenable de bouteilles, de thé, de citron, de sucre et de cannelle. Jack renvoya le garçon et se mit à préparer le punch avec une gravité magistrale.

Le marquis le regardait opérer et se demandait s’il n’avait pas fait acte de dupe en prenant au sérieux les paroles d’un enfant de quinze ans.

« Or çà, diablotin, lui dit-il, où sont tes cornes et ton pied fourchu ?

– Je ne m’en sers que pour aller au sabbat, dit Jack ; en temps ordinaire, je passe pour être le petit clerc de Me Zimmermann. Mais je m’ennuie chez ce vieux tabellion ; sa servante, à elle seule, battrait les trois Parques, les Furies et Caron par-dessus le marché. J’ai donc résolu d’aller chercher fortune à Paris ; les gens d’esprit comme moi y font leur chemin. Mais il faut payer le coche. Je n’ai ni sou ni maille, et j’ai pensé qu’un bon avis donné à un galant homme, et n’aboutissant, après tout, qu’à faire marquise la plus charmante fille de Strasbourg, pourrait chasser de ma bourse un diable, mon ennemi, qui s’y loge obstinément depuis fort longtemps. Voyez plutôt. »

Il posa sur la table une bourse vide, et, allumant le punch, se mit à le remuer.

La chambre était assez obscure. Les flammes du punch éclairèrent d’une lueur bleuâtre le malicieux visage du clerc et l’étranger toujours enveloppé de son manteau.

Ils gardèrent le silence quelques instants. Le punch brûlait toujours, et Malignac, tirant de sa poche un écu, le mit dans la bourse du clerc.

« Or donc, fit celui-ci, il y avait aux environs de Strasbourg, ces dernières années, un vieux colonel, le baron Braünn, qui vivait retiré dans une maison de campagne, et, à la suite d’un accident de chasse, était devenu perclus des jambes. Il passait sa vie à jouer du violoncelle, mais si mal, si mal, que les bons musiciens le fuyaient comme la peste, et qu’il n’avait jamais d’autres auditeurs que ses domestiques et ses chiens. Un jour pourtant il se trouva qu’une très jeune personne, déjà excellente claveciniste, voulut bien jouer un duo avec lui, et, par compassion pour ce maniaque, passa les plus belles heures de ses vacances de pensionnaire à l’entendre écorcher les sonates, les concertos, etc., etc. Voici le punch fait, Monsieur, si nous buvions un peu.

– Volontiers », dit le marquis.

Ils burent, et le rusé clerc se mit à parler du bal :

« Ah ! Monsieur, dit-il, si cette Sabine y avait paru, quel effet n’eût-elle pas produit ? Elle est grande, élancée, ses sourcils et ses yeux sont noirs, son teint éblouissant. Je ne sais si elle danse, mais c’est un charme que de la voir marcher, et quand elle chante au clavecin, et que par bonheur les fenêtres sont ouvertes, le vieux Zimmermann lui-même laisse tomber sa plume et reste en extase. Ah ! certes, on comprend bien que le vieux baron Braünn en devint quasi fou, malgré ses quatre-vingts ans. Combien coûte le coche d’ici à Paris, Monsieur ?

– Que sais-je ? Trois louis peut-être. Voici toujours un écu.

– J’aime les récits bien ponctués, Monsieur. Ceci comptera pour une virgule. Je continue. Or donc, cette belle Sabine, quatre ans de suite, passa ainsi ses vacances, et sa tante et ses cousines se moquaient d’elle, et disaient qu’elle voulait épouser le baron. Mais ni lui ni elle n’y pensaient. Enfin le baron tomba malade, et vit bien qu’il allait mourir. C’était un homme fort brave, un chrétien solide. Il mit ordre à ses affaires de conscience, donna de la main à la main une aumône assez forte à son curé, et manda Me Zimmermann pour lui dicter son testament. On vint chercher mon patron en carrosse, et il m’emmena avec lui pour lui aider à descendre de voiture, car Me Zimmermann est fort gros et assez maladroit. Si nous buvions un coup, Monsieur ?

– Mettons un point », dit le marquis.

Il glissa dans la bourse un troisième écu.

« Le notaire fut introduit dans la chambre du baron, et on me laissa seul dans une antichambre. Je m’y ennuyais. J’avisai une petite porte dérobée, qui n’était fermée qu’au loquet ; je l’ouvris, je passai dans un couloir obscur, et j’arrivai dans un cabinet rempli d’engins de chasse, et qui n’était séparé de la chambre du malade que par une portière de tapisserie. Les voix du baron et du notaire m’arrivaient distinctement ; j’écoutai, et après une discussion assez confuse, j’entendis le baron dicter son testament. J’avais du papier et un crayon dans ma poche, j’écrivis à mesure tout ce qui concernait Mlle Sabine Lichtlin. J’ai conservé cette minute, jugeant qu’elle me vaudrait un jour quelque profit. Me suis-je trompé, Monsieur ?

– Cela dépend, dit le marquis. Est-elle exacte, et que dit-elle ?

– Elle est exacte et elle est à vendre, Monsieur. Vous saurez d’abord que ce baron était infiniment plus riche qu’on ne le croyait. Il venait tout justement d’apprendre qu’il héritait d’un oncle à lui, mort centenaire, sans tester, et dont la fortune était évaluée à un million. « J’ai attendu cet héritage longtemps, dit-il, et j’avais compté sur lui pour dégrever mes domaines ; il m’arrive au moment où je dois tout quitter. Je veux du moins qu’il appartienne à la seule personne qui m’ait consolé dans mon isolement. Mais Sabine est sous la domination d’une femme égoïste, incapable de l’apprécier et de la diriger. Je veux que ma fortune ne lui soit remise que le jour où elle sera libre, le jour où elle aura vingt et un ans, le 1er mai 1770. » L’histoire vous paraît-elle jolie monsieur le marquis ?

– Oui, si elle est vraie ; mais qui me prouve que vous ne me faites pas un conte ?

