La Princesse rouge

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Anatole LE BRAZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOUS connaissez l’île du Château, à l’entrée de Port-Blanc ? Il y a plus de morts dans cette île qu’il n’y a de galets de Bruk à Buguélès. Ceci est l’histoire d’une morte qui fut « conjurée » en ce lieu, voici bien longtemps. De son vivant, elle était princesse. Vous trouverez même des gens qui vous diront qu’elle avait nom Ahès et que c’était la propre fille de Gralon, le roi d’Is. Peut-être est-ce vrai ; peut-être est-ce faux.

Toujours est-il que, même conjurée, elle avait pouvoir, tous les sept ans, sur sept lieues de terre ou de mer à la ronde.

Je vais vous conter comment elle fut dépouillée de ce pouvoir.

Mais sachez d’abord que son pouvoir était funeste. Il s’annonçait par une grande brume rouge qui s’élevait de la mer. De là sans doute le nom de la « Dame rouge » que les pêcheurs avaient donné à la princesse. Venait ensuite un vent furieux qui dissipait la grande brume et bouleversait les flots jusque dans leurs profondeurs. Ces jours-là, les barques les plus audacieuses n’osaient se risquer au large. Même calfeutré chez soi, à l’intérieur des maisons, on tremblait la fièvre d’épouvante. Comme des mèches de cheveux arrachés, des touffes de chaume s’envolaient des toits. C’était un terrible vent ! Il s’engouffrait par le tuyau des cheminées, comme une voix de géant en colère. On ne comprenait pas très bien ce qu’il disait, mais il avait certainement des mots très rudes, pareils à ceux d’un homme qui gronde. Pour exorciser la princesse, cause de tout ce vacarme, on avait fait célébrer plus d’une messe noire à Notre-Dame de Port-Blanc, par les prêtres réputés les plus habiles. Peine perdue. Tous les sept ans, c’était même bruit sauvage, même fureur déchaînée. On avait fini par en conclure qu’il n’y avait, ni de la part des hommes, ni de la part de Dieu, aucun moyen de tranquilliser la princesse et de la rendre inoffensive.

Sur ces entrefaites, une pauvresse de la côte gagna un soir l’île du Château, à l’intention d’y pêcher des « ormeaux » 1, à la basse marée de nuit.

Elle dut attendre quelque temps que les roches fussent découvertes.

N’ayant rien de mieux à faire, elle se mit à égrener son chapelet, car c’était une femme dévote et qu’à cause de cela on avait surnommée dans le pays Fantès-ar-Pédennou 2.

Elle en était à la troisième dizaine, quand, tout à coup, s’étant retournée par hasard, elle vit, à la place de l’énorme rocher qui domine l’îlot, une chapelle haute et grande comme une église de canton, et dont les vitraux étaient splendidement éclairés.

Elle se leva, laissant là ses engins, et courut à la porte de la miraculeuse chapelle.

Sur les vantaux était tracée, en caractères d’or, flamboyante, une inscription bretonne. Or Fantès savait lire le breton :

L’inscription disait :

« Si, par le trou de la serrure, tu peux regarder sans être vue, il te sera donné de faire un grand bien à toi et à tes proches. »

La femme hésita d’abord, puis :

« Ma foi ! pensa-t-elle, regardons toujours ! »

Et elle appliqua un de ses yeux au trou de la serrure.

Elle vit la princesse, qui lui tournait le dos, s’acheminer vers l’autel dressé dans le chœur au milieu d’une gloire d’or.

Elle voulut soulever le loquet de la porte, mais il était rivé. Alors, elle se mit à faire le tour de la chapelle en dehors. Elle arriva ainsi à une deuxième porte sur laquelle il était écrit :

« Si tu veux entrer, va cueillir à trois pas d’ici, dans le buisson, deux brins d’herbe blanche que tu disposeras en croix dans le creux de ta main droite. »

Elle fit ce qui était commandé, revint à la chapelle et lut sur une troisième porte :

« Entre maintenant. Tous les trésors qui sont ici t’appartiennent. De plus, il ne dépend que de toi de conjurer la princesse de l’empêcher désormais de nuire. »

Fantès entra.

La princesse, debout sur les marches de l’autel, se détourna au bruit que firent en sonnant sur les dalles les sabots de la pauvresse.

« Que me veux-tu ? s’écria-t-elle d’un ton courroucé.

– T’empêcher de nuire, si tel est mon pouvoir, répondit Fantès avec calme.

– Du moment que tu es ici, c’est que ta volonté est plus forte que la mienne. Je suis en ta possession. Relègue-moi aussi loin qu’il te plaira. Où tu me diras d’aller, j’irai. Voici les clefs de l’étang que j’ai fait construire en pierres de taille. Toutes mes victimes sont là. Je te les abandonne. Je t’abandonne aussi mes trésors. Tâche d’en faire bon usage. »

Ce disant, elle tendit à Fantès-ar-Pédennou un trousseau de clefs étincelantes.

La pauvresse s’essuya les mains dans son tablier à plusieurs reprises avant d’oser toucher à ces clefs merveilleuses. Elle les prit cependant et fit avec elles le signe de la croix.

« Où m’enjoins-tu de me rendre ? demanda la princesse.

– Plus loin que la terre et plus loin que la mer ! » dit Fantès.

La princesse aussitôt s’évanouit dans l’air. Depuis, on n’a jamais entendu parler d’elle. En même temps s’écroulèrent sans bruit et sans laisser de traces les murailles de la chapelle étrange.

Fantès-ar-Pédennou se trouva devant un étang construit et pavé en pierres de taille. L’eau y était claire, lumineuse. Çà et là des cadavres flottaient, la face tournée vers le ciel. Parmi les plus rapprochés du bord, Fantès reconnu deux hommes du pays qui avaient été noyés, un jour de tempête, l’année d’auparavant, sans qu’on sût au juste dans quels parages.

Une vanne d’acier fermait l’étang. Avec une des clefs, la pauvresse ouvrit cette vanne. L’eau se précipita écumante vers la mer. Les noyés se levèrent comme ressuscités, et Fantès les vit s’éloigner en chantant des cantiques, par le chemin des flots où ils marchaient paisiblement, comme autrefois Jésus.

Quand toute l’eau se fut écoulée, le fond de l’étang apparut à Fantès couvert de pièces d’or. Elle en ramassa autant qu’elle en put porter et s’en revint à la maison.

Le lendemain, dès la première heure, elle courut à confesse. « Que ferai-je de tout cet or ? demanda-t-elle au prêtre, après lui avoir conté son aventure.

– Vous ferez dire des messes pour les âmes qui en ont besoin, répondit le confesseur, et vous distribuerez l’aumône aux vivants. »

 

 

Anatole LE BRAZ, La légende de la mort en basse Bretagne,

1923. (Conté par Marie-Hyacinthe Toulouzan, de Port-Blanc.)

 

 

Recueilli dans : Légendes traditionnelles de la mer,

Éditions L’Ancre de Marine, Saint-Malo, 1998.

 

1. Haliotides.

2. Françoise-les-Prières.

 

 

 

 

 

 

 

 

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