Ar môr
par
Anatole LE BRAZ
CE soir-là, quand les chariots de la tribu s’arrêtèrent pour leur halte accoutumée de la nuit, l’odeur singulière qui, depuis plusieurs jours déjà, accueillait la marche des Kymris migrateurs, dans leur exode vers les terres du couchant, se fit tout à coup si forte et si pénétrante que les buffles eux-mêmes, au lieu de se répandre dans les herbages, sitôt dételés, restèrent, les naseaux tendus, à humer l’air avec une sorte d’inquiétude. On eût dit que, là-bas, derrière les collines âpres et tourmentées qui barraient l’horizon, vers l’ouest, d’immenses cassolettes invisibles fumaient, imprégnant l’espace d’un arôme irritant et subtil, tel que les patriarches de la horde ne se souvenaient point d’en avoir respiré de semblable, au cours de leurs étapes les plus heureuses à travers les plaines les plus embaumées.
Jamais forêts en travail de printemps, jamais vallées foisonnantes ni steppes en fleurs n’avaient distillé de suc aussi merveilleux. Cela se buvait dans Je vent comme un philtre et se déposait sur les lèvres comme une manne imperceptible, d’une indéfinissable saveur... Et les hommes s’étonnaient de se sentir aux veines un sang plus frais et plus fougueux, tandis que, dans les yeux avivés des femmes, transparaissait un ciel nouveau où des ardeurs insolites montaient.
Sans cesse, des nuages aux formes d’énigme surgissaient de la profondeur éclairée de l’occident, glissaient au ras du sol, d’une fuite équivoque, puis s’éloignaient comme la figure voilée du destin. Les devins, questionnés, répondirent :
– Ce sont peut-être les ombres projetées par des dieux qui se dérobent et dont nous ne savons encore interpréter les signes ni les mouvements.
Cet aveu d’ignorance accrut la perplexité des Kymris.
Tout, d’ailleurs, dans cette contrée, leur était un sujet d’incertitude et de trouble. Vainement ils essayaient de lui découvrir quelque trait de parenté avec les patries successives où leur fantaisie de pèlerins s’était passagèrement complu. La terre y était pauvre et nue, trouée, par places, de grandes vertèbres de granit, très vieille et très vénérable d’aspect. Pour toute végétation, des mousses, des ciguës amères, des arbustes nains, hérissés de dards et balançant des thyrses dorés ; çà et là des champs entiers de minuscules plantes aux teintes de pourpre pâle, qui rampaient. Les vastes chênaies qu’on avait traversées les jours précédents restaient massées aux abords de cet étrange pays sans en oser franchir la lisière, comme retenues par une terreur sacrée. Seuls, quelques ormes noueux se montraient au flanc des collines, en bosquets épars encore y semblaient-ils enchaînés sans leur assentiment, ainsi que des captifs, et tourmentés d’une sauvage impatience de s’enfuir, tant leurs troncs inclinés faisaient effort pour s’arracher du sol et tant leurs branches, uniformément rebroussées dans la direction de l’est, s’épuisaient en contractions douloureuses, en gesticulations éperdues. Quel était donc ce voisinage inconnu, redouté des arbres mêmes ?... Les femmes qui, pour vaquer au repas du soir, étaient descendues remplir les jarres au creux du vallon, remontèrent toutes songeuses, en disant :
– Jamais nous n’avons vu fontaines pareilles : elles sont à la fois ténébreuses et limpides... Leurs eaux ruissellent, silencieuses comme des larmes... Lorsque nous y avons plongé les mains, nous avons senti frémir sous nos doigts quelque chose de soyeux, de souple et d’ondoyant comme une chevelure vivante... Des divinités mystérieuses dorment au fond de ces sources enchantées.
Évidemment, ce n’étaient point ici des parages ordinaires.
Un frisson superstitieux se communiqua de proche en proche, gagna toute la tribu. Pendant que les viandes cuisaient au-dessus des feux, les chefs se réunirent au centre de l’enceinte formée par les chariots, pour délibérer. La plupart furent d’avis de lever le camp dès l’aube et de changer de route.
