Les deux vieux arbres
LÉGENDE BRETONNE
par
Anatole LE BRAZ
CECI se passait à Plougaznou, il n’y a pas encore très longtemps.
Il y avait là, dans une pauvre petite ferme, un brave homme et sa femme qui, n’ayant pas le moyen de battre leur blé à la machine, le battaient au fléau. Du lever du soleil à son coucher, ils besognaient de concert, l’homme conduisant le branle et la femme réglant son pas sur le sien.
Vous pensez si, la journée close, ils retrouvaient leur lit avec plaisir, bien que le matelas en fût de paille de seigle et les draps de grosse toile de chanvre. C’est à peine s’ils prenaient le temps de souper de quelques patates et de réciter une courte prière : l’instant d’après, ils étaient allongés côte à côte et ronflaient à qui mieux mieux.
Le dernier soir pourtant, l’homme parla ainsi à sa femme :
– Radegonda, chez les riches, quand l’août est fini, il y a fricot, le soir, pour les batteurs. Moi, si vous me donniez le fricot dont j’ai envie, vous me feriez des crêpes, de bonnes crêpes de blé noir comme vous savez les faire, Radegonda.
La femme, qui tombait de fatigue, s’écria :
– Des crêpes, mon pauvre homme ! Vous n’y songez pas. D’abord, j’ai les bras coupés. J’ai besogné autant que vous, n’est-il pas vrai ? et, comme je n’ai pas votre force, je n’en puis plus. Où voulez-vous que je trouve le courage de me remettre à chauffer la poêle, à délayer la farine et à étendre la pâte ? Et puis, lors même que j’aurais ce courage, je serais encore bien empêchée de contenter votre envie, car il n’y a plus une pincée de farine dans la huche. Ne savez-vous pas que, depuis plus d’une semaine que nous vaquons à la récolte, vous n’êtes pas descendu chez le meunier ?
– Oh ! si ce n’est que la farine, je m’en charge.
– Quoi ? vous iriez jusqu’au moulin ?... Après avoir déjà tant sué, tant trimé ?... Votre ventre est donc un bien dur maître, Hervé Mingam ?
Hervé Mingam répondit, suppliant :
– Voyons, Radegonda !... Pour une fois !...
Alors, elle, attendrie :
– Je suis trop sotte de faire ainsi vos vingt-quatre volontés... Enfin, soit !... Allez et tâchez d’être vite de retour, si vous ne voulez pas que je m’endorme ici dans l’intervalle, tout habillée.
Elle n’avait pas fini sa phrase que l’homme était dehors, dévalant à grandes enjambées vers le moulin. Tant qu’il vit clair dans sa route, il courut plus qu’il ne marcha ; mais, à un endroit où le chemin semblait s’enfoncer en terre, entre deux hauts talus surplombants, force lui fut de ralentir. Bientôt même il n’avança plus qu’à tâtons, parce qu’il avait sur lui, outre l’ombre des talus, celle des très vieux arbres dont ils étaient plantés. Il allait donc avec précaution, assujettissant chacun de ses pas. Or, dans le silence qui était profond, et quoique l’air demeurât immobile comme il arrive généralement par les chaudes soirées d’août, voici qu’il entendit, au-dessus de sa tête, le feuillage commencer à bruire d’une manière bizarre et tout inattendue.
« Tiens, c’est, ma foi, une chose assez particulière », pensa-t-il.
Il leva les yeux et, malgré l’obscurité, reconnut, à la blancheur argentée de l’écorce, que les arbres dont les ramures bruissaient de la sorte étaient deux hêtres d’aspect vénérable qui se faisaient vis-à-vis d’un talus à l’autre et mêlaient leurs branches comme pour s’embrasser. On eût dit de longs bras décharnés qui se rejoignaient. Ce qu’il y avait de plus étrange, c’est que leur murmure très léger ressemblait à un chuchotement de voix humaines. Hervé Mingam suspendit son pas et prêta l’oreille. Plus de doute : les deux hêtres causaient entre eux. Notre homme, pour les écouter, oublia moulin, farine et crêpes.
