Les roses de Provins
par
Julie LAVERGNE
À SOEUR MARIE STELLA DE SION
I
LE PÈLERIN
Au temps du comte-roi Thibaud de Champagne, la ville de Provins comptait plus de cinquante mille habitants, force belles églises, couvents et demeures seigneuriales. Le château des comtes de Champagne la dominait de ses puissantes tours, et une enceinte fortifiée protégeait les richesses qu’elle renfermait. C’était la première ville de l’Europe quant à la fabrication des draps, et on y comptait jusqu’à deux mille métiers battants. Trois fois l’année la foire s’y ouvrait, et des contrées les plus lointaines arrivaient les acheteurs : La ville jouissait de nombreuses franchises, et, bien que ses habitants se plaignissent souvent des trop longs séjours que leur souverain faisait en son royaume de Navarre, ils aimaient et respectaient le comte Thibaud en fidèles sujets.
Or, l’an 1239, au printemps, alors que les Provinois faisaient de grands préparatifs pour la foire du 1er mai, le bruit se répandit tout à coup que le comte de Champagne allait se croiser, et s’embarquerait au commencement de l’été. Les uns approuvèrent, les autres blâmèrent son projet, et il n’y eut pas un grand empressement à prendre la croix parmi la jeunesse provinoise. Un des meilleurs prédicateurs de la ville, le curé de Saint-Quiriace, fit pourtant le plus beau sermon du monde le jour de la fête de Saint-Marc, et conjura ses auditeurs de s’unir à la croisade, sinon de fait, au moins par leurs aumônes et leurs prières. Aucun de ses paroissiens ne parut se soucier de quitter famille et patrie pour affronter les dangers d’un voyage si périlleux et d’une guerre contre les infidèles, et les quelques hommes d’armes qui se trouvaient mêlés aux artisans et aux bourgeois se dirent entre eux : « Si le comte-roi nous le commande, il sera temps de prendre la croix ; mais s’il nous laisse à Provins, tant mieux pour nous. »
Seul, dans la foule des fidèles, un grand vieillard à barbe blanche, vêtu en paysan, et appuyé contre un des piliers de la nef, avait pleuré en écoutant le « prescheur », comme on disait alors. Lorsque le sermon et l’office du soir furent terminés, il se rendit à la sacristie, et pria le curé, qui était occupé à ôter ses ornements sacerdotaux, de lui accorder un moment d’audience. Le curé, pensant qu’il s’agissait de quelque aumône à faire, passa dans une petite pièce et dit au vieillard :
« Que souhaitez-vous de moi, mon brave homme ? qui êtes-vous ? »
– Je m’appelle Pierre Dufresne, monsieur le curé, et je vous prie de me donner la croix. Je veux partir avec le comte Thibaud.
– Partir ! y songez-vous, à votre âge ? Mais vous n’êtes pas un homme d’armes, pourtant !
– C’est comme pèlerin que je suivrai l’armée, monsieur le curé. Je ne serai à charge à personne. J’ai là, cousu dans la doublure de mon vêtement, ce qu’il me faut d’argent pour vivre une année. Je suis encore actif et robuste, et je compte avoir la force d’aller et de revenir. D’ailleurs, si je meurs en route, ce sera tout profit pour mon âme, et mes enfants n’auront rien à dépenser pour ma sépulture. Donnez-moi donc la croix, mais sans le dire à personne. Je veux partir à l’insu de mes enfants. Demain soir vous verrez arriver ici ma fille Madeleine. Elle vous apportera des fleurs de ma part ; vous lui direz que je suis parti pour la croisade, et, si elle pleure, vous la consolerez par de bonnes et chrétiennes paroles, comme celles que vous disiez tout à l’heure en chaire. »
Le curé, tout ému, bénit alors une croix de drap rouge et la remit à Pierre. Il y joignit une pièce d’or, et lui souhaita bon voyage et bon retour. Pierre le remercia, cacha la croix sous ses vêtements et prit congé. Il retourna dans l’église, pria longtemps, et ce ne fut que peu d’instants avant la fermeture des portes qu’il sortit de la ville et se dirigea vers la petite ferme où il habitait sur les bords de la Voulzie.
II
LA FERME DE MADELEINE
C’était une chaumière pourvue de quelques dépendances ; l’étable contenait trois vaches ; la basse-cour était peuplée d’une vingtaine de poules, et le jardin, entouré de haies touffues, bien ensemencé de légumes. À l’intérieur, un feu de souches éclairait seul la chambre où Madeleine filait. Son mari et ses enfants, déjà couchés, dormaient tous.
La porte n’était fermée qu’au loquet ; le vieillard entra sans bruit. Madeleine se leva, alluma une petite lampe, et servit à son père une soupe qu’elle lui avait gardée chaude. Tandis qu’il mangeait lentement, comme font les paysans, Madeleine, assise près de lui, avait repris sa quenouille.
« Tu aurais dû te coucher, ma fille, dit Pierre ; je savais bien où était mon souper.
– À quoi bon me coucher, père ? Je ne puis dormir. Je suis si inquiète !
– Les enfants ne sont pas malades, j’espère ?
– Oh ! non ; mais je pense à la Saint-Jean, au fermage qu’il faudra payer, et, vous le savez, père, l’imprudence de mon mari est cause que nous n’avons plus rien en réserve. Je lui disais bien de ne pas prêter notre argent à son frère. Gautier est un mauvais sujet ; il a tout perdu au jeu de dés, et le voilà parti pour la Navarre. Dieu sait s’il reviendra jamais. Que ferons-nous ?
– La Providence y pourvoira, ma fille. Si d’ici la Saint-Jean vous ne trouvez pas d’autre moyen, eh bien ! tu casseras la tirelire de ton vieux père, et l’argent qu’elle contient payera le fermage. Dors en paix, ma fille. Je voudrais regarder les petiots. »
Il s’approcha d’un grand lit, large de six pieds, où dormaient côte à côte les quatre jolis petits garçons à tête brune et à joues vermeilles. Il se pencha, et, retenant d’une main sa longue barbe, embrassa ses petits-fils ; puis il les bénit, et se tourna vers le berceau où dormait leur sœur Marguerite.
« Ne l’embrassez pas, père, dit Madeleine, elle s’éveillerait.
– Approche la lampe, ma fille. Je veux la regarder. »
Madeleine, cachant la flamme de la lampe avec sa main, l’approcha du berceau. Le grand-père, soulevant le rideau de grosse toile bise, regarda longuement la blonde petite fille, au teint rose et transparent.
« Comme elle ressemble à ta mère, Madeleine ! dit-il. Aies-en bien soin. » Et il la bénit.
« Mais, fit Madeleine, qu’avez-vous donc, père ? On dirait quasiment que vous allez faire un voyage !
– J’irai peut-être demain à Nogent, chez le cousin Renaud, à qui je porterai des graines de trèfle. Ne t’inquiète pas si tu m’entends sortir de bonne heure.
– Bien. Vous reviendrez avant souper, n’est-ce pas ?
– C’est possible. Ne manque pas, dans l’après-midi, de porter à M. le curé de Saint-Quiriace des lilas blancs pour l’autel de Notre-Dame d’Espérance. Bonsoir, Madeleine. »
Il l’embrassa, ce qu’il faisait rarement.