– Mieux vaut revenir sur ses pas, disaient-ils, quitte à obliquer ensuite vers les plaines plus froides du septentrion... Nous devons être au seuil de quelque région prohibée : il y a comme un interdit qui pèse sur ces lieux... Vous l’avez constaté tantôt : les buffles refusaient presque d’avancer. Ne nous obstinons point contre les présages ! Il y a des audaces dangereuses : laissons à l’au-delà de ces collines son secret...
Ainsi parlait la bouche des expérimentés et des sages. Gor, du clan des Osismes, étant le plus jeune, opina le dernier. Il avait la sveltesse robuste d’un bel arbre poussé d’un seul jet. Son âme ignorait la crainte. Lorsqu’il s’agissait de se remettre en marche, c’était lui toujours qui donnait le signal du départ, en souillant avec des poumons de fer dans la trompe en corne d’aurochs. Il lissa ses moustaches pendantes, qui étaient d’un blond de lin, et dit d’une voix très calme
– Vous êtes mes aînés, et les années, qui domptent les hommes, vous ont appris la prudence ; mais il y a un vieillard qui est votre aîné à tous, et l’aîné de vos pères et des pères de vos pères... Avant de prendre aucune décision, je demande que l’on consulte l’Ancien des Anciens.
Plusieurs se récrièrent : d’autres hochaient la tête. Quelqu’un objecta, non sans ironie
– Comment le consulter ?... Oublies-tu qu’il est aveugle et sourd, qu’il ne distingue les signes ni ne perçoit les sons, et qu’il est de science certaine, dans la tribu, que, depuis deux âges d’homme, il n’a point parlé ?
Gor promena sur l’assemblée de ses pairs son large regard bleu.
– Laissez-moi tenter l’épreuve, dit-il.
Par condescendance, les chefs acquiescèrent, quoique l’incrédulité fût dans leurs yeux et dans leur esprit, – et Gor s’achemina vers la ligne des chariots, en balançant au rythme de la marche la peau de loup gris dont les dieux pattes antérieures venaient se croiser sur sa poitrine, comme un double baudrier.
*
* *
C’était déjà l’heure crépusculaire.
Le vent occidental, que les Kymris appellent kornog, agitait au-dessus des lointains de vastes plis d’ombre. Les femmes, à genoux, les mains appuyées à plat sur le sol, soufflaient les brandes sèches que des, enfants attisaient. Dans la fumée des âtres en plein air flottaient des odeurs de graisses fondantes et de chairs rôties ; mais l’odeur singulière, l’odeur innomée, exhalée on ne savait par quoi, continuait de les dominer toutes, amère et capiteuse tout ensemble, et fleurant comme un parfum de violette compliqué de vingt autres essences inconnues.
Gor allait, sans hâte, savourant la brise aromatique, l’aspirant des lèvres, comme un baiser.
Lorsqu’on vit, à la lueur des brasiers, passer le chef des Osismes avec son opulente crinière bouclée, rougie au tan, qui le faisait ressembler au dieu Tarann, père des ciels orageux, des rumeurs s’élevèrent parmi les groupes, autour des feux, et tous les regards le suivirent, intrigués. Une fillette, qui trayait les chèvres, lui cria :
– Si c’est Iona que tu cherches, elle n’est pas encore revenue de la source.
Il ne cherchait point Iona : il se dirigeait vers l’extrémité du camp où, près des fourgons réservés aux esclaves, étaient rangés les chariots des vieillards et ceux des infirmes. Il se glissa dans les ruelles qu’ils formaient, enjamba les timons abaissés, et s’arrêta devant un véhicule aux roues peintes, qui, sous ses courtines de cuir brut, hermétiquement closes, gardait, au milieu de l’animation environnante, un aspect farouche et fermé, comme une tombe. C’était l’Arche de la tribu. On n’en approchait d’ordinaire qu’avec crainte. Elle avait été construite, disait-on, au temps où les ancêtres de la race ignoraient encore l’usage du fer et, pour travailler le bois, polissaient entre leurs durs genoux des haches en onyx.