Le premier des deux arbres, celui de droite, disait :
– Je crois que tu as froid, Maharit. Tu trembles de tous tes membres.
Et le second arbre, celui de gauche, répondait en grelottant :
– Oui, Gelvestr, je suis glacée, glacée, en vérité, jusqu’aux moelles. Toutes les fois que la nuit tombe, c’est ainsi ; la fraîcheur me pénètre au point que c’est comme une nouvelle mort... Heureusement que, ce soir, on fait des crêpes chez notre fils : il y aura bon feu et, sitôt que sa femme et lui seront couchés, nous pourrons, à notre tour, aller nous chauffer à la braise.
Alors le premier arbre :
– Je t’accompagnerai, pour ne pas te laisser seule, Maharit. Mais si tu m’avais obéi, de ton vivant, tu ne serais pas dans la nécessité d’attendre que l’on fasse des crêpes chez notre fils pour sentir un peu de chaleur. Combien de fois ne t’ai-je pas demandé d’être plus charitable aux pauvres ! Sous prétexte que tu possédais peu, tu ne voulais rien donner. Et maintenant tu en es punie. Parce que tu as eu le cœur froid, tu accomplis une pénitence glacée. Et moi, parce que j’ai été trop faible envers ton péché, je suis puni avec toi. Mais, du moins, je ne souffre pas ce que tu souffres. Les pauvres que tu refusais, je les dédommageais de mon mieux à ton insu. Par exemple, je leur donnais, en carême, des morceaux de beurre enveloppés dans des feuilles de choux ; aux jours gras, des morceaux de lard enveloppés dans des bouts de papier : et, depuis, ce papier et ces feuilles de choux me font un vêtement qui me tient chaud.
– Hélas ! soupirait le second arbre, avec un tel accent de tristesse qu’on eût dit qu’il rendait l’âme...
Hervé Mingam n’en écouta pas davantage. Au risque de se casser vingt fois la tête, en trébuchant aux pierres du chemin creux, il dégringola tout d’un trait la pente jusqu’au gué du moulin de Trohir.
Au retour, il prit un trajet deux fois plus long pour ne point passer sous les vieux arbres.
– Ma foi, lui dit sa femme, j’ai cru que vous ne rentreriez plus.
Et, remarquant son air hagard :
– Qu’est-ce que vous avez donc ? Vous avez la mine toute pâle.
– Il y a que je suis à bout de forces. J’ai les membres rompus. Après la rude journée, cette course était vraiment de trop.
– Quand je vous le disais !... Enfin, consolez-vous. Puisque vous avez apporté de la farine, vous allez avoir des crêpes.
– Oui, murmura-t-il, plus que jamais il faut que vous en fassiez.
Pensant qu’il voulait signifier par là que l’attente avait encore accru son envie, Radegonda se mit en devoir de le servir diligemment. D’ordinaire douze crêpes n’étaient pas pour lui faire peur, mais, cette fois, dès la troisième, il se déclara rassasié.
– J’ai décidément plus besoin de dormir que de manger, prononça-t-il.
– Oh ! bien ! si j’avais su, je n’aurais pas fait tant de feu, dit sa femme.
Elle se disposait à écarter les tisons, après avoir enlevé la poêle, mais il l’arrêta.
– Laisse brûler ce qui brûle et couchons-nous.
Il attendit qu’elle fût déshabillée et, pendant qu’elle lui tournait le dos pour monter au lit, il jeta une nouvelle brassée de copeaux dans la flamme. Radegonda ne fut pas plutôt allongée qu’elle s’endormit. Mais, lui, resta les yeux ouverts, l’oreille aux aguets. Par les volets ajourés du lit clos placé juste en face de la fenêtre, on pouvait voir le courtil et la campagne au loin, car il y avait clair de lune. La nuit était silencieuse, sans une haleine de vent, comme elle est généralement au cœur de l’été. Dix heures, onze heures sonnèrent. Rien ne venait. L’homme commençait à douter... Mais, la demie de onze heures approchant, il entendit un léger bruit, comme de branches qui traînent et qui frémissent ; puis, peu à peu, le bruit grandit, devint une rumeur pareille à celle des bois agités par la brise, et l’homme aperçut distinctement les grandes ombres mouvantes des deux hêtres qui s’avançaient vers la maison. Ils marchaient aussi près que possible l’un de l’autre, sur le même rang ; on eût dit que la terre les portait ; on voyait, à la lumière de la lune, briller leurs troncs argentés sous leurs feuillages immenses. Ils traversèrent enfin le courtil.