– Vous êtes méfiant, Monsieur. Eh. bien, allez chez Me Zimmermann. Parlez-lui du testament du baron Braünn en homme qui le connaît, et si vous vous y prenez bien, il vous confirmera mes dires d’une façon ou d’une autre. Lisez ceci, mais d’abord promettez-moi que, si vous acquérez la preuve que j’ai dit vrai, vous me donnerez dix louis.

– Je vous le promets, foi de gentilhomme, » dit Malignac en étendant la main.

Le clerc lui remit alors un papier assez fané, mais où se lisaient fort distinctement les clauses du testament du baron. Malignac les lut avidement.

« Mais, dit-il, la fin n’y est pas. Voici une phrase inachevée... « Et, sans vouloir forcer le consentement de Mlle Sabine, je lui conseille d’accepter pour mari celui qui lui présentera la bague que... » Pourquoi vous être arrêté là ?

– Hé ! Monsieur, il ne faisait pas chaud dans le cabinet du baron ; j’éternuai par malheur, et le notaire s’écria : « On nous écoute ! » Il se leva, mais avant que sa grosse personne eût réussi à gagner la porte du cabinet, je m’étais sauvé dans l’antichambre et de là au jardin. Un quart d’heure après un laquais vint m’y chercher de la part de mon patron, qui me gronda bien fort d’avoir quitté mon poste. »

Le marquis questionna encore le clerc. Il tourna, retourna en tous sens son récit, relut vingt fois la copie et demeura convaincu que le clerc disait vrai. Il résolut d’aller consulter Mme l’intendante, et donnant encore un louis à Jack, lui promit de revenir à l’Aigle-d’Or le soir même, à neuf heures. Puis, vidant encore un verre de punch, les deux estimables personnages se séparèrent fort bons amis.

De la taverne de l’Aigle-d’Or le marquis se rendit à l’intendance, et sollicita l’honneur d’être introduit près de Mme la comtesse. Elle était à sa toilette, Lisette la coiffait pour le souper. Cette opération durait deux petites heures, pendant lesquelles madame recevait quelques intimes. Ce jour-là elle s’amusait beaucoup avec un petit chevalier et un petit secrétaire de M. l’intendant, bel esprit et faiseur de chansons. L’intendante s’amusait à passer en revue les divers incidents du bal. On en était au domino bleu. C’était le seul masque qui eût gardé l’incognito. L’If lui-même, quoique arrivé à Strasbourg le matin même du bal, avait été dénoncé par les valets ; mais sur ce domino bleu, qui mangeait comme un goinfre et buvait comme un gouffre, personne n’avait rien pu savoir.

« J’ai causé avec lui, disait le chevalier : il avait une voix de femme.

– Alors il la contrefaisait, dit le petit secrétaire ; car, lorsque je m’approchai de lui en lui demandant s’il avait parié d’avaler le buffet, il m’a dit d’une voix de basse-taille : « Qu’est-ce que cela te fait, Bout-Rimé, mon ami ? »

L’intendante éclata de rire, et Lisette eut toutes les peines du monde à garder son sérieux.

« Mais, dit le chevalier, si le bel If, qui fut votre danseur, Madame, était ici, bien sûr il nous tirerait d’intrigue. Il a causé plus d’une demi-heure avec ce domino bleu, et... justement le voici. »

Le marquis entrait. Il fut accablé de questions, et, prenant l’air fin, assura que le domino bleu était une belle dame, et qu’il ne la trahirait pas. Lisette était transportée de joie, l’intendante riait comme une folle, et le marquis, impatienté, se pencha vers l’oreille de sa cousine et lui dit :

« De grâce, débarrassez-vous de ces gens-là, j’ai à vous parler. »

Mme l’intendante invita le chevalier et le secrétaire à souper, et les pria d’aller de sa part avertir deux de ses bonnes amies qu’elle était trop fatiguée pour aller les voir, et les priait de venir souper avec elle. Ils partirent, très flattés de la commission ; l’intendante congédia Lisette, et eut avec le jeune marquis une longue et intéressante conversation où tout un plan de campagne fut tracé.

Il restait encore deux heures jusqu’au souper ; le marquis ne les laissa pas perdre, et se rendit chez Me Zimmermann. – Cunégonde l’introduisit dans le cabinet du notaire, sans lui faire traverser l’étude, mais par une porte entrebâillée il aperçut le nez pointu de Jack, et put échanger un mot avec lui.

Me Zimmermann offrit un fauteuil au visiteur, s’assit, releva ses lunettes et attendit que le marquis s’expliquât.

« Monsieur, dit Malignac, je désire vous parler du testament de M. le baron Braünn et de Mlle Sabine Lichtlin.

– Parlez, Monsieur, je vous écoute, dit le notaire.

– Monsieur, ce testament m’intéresse, attendu que j’ai l’intention d’épouser Mlle Lichtlin. Vous voyez que j’agis très franchement. Je sais que M. Braünn lui a légué toute sa fortune, fortune bien supérieure à celle qu’on lui supposait et qui provenait de la succession d’un oncle, mort centenaire à Prague, quelques semaines avant M. Braünn. »

Le notaire resta stupéfait. Jamais il n’avait parlé à âme qui vive du contenu du testament. Cependant il ne souffla mot.

Le marquis continua :

« De plus, vous le savez, Monsieur, le baron, sans vouloir forcer le consentement de Mlle Sabine, lui conseillait d’épouser celui qui lui remettrait une certaine bague...

– Ah ! Monsieur, c’est donc vous ! » s’écria Zimmermann. Le mot ne lui eut pas plus tôt échappé qu’il le regretta. Il se hâta de dire qu’il avait promis sur l’honneur de ne parler à personne au monde du testament avant de l’avoir lu à Mlle Sabine, ce qu’il ne devait faire que le 1er mai de la présente année.