Telles de ces planches étaient réputées aussi vieilles que les plus vieux arbres de la forêt primitive, berceau des Kymris ; elles portaient, incrustée en elles, la poussière de tous les siècles vécus depuis lors et de toutes les étapes parcourues. Sur le sommet, arrondi en voûte, perchait un hibou apprivoisé, dont les plumes, à force de vétusté, s’effilochaient comme. une soie rongée des mites, mais, dans ses yeux d’émeraude ardente, une flamme inextinguible brillait. On vénérait en lui le génie muet des longues destinées celtiques. À la vue de Gor, il roula de gauchie à droite sa tête méditative, puis ouvrit le bec pour happer la proie qu’on avait coutume de lui jeter en offrande. Mais l’Osisme, tout à son dessein, dédaigna le manège de l’oiseau. Debout près du chariot peint, il appela d’une voix retentissante :
– Hudur !...
Les peaux s’entrebâillèrent : une face de vieille parut, ridée, crevassée par les ans. C’était Hudur, la vierge centenaire, arrière-petite-fille de l’Ancien des Anciens. Elle était née à l’époque incertaine où la horde errait encore dans les vallées de l’Europe centrale. Elle se pencha, grognante, et, de ses clairs yeux sibyllins, dévisagea le visiteur. Les grains d’un chapelet de cailloux multicolores tintèrent à son cou décharné. Gor la pria d’écarter les courtines.
– C’est de la part des chefs, dit-il.
Elle se recula pour le laisser entrer. Il dut s’avancer à tâtons, dans le noir de l’Arche, à travers une obscurité si dense qu’elle en était comme résistante et ne se fendait qu’avec effort. Il était violemment ému ; ses mains cherchaient en tremblant. Derrière lui, Hudur grommelait. De ses yeux qui perçaient l’ombre, elle le vit se baisser.
– Hein !... Quoi ? Prétendrais-tu le toucher ? hurla-t-elle.
Gor fourrageait dans un amas de haillons.
– C’est l’ordre des chefs, déclara-t-il.
Et, sans prendre souci des furieux glapissements de la vieille, il bondit hors de la voiture, emportant sur ses bras athlétiques une espèce de monstre racorni et momifié, un débris d’humanité d’avant les âges, dont les membres durcis, noués, ankylosés, avaient le rugueux et le desséché du vieux bois. D’une course, il se précipita vers la dune herbeuse où les sages de la horde l’attendaient, peu confiants dans le succès de son entreprise, Une grande clameur naquit sur ses pas, dans les rangs des Kymris. Désertant foyers et venaisons, les hommes et les femmes des clans s’abordaient, s’interpellaient :
– Qu’est ceci ?... Quel est cet étrange fardeau ?...
Quand on sut que c’était l’Ancien des Anciens que l’Osisme promenait de la sorte, à l’air libre, il y eut un moment de consternation auquel succéda un long tumulte. C’était la première fois qu’on arrachait ainsi le fatidique ancêtre aux ténèbres du tabernacle roulant où, depuis des années immémoriales, il végétait accroupi, muré dans ses songes, dépositaire encore lucide, mais taciturne, d’un insondable passé. L’acte hardi du jeune chef épouvantait, comme un sacrilège. On ne conversait jamais avec le Vieux de l’Arche que par l’intermédiaire de Hudur : elle seule avait le don de se faire entendre de lui et d’interpréter ses muets oracles. La plupart des Kymris de la génération présente ne l’avaient contemplé que du seuil de la voiture, dans l’ombre impénétrable où il gisait enfoui, sous le sordide monceau de loques qui l’enveloppait. Beaucoup se le figuraient même, sinon comme un être de fiction, du moins avec des formes déshumanisées.
– Pour peu qu’on le remue, il s’évanouirait en poussière ! avait souvent affirmé Hudur.