Un peu étonnée, Madeleine se dit : Le grand-père vieillit bien. Il est aussi ému à l’idée de faire un voyage de deux lieues demain que s’il partait pour Jérusalem.
Et, toute ragaillardie en songeant à la tirelire du bon vieux père, Madeleine fit sa prière, jeta quelques gouttes d’eau bénite par la chambre, et se coucha paisiblement.
III
À L’AUBE
Le coq chantait, mais les oiseaux dormaient encore, et l’orient blanchissait à peine, lorsque Pierre sortit doucement de la chambre qu’il occupait au-dessus de l’étable. Il s’arrêta un instant sur le haut de l’escalier extérieur, qui, abrité par un auvent de chaume, s’étendait contre la muraille du côté du midi. Dans l’angle d’une marche, sur un amas de feuilles sèches et de menue paille, une poule couvait, et sous l’auvent nichaient des hirondelles.
Le jardin, tout emperlé de rosée, était encore dans l’ombre. Pierre le regarda tristement. Hélas ! murmura-t-il, reverrai-je ces arbres que j’ai plantés, ces champs que je cultive depuis si longtemps ? N’est-ce pas folie que de s’en aller si loin à soixante-dix ans ? Il hésita un instant, et, rentrant dans sa chambre, s’assit sur son lit. N’ai-je rien oublié ? se dit-il ; ah ! si fait ! Pauvre tête que je suis ! j’allais oublier ma promesse à Madeleine.
Il ouvrit son armoire, y prit une tirelire de terre cuite, bien légère, hélas ! et où tintaient quelques pièces de monnaie.
Il n’y aura pas assez, se dit Pierre. Et alors il y glissa la pièce d’or du curé ; puis, ôtant son pourpoint de bure, il se mit à en découdre la doublure à la lueur du jour naissant, et enleva une à une presque toutes les piécettes qu’il contenait. « Je mendierai, murmura-t-il ; mon pèlerinage n’en sera que plus méritoire. N’ayant plus rien, je ne craindrai pas les voleurs. À la grâce de Dieu ! »
Il reprit son vêtement, replaça la tirelire dans sa cachette, et, prenant son bourdon de pèlerin, resté suspendu près de son lit depuis quarante années, il partit, et cette fois ne regarda plus rien que le chemin doucement éclairé par les premières teintes de l’aurore.
Il marchait depuis un quart d’heure lorsqu’il vit briller à travers les arbres la lueur d’une forge, et entendit les coups de marteau. Ne se souciant pas de parler au forgeron, qu’il connaissait, Pierre quitta le chemin, prit à travers champs, et ne rejoignit la route du Midi qu’après avoir fait environ trois cents pas dans les herbes humides. Il aperçut alors, cheminant sur la route, deux cavaliers allant au pas, et dont l’un chantait la jolie chanson du comte Thibaud, qui commence ainsi :
J’aloie l’autre ier errant
Sans compagnon,
Sur mon palefroi pensant
À faire une chanson.
Dès le premier vers, Pierre avait tressailli.
Seigneur ! se dit-il, c’est la voix du comte de Champagne ! Il pressa le pas, et, au moment où il allait atteindre les deux cavaliers, le chanteur, se retournant et regardant du côté de Provins, s’écria :
« Ce maréchal-ferrant n’en finit pas ! Si nous allions le faire dépêcher, Archambault ?
– À quoi bon ? Vous seriez reconnu, et voilà tout. Un peu de patience, Monseigneur. Marc va nous rejoindre. »
Et ils continuèrent à cheminer sans avoir aperçu Pierre, qui marchait à l’ombre d’une haie. Mais Pierre avait reconnu Thibaud de Champagne, et, pressant le pas, il l’atteignit, saisit la bride de son cheval et lui dit :
« Monseigneur, de grâce, un mot. Je suis votre ancien serviteur, Pierre Dufresne.
– Et moi, dit Thibaud, je ne suis pas le comte de Champagne pour le moment. Laisse-moi passer, brave homme, je suis pressé.
– Arrière, manant ! s’écria Archambault en levant sa houssine.
– Ne frappez pas Pierre, Archambault. C’est un brave homme. Je puis me fier à lui. Écoute, Pierre : je suis venu à Provins incognito hier soir ; j’en repars, comme tu vois, avant l’ouverture des portes, et il ne faut pas que personne le sache. Jure-moi sur ton salut que tu n’en diras rien.
– Je le jure, Monseigneur ; d’ailleurs, je vais vous suivre, si vous le permettez. Je pars pour la terre sainte. J’ai pris la croix hier. Voyez ! »
Et, entrouvrant son pourpoint, il fit voir au prince la croix suspendue sur sa poitrine.
« Me suivre, fit Thibaud ; tu n’y penses pas, Pierre ! Quand mon écuyer aura fini de faire ferrer son cheval et nous rejoindra, nous prendrons le galop, et à Nogent m’attendent mes équipages.
– Que messire Archambault me prenne en croupe, dit Pierre. J’ai hâte de m’éloigner. Une fois au relais, je vous suivrai de loin, à moins qu’il n’y ait place pour le vieux pèlerin dans quelque chariot de bagages.
– Ce sera comme Monseigneur voudra, dit Archambault ; mais, ce que j’y vois de mieux, c’est que cet expédient m’assurerait de ta discrétion. Sais-tu monter à cheval ?
– Un peu, fit Pierre ; vous allez voir. »
Il posa ses mains sur le dos du cheval, prit son élan et sauta en croupe comme l’eût fait un jeune homme.
Le cheval, surpris, essaya de ruer, mais Archambault le contint vigoureusement, et Pierre se tint ferme, un bras passé autour du corps du robuste chevalier.
« Voici Marc qui arrive, dit le prince. Au galop. »
Et les cavaliers partirent à bride abattue.
Arrivés à Nogent, ils trouvèrent à l’auberge une partie de la suite du comte de Champagne. Déjà le bruit de son arrivée s’était répandu, et la foule s’amassait pour le voir. Impatienté, Thibaud ne s’arrêta que pour prendre quelques rafraîchissements.
Il fit appeler le maire et lui dit :
« Maître Hélouin, congédiez ces bonnes gens. Je n’ai pas le temps de recevoir leurs compliments ni leurs demandes. Voici dix pièces d’or pour vos pauvres.
– Dieu merci, Monseigneur, dit le maire, nous n’en avons point en ce moment un seul dans la ville. Les vieillards sont à l’hospice, les orphelins aussi, et...
– Tant mieux ! cela vous fait honneur. Employez l’argent à autre chose. Je m’en vais par le jardin. Vous savez que je suis croisé. Je n’ai pas une minute à perdre. On m’attend à Marseille. Adieu. »
Le maire lui baisa la main en lui souhaitant bon voyage, et s’en alla sur la place, où il pria les habitants de rentrer chez eux, en leur promettant une petite fête le dimanche suivant.
Il fut accablé de questions, de même que les hommes d’armes et les varlets qui sellaient leurs chevaux. Tous firent les mystérieux ; mais on finit par savoir que le comte Thibaud était venu incognito à Provins pour y tirer d’une cachette qu’il connaissait seul un trésor, mis en réserve pour faire la guerre aux infidèles. Il était entré à Provins de nuit, en était ressorti au petit jour ; on avait jeté un pont volant sur le fossé, afin que les gardes des portes ne se doutassent de rien, etc., etc.