Le marquis le loua de sa discrétion, lui protesta qu’il ne lui demanderait rien et que les termes du testament lui importaient fort peu. Il fit mille révérences, mille compliments, et courut, pétillant de joie, dire à sa cousine que le petit clerc avait dit vrai. À neuf heures il courut à l’Aigle-d’Or, remit dix louis à Jack, et retourna achever de souper avec l’intendante et sa folle compagnie, persuadé qu’avant peu, de joueur décavé, de roué criblé de dettes, il deviendrait millionnaire et recommencerait à s’amuser à Versailles comme par le passé.

 

 

 

V

 

 

LES VISITES

 

 

Le lendemain, le carrosse de Mme l’intendante roula dans Strasbourg, à la grande jubilation des Strasbourgeois. Excédée du silence de la ville, Mme l’intendante avait imaginé de faire garnir de grelots les harnais de ses chevaux isabelle. Ses laquais poudrés et enrubannés, en livrée couleur pêche, à galons bleu et argent, son cocher gros comme un muid, ses coureurs, et les cupidons voltigeants peints sur les panneaux du carrosse, complétaient les charmes de cet équipage galant ; aussi chaque sortie de l’intendante était-elle passée à l’état de réjouissance publique. Cette fois elle avait pris avec elle dans son carrosse, outre Lisette et son petit chien Brusquet, pomponné de rosettes bleues, le marquis de Malignac, tout habillé de velours vert-pomme, frisé, poudré, tiré à quatre épingles, et portant des boucles de souliers ornées de rubis et de perles fines. Il avait un joli chapeau sous son bras, un manchon d’hermine et une cravate de Malines des plus élégantes. Mme l’intendante, encore fort jolie malgré ses trente- six ans, portait une robe de damas lilas, bordée de martre, un mantelet et un manchon de même, et sur ses cheveux poudrés un charmant petit chapeau de velours vert à plumes de héron. Chacun de ses mouvements faisait jaillir un petit nuage de poudre et des effluves de parfums.

Les coureurs, précédant le carrosse, allèrent frapper à la porte de Mme de Haütern et annoncèrent leur maîtresse. À l’instant tout fut en mouvement pour recevoir cette belle visite. On attisa le feu, Mme de Haütern rajusta son bonnet, commanda à ses filles d’ôter leurs tabliers de soie et d’en prendre de dentelles, et se hâta, aidée par Sabine, de remettre le salon en ordre.

Quelques instants après, le bruit du carrosse entrant dans la cour la fit tressaillir. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit le marquis descendre et offrir la main à l’intendante.

« Ah ! se dit-elle, voilà un de ces jeunes officiers en question. Mais où est donc l’autre ? Vous pouvez vous retirer, Sabine. »

La jeune fille se hâta d’obéir et disparut.

La porte s’ouvrit, le valet annonça, et Mme l’intendante, entrant de fort bonne grâce à la main du marquis, le présenta à Mme de Haütern comme un jeune gentilhomme qui désirait passionnément obtenir l’honneur d’être reçu chez elle. Mme de Haütern répondit le mieux possible ; on s’assit, on causa du bal de la veille, et le marquis s’extasia fort sur la beauté, la parure et les grâces des bergères habillées de toile d’argent.

Mme de Haütern se croyait déjà belle-mère d’un marquis, et allait sonner pour faire appeler ses filles, lorsque l’intendante lui demanda si Mlle Sabine était malade, disant qu’on s’était étonné de ne pas la voir au bal.

Mme de Haütern répondit que Sabine n’aimait pas la danse.

« D’ailleurs, ajouta-t-elle, ma nièce est sans aucune fortune et n’est pas destinée à voir le monde.

– Mais, dit l’intendante, on la dit fort belle, et si vous la montriez un peu dans les compagnies, elle trouverait à se marier.

– Ces choses-là n’arrivent que dans les romans, madame la comtesse.

– Oh ! non, pardonnez-moi, madame la baronne, mais j’ai entendu dire que vos beaux yeux furent votre dot.

– Avec trois fermes d’un bon rapport, madame la comtesse, » dit Mme de Haütern, évidemment flattée du compliment fait à ses yeux, mais qui tirait encore plus de vanité de sa fortune que des charmes de son défunt printemps. « Mais, ajouta-t-elle, je veux que mes filles vous viennent remercier du plaisir qu’elles ont eu hier. »

Elle sonna et dit à son laquais d’aller appeler Mlles de Haütern.

« Et Mlle Sabine aussi, je vous en prie, dit l’intendante.

– Et Mlle Sabine aussi, » répéta d’un air vexé Mme de Haütern.

Les trois jeunes filles parurent bientôt : Itha et Thécla, rouges comme des pivoines ; Sabine, blanche comme un lis, et vêtue d’une robe de laine brune fort simple. Elles firent la révérence, s’assirent et répondirent aux questions multipliées de l’intendante à voix basse et sans lever les yeux, comme le voulait l’usage. Le marquis les regardait et se disait que Sabine en toilette ferait l’admiration de la cour de France. Il lui parla, lui décocha plusieurs compliments et n’en obtint que des réponses fort courtes.

La visite se termina, non sans que Mme de Haütern eût été contrainte de promettre qu’au prochain bal on verrait Sabine. En remontant en carrosse, Malignac assura l’intendante qu’il était pénétré d’admiration pour Sabine et voudrait l’épouser quand même elle n’aurait pas un sol.

 

            Va-t’en voir s’ils viennent, Jean !

 

fredonna l’intendante, et, sur ce, elle lui promit de donner un bal dans quinze jours, pour qu’il revit la dame de ses pensées, lui plût et la demandât en mariage.

Ils firent encore deux ou trois visites, et tout Strasbourg ne parla cette semaine-là que de l’If et du joli marquis à marier. Deux ou trois douairières, femmes d’expérience, dirent cependant qu’on devait s’en méfier, vu la légèreté bien connue de l’intendante et le renom assez fâcheux de sa famille gasconne ; mais on les traita de prudes, de femmes à préjugés gothiques, et les meilleures maisons de la ville furent ouvertes au pimpant Malignac.

