L’aventure de Gab Lucas
par
Anatole LE BRAZ
GAB Lucas était journalier à Rune-Riou. Chaque soir, il s’en retournait à Kerdrenkenn où il demeurait avec sa femme et ses cinq enfants, dans la plus misérable chaumière de ce pauvre village. Car Gab Lucas n’avait pour faire vivre les siens que les dix sous qu’il gagnait chaque jour péniblement. Cela ne l’empêchait pas d’être gai de caractère et vaillant à l’ouvrage. Les maîtres de Rune-Riou l’estimaient fort. La semaine finie, ils l’engageaient régulièrement à passer avec eux la veillée du samedi soir où l’on buvait du flip1 en mangeant des châtaignes grillées. Sur le coup de dix heures, on se séparait. Le fermier remettait à Gab sa paye de la semaine et la ménagère y joignait toujours quelque cadeau pour la maisonnée de Kerdrenkenn.
Un samedi soir, elle lui dit :
– Gab, j’ai mis de côté pour vous un sac de pommes de terre. Vous le porterez de ma part à Madeleine Dénès, votre femme.
Gab Lucas remercia, jeta le sac sur son dos et se mit en route, après avoir souhaité le bonsoir à chacun.
De Rune-Riou à Kerdrenkenn, il y a bien trois quarts de lieue. Gab marcha d’abord allègrement. La lune était claire, et le bon flip qu’il avait bu lui faisait chaud dans l’estomac. Il sifflotait un air breton pour se tenir compagnie, tout joyeux de la joie qu’aurait Madeleine Dénès en le voyant rentrer avec un beau sac de pommes de terre. On en ferait cuire le lendemain une pleine marmitée ; on y ajouterait une tranche de lard, et tout le monde se régalerait.
Cela alla bien l’espace d’un quart de lieue.
Mais, au bout de ce temps, la vertu du flip s’étant dissipée à la fraîcheur de la nuit, Gab sentit toute la fatigue de sa journée lui revenir. Il commença à trouver que le sac de pommes de terre lui pesait lourd sur les épaules. Bientôt il n’eut plus de cœur à siffler.
– Si du moins, pensait-il, je faisais rencontre de quelque roulier !... Mais je n’aurai pas cette chance.
Il arrivait à ce moment près du calvaire de Kerantour où s’amorce à la grand-route le petit chemin de Nizilzi, qui mène à la ferme du même nom.
– Ma foi, se dit Gab, je vais toujours m’asseoir un instant sur les marches de la croix, pour reprendre haleine.
Il déposa son fardeau, s’assit à côté et, ayant battu le briquet, alluma sa pipe.
La campagne s’étendait au loin silencieuse.
Tout à coup, les chiens de Nizilzi se mirent à hurler lamentablement.
– Qu’est-ce qu’ils ont donc à faire ce vacarme ? songeait Gab Lucas.
Il entendit alors, dans le petit chemin creux, le bruit d’une charrette. Les essieux, mal graissés, criaient : Wig-a-wag ! Wig-a-wag !
– Allons ! se dit Gab, voilà mon vœu près d’être exaucé. Ce sont sans doute les gens du manoir qui vont charger du sable à Saint-Michel-en-Grève. Ils me porteront mon sac jusqu’à mon seuil.
Il vit déboucher les chevaux, puis la charrette. Ils étaient terriblement maigres et efflanqués, ces chevaux. Ce n’étaient certes pas ceux de Nizilzi, toujours si gras, si luisants. Quant à la charrette, elle avait pour fond quelques planches disjointes ; deux claies branlantes lui servaient de rebords. Un homme de haute taille, un grand escogriffe, aussi décharné que ses bêtes, conduisait ce piteux attelage. Un vaste chapeau de feutre lui ombrageait toute la figure. Gab ne put le reconnaître. Il le héla tout de même :
– Camarade, n’y aurait-il pas un peu de place dans ta charrette pour le sac que voici ? J’en ai le dos rompu. Je ne vais pas loin, à Kerdrenkenn seulement !
Le charretier passa sans répondre.
– Il ne m’aura pas compris, se dit Gab. Son affreuse charrette fait un tel bruit !
L’occasion était trop belle pour la manquer. Gab Lucas s’empressa d’éteindre sa pipe, la fourra dans la poche de sa veste, empoigna le sac de pommes de terre et courut après la charrette qui allait encore assez vite. Il finit par la rejoindre et y laissa tomber le sac, en poussant un ouf ! de soulagement.
Mais comment expliquer cela ? Le sac passa au travers des vieilles planches et chut à terre.
– Quelle espèce de charrette est-ce donc ceci ? se dit Gab.
Il ramassa le sac, voulut de nouveau le poser dans la charrette, en le poussant cette fois plus avant.
Mais le fond de la charrette n’avait décidément aucune solidité, car le sac passa au travers, entraînant Gab Lucas. Tous deux roulèrent sur le sol.
L’étrange attelage continuait cependant sa route. Son mystérieux conducteur n’avait même pas détourné la tête.
Gab les laissa s’éloigner. Quand ils eurent disparu, il s’achemina à son tour vers Kerdrenkenn où il arriva à moitié mort de peur.
– Qu’as-tu ? lui demanda Madeleine Dénès, le voyant tout défait.
Gab Lucas raconta son aventure.
– C’est bien simple, lui dit alors sa femme. Tu as rencontré Karrik ann Ankou.
Gab faillit en faire une fièvre.
Le lendemain, il entendit le glas tinter à l’église du bourg. Le maître de Nizilzi était mort la nuit précédente vers les dix heures, dix heures et demie.
Anatole LE BRAZ, La légende de la mort
chez les Bretons armoricains, 1893.
1. Grog au cidre.