La rumeur publique, bien entendu, ne tarda pas à embellir ce récit. Thibaud, assurait-on, avait emporté du château de Provins des sommes considérables, et assez de perles et de pierreries pour charger vingt mulets. Les enthousiastes en concluaient qu’il allait conquérir l’Orient et deviendrait empereur de Constantinople et roi de Jérusalem ; les gens positifs s’affligeaient de voir sortir du pays des richesses qu’on aurait pu mieux employer, à leur avis, et le maître de l’auberge, homme raisonnable et qui avait le sens pratique, dit à sa femme :
« Ce qui est sûr, c’est que notre gracieux seigneur le comte-roi est venu ici ce matin, lui troisième, car je ne compte pas le vieux pèlerin qu’il a ramassé en route. Il n’avait pas seulement une valise, non plus que ses compagnons. Un trésor que trois hommes portent dans leurs escarcelles et leurs poches ne peut être bien considérable. Plût à Dieu qu’il le fût ! Sa Seigneurie peut-être eût payé son écot. Il n’a oublié que cela ! Dieu le bénisse ! il faut bien acheter l’honneur qu’il m’a fait !
– Le comte m’a donné trois angelots d’or, dit l’hôtesse. Fi ! mon mari, comment peux-tu supposer que le comte-roi serait parti sans payer ?
– Ah ! Marion, je le reconnais bien là ! Allons, remettons la maison en ordre. Il a payé, il est parti, vive le comte Thibaud ! »
IV
LA COLLINE DE SAINTE-MARGUERITE
Quatre mois après, par un bel après-midi d’automne, l’ermite de Sainte-Marguerite, assis au seuil de la grotte qu’il habitait, regardait le magnifique paysage étalé devant lui. Au delà d’un bois d’oliviers descendant en pente douce, il apercevait Marseille, le port rempli de vaisseaux, la chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde, et la mer azurée se perdant à l’infini dans un ciel éblouissant. L’ermite n’était pas seul : assis à côté de lui, Pierre, son hôte depuis trois mois, tressait une corbeille. Les mains du vieil ermite non plus ne restaient pas inactives. Il terminait une ruche de paille, et tout autour des deux vieillards les abeilles butinaient par milliers sur les plantes aromatiques qui tapissaient la colline de roches blanches, couronnée de plus et d’oliviers.
« Frère pèlerin, disait l’ermite en soupirant, si je pouvais, je partirais aussi. J’ai fait jadis deux fois le pèlerinage de Rome et de Jérusalem, et si quelqu’un voulait prendre ma place ici, garder ma petite chapelle et soigner mes ruches, je reprendrais mon bourdon. Mais personne ne veut habiter cette solitude, et, moi parti, qui sait si elle ne redeviendrait pas un repaire de brigands ?
– Le territoire de Sainte-Marguerite n’appartient-il pas à l’évêque ? demanda Pierre.
– Malheureusement non. S’il était sous la juridiction de Monseigneur ou du domaine de l’abbé de Saint-Victor, ils y établiraient un prieuré ; mais Sainte-Marguerite appartient à la république de Marseille, et le podestat et les syndics ne s’inquiètent que du commerce et de la navigation, et non pas de faire de pieuses fondations hors de la ville. Ils entretiennent et construisent des églises, des hôpitaux et des couvents, mais à l’intérieur de Marseille. Je prie Dieu qu’un autre ermite me succède ici. Ce serait bien dommage si, après moi, mes abeilles étaient abandonnées. Songez donc ! j’ai trois cents ruches, L’an prochain j’en aurai le double, et toutes sont venues d’un essaim que je pris dans un creux du rocher, lorsque, il y a dix ans, au retour d’outre-mer, j’achetai ce petit domaine. Vous devriez y habiter avec moi à votre retour, frère pèlerin, vous qui aimez tant les abeilles et qui êtes bon jardinier.
– Hélas ! dit Pierre, je suis aussi vieux que vous, et ma présence ici n’avancerait guère vos abeilles. D’ailleurs, si je reviens, j’irai retrouver ma fille et mes petits-enfants, et je travaillerai pour eux jusqu’à mon dernier jour.
– Vous avez une fille ? »
Et Pierre lui raconta son histoire ; histoire bien simple, et qui fut dite en peu de mots. Veuf à trente-cinq ans, il avait quitté le service du comte de Champagne pour prendre une petite ferme et habiter avec la seule fille qui lui restait. Il l’avait mariée, aidée de tout son bien et de toutes ses forces, et, comme il le disait, n’étant plus guère bon qu’à prier Dieu, il avait résolu de faire le pèlerinage des lieux saints avant de mourir.
« On obtient bien des grâces là-bas, dit Pierre. J’espère que le bon Dieu va m’accorder celle que je vais lui demander, et qu’il bénira le travail de mes enfants. Rien ne leur a tourné à bien : mauvaises récoltes, mauvais payeurs, tout s’ajuste pour les mettre dans la gêne. Et ils ont cinq enfants, déjà ! Les garçons ne m’inquiètent guère : ils prendront l’arc ou la bêche, et deviendront hommes d’armes comme je l’étais, ou jardiniers, comme je le suis encore ; mais qui dotera ma petite Marguerite ? »
Les yeux du pauvre grand-père s’étaient remplis de larmes ; l’ermite, ému, se leva.
« Venez, lui dit-il, je veux vous montrer quelque chose.
– Attendez, mon père, dit Pierre en mettant sa main au-dessus de ses yeux et en regardant du côté du port. Je ne sais si mes yeux me trompent, mais il me semble que l’on vient de hisser la grande bannière de Champagne et Navarre au mât du vaisseau royal.
– C’est vrai ; n’est-ce pas le signal convenu pour annoncer que le départ aura lieu demain ?
– Oui, mais ce signal fut donné tant de fois que je n’en fais plus état, dit Pierre. Je m’en vais cependant descendre au port pour m’informer.
– Il y a encore trois heures de jour, frère pèlerin. Ne partez pas sans avoir regardé ce que je veux vous montrer. Vous m’avez dit que le comte-roi avait emporté un trésor de son palais de Provins. Si vous êtes plus docile à suivre mes conseils que ne le furent d’autres pèlerins, si vous êtes plus attentif et plus habile que je ne le fus moi-même jadis, vous rapporterez à Provins un trésor bien autrement précieux que les pièces d’or de Thibaud de Champagne. »
V
PORTRAIT DE DEUX ROSES
La grotte de l’ermite était assez spacieuse, éclairée par une baie que formait un vitrage de losanges plombés, et se divisait en trois réduits. La cellule principale contenait une table, une armoire et un crucifix. C’est là que l’ermite priait et travaillait à ses miniatures, car il était excellent peintre. À droite, un cellier où il serrait ses récoltes ; à gauche, un petit dortoir occupé par deux couchettes de bois brut remplies de fougères. Les chèvres de l’ermite et ses poules étaient logées dans une autre grotte, et un peu plus haut, sur le rocher, s’élevait une petite chapelle dédiée à l’Étoile de la mer, et dont le campanile blanc, se détachant sur là sombre verdure d’un chêne, se voyait de fort loin en mer. L’ermite ne faisait jamais de feu. Il allait chaque semaine chercher son pain au village, et n’avait pour boisson que l’eau d’une petite source, très peu abondante, mais limpide et fraîche, qui se perdait sous les oliviers au bas de la colline.