Sur ces entrefaites, deux banquiers de Strasbourg, les frères Gottlieb, garçons d’un âge assez mûr, mais fort riches et estimés, s’étant aperçus que leurs femmes de charge les volaient indignement, et que leur maison était fort mal tenue, tinrent conseil un beau soir, en fumant leurs pipes près du poêle, et, tout bien considéré, résolurent de se marier. La même idée leur vint en même temps. Afin de ne pas rompre leur association fraternelle, il convenait qu’ils épousassent les deux sœurs, Itha et Thécla de Haütern, filles raisonnables, bien élevées, bien dotées, habituées par leur prudente mère à surveiller de près les domestiques, et qui, n’étant plus de la première jeunesse, feraient parfaitement leur affaire. Mais consentiraient-elles à porter un nom plébéien ? Elles avaient refusé déjà bien des partis. Elles étaient fières et hautes comme le temps. Les deux frères là-dessus se prirent à songer, bourrèrent de nouveau leurs pipes de faïence, restèrent en silence une heure ou deux, et décidèrent enfin que, dès le lendemain, ils prieraient un bon chanoine de leurs amis d’aller sonder le terrain en causant avec Mme de Haütern.

Le lendemain, en effet, le chanoine alla faire visite à Mme de Haütern, et n’eut pas de peine à lui démontrer quel bonheur ce serait pour elle de marier richement ses filles tout près d’elle. Si elle tenait à les voir titrées, rien n’était plus facile aux frères Gottlieb que d’acheter une terre ou deux en Allemagne et d’en prendre le nom. Les savonnettes à vilain n’étaient pas chose rare, et ce qui l’était, ajouta le chanoine, c’était la chance de marier également bien et en même temps deux filles déjà majeures. Mme de Haütern, en sa qualité de bonne ménagère, comprit cela, et, sûre du consentement de ses filles, qui s’ennuyaient fort à la maison, elle pria le chanoine d’assurer les Gottlieb de sa bonne volonté.

À peine fut-il parti, qu’on frappa à la porte de la rue, et Mme de Haütern, regardant le petit miroir espion placé près de sa fenêtre, y vit se réfléchir la chaise à porteurs et les laquais de Mme l’intendante. C’était elle, en effet, qui venait, en négligé coquet, causer confidentiellement avec la baronne.

« Elle vient de la part du marquis, c’est sûr, se dit Mme de Haütern. Ah ! comme je vais l’attraper. »

L’intendante venait, en effet, de la part de M. de Malignac, mais c’était pour demander Sabine en mariage.

Mme de Haütern jeta des cris d’étonnement.

« Mais, dit-elle, Sabine est pauvre comme Job. Si on croit que je la doterai, on se trompe. J’ai bien assez fait pour elle ; songez donc, Madame, elle m’a coûté gros. Elle a été élevée à l’abbaye Saint-Étienne aux frais du roi, c’est vrai, mais depuis elle est à ma charge. Je pourrai tout au plus lui donner un petit trousseau. M. le marquis se méprend s’il compte sur autre chose, certainement.

– M. de Malignac ne demande rien, Madame, il offre de reconnaître une dot à Mlle Sabine ; il payera les frais de la noce, le trousseau, tout : il vous fera un beau présent. Il ne veut que le cœur et la main de Mlle Sabine. Il est fort riche, il est romanesquement épris : cela explique tout.

– Eh bien ! reprit la baronne, je n’ai plus quinze ans, et je me croyais bien expérimentée, mais jamais je n’ai vu chose pareille. Dites, je vous prie, à monsieur votre cousin que son procédé me touche fort, et que j’en parlerai à ma nièce.

– Mais, dit l’intendante, il faut arranger une entrevue. Quel jour voulez-vous venir passer la soirée chez moi avec ces demoiselles ? Jeudi vous plairait-il ?

– À merveille, dit Mme de Haütern : qui inviterez-vous ?

– Mais je ne sais trop... le chevalier, le secrétaire, des gens sans conséquence ; pas de femmes, n’est-ce pas ?

– Oh ! non. Si cela ne vous contrariait pas, je vous prierais d’inviter les frères Gottlieb.

– Ces deux gros banquiers à figure épanouie qui étaient habillés en Turcs l’autre soir et n’ont pas prononcé une syllabe de toute la soirée, de peur d’avaler leurs moustaches ? Je ne demande pas mieux. Voulez-vous que j’essaye d’en faire vos gendres ?

– Ils y pensent déjà, dit mystérieusement Mme de Haütern.

– Vrai ! Ah ! ce sera charmant. Trois noces en une ! Du coup, il faudra que tout Strasbourg entre en danse. Je vais préparer mes toilettes. Ah ! que je vais m’amuser ! »

Dans sa joie, elle sauta au cou de la baronne, et celle-ci, ayant eu la naïveté de l’embrasser, se remplit la bouche de céruse et de carmin.

À la grande surprise de Sabine, la couturière vint le lendemain lui essayer une robe de soie fond rose, à grands ramages de fleurs, d’oiseaux et de papillons brochés en blanc. Jamais Sabine n’avait eu de robe de soie. Elle n’était pas tellement raisonnable, qu’elle n’aimât un peu la parure, et quand elle se vit dans la psyché de sa tante, elle admira quel éclat ce bel habit ajoutait à sa beauté. Itha et Thécla essayèrent des robes semblables, et la couturière s’écria que tous ceux qui verraient ces demoiselles croiraient voir les trois Grâces.

Mme de Haütern était radieuse. Pour la première fois de sa vie, elle loua la taille et la figure de sa nièce, et laissa échapper quelques mots sur l’espoir qu’elle avait de la bien marier.

