Le Juif errant

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Carmen LAVOIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Isaac Laquédem s’arrêta, à bout de souffle. Rien ne bougeait entre les herbes. Seul, un grand chien maigre, derrière lui, léchait des cailloux rouges. Soudain, il s’aperçut qu’il se trouvait juste sous la croix de deux rameaux (oh ! ce serment de vengeance rencontré à tous moments, sur sa tête !) et fit un brusque saut en arrière, sur les branches mortes du précipice qui s’ouvrait là.

Aussitôt, l’ange que Dieu avait mis près de lui pour l’empêcher de se tuer, le saisit par les cheveux et le transporta de l’autre côté du trou. Il tomba au pied d’un chêne et comme le prophète assis sous le genièvre et appelant la mort, il se mit à se lamenter.

Bientôt, le croissant apparut, luisant comme le couteau d’un sacrificateur antique. Le juif, pour ne pas le voir, se jeta dans un fouillis d’arbres noirs. Ah ! ce n’est pas au taureau ni à la brebis de l’holocauste qu’il songeait, ni à aucune de ces bêtes divisées qu’on offrait entre les deux soirs. C’est la pensée de l’autre victime, de ce condamné plus dégoûtant de sang que la tunique de Joseph, qui le tourmentait et le tiraillait, ainsi qu’un clou entre des nerfs.

C’était un grand prophète, saint parmi les saints, mais il l’avait brutalement rejeté, lui refusant l’humble place d’ombre qu’il avait imploré, au seuil de sa maison. Et la condamnation était tombée, terrible, des lèvres du maître : « Isaac Laquédem, tu seras désormais juif errant et tu marcheras jusqu’à ce que je vienne, à la fin du monde. »

Et il marchait depuis ce temps, sur les deux plaies vives de ses genoux, maudit comme le figuier de la parabole. Et le vent refusait d’emporter les lambeaux de sa chair, au fond de la sainte vallée de Jéhovah, pour y attendre, parmi les pieux ossements de sa race, l’appel du schofar. En vain, s’acharnait-il, à la tombée du jour, à chercher le char d’Élie, dans les flammes du couchant, jamais le prophète de la fin des temps n’apparaissait.

Qu’il y a de chemins et de sentiers et de détours, sur la terre ! N’arriverait-il pas, enfin, au bord de l’abîme bleu où roule le globe noir du monde, après tant et tant de pas ? Ah ! pouvoir se reposer dans une de ces petites maisons paisibles, blanches de lumière, par ce beau dimanche des Chrétiens !

Le vagabond entendit le bruit d’une source dans les branches. Il se penchait pour aspirer l’air bienfaisant, lorsqu’il vit, flottant sur les épines, les derniers fils de la frange de son manteau, cette sainte frange que le Seigneur avait ordonné aux enfants d’Israël de porter.

Il resta, un moment, plein de stupeur, devant le buisson. Il allait se répandre en gémissements, quand la voix de l’ange le cingla comme une verge :

« Mauvais juif plus entêté que l’âne de Balaam, tu outrages le Fils de Dieu et tu pèses un fil de soie dans la balance ! »

La lumière terrible lui perça l’âme. Celui qu’il avait insulté et dont la face s’était collée sur la pierre dure de son cœur, Celui dont la femme avait emporté l’image dans son voile plus rouge que la troisième enveloppe du tabernacle, c’était donc le Messie ! Le Messie !

Le juif tomba le visage contre terre.

Les oracles étaient accomplis.

Là-haut, sur son rideau de pourpre déchiré, le soleil brisait les sept branches de son chandelier d’or.

 

 

Carmen LAVOIE, Le Juif errant.

 

Paru dans Amérique française en 1953.

 

 

 

 

 

 

 

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