En arrivant à Marseille, et sur l’ordre du comte Thibaud, Pierre s’était logé avec les soldats croisés, et recevait les mêmes rations qu’eux ; mais leur compagnie ne tarda pas à le fatiguer, et il pria le comte de lui permettre de chercher un gît ailleurs.
« Va où tu voudras, mon vieux Pierre ; mais as-tu de l’argent ? non ? Eh bien ! eu voici. Il ne sera pas dit que le roi Thibaud laissera mendier le brave homme qui le premier lui apprit à tirer de l’arc. Ah ! je m’en souviens bien. J’avais trois ans lorsque tu m’apportas un petit arc d’osier enjolivé de fil d’or et de soie, que tu avais fait pour moi. Tu me tins les mains, et du premier coup je tirai droit au but. Quelle joie ! Tiens, j’en veux faire une chanson ! »
Et il se mit à fredonner, car ce bon comte de Champagne mettait tout en musique, et n’avait de soin et de persévérance que pour ajuster des chansons.
En Provence il trouva de l’écho, et tous les troubadours du pays accoururent l’entendre et s’en faire écouter. Jeunes seigneurs et nobles dames s’empressèrent d’aller faire les honneurs de la Provence au comte-roi. La reine sa femme, Blanche de Bourbon, vint le rejoindre en grand arroi pour lui faire ses adieux, et, afin d’en adoucir l’amertume, fêtes et concerts, promenades en bateau, festins et cours d’amour, furent prodigués. Les Marseillaises de toute classe voulaient voir ce prince poète et sa belle et jeune compagne, et, sous prétexte d’éviter la grande chaleur, on passait les jours à dormir, les nuits à se promener et à danser, et l’on ne s’embarquait point.
Le comte de Beaujeu, les ducs de Bretagne et de Bourgogne et leurs troupes vinrent grossir l’armée des croisés, et la ville fut bientôt trop étroite pour contenir cette foule. Des tentes s’élevèrent, et jamais Marseille n’avait vu pareil mouvement, jamais le port ne contint plus de vaisseaux surchargés de toutes sortes de provisions, d’armes et de trésors.
Pierre, s’éloignant du tumulte, s’en alla chercher un gîte au village de Sainte-Marguerite. Il y rencontra l’ermite, qui venait querir son pain de la semaine, et, avant d’entrer chez le boulanger, portait un bouquet à l’église. Pierre lui parla de ses fleurs en les appelant par leur nom. C’étaient des fleurs d’Orient, et l’ermite, étonné, lui demanda s’il était jardinier. Là-dessus ils causèrent longuement, et dès le soir même le pèlerin prit gîte chez le solitaire de Sainte-Marguerite.
Dans un jardin l’on trouve toujours à s’occuper, et Pierre aida si bien le vieil ermite, que celui-ci n’était point du tout pressé de voir partir la flotte des croisés.
« Asseyez-vous là, Pierre ! » dit l’ermite en approchant un escabeau de la table. »
Il prit dans l’armoire une boite assez grossièrement façonnée que fermait une courroie de cuir, l’ouvrit, et en tira une feuille de parchemin, qu’il posa devant Pierre. Sur cette feuille étaient peintes, de grandeur naturelle et avec une rare perfection, deux roses épanouies. L’une était d’un rouge foncé, l’autre marbrée de blanc ; toutes deux semi-doubles et pourvues de grandes étamines d’un jaune brillant.
« Quelles belles roses ! s’écria Pierre ; il devait y en avoir de semblables dans le paradis terrestre, mais ni en Champagne ni en Provence on n’en trouve de si admirables.
– J’ai cueilli leurs pareilles dans la vallée de Nazareth il y a vingt ans, dit l’ermite, et j’avais rapporté plusieurs graines choisies sur les rosiers qui croissent autour de la maison de la sainte Vierge ; mais le soin même avec lequel je les avais serrées dans un sachet cacheté fut cause que je les perdis. Sur le vaisseau qui me ramenait se trouvaient quelques larrons, qui s’imaginèrent que je rapportais un trésor. Ils me le dérobèrent pendant mon sommeil, et, furieux d’être déçus dans leur attente, jetèrent par-dessus bord mes graines de rosier. Depuis bien des fois j’ai prié des pèlerins ou des guerriers qui s’embarquaient de m’en rapporter ; mais les uns l’oublièrent, les autres se moquèrent de moi. La plupart, il faut bien le dire, ne revinrent jamais. Pierre, j’espère que vous serez plus heureux. Ces roses de Palestine ne sont pas seulement belles et riches en parfums, elles guérissent bien des maladies, et les médecins, qui font venir à grands frais les conserves de roses et les pétales desséchés de ces fleurs, seraient bien contents de les récolter en Europe. Croyez-moi, Pierre, rapportez-moi les semences de ces roses de Nazareth. Nous en cultiverons ici ; vous en ferez de même à Provins, et elles doteront Marguerite tout en réjouissant mes derniers jours. Mais prenez garde aux voleurs, et, pour plus de sûreté, rapportez aussi des pieds de rosiers. En les emballant soigneusement dans de la mousse humide, vous les empêcherez de se dessécher. ph ! comme je vais attendre impatiemment votre retour ! promettez-moi que vous n’oublierez pas ma recommandation.
– Soyez-en certain, mon père, dit le vieux jardinier. Si je reviens, vous aurez vos rosiers de Palestine. À bientôt. Pour l’instant, je vais aller m’informer si le départ aura lieu demain. »
Cette fois, c’était bien décidé. Un dernier festin, offert aux croisés par l’évêque de Marseille, fut donné au palais épiscopal, dont les tours dominaient le port de la Joliette. Les dames se réunirent dans l’hôtel qu’habitait la reine de Navarre, et ce soir-là il n’y eut point de fête. Le lendemain, la messe fut dite en plein air, sur la montagne de Notre-Dame-de-la-Garde, en présence de toute l’armée et d’une foule innombrable. L’évêque bénit la flotte, et l’embarquement, commencé dès le point du jour, ne fut terminé qu’au coucher du soleil.
Du haut de sa colline, l’ermite vit les vaisseaux et les barques, au nombre de plus de deux mille, sortir du port, et gagner la haute mer. Il savait que Pierre, par une insigne faveur du comte, était à bord du vaisseau royal, et tant qu’il put apercevoir la bannière de Navarre, l’ermite la suivit des yeux. Une foule agitée couvrait les rivages, les murs et les toits de la ville, les coteaux environnants. Sur la plate-forme de la grosse tour qui défendait l’entrée du port, une tente de soie, soutenue par des lances dorées, abritait la reine de Navarre et les autres grandes, dames dont les maris partaient pour la guerre sainte. Penchées sur les créneaux, elles saluaient en agitant leurs écharpes chaque navire qui sortait du port, et de longs cris d’adieu résonnaient sur les flots.
La nuit vint ; tous étaient partis. L’entrée du port fut fermée par des chaînes, et, fatigués de cette longue et pénible journée, les uns s’en allèrent dormir, et les autres pleurer et prier pour les croisés.
L’ermite de Sainte-Marguerite resta en prière jusqu’au jour, et la petite lampe de sa chapelle fut la dernière vision de la terre natale que saluèrent les navigateurs s’éloignant dans la nuit.