Le cœur de Sabine battait bien fort. Ce mystérieux fiancé que lui avait promis la lettre de son vieil ami était-il donc prêt à paraître ? Elle attendit impatiemment le jeudi, et lorsque, les toilettes terminées, on vint annoncer à ces dames que les chaises à porteurs étaient en bas de l’escalier, Sabine le descendit joyeusement, pensant que bientôt peut-être elle aurait un foyer, une maison à elle, et s’appuierait au bras d’un protecteur qui l’aimerait.

 

 

 

VI

 

 

L’ENTREVUE

 

 

En entrant dans le salon de l’intendante, Sabine, tout en faisant les trois révérences d’usage, jeta un rapide coup d’œil sur la compagnie. Le gros intendant, les massifs Gottlieb, le petit secrétaire, le chevalier gringalet et l’élégant marquis étaient groupés autour de l’intendante. Aucun d’eux ne ressemblait à l’idéal que Sabine s’était fait. Elle se dit : Il va venir. Mais il ne vint pas. On servit le souper, et Sabine, placée près du marquis, put jouir bien à l’aise de son caquet de courtisan. Malignac, croyant bien faire, voulut éblouir les naïfs provinciaux qui l’écoutaient, et se mit à raconter mille histoires sur Versailles, se vantant d’être au mieux avec les princes, les ministres, le roi lui-même, et d’avoir eu l’honneur plusieurs fois de souper avec Mme la comtesse du Barry. L’intendant avait beau lui faire signe qu’il s’enferrait, l’admiration du petit chevalier, l’ébahissement des Gottlieb et de Mme de Haütern, et surtout un certain vin blanc dont il ne s’était pas méfié, activaient la faconde du marquis. Sabine l’écoutait en silence, admirant quelle avalanche de niaiseries peut sortir en un quart d’heure d’une bouche humaine. Les demoiselles de Haütern étaient complètement stupéfiées. L’intendante riait et s’amusait surtout du bel appétit des Gottlieb, que le petit secrétaire agaçait en vain.

Le souper fini, chaque cavalier offrit la main à une dame ; on passa dans le salon, et l’intendante, distribuant à chacun son rôle, mit son mari, la baronne, le secrétaire et le chevalier à une table de jeu, les Gottlieb et les demoiselles de Haütern à une autre, le marquis et Sabine devant un échiquier.

« Pour moi, dit-elle, je ferai galerie et je papillonnerai de l’un à l’autre. »

Les parties commencèrent ; mais, dès les premiers coups, Sabine s’aperçut que son adversaire connaissait à peine la marche des pièces. Elle lui fit voir qu’il avait mal placé sa reine.

« Pardon ! dit-il. Je suis troublé. Ah ! divine Sabine, on le serait à moins. Si vous saviez quelle partie je joue !

– C’est une partie d’échecs, je pense, dit Sabine froidement. C’est à vous de jouer, monsieur le marquis. »

Il prit une tour et lui fit faire le saut du cavalier. Sabine, n’osant rien dire, et pensant qu’il se remettrait, avança un pion.

« Mademoiselle, dit le marquis, dont la tête tournait un peu, vous rappelez-vous ce cher comte Braünn ?

– Certainement, Monsieur, il n’y a guère plus d’un an que j’ai perdu cet excellent ami. Je l’aimais comme un père. Vous l’avez connu, Monsieur ?

Et Sabine, attentive, regarda en face le marquis.

« Si je l’ai connu ? dit le marquis en balbutiant, Oui, certainement je l’ai beaucoup connu... de réputation. Je l’ai même vu quelquefois. C’était un bien galant homme. Il m’aimait fort, je crois.

– Serait-ce lui ? se demanda Sabine. Oh ! non. »

L’intendante s’approcha d’eux.

« Quoi ! dit-elle, votre partie en est encore là ! Ah çà ! mais vous êtes donc des joueurs bien réfléchis ? Ah ! c’est un beau jeu que le jeu d’échecs. C’est dommage qu’il soit si ennuyeux ! Mais, vrai, croyez-vous gagner, mon cousin ?

– Je l’espère, dit le marquis, mais j’ai un peu mal à la tête.

– Allez boire un verre d’eau et prendre un peu l’air, mon cher marquis, dit l’intendante. Je tiendrai compagnie à Sabine. »

Le marquis salua et sortit du salon sans marcher tout à fait droit. Sabine le suivit des yeux d’un air étonné.

« Comment trouvez-vous mon cousin, Mademoiselle ? dit l’intendante.

– Grand causeur et bon convive, Madame. »

L’intendante se mordit les lèvres.

Le marquis a passé sa vie à la cour, Mademoiselle, et ses manières peuvent vous étonner, quoiqu’elles soient celles de la meilleure compagnie ; mais elles n’ôtent rien à ses bonnes qualités. C’est un charmant garçon, et qui désire passionnément obtenir l’honneur de vos bonnes grâces.

– Hélas ! Madame, dit Sabine, à quoi lui serviraient-elles ?

– Quelle Agnès ! s’écria l’intendante à demi-voix ; mais ne voyez-vous pas qu’il veut vous épouser ? Heureuse fille, vous n’avez qu’un mot à dire, et vous devenez marquise de Malignac ; vous aurez château, forêts, prés et ferme dans le plus joli pays du monde, près de Gaillac. Vous irez à la cour, vous roulerez carrosse : qu’en dites-vous ? Mais voici le marquis ; je le laisse continuer sa partie. »

Elle se leva et alla tracasser les Gottlieb, tandis que le marquis, reprenant sa place, essaya de renouer la conversation.

Sabine, très émue, réfléchissait à ce qu’elle devait faire, tandis que le marquis, jouant à tort et à travers, lui débitait mille compliments. Tout à coup, prenant une résolution soudaine, elle lui dit :

« Monsieur, avez-vous la bague ?

– Ah ! Mademoiselle, s’écria le marquis en prenant une pose tragique, je l’ai perdue ! Elle m’a été volée avec l’écrin qui contenait les diamants de ma mère. Mais la police est à la recherche du voleur ; la bague se retrouvera.