« Frou... ou... ou !... Frou... ou... ou !... » gémissaient leurs vastes ramures.
L’homme, sous ses draps, claquait des dents. Jamais il ne se fût imaginé que deux arbres pussent ainsi, à eux seuls, faire tout le murmure d’une forêt. Leur bruit, maintenant, était autour de lui, au-dessus de lui, partout.
« Ils vont renverser la maison », se disait-il.
Il entendait le frôlement des grandes branches contre les murs et sur le chaume du toit. Par trois fois, les deux hêtres firent le tour du logis, sans doute cherchant la porte. Brusquement elle s’ouvrit. L’homme se cacha la tête dans les mains pour ne point voir ce qui allait suivre. Mais, au bout de trois ou quatre minutes, ne percevant aucun remue-ménage, il s’enhardit à regarder par les trous des volets. Et voici ce qu’il vit : son père et sa mère étaient assis sur les escabelles de bois, de chaque côté du foyer, tels qu’ils étaient de leur vivant. Il les reconnaissait distinctement et c’étaient eux qui étaient venus sous leur forme d’arbres.
Et ils devisaient entre eux, à voix basse. La vieille avait relevé un peu sa jupe de futaine rousse pour se chauffer le devant des jambes, et le vieux lui demandait :
– Sens-tu un peu de chaleur ?
– Oui, répondait-elle. Notre fils a eu la précaution de jeter dans le feu une nouvelle brassée de copeaux.
L’homme, alors, réveilla sa femme.
– Regardez.
– Quoi ? où ?
– Là, dans le foyer, ces deux vieux. Ne les reconnaissez-vous pas ?
– Vous rêvez ou vous avez la mauvaise fièvre, mon pauvre mari. Il n’y a, dans le foyer, que le feu qui brasille.
– Mettez donc votre pied sur le mien, Radegonda, vous verrez comme moi.
Elle mit son pied sur le sien et vit, en effet, les deux vieux.
– Dieu pardonne aux défunts !... Mais c’est votre père et votre mère ! balbutia-t-elle en joignant ses mains, de stupeur et d’épouvante.
Il répondit :
– De grâce, ne dites rien et ne faites rien qui puisse les troubler.
– Que nous veulent-ils ?
– Je vous expliquerai la chose quand ils seront partis.
Dans l’âtre, le vieux disait à la vieille :
– Êtes-vous réchauffée, Maharit ? Voici bientôt notre heure.
Et la vieille disait au vieux :
– Oui, je n’ai plus froid, Gelvestr. Mais il me tarde bien que ma dure pénitence soit finie.
Sur ce, l’horloge tinta le premier coup de minuit. Les deux vieillards se levèrent, disparurent. Et alors la grande rumeur de feuillage recommença le long de la maison :
« Frou... ou... ou !... Frou... ou... ou !... »
Puis le bruit s’éloigna, à mesure que s’éloignait aussi l’ombre des deux grands arbres sous la lune. Dans son lit, Radegonda frissonnait, ne comprenant rien à toutes ces choses extraordinaires. Quand la nuit fut redevenue déserte et silencieuse, l’homme raconta ce qui lui était arrivé et comment il avait surpris le secret des deux morts.
– C’est bien, dit Radegonda. Demain je donnerai une tourte d’oing pour les pauvres de la paroisse qui n’ont même pas le peu que nous avons, et nous commanderons des messes à l’église.
Ainsi firent-ils, et, depuis lors, les deux hêtres ne parlèrent plus.
Anatole LE BRAZ, Les deux vieux arbres.
Paru dans Lectures pour tous en 1904.