Quel délire s’était donc emparé de Gor ? Avait-il cédé aux pernicieuses influences de cette contrée si particulière dont chacun sentait sur soi l’haleine inquiétante, aux effluves plus enivrants que le jus des grappes, et d’un arôme unique, d’un bouquet irrespiré ? Sur le tertre du conseil, les chefs s’entre-regardèrent avec épouvante : les uns se voilèrent la face d’un pan de leur saie, les autres rentrèrent le cou dans les épaules, l’œil dur, le sourcil froncé. Ils n’avaient point prévu cet esclandre. Chez les plus formalistes, néanmoins, la curiosité ne tarda pas à l’emporter sur la frayeur ou sur le courroux. Le mal était accompli : il n’y avait plus qu’à se résigner aux évènements, qu’à en attendre l’issue.
Tout le camp avait fait cercle au pied de la butte. De lèvres en lèvres un chuchotement courait, pareil aux grands murmures de l’automne dans la solitude des bois anxieux.
– Où veut-il en venir ? se demandait-on.
La procession des nuages avait suspendu sa marche au fond du ciel : on eût dit le cénacle des dieux de l’ombre en extase devant la nuit.
Gor, ayant gravi la molle pente gazonnée, se planta debout au milieu des chefs. Sa haute taille se profilait, extraordinairement nette, sur le firmament élargi. Une rosée de sueur perlait à ses tempes. La peau de loup gris nouée à sa gorge s’était dégrafée, sous l’effort de ses muscles, et maintenant lui battait les reins. Son torse, incliné en arrière, s’arrondissait, ferme et lisse, ainsi qu’une colonne de porphyre veiné. Les femmes le trouvèrent beau, dans sa pose intrépide d’homme de proie, de héros ravisseur ; plus d’une songea, le cœur mordu d’un désir jaloux :
« Heureuse l’épouse que bercent de tels bras, dans les soirs de printemps, quand une volupté sort de la terre, qui fait plus douce la douceur d’aimer !... »
L’Osisme, cependant, n’était attentif qu’à guetter, chez le vieillard inerte, le réveil espéré, le premier frisson révélateur.
Au-dessus des collines qui bornaient l’horizon, un vol d’oiseaux tournoya : ils étaient du blanc moucheté des colombes, mais leurs ailes s’effilaient en lames de glaives et fauchaient puissamment l’espace. Ils poussèrent un cri bref, un appel strident, et, plongeant tous ensemble, disparurent... À leur âpre coup de sifflet, Gor, plein d’une allégresse de triomphateur, avait senti tressaillir entre ses bras son faix humain ! Il ne s’était donc pas trompé dans ses calculs : ce qu’avec sa logique de barbare il avait escompté commençait à se produire. Il s’arc-bouta sur ses jarrets, brandit d’un geste encore plus impérieux le vieillard aux immenses souvenirs, le témoin qui devait savoir.
Et, mentalement, il lui adressait une supplication passionnée :
« Père, tes fils hésitent. Il y a dans ces parages des nouveautés qui les troublent et, reniant la devise kymrique : Tout droit, les chefs parlent d’obliquer... Pour toi qui connais les multiples visages de la terre, ces nouveautés, j’en suis sûr, sont anciennes. Nous autres, nous sommes trop jeunes... Rappelle-toi, ô père !... Regarde dans les abîmes de ta mémoire, profonde comme les temps... Si le cri des grands oiseaux blancs t’a fait tressaillir, c’est qu’ailleurs, jadis, tes oreilles l’ont perçu... Rappelle-toi !... Qu’annonçait-il ?... Qu’annonçait l’approche des collines venteuses que les arbres fuyaient ?... Et quelle signification nos aïeux, tes frères, attribuaient-ils à l’air, nourri d’ineffables essences, qui, depuis des jours, se cristallise au poil de nos barbes, inonde nos veines, exalte notre sang et suscite en nous, avec je ne sois quelles ardeurs sans but, un irrésistible besoin d’agir ?...
*
* *
Au bout des poings tendus de Gor, l’Ancêtre, dressé très haut dans le crépuscule, semblait planer sur la tribu.