– C’est possible, dit Sabine ; mais en attendant, Monsieur, ne pourriez-vous me la décrire ? Vous devez savoir que je possède la pareille.

– Ah ! Mademoiselle, pardon ; j’ai peu de mémoire. C’était une bague très belle, une bague... en or.

– Fort bien. Mais après ? Décrivez-moi le chaton.

– Le chaton ? Il était orné d’un diamant, non, d’un rubis. Ma foi, je ne m’en souviens plus ; mais, si j’entrevoyais votre bague, Mademoiselle, je verrais bien si la mienne lui ressemblait.

– Je n’en doute pas, Monsieur », dit Sabine en souriant.

Et, ôtant son gant, elle montra au marquis un petit jonc orné d’une émeraude qui lui venait de sa mère.

« C’est cela même, s’écria le marquis. Ah ! Mademoiselle, permettez-moi de vous offrir bientôt une bague de fiançailles, et je serai le plus heureux des hommes.

– Pour le moment je crois que vous êtes mat, monsieur le marquis, » dit Sabine en avançant sa reine.

Elle se leva et alla s’asseoir près de sa tante. Minuit sonnait. La compagnie se sépara, et les frères Gottlieb reconduisirent chez elles Mmes de Haütern au clair de lune, suivant les chaises d’un pas égal à celui des porteurs, et s’empressant pour offrir la main à leurs futures épouses.

 

 

 

VII

 

 

L’ABBAYE SAINT-ÉTIENNE

 

 

Lorsque le roi Louis XIV, en l’année 1700, vingt ans après la réunion de Strasbourg à la France, avait fait don aux religieuses de la Visitation-Sainte-Marie des bâtiments et des terres de l’abbaye Saint-Étienne, fondée par sainte Attale au VIIe siècle, et tombée aux mains des luthériens depuis 1539, il avait mis pour condition de cette donation royale que les religieuses de la Visitation recevraient dix jeunes filles pauvres de la noblesse d’Alsace, et les entretiendraient gratuitement de l’âge de sept à dix-huit ans.

Grâce à cet ordre royal, Sabine Lichtlin avait été ainsi élevée à la Visitation, et plus d’une fois la révérende mère de Leyen, qui l’aimait chèrement, avait souhaité que la vocation religieuse vint à cette jeune fille, si belle, si candide et si pauvre. Mais cette vocation n’était pas venue, et, tout en aimant son couvent, Sabine avait vu avec plaisir s’approcher le moment où elle quitterait le cloître. L’égalité parfaite avec laquelle les religieuses traitaient leurs pensionnaires, dont quelques-unes étaient des princesses, faisait illusion à la jeune orpheline. Elle croyait trouver dans le monde la même générosité, la même noblesse de sentiments. Elle fut cruellement détrompée. Son cœur aimant ne rencontra que froideur : sa fierté fut blessée, et plus d’une fois elle s’était dit : « Que ne suis-je restée au couvent ! » Mais elle se sentait attirée vers une autre vocation, et lorsqu’elle voyait une jeune mère de famille sourire aux jeux de ses enfants, les mener à l’église et faire répéter à leurs lèvres si pures les mots de la Salutation angélique, Sabine souhaitait les joies de Nazareth, les joies du foyer chrétien. La lettre de son vieil ami, la bague mystérieuse lui semblèrent un message du ciel. Elle attendit, crut un instant que sa destinée allait s’éclaircir, mais elle vit le piège, et sut l’éviter.

Deux jours après le souper chez l’intendante, la révérende mère de Leyen, alors âgée de quatre-vingt-un ans, était occupée à fermer des lettres qu’elle envoyait aux jésuites nouvellement bannis de Strasbourg, et à qui elle faisait passer des secours. Au moment où elle terminait cette besogne, une sœur converse vint l’avertir que Mme de Haütern la demandait au parloir.

« J’y vais aller dans un instant, ma chère sœur », dit la bonne supérieure. Et, prenant sa quenouille, et suivie d’une assistante, elle se rendit à la grille, s’assit et se mit à filer, tandis que l’assistante ouvrait le volet.

À travers la double grille apparut alors le visage pourpre de Mme de Haütern, qui, tout en colère, raconta que sa nièce était une folle, une extravagante, et refusait le plus beau mariage du monde.

« C’est inimaginable, ma mère, s’écria-t-elle, une fille qui n’a pas un sou, refuser un riche parti, un marquis, un jeune homme de vingt-cinq ans, beau, aimable, qui danse à merveille, qui est fort bien en cour, qui a un château à Gaillac, qui est cousin de l’intendante, qui veut reconnaître cinquante mille écus à ma nièce, sans que je lui donne un patard ! Et moi qui me suis mise en dépense, moi qui lui ai fait faire une robe de lampas qui vaut deux cents écus ! Mes filles vont épouser les MM. Gottlieb ; on ferait les trois noces ensemble ; tout était convenu... et cette péronnelle, cette pimbêche refuse !... »

Elle s’arrêta essoufflée.

« Mais, madame la baronne, dit la mère de Leyen, je vous prie, en quoi puis-je vous servir en cette occurrence ?

– Je viens vous prier, ma mère, de recevoir ma nièce au couvent et de la chapitrer comme il faut : j’ai fait tout le possible, je suis outrée, je la battrais si cela continuait.

– Envoyez-moi Mlle Sabine, dit la supérieure : je serais trop fâchée qu’elle fût battue. Nous examinerons l’affaire. Comment s’appelle le gentilhomme qu’elle refuse ?

– C’est le marquis de Malignac.

– Fort bien. Veuillez m’envoyer Mlle Lichtlin le plus tôt possible, je vous prie. »

La supérieure se leva, et Mme de Haütern, un peu déconcertée par son air imposant, fit la révérence et partit.

Le soir même, Sabine fut amenée au monastère. Une sœur qui avait été sa maîtresse de classe l’accueillit avec la gracieuse cordialité des filles de saint François de Sales. Elle l’installa dans une petite cellule, s’informa si rien ne lui manquait, et l’avertit qu’elle aurait une audience de la mère de Leyen le lendemain à deux heures.