VI
RETOUR D’OUTRE-MER
Marseille était alors au plus haut point de sa prospérité. Les navires vénitiens, grecs, italiens et espagnols affluaient dans son port, et le mouvement des croisades avait tellement enrichi ses marins et ses commerçants, qu’elle rivalisait de puissance avec Gênes et Venise, comme jadis elle avait égalé Tyr et Carthage. Le séjour du comte Thibaud lui avait acquis l’affection des Marseillais ; aussi, dès qu’un vaisseau venant d’Orient était signalé, l’on courait sur le port attendre son arrivée, et c’était à grand’peine que les formalités en usage pouvaient être remplies, tant les Marseillais étaient pressés d’interroger les matelots et les passagers sur le sort des croisés. Il était cependant essentiel que les navires fussent d’abord soumis à une quarantaine par crainte de la peste, si souvent apportée d’Orient ; mais l’impatience des curieux déjouait toute surveillance, et les nouvelles, demandées et données à grands cris, se répandaient et volaient de bouche en bouche.
Hélas ! elles n’étaient pas bonnes. L’imprudence et les folles rivalités des croisés n’amenèrent que des désastres ; la funeste bataille de Gaza causa la mort d’un grand nombre de croisés ; beaucoup furent faits prisonniers, et, après avoir scandalisé chrétiens et infidèles par leurs divisions et leurs légèretés, les princes croisés finirent par conclure, les uns une trêve avec le sultan de Damas, qui leur rendit les lieux saints ; les autres, et Thibaud de Champagne fut de ce nombre, traitèrent secrètement avec le soudain d’Égypte et s’engagèrent à le défendre contre les musulmans de Syrie. Puis, l’année suivante, on vit revenir les ducs de Bourgogne et de Bretagne, et, bientôt après, le roi de Navarre. Ils laissaient prisonnier Amaury de Montfort, et personne ne savait ce qu’était devenu le comte de Bar, inutilement cherché parmi les morts après la bataille de Gaza.
Thibaud de Champagne ne s’arrêta que’ quelques heures à Marseille. Il partit à cheval avec une suite peu nombreuse et se dirigea vers la Navarre. Sa petite armée, aussitôt débarquée, se prépara à marcher vers la Champagne. Elle avait été diminuée de moitié par la guerre et les maladies, et nul parmi les croisés ne paraissait satisfait de l’expédition.
L’un des plus âgés cependant ne témoignait pas le regret de s’être croisé. C’était Pierre. Pendant tout le voyage il avait soigné les malades, encouragé les attristés, et, grâce à son activité et à sa persévérance, était parvenu à visiter tous les sanctuaires de la terre sainte. Du reste, il paraissait fort misérable : ses vêtements noirs et usés jusqu’à la corde, sa maigreur excessive, son teint devenu noir et ses longs cheveux blancs rejoignant une barbe d’une longueur démesurée lui donnaient l’air d’un spectre, et le comte Thibaud l’avait surnommé le pèlerin fantôme. Grâce à ses aumônes, Pierre n’avait pas trop subi de privations ; mais le brûlant climat de la Palestine semblait l’avoir desséché.
Le navire où était Pierre fut visité un des premiers, et les médecins ayant déclaré qu’il ne contenait pas un seul pestiféré, l’équipage put débarquer.
Heureux de toucher terre après une longue et pénible traversée, chacun s’empressa de quitter le vaisseau. Pierre chargea sur ses épaules une sorte de sac tressé en écorce de palmier, et qui contenait des branchages garnis d’épines et de feuilles sèches. C’était là tout son bagage. À peine eut-il mis le pied sur le sable du rivage, qu’un Marseillais s’écria :
« Hé ! l’homme au fagot, n’êtes-vous pas Pierre de Provins ? »
Pierre tressaillit, et reconnut son interlocuteur. C’était un marchand de drap, qui venait chaque année s’approvisionner à la foire de Provins, et qu’il avait rencontré plus d’une fois chez un de ses cousins.
« Je suis content de vous voir, dit le Marseillais, et votre fille le sera encore plus. Elle va bien ; tous ses enfants aussi. Je les ai vus chez votre cousin Léonard. Ah ! je croyais bien que vous aviez laissé vos os dans la vallée de Josaphat. Venez chez moi : il faut que nous dînions ensemble. Vous me raconterez vos voyages, et ce soir nous irons coucher à ma bastide, là-haut, près de Sainte-Marguerite.
– L’ermite se porte-t-il bien ? demanda Pierre.
– À merveille. Je l’ai vu hier matin qui trayait ses chèvres. Allons dîner ; mais que diantre portez-vous là ? Et, à propos, est-il vrai que le comte de Bar s’est fait musulman ?
Les questions du brave marchand se succédaient si rapidement, que Pierre ne fut pas obligé de répondre à toutes. Il dîna le plus vite qu’il put, et se hâta de prendre congé de son hôte, en lui disant qu’il était impatient de revoir l’ermite.
Pierre était surtout pressé d’aller planter ses rosiers, que la pénurie d’eau douce avait beaucoup fait souffrir pendant la traversée, bien qu’il se fût privé pour eux d’une bonne partie de sa ration.
VII
L’ERMITE ET LA BONNE MÈRE
Les derniers rayons du soleil couchant doraient les rochers blancs de Sainte-Marguerite lorsque Pierre, ouvrant la porte du petit enclos, entra dans le domaine de l’ermite. Il entendit de loin bêler, les chèvres. Elles s’étaient rassemblées devant la porte fermée de leur étable, et leurs mamelles gonflées témoignaient qu’il était l’heure de les alléger du fardeau de leur lait. Les poules, déjà perchées, dormaient la tête sous l’aile, et nulle part on n’apercevait l’ermite.
Il est peut-être allé en ville, se dit Pierre ; je vais traire ses chèvres en l’attendant.
Il entra dans l’ermitage pour prendre une jarre, et entendit une faible voix demander : « Qui est là ? »
Le pauvre ermite était étendu sur son lit et paraissait bien malade. Il reconnut Pierre et fit une exclamation de joie.
« Ah ! dit-il, me rapportez-vous des roses ? Que je suis heureux de vous revoir, ami Pierre ! Ne vous inquiétez pas. J’ai communié ce matin. Demain, vous irez chercher un prêtre si je ne suis pas guéri. Donnez-moi un peu de lait. Soignez mes pauvres chèvres. Leurs bêlements me font tant de peine que je ne puis prier Dieu. »
Pierre se hâta de faire tout ce que l’ermite souhaitait. Bientôt le malade se sentit mieux.
« Je crois, dit-il, que demain nous planterons vos rosiers, ami Pierre. Essayons de dormir. »
Ils firent ensemble la prière du soir, et bientôt les deux vieillards s’endormirent, tandis que les rosiers, à demi plongés dans la source, se ravivaient doucement.
L’ermite ne tarda pas à reprendre ses forces. Il était si heureux de revoir Pierre et de cultiver enfin les rosiers tant souhaités, qu’il semblait rajeuni. Bientôt les branches à demi séchées se gonflèrent de sève, les bourgeons apparurent, et le soleil de Provence et l’eau de la source y aidant, de nombreux boutons se montrèrent entre les feuillages ; puis un beau matin s’ouvrirent les merveilleuses roses, et, attirés par leurs parfums, abeilles et papillons vinrent les visiter.