Une angoisse religieuse faisait palpiter tous les cœurs. Les devins, seuls, ricanaient, parce qu’ils n’avaient foi que dans leur science, c’est-à-dire dans leur routine. Assis auprès de la pierre sacrée dont ils avaient la garde, et qui ne devait être débarrassée des bandelettes qui l’enserraient que le jour où les Kymris auraient atteint le terme marqué pour la fin de leur exode, – ils désapprouvaient l’Osisme entreprenant, raillaient sa présomption, se gaussaient entre eux de l’insuccès promis à sa tentative.
– Il n’obtiendra rien de l’Oracle, – disaient-ils. – Hudur elle-même ne l’a-t-elle pas interrogé en vain, quand, pour la première fois, aux abords de cette région, les buffles ont récalcitré ?...
Pendant quelques minutes, l’évènement parut leur donner raison.
Grisé, sans doute, par les libres souffles du dehors, l’Oracle ne cessait de branler sa tête caduque, tel qu’un homme sous l’empire des boissons fermentées, tandis que ses bras, évidés comme des sarments, demeuraient incrustés dans ses côtes. Et, sur sa face morte, couleur de vieux buis, pas un rayon de vie ne transparaissait. Mais, soudain, comme une bouffée de brise, plus chargée d’arômes, franchissait la barrière des dunes, le miracle s’opéra. Les Kymris virent, avec stupeur, les traits immuables de l’Ancêtre se détendre, ses paupières battre et ses narines se gonfler. C’était comme si un flot de sève eût subitement amolli et retrempé les fibres de l’arbre flétri. L’homme des longs âges défunts se ranimait. Ses mâchoires s’écartèrent, sa bouche béa, et, sitôt qu’il eut goûté le vent, un vaste soupir l’ébranla dans tous ses membres. Gor exultait.
– Vous l’avais-je dit ! – murmura-t-il, haletant. – Le présent est dans le passé ; l’odeur est dans la mémoire du Vieux : en la flairant, il l’a reconnue !...
Oui, l’inexplicable odeur, l’odeur que les clans ne se souvenaient d’avoir respirée nulle part, cette odeur qui n’était celle d’aucune autre terre ni d’aucun autre firmament, il fut évident aux yeux de tous qu’il la reconnaissait et qu’il en montrait même une sorte de joie, lui, l’aîné de la race, le survivant à demi fossile des générations qui, les premières, s’étaient mises en marche vers l’insaisissable Ouest, sur les pas et sur la foi du soleil.
– En quoi sommes-nous plus avancés ? balbutièrent les chefs.
– Patientez ! riposta l’Osisme.
Le travail de la résurrection se consommait, en effet, dans la conscience plusieurs fois séculaire de l’Ancien des Anciens. Il parvint à raidir sa nuque de squelette et darda ses prunelles éteintes vers les austères collines chauves sur qui s’allumait, là-bas, l’astre symbolique de son peuple, la pure et mélancolique étoile du couchant. Il fit même le geste de lever la main pour désigner le point du ciel où elle scintillait d’un pâle éclat.
Puis ce fut au tour de ses lèvres de s’agiter. Les Kymris, aux écoutes, retenaient jusqu’à leur haleine. Mais le taciturne vieillard avait sans doute depuis trop longtemps désappris le langage des sons, car il ne put articuler distinctement que ces deux vocables :
– Ar môr 1...
Ar môr ?... Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?... Les chefs questionnèrent des yeux les devins qui hochèrent la tête, évasivement. Personne dans la horde n’apercevait de sens à ces obscures, à ces énigmatiques syllabes, débris, peut-être, de quelque idiome antérieur, dispersé au cours des grandes étapes d’autrefois avec la cendre des morts qui l’avaient parlé. Quant à demander au vieux d’en éclaircir le mystère, c’eût été désormais peine perdue. Épuisé par l’effort ou l’émotion, il venait de s’affaisser sur l’épaule de l’Osisme et lui étreignait le cou de ses doigts osseux, comme pour le conjurer de le réintégrer au plus vite dans son sépulcre.