« D’ici là, mon enfant, lui dit-elle, vous serez servie dans votre cellule, et libre d’aller à la chapelle tant qu’il vous plaira, mais vous ne verrez nos sœurs et nos filles du petit habit qu’après avoir pris l’obédience de notre supérieure : Adieu, ma chère enfant.

– Oh ! maman Albertine, dit Sabine en pleurant, ne me quittez pas encore ! J’ai tant de peine ! Si vous saviez quelles scènes j’ai supportées ces jours-ci !

– Mon enfant, dit sœur Albertine, la cloche m’appelle. Priez Dieu, et surtout, demain, dites tout ce que vous avez sur le cœur à notre bonne mère. Tout, entendez-le bien.

– Ainsi ferai-je, maman, je vous le promets. »

La religieuse l’embrassa au front et partit. Sabine se mit à sa fenêtre. Par-dessus les toits du monastère, elle apercevait la flèche de la cathédrale. Le temps était doux et les étoiles brillaient déjà. Elle pria longtemps ; puis, à la clarté d’une petite lampe, fit ses préparatifs du coucher, et s’endormit bientôt, avec la petite cassette sous son chevet.

 

 

 

VIII

 

 

LE GUIDON DE ROYAL-DAUPHIN

 

 

Dès l’aurore, on entendit retentir les clairons et battre les tambours. Le régiment de la Couronne, en garnison à Strasbourg depuis un an, quittait la ville. Les plus endormis se réveillèrent pour saluer au moins du regard à travers les vitres les cavaliers qui s’éloignaient. Tous les galopins de la ville les escortèrent sur la route de Colmar, puis ils revinrent et se postèrent sur les glacis qui dominent la route de Paris pour guetter l’arrivée du Royal-Dauphin, le régiment qui allait remplacer l’autre.

Vers midi, par un brillant soleil, un nuage de poussière annonça l’avant-garde. Bientôt les armes étincelantes apparurent, on entendit le pas des chevaux, et le Royal-Dauphin fit son entrée en ville, salué par le canon de la citadelle et le carillon des cloches. Toutes les belles dames de Strasbourg s’étaient mises aux fenêtres, et l’hôtel de Haütern était orné des visages vermeils d’Itha et de Thécla et des faces rubicondes de leurs heureux fiancés.

Un jeune guidon de bonne mine, qui montait un cheval noir, leva les yeux vers l’hôtel et sembla chercher quelque visage connu parmi ceux de la famille de la baronne. Il parut fort désappointé, n’éloigna la tête basse, et, aussitôt que les exigences du service le lui permirent, s’échappa du quartier et courut à la Visitation.

« Dites, je vous prie, ma sœur, à madame la supérieure que son petit-neveu, Robert de Leyen, l’attend au parloir et désire lui présenter ses respects. »

La bonne sœur alla prévenir la mère Marie-Louise de Leyen, et revint bientôt dire au jeune officier que sa tante viendrait au parloir aussitôt qu’elle aurait fini une conférence qu’elle donnait à une jeune demoiselle.

Robert prit patience en se promenant de long en large dans le parloir, et en priant Dieu que la jeune demoiselle ne fût pas trop causeuse. Enfin le volet s’ouvrit, et il aperçut à travers les doubles grilles sa vénérable grand-tante. Il courut vers elle, et lui témoigna sa joie de la revoir. Elle-même, les larmes aux yeux, ne pouvait se lasser de le regarder.

« Mon cher enfant, dit-elle, que je suis heureuse de vous revoir sous l’uniforme ! Enfin votre exil est donc fini !

– Oui, chère tante, le procès a été jugé. L’innocence de mon ami a été reconnue. Il. s’était battu loyalement : son adversaire s’est guéri et a témoigné en sa faveur. Il ne reste pas un nuage sur sa réputation ni sur la mienne.

– Oui, selon le monde, beau neveu, mais vous aviez péché : le duel est défendu.

– C’est vrai, ma bonne tante ; pourtant il est des cas où un militaire ne peut refuser de se battre ni d’être le témoin d’un ami.

– Enfin, dit en soupirant la supérieure, ne parlons plus de cela. À l’avenir, Dieu veuille vous épargner semblable aventure !

Amen ! ma tante. Mais je voudrais vous confier un secret.

– Parlez, beau neveu,

– Ma tante, il y a là quelqu’un, dit Robert en apercevant derrière sa tante une religieuse qui tricotait.

– La règle le veut ainsi, mon enfant : parlez, cette bonne sœur oubliera tout ce que vous direz.

– Alors, ma tante, je vais tout vous raconter. À la suite de ce malheureux duel, où je servis de témoin et où je faillis être arrêté par la maréchaussée, je m’enfuis, et, au lieu de rentrer à Strasbourg, j’allai demander un asile au comte Braünn, vieil ami de mon grand-père. J’étais alors en congé, comme vous savez ; mon régiment tenait garnison à Nancy. Le comte me reçut bien vieux militaire, il avait sur le duel d’autres idées que les religieuses, et traita de peccadille ce qui vous scandalise, ma chère tante. Mais sachant combien le roi était sévère à l’endroit des duels entre Allemands et Français, il me conseilla de rester caché jusqu’à ce que l’affaire fût assoupie. Elle s’envenima, au contraire. Le prince allemand qui avait été laissé pour mort ne l’était pas ; mais il resta plusieurs semaines sans pouvoir parler, et sa famille accusa son adversaire de l’avoir attiré dans un guet-apens. Les gens de loi s’emparèrent de l’affaire, et si je me fusse montré, j’aurais été mis à la Bastille. Je demeurai donc trois semaines caché dans le château du comte, château gothique, rempli de trappes, de couloirs et d’appartements secrets ; puis je partis pour l’Allemagne, où je voyageai incognito, tandis que mes amis obtenaient pour moi une prolongation de congé qui me permit d’attendre l’issue du procès. Il a été jugé, je suis revenu au régiment, et me voici en garnison à Strasbourg ; mais mon vieil ami n’est plus, et tous mes beaux projets, j’en ai grand-peur, vont s’en aller en fumée.