Quant à Pierre et à l’ermite, ils se réjouissaient comme des enfants, et passaient des heures entières à contempler les rosiers de Nazareth.
« J’en offrirai un au comte Thibaud, disait Pierre, et certes il sera content de mon présent. J’ai envoyé de mes nouvelles à mes enfants, mais ils ne se doutent pas de ce que je leur rapporte.
– Ami Pierre, dit l’ermite, restez avec moi. Qui sait si les roses réussiront à Provins comme ici ? Faites-vous ermite, je vous laisserai tout ce que je possède, et vous pourrez vendre assez de roses à Marseille pour envoyer à vos enfants de quoi doter Marguerite. »
Mais l’amour du pays et de la famille parlait trop haut dans le cœur du jardinier de Provins pour qu’il écoutât les propositions de l’ermite, et, bien qu’il fût affligé de quitter son vieil ami, il lui annonça qu’il partirait aussitôt les grandes chaleurs passées.
« Hélas ! dit l’ermite, puisqu’il en est ainsi, je vais aller demander à la bonne Mère de me donner un compagnon. Je suis trop vieux pour rester seul. »
Il prit son bâton, et lentement s’en alla vers la colline de Notre-Dame-de-la-Garde. Il mit plus de deux heures à la gravir, puis, arrivé dans la chapelle, il posa devant la statue de Notre–Dame-de-la-Garde un bloc de cire, et, tout haut, avec la foi naïve d’un vrai Marseillais, lui fit cette prière :
« Ma bonne Mère, je suis vieil et ancien, et mes forces diminuent de telle façon que je sens bien mon dernier jour près d’arriver. Je suis seul au monde ; personne ne regrettera l’ermite de Sainte-Marguerite. Son corps sera mis en terre bénie, près de l’église, et son âme s’en ira en purgatoire expier les péchés de sa longue vie. Elle n’y restera guère, grâce à vous, bonne mère, et le scapulaire du Carmel lui ouvrira les portes de la Jérusalem céleste. Mais que deviendront vos petites ouvrières et servantes, les abeilles de Sainte-Marguerite, qui depuis tant d’années travaillent pour vous ? Hélas ! quelque mercenaire les maltraitera, les étouffera pour récolter leur miel ; il oubliera de leur laisser des provisions d’hiver ; il ne les abritera pas du mistral... Ma bonne mère, parmi ces milliers de pèlerins qui viennent ici, ne sauriez-vous me trouver un aide, un compagnon, à qui je laisserais mon petit héritage ? Qu’il soit pauvre et chétif, n’importe. Je ne lui demande que de vous aimer et d’aimer les abeilles. Tenez, je vais allumer ce petit cierge fait de leur cire immaculée ; je vais me coucher à vos pieds, et d’ici à ce que le cierge ait fini de brûler, exaucez-moi, Reine du ciel, mère de Dieu. »
Il s’étendit à terre, les bras en croix. Les fidèles présents le regardaient sans s’étonner. Le petit cierge allait finir, lorsqu’un homme jeune encore, mais faible, pâle et courbé, vêtu bien pauvrement, s’approcha de l’ermite, lui toucha légèrement le bras et lui fit signe de le suivre.
Arrivé sous le porche de la chapelle, il dit à l’ermite :
« Mon père, je suis sorti ce matin du lazaret, où l’on m’a tenu prisonnier deux mois parce que j’étais convalescent de la peste. J’arrivais de Saint-Jean-d’Acre, où le comte de Beaujeu m’avait emmené parmi ses hommes d’armes. Je n’ai ni père ni mère, et ce matin j’étais venu demander conseil à la sainte Vierge, ne sachant si je devais retourner en mendiant dans mon pays, ou chercher du travail à Marseille. Je vous ai entendu, mon père. J’aime la sainte Vierge, et dans ma jeunesse je prenais soin des ruches de mes parents. Voulez-vous essayer de mes services ?
– Venez, dit l’ermite ; nous verrons bien si vous aimez les abeilles. »
Et ils descendirent ensemble les pentes escarpées de la colline.
VIII
À PROVINS
Aux premiers jours d’automne, Pierre prit congé de l’ermite et de son compagnon René. Celui-ci s’entendait à merveille à ~soigner les abeilles. Il était pieux, docile et serviable, et bien déterminé à passer le reste de sa vie à la grotte. Ses forces étaient revenues, et il aidait l’ ermite en toutes ses besognes.
« Emportez quatre rosiers, Pierre, dit l’ermite. Je n’en veux garder que deux, et encore aurai-je soin de n’en donner de boutures à personne. Il faut que les roses de Palestine deviennent les roses de Provins, et que vos enfants seuls en aient le profit après vous. »
Ils se dirent adieu en se donnant rendez-vous en paradis, et Pierre retourna pédestrement à Provins, aussi pauvre en apparence qu’il en était parti. Ses enfants le reçurent joyeusement. La récolte de l’année précédente avait été bonne, et, grâce à la tirelire du grand-père, toutes les dettes étaient payées. Mais. quand le gendre de Pierre, homme rude et peu intelligent, le vit arracher quelques choux dans une plate-bande exposée au midi, la bêcher et l’amender avec soin pour y planter précieusement. ses rosiers et leurs graines, il ne put s’empêcher de dire que le bonhomme aurait mieux fait de rapporter quelques objets plus précieux qu’il eût pu vendre. La piété des fidèles attachait un grand prix à tout ce qui venait d’Orient, et les pierres de la grotte du Lait, les noyaux d’olives du jardin de Gethsémani, les branches d’épines tressées en couronne, et même la singulière petite plante appelée rose de Jéricho, se vendaient fort bien.
Pierre le laissa dire, et pendant l’hiver, qui fut très rude, couvrit soigneusement ses plantations. Il s’était remis. au travail, et, bien que les fatigues de son pèlerinage l’eussent fort vieilli, c’était encore un vaillant jardinier.
Le soir, assis auprès de l’âtre, il racontait la croisade du comte Thibaud à ses enfants, et plus d’une fois Madeleine pleura au récit de la défaite de Gaza. Les petits garçons disaient qu’ils iraient tuer tous les Sarrasins dès qu’ils seraient grands, et Marguerite s’endormait en les écoutant.
Au printemps, Pierre tomba malade ; il dut rester couché, et son inaction lui était d’autant plus pénible, que les rosiers allaient fleurir, et qu’il ne pouvait les voir de sa chambre.
Marguerite, qui aimait beaucoup son grand-père, s’était établie sa garde-malade. Elle lui tenait compagnie, et lui rendait tous les petits services qui ne dépassaient pas les forces d’un enfant de quatre ans. Madeleine, fort occupée de son nourrisson, né depuis un mois, se tenait dans la chambre commune, et Marguerite, leste comme un petit oiseau, courait, montait, descendait, faisait les commissions.
Un beau matin, elle s’éveilla plus tôt que ses frères, mit ses petits pieds nus dans ses sabots, passa son petit cotillon, et rejoignit sa mère au poulailler.
« Mère, dit-elle, prêtez-moi vos ciseaux : il y a au jardin une belle rose que je veux porter à grand-père.