Au reste, Gor lui-même ne se montra pas soucieux de prolonger l’épreuve, soit qu’il se tînt pour satisfait des résultats qu’elle avait donnés, soit plutôt qu’il jugeât superflu d’insister davantage. Il rajusta d’une main sa peau de loup, en ramena un pan sur le corps du vieillard et, fendant la foule, alla rendre à Hudur, toujours accroupie et hurlante, le dépôt qu’il lui avait un peu brutalement emprunté... Les Kymris racontèrent, par la suite, que l’homme des Âges avait dû l’initier au secret de l’au-delà des collines, en lui expliquant la valeur des paroles oraculaires, durant le trajet. Le certain, c’est que, lorsqu’il revint prendre place dans l’assemblée, les chefs aux crinières grisonnantes, qui s’attendaient à lui trouver la mine basse, furent tout saisis de l’air d’enthousiasme concentré avec lequel il les aborda. Non seulement il n’avait rien abdiqué de sa belle assurance de tantôt, mais il s’y était ajouté, dans l’intervalle, quelque chose de plus indomptable encore et de plus fervent. Lyvarc’h, cependant, du clan des Corisopites, dont la barbe était dure et blanche comme la neige des monts, essaya de le plaisanter :
– Eh bien ? tu as ce que tu voulais, n’est-ce pas ?... Or, dis-moi : que savons-nous de plus que tout à l’heure ?
Les yeux de l’Osisme regardèrent devant eux, plus loin que le cercle des chariots, plus loin que la ligne assombrie des dunes...
– Un nom : Ar môr, répondit-il avec simplicité.
Et voilà qu’à passer par ses lèvres les deux vocables inconnus s’emplirent d’un bruit si large qu’il retentit, au cœur terrifié des chefs, comme la voix d’un autre monde, comme l’appel de l’infini.
*
* *
Gor, escorté des hommes de son clan, avait gagné sa maison nomade, toute noire sous les étoiles. Ses chiens accoururent à sa rencontre en jappant : il ne parut point les voir, lui qui, d’ordinaire, encourageait volontiers leurs transports et souffrait sans déplaisir la rude caresse de leur langue sur son visage... L’intérieur de la voiture était éclairé. Là, dans le rond de lumière dessiné par une menue lampe de bronze en forme d’oiseau, l’attendait pour le repas du soir et les étreintes de la nuit, Iona, sa femme, qu’il avait eue vierge à l’automne précédent, la plus belle et la plus désirable des filles des Osismes. Elle vint à lui, rieuse, offrant sa bouche fraîche et fondante comme le fruit du mûrier.
– Tu dois avoir faim, dit-elle. L’heure est tardive. Puis, ne trouves-tu pas qu’il y a dans l’air de ces climats étranges une vertu qui excite à manger ?...
Il ne toucha aux mets que du bout des dents. Alors, elle lui apporta la coupe de cervoise blonde que sa mère, la veille de ses noces, lui avait appris à préparer avec art, en y mêlant le suc de la jusquiame, qui est une herbe d’amour. C’était le breuvage préféré de Gor. Il agissait sur lui à la façon d’une liqueur magique. Mais, cette fois, le sortilège ne produisit point son effet accoutumé. Car, lorsqu’ils furent allongés côte à côte, dans la tiédeur des pelleteries nuptiales, et qu’elle se coula contre lui pour l’enlacer, ce fut à peine s’il l’enveloppa d’un geste contraint. Ses songes, visiblement, étaient ailleurs une âme étrangère et redoutable habitait ses yeux élargis.
Convaincue que l’influence de quelque divinité ennemie était sur son époux, la femme barbare se prit à réciter tout bas les incantations qui passent pour conjurer les maléfices.
Dehors, la paix de la nuit se faisait profonde ; et, sous les bâches de cuir des chariots, le silence commençait à régner avec le sommeil. Bientôt, il ne fut plus troublé qu’à intervalles réguliers par le cri guttural des hommes de garde, annonçant l’heure d’après la marche des astres à l’horizon. Gor, immobile, avait clos ses paupières et feignait de dormir. Mais, comme la corde bandée d’un arc, ses nerfs restaient tendus dans l’ombre. Toute sa personne veillait.