– Quels projets ? demanda Mme de Leyen d’un air étonné.

– Ah ! ma tante, voilà ce qui n’est pas aisé à dire. Si encore cette religieuse n’était pas là !

– Encore une fois, mon neveu, ne la regardez que comme mon ombre.

– Eh bien, ma tante, chez ce vieux comte Braünn venait souvent une jeune et charmante fille qui faisait de la musique avec lui. Caché derrière la tapisserie, je l’écoutais, je la regardais par de petits trous, par la fenêtre quelquefois, quand elle allait au jardin, et de ses belles mains poussait le fauteuil roulant de mon vieil ami. Bref, j’en devins... Comment dirai-je ?... Enfin, je résolus de n’avoir jamais d’autre femme que Sabine. Elle était pauvre, je n’étais pas bien riche, et dans l’état présent de mes affaires je ne pouvais songer à me marier. J’avouai mes projets au comte. Il les approuva, et me promit d’en procurer le succès. Je partis. Quelques semaines après, étant à Vienne, chez un ami de cet excellent vieillard, j’appris sa mort et je reçus ceci. »

Et Robert tendit à la religieuse une lettre et une bague qu’elle reçut avec une émotion visible.

« Ô Providence ! dit-elle, que tes voies sont admirables ! »

Et, les yeux humides, elle lut ces lignes :

 

« Mon jeune ami, je vais quitter ce monde sans avoir pu vous rendre tous les services que j’aurais souhaité. Je n’ai pas parlé à Mlle S..., mais je lui ai écrit. Lorsque vous reviendrez en France, allez la voir, présentez-lui cette bague, semblable à celle que je lui ai donnée. Ces deux bagues servirent d’anneaux de fiançailles à mes parents. Puissent-elles être le gage de votre bonheur et de celui de ma jeune amie ! J’ai fait mon testament en sa faveur, mais je suis témoin que vous l’avez aimée pauvre, orpheline et sans espoir d’héritage. Adieu.

« Comte Braünn. »

 

« Beau neveu, dit Mme de Leyen, avec votre permission, je vais garder cette lettre et cette bague jusqu’à demain. Je désire les montrer à une jeune demoiselle qui est arrivée à la Visitation hier soir, et ce matin m’a fait une confidence et montré certaine lettre et certaine bagne qui ne sont pas sans quelque ressemblance avec les vôtres.

– Ciel ! s’écria Robert, est-ce possible ! Ah ! chère tante, que ne puis-je vous embrasser ! Ah ! je vous en supplie, dites à Mlle Lichtlin combien je...

– Chut ! Monsieur, vous oubliez que la sœur écoute ! dit en souriant la bonne supérieure ; j’engagerai Mlle Lichtlin à entrer en retraite, et à vous donner réponse dans quelques mois.

– Quelques mois, ma tante ! Oh ! ma chère bonne mère, dites quelques heures. Je voudrais me marier dans trois semaines au plus tard.

– Hélas ! neveu, on se récrie fort dans le monde de nous voir admettre les novices à la profession au bout d’un an d’épreuve, et on trouve tout simple de marier les gens en quelques jours. Songez, beau neveu, que Sabine ne vous a jamais vu.

– Rebecca avait-elle vu Isaac, ma tante ?

– Vous avez réponse à tout, Robert. Enfin revenez demain matin au parloir. Nous verrons si quelqu’un voudra bien m’y accompagner. Voici la cloche qui m’appelle. Adieu, mon cher enfant. »

La grille se referma, le rideau aussi, et le jeune guidon retourna au quartier.

Et le lendemain, chose surprenante, et qui assurément ne se voit plus de nos jours, Sabine Lichtlin et Robert de Leyen, du premier coup d’œil s’entendirent si bien, si bien, qu’après un demi-quart d’heure de conversation avec eux la révérende mère de Leyen leur permit d’échanger les bagues du baron, assurée qu’elle était d’avance du consentement des parents de Robert.

Ils se virent à travers la grille encore une douzaine de fois, puis, le jour de la majorité de Sabine étant arrivé, elle fut mise en possession de l’héritage du baron.

Sur ces entrefaites, Mme de Haütern, avertie par la révérende mère de Leyen des projets de sa nièce, lui avait rendu ses bonnes grâces et l’avait ramenée chez elle. Malignac, emmenant Jack comme valet, était allé chercher fortune ailleurs. Le père et la mère de Robert de Leyen arrivaient à Strasbourg. On préparait force parures, festins, carrosses et réjouissances, selon l’usage du temps ; et enfin Robert de Leyen et Sabine Lichtlin furent mariés à la cathédrale par le cardinal de Rohan-Soubise, alors archevêque de Strasbourg. Les Gottlieb et Mmes leurs épouses assistèrent au mariage, ainsi que Mme de Haütern, l’intendant et l’intendante, Me Zimmermann, les officiers du régiment de Royal-Dauphin, et bien d’autres personnages dont la renommée a rejoint les neiges d’antan, de même que leurs biens, leurs atours et leurs personnes sont devenus poussière.

Un peu avant que Strasbourg nous fût enlevé, en fouillant une cave où, pendant la révolution, avaient été cachés les bijoux de la famille de Leyen, on a retrouvé une bague d’or, guillochée de noir, ornée d’un saphir carré, et qui est, j’en suis sûre, la bague de Sabine ; ce qui le prouve péremptoirement, c’est que je l’ai vue, au doigt d’une noble et charmante personne qui porte le nom de Lichtlin. D’ailleurs, je vous défie, lecteur, de prouver le contraire.

 

 

Julie LAVERGNE, Fleurs de France, 1880.

 

 

 

 

 

 

 

 

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