– Je n’ai pas là mes ciseaux, fit Madeleine. Ton grand-père n’a que faire d’une rose. Tu devrais t’aller recoucher et dormir encore une couple d’heures. Laisse-moi tranquille. »
Marguerite s’en alla vers les rosiers. Au lieu d’une fleur, elle en vit quatre qui s’étaient épanouies à l’aube, et, tout emperlées de rosée, exhalaient un délicieux parfum.
En s’élevant sur la pointe des pieds, Marguerite pouvait atteindre à l’une d’elles. Les épines piquèrent ses petits doigts, et elle fut bien tentée de pleurer ; mais, se raidissant, elle persista, et cueillit enfin la belle rose.
Pierre n’avait pas dormi de la nuit. Il attendait impatiemment l’arrivée de sa fille, et le bruit des petits sabots sur l’escalier de briques le fit tressaillir de joie.
En se haussant, la petite souleva le loquet, et entra toute joyeuse, sa belle rose en main.
« Grand-père, dit-elle, il y en a trois autres, et les tout petits rosiers ont des feuilles vertes et rouges. N’est-ce pas que cette rose va vous guérir, puisqu’elle vient du pays de la sainte Vierge ? »
Pierre considérait la rose et pleurait.
« Hélas ! dit-il, c’est trop tard ! Le comte Thibaud n’arrivera que dans huit jours, et avant ce temps-là je serai mort. Ah ! s’il avait vu mes roses !
– Mais, grand-père, le comte Thibaud est à Provins d’hier’ soir, dit Marguerite. Maman l’a su d’un pourvoyeur qui est venu à l’heure du souper commander pour aujourd’hui une grande foison de branches de marjolaine et de romarin.
– Le comte Thibaud est arrivé, vrai ? Oh ! alors je vais me lever. Va demander mes habits du dimanche à ta mère, ma petite. Va vite ! »
Madeleine les apporta, croyant son père beaucoup mieux ; mais, en posant ses pieds à terre, il tomba en faiblesse.
« Vous n’êtes pas en état de marcher, mon père, dit Madeleine. Mon mari doit aller en ville tout à l’heure porter des fleurs au château, il ramènera un médecin. Je vais vous chercher à boire. »
Elle descendit ; mais, le petit enfant s’étant réveillé, elle ne revint pas de sitôt, et Pierre eut le temps de donner ses instructions à Marguerite et à son père, que la petite fille alla chercher au jardin. Tous deux lui promirent de taire ce qu’il désirait, et le pauvre fiévreux parut se tranquilliser un peu.
IX
LE COMTE-ROI
Lorsque Thibaud de Champagne revenait à Provins, toute la ville était en liesse. Les Français oublient vite, et d’ailleurs les Provinois n’avaient pas perdu à . la croisade un grand nombre des leurs. Ils étaient contents de revoir leur seigneur et sa cour élégante et joyeuse, et l’arrivée inattendue de Thibaud avait été saluée par d’unanimes acclamations.
Le gouverneur de Provins, prévenu seulement quelques heures d’avance, s’était hâté de faire préparer les appartements du château et de commander à souper pour le prince et sa nombreuse suite. C’était l’usage alors de joncher de fleurs et de branches odorantes la salle des festins ; aussi le maître d’hôtel envoya-t-il chez tous les jardiniers de la ville pour retenir d’avance les provisions de fleurs.
Le mari de Madeleine, Jacquelin, remplit une hotte de feuillage et de fleurs, et, prenant par la main sa petite Marguerite, vêtue de ses habits du dimanche, il s’achemina vers la ville. Marguerite avait une robe de drap vert, taillée dans une vieille cette de sa mère, un tablier blanc, une couronne de lierre sur ses cheveux blonds, et tenait à la main une panetière fermée. Son père était très grand, et, pour atteindre sa main, la petite levait son faible bras.
« Père, vous allez trop vite ! dit-elle essoufflée.
– C’est qu’il est tard, Margot. Tiens, je vais te porter. »
Il se baissa, enleva la mignonne enfant et l’assit sur son bras gauche ; puis il gravit lestement le chemin montant de la porte Saint-Quiriace.
Au moment où, arrivé près des fossés, il n’avait plus que dix pas à faire pour atteindre le pont-levis, il vit sortir de la ville une troupe de chasseurs à cheval et à pied, précédant une brillante cavalcade de dames et de gentilshommes, et suivis d’une foule nombreuse qui criait : « Vive le comte-roi ! vive Thibaud de Champagne ! »
Le prince était au centre du cortège, un faucon sur le poing, montant un magnifique cheval blanc, et sa bonne mine et son air de belle, humeur charmaient tous les regards.
« Range-toi donc, manant ! fit un page en repoussant Jacquelin, qui, tout ébahi, restait au milieu du chemin.
– Regarde, Marguerite ! dit Jacquelin regarde, c’est le comte-roi, notre bon seigneur. »
Et il l’éleva dans ses bras. La petite se hâta de tirer son bouquet de sa panetière, et, de sa petite voix claire et perçante, cria :
« Monseigneur, mon grand-père vous envoie ces roses. Il les a rapportées de Nazareth. Prenez-les, Monseigneur ! »
Et elle tendait les fleurs au prince.
Thibaud, surpris, avait tourné la tête. Il arrêta son cheval, et, touché de la beauté de la petite fille, dit à son écuyer :
« Prends le bouquet de cette petite, Geoffroi, donne-le moi. »
Mais il n’eut pas plus tôt touché les roses qu’il s’écria :
« Vrai Dieu ! je n’en ai pas vu de pareilles en France ni en Navarre. Ce sont des roses de Palestine. Il faudra savoir d’où elles viennent, Geoffroi, et récompenser cette enfant. »
Mais, tout en parlant, il s’était éloigné, et la cavalcade fut bientôt hors de vue.
Marguerite pleurait.
« Le méchant seigneur ! dit-elle ; il ne m’a pas seulement dit merci. Reviendra-t-il ? Père, si nous l’attendions ?
– Allons d’abord au château, fit Jacquelin. Je demanderai conseil au maître d’hôtel. »
Et sur le conseil qu’il reçut, Jacquelin attendit patiemment au seuil du palais des comtes de Champagne le retour des chasseurs.
Ils revinrent à l’heure du dîner ; mais ils passèrent si rapidement et au milieu d’une telle foule que Jacquelin ne put voir le comte Thibaud que de loin. Marguerite, placée sur l’épaule de son père, s’écria :
« Monseigneur a une des roses de mon grand-père attachée à son pourpoint, et trois belles dames ont les autres à leur coiffure. Je les reconnais bien.
– Les voilà rentrés, et ils s’en vont dîner. Allons faire de même chez nous, ma petite.
– Non, dit l’enfant ; mon grand-père m’a défendu de revenir sans avoir parlé au comte-roi.
– Quelle rêverie ! fit Jacquelin, comme si Monseigneur recevait les petites filles en audience ! J’irai, moi, après dîner, et si tu ne m’obéis pas tu seras fouettée. » Et il la secoua rudement.
Marguerite alors se mit à sangloter et refusa absolument de partir.
Une vieille dame qui traversait en ce moment la cour du château s’arrêta scandalisée, et voulut consoler l’enfant en lui donnant des dragées ; mais Marguerite, la saisissant par sa robe, lui dit :
« Ce n’est pas du bonbon qu’il me faut, Madame, c’est de parler à Monseigneur. J’ai une commission à lui faire de la part de mon grand-père, qui lui a envoyé ce matin des roses de Palestine.