Brusquement, il se souleva sur le coude.
– Écoute ! – commanda-t-il d’un accent impérieux et angoissé tout ensemble.
Sa compagne, interrompant sa prière, prêta l’oreille.
Dans la sonorité cristalline de la nuit, du fond des étendues imprécises, un grand murmure sourd montait. Peu à peu, cela se fit moins distant. On eût dit maintenant les pulsations rythmiques d’un cœur immense qui tantôt s’enflait d’une allégresse plus qu’humaine, tantôt se serrait en un spasme douloureusement passionné. Et ces alternatives de langueur triste ou d’exaltation triomphante étaient, dans leur uniformité même, d’une puissance et d’une douceur, d’une plénitude et d’une solennité sans égales.
– Qu’est-ce ? – interrogea la jeune femme, peureuse et fascinée.
Elle venait d’éprouver, au-dedans de son être, une impression de froid, comme d’un coup funeste porté à son bonheur. Son mari ne répondant pas à sa question, elle l’appela d’une voix mouillée :
– Gor, parle-moi !... Le son d’une parole amie dissipe les rêves mauvais...
Elle s’était jetée toute vers lui, pour se réfugier dans son sein. Mais il avait cessé de lui appartenir ; sa chair et sa pensée étaient à jamais détachées d’elle : l’âme étrangère, l’âme rivale le possédait tout entier. Il avait écarté de lui les fourrures de la couche, s’était dressé nu et frémissant. Sa poitrine velue battait avec force, à l’unisson de l’élément mystérieux qui palpitait au dehors comme le vaste cœur du monde. Il se sentait attiré par un aimant surnaturel. L’odeur merveilleuse l’enivrait : il voyait s’ouvrir des routes de chimère vers des aventures enchantées ; ses bras s’éployaient comme des ailes en plein vol.
Iona, pour le retenir, tenta de lui nouer autour des genoux ses faibles mains de femme, mais il lui échappa, courut à l’autre extrémité du chariot, qui donnait sur les derrières du camp, et sauta dans la nuit.
Elle s’élança sur ses traces, l’invoquant, le suppliant par les noms les plus tendres : il ne se retourna même pas. Accablée de lassitude et de désespoir, elle tomba sur le sol, dans la litière des fleurs rampantes, couleur de pourpre pâle. Gor, à cet instant, venait d’atteindre les collines : elle l’aperçut, une fois encore, debout à leur sommet. La clarté des étoiles se réfléchissait dans les luisants bronzés de son torse. Il semblait démesuré. Les grandes mèches de sa crinière léonine s’échevelaient aux souffles de l’espace : on eût dit un grand feuillage rebroussé. Tout son corps planait, comme dans un vertige d’adoration et d’extase. À trois reprises, il proféra d’un ton véhément :
– Ar môr !... Ar môr ! ... Ar môr !
Et les yeux de la douloureuse Iona ne distinguèrent plus rien que le sombre rempart des dunes où les plantes aux dards hérissés balançaient leurs thyrses. Le bruit même des pas du jeune chef s’était évanoui. Il s’était évadé à jamais dans l’odeur ambrosienne et le miraculeux chant de l’invisible...
Dès l’aube suivante, les Kymris décidèrent de lui élever un cairn funèbre à l’endroit où sa femme disait l’avoir vu disparaître. Les premiers qui escaladèrent à ce dessein la pente des collines occidentales demeurèrent frappés d’admiration : un ciel d’eau mouvante étincelait à l’infini devant eux, mirant l’autre ciel et décuplant sa beauté. Au lieu d’un monument de mort, ce fut un autel qu’ils bâtirent.
Et voilà, dit-on, comment, après des siècles d’interruption, et au terme des longues étapes terriennes à travers l’Europe, fut de nouveau scellé l’ancien pacte des Kymris avec la mer.
Anatole LE BRAZ, Ar môr.
Paru dans la Revue de Paris en 1902.
1. La mer.