– C’est donc toi la petite fille aux roses ? dit la bonne dame ; eh bien ! tout justement Monseigneur m’a parlé de toi tout à l’heure, et m’a priée de te chercher. Viens avec moi, ma petite, je vais te faire dîner et rajuster comme i faut, et au dessert je te présenterai à Monseigneur. Vous êtes son père ? » demanda-t-elle à Jacquelin.
Jacquelin, son bonnet à la main, et se grattant l’oreille de l’autre, répondit en balbutiant :
« Dame oui ! c’est pour cela que je voulais la fouetter. Ça n’a pas cinq ans, et ça veut avoir plus d’esprit que ses père et mère.
– Je la morigénerai, dit la dame ; laissez-la-moi jusqu’à ce soir. Vous direz à sa mère qu’elle est avec Mme de Nangis, nourrice du comte-roi. »
Mme de Nangis était une puissance à Provins ; aussi Jacquelin, saluant jusqu’à terre, ne fit aucune objection, et Marguerite s’éloigna à la main de sa protectrice.
Le festin royal venait de finir, et Thibaud de Champagne, suivi de toute sa petite cour, était allé s’asseoir à l’ombre sur une terrasse d’où l’on découvrait une grande étendue de pays. Il devisait gaiement avec ses chevaliers et leurs dames, et, la chasse ayant été bonne et le festin délicieux, tous étaient de la plus belle humeur du monde.
La comtesse de Villenauxe, jeune châtelaine des environs de Provins, paraissait la plus gaie de la compagnie. Sur son léger chaperon de toile d’or bordé de velours noir brillait la rose rouge que le roi de Navarre lui avait donnée le matin. Les autres dames avaient perdu les leurs, et celle de Thibaud s’était effeuillée.
« Si je n’avais vu Mme de Villenauxe galoper tout le temps près de moi, dit Thibaud, je croirais que la belle rose qu’elle porte vient d’être cueillie. De grâce, Madame, approchez-vous, que je puisse respirer le parfum d’une si belle fleur. »
Et il attira tout près de lui un siège que personne, par respect, n’avait osé prendre.
Le comte de Villenauxe fronça le sourcil ; déjà, pendant la chasse, il avait paru mécontent, et la jeune comtesse, trop honnête femme pour contrarier son mari, mais ne voulant pas non plus déplaire au comte-roi, s’en tira en personne d’esprit. Elle détacha la rose et l’offrit à Thibaud en lui disant :
« Sire, j’aime mieux vous donner cette fleur. Elle a un tel parfum, qu’elle me fait mal à la tête. Prenez garde de trop la respirer. Les plus belles choses sont souvent dangereuses, et je serais désolée que votre gracieux présent vous devînt funeste.
– D’une si belle main rien ne peut me nuire, »dit le prince en essayant de retenir Mme de Villenauxe. Mais elle fit une révérence et regagna sa place, tandis que son seigneur et maître lui adressait un sourire et un regard de remerciement.
« Nous allons faire de cette rose le prix d’un concours, dit le roi de Navarre. Allons, Mesdames et Messieurs, mettez-vous à l’œuvre. Que chacun compose un huitain sur ce sujet : la vie d’une rose. Demain à pareille heure je donnerai le prix, et le prix sera cette rose que voici, enfermée dans une boîte d’or.
– Demain ! mais c’est trop tôt, s’écrièrent tous les assistants. Il nous faut trois jours au moins, Sire !
– Trois jours pour un huitain ? Vous vous moquez. D’ailleurs, je pars après-demain pour Fontainebleau, où m’attendent le roi de France et la reine de Navarre, ma très chère femme. Mettez-vous en quête de la muse ; vous aurez tout loisir ce soir. Nous ne ferons pas de musique. Il me faut recevoir les échevins et entendre leurs plaintes et leurs requêtes. Hélas ! j’aimerais mieux faire une chanson, ajouta-t-il à demi-voix. Mais que nous veut maman Nangis, et quelle est cette petite fillette qu’elle tient par la main ? Ne dirait-on pas l’hiver amenant la première aube du printemps ? »
La bonne dame arrivait, en effet, appuyée sur son bâton, et Marguerite, bien coiffée d’une petite couronne’ de jasmin et tout habillée de blanc, regardait sans s’intimider la brillante compagnie qui entourait le prince.
« Soyez la bienvenue, maman Nangis, dit Thibaud. Quelle est cette belle petite damoiselle que vous m’amenez ?
– Marguerite n’est point une damoiselle, Sire, c’est la petite-fille du vieux jardinier Pierre, qui fut en terre sainte avec vous. C’est elle qui, ce matin, vous a offert des roses, et justement au sujet de ces roses elle a quelque chose à vous dire.
– Ah ! c’est la petite aux roses ? Fort bien ! Je ne la reconnaissais pas : vous l’avez habillée si joliment !... Parle, ma petite mignonne, n’aie pas peur. Que veux-tu ?
– Grand-père est malade, dit Marguerite sans se troubler ; sans ça il serait venu, Monseigneur...
– Il faut dire, Sire, souffla Mme de Nangis.
– Qu’importe ? Je suis ici bien plus comte de Champagne et de Brie que roi de Navarre. Continue, petite.
– Grand-père a rapporté des rosiers de Nazareth, Mon-. seigneur, et il vous prie de les lui acheter, parce qu’il va mourir et qu’il voudrait me doter.
– Te doter, fillette ? Sais-tu ce que cela veut dire ?
– Non, Monseigneur, mais grand-père m’a dit ce mot-là, pour sûr.
– Eh bien ! mignonne, tu diras à ton grand-père que je ne demande pas mieux. Ses roses sont fort belles, et je charge Mme de Nangis d’aller s’entendre avec ton grand-père. Je me souviens bien de lui, c’est un ancien serviteur, et je veux qu’il s’en aille de ce monde content de moi. Tiens, mignonne, voici ta dot. »
Et, ôtant de son cou une belle chaîne d’or, le comte-roi la posa double sur les petites épaules de l’enfant.
« Merci, Monseigneur », fit-elle toute joyeuse.
Et Mme de Nangis l’emmena, tandis que toute la cour s’exclamait sur la gentillesse de la petite fille et la générosité du prince.
ÉPILOGUE
Thibaud partit le surlendemain, après avoir donné le prix du concours à un chevalier nommé Gasse Brûlé, presque aussi bon poète qu’était le roi de Navarre.
Quant aux rosiers, il n’y songeait déjà plus. Mais Mme de Nangis eut soin, à l’automne, de les faire transplanter dans le jardin du château, et, s’étant prise d’affection pour Marguerite, elle la fit élever près d’elle, et vécut assez pour bien la marier à un bourgeois de Provins.
Pierre Dufresne était mort paisiblement peu après le départ du roi de Navarre. La culture des roses qu’il avait apportées devint pour Provins une source de richesses. Elles prirent le nom de la contrée où elles s’étaient acclimatées, et tout l’honneur de leur importation en Champagne fut donné au comte-roi. Il n’y était pas pour beaucoup, assurément ; mais il en est de bien des choses en ce monde comme de nos montres, où c’est une roue de cuivre qui, tout en restant cachée, fait mouvoir une aiguille d’or.
Julie LAVERGNE, L’Arc-en-ciel.