Les cinq trépassés de la Baie
par
Anatole LE BRAZ
C’ÉTAIENT deux marins de Quimper. Ils s’étaient chargés de transporter dans leur chaloupe des fûts de cidre à destination de Benn-Odet. Peut-être s’attardèrent-ils chez l’aubergiste à qui ils avaient à livrer la cargaison. Toujours est-il qu’ils laissèrent passer l’heure de la marée. Parvenus à l’endroit qu’on nomme la Baie, ils n’eurent plus assez d’eau et durent échouer piteusement dans les vases. Six heures à attendre avant la prochaine marée, et cela en pleine nuit !... Ils firent contre mauvaise fortune bon cœur. Tous deux se roulèrent dans les plis de la voile qu’ils avaient amenée. Déjà ils fermaient l’œil, quand une voix très forte les appela l’un et l’autre par leurs prénoms respectifs.
« Ohé ! Yann !... Ohé ! Caourantinn.
– Ohé ! » répondirent Caourantinn et Yann.
C’est de la sorte que les marins ont coutume de se héler entre eux.
« Venez nous chercher ! » reprit la voix.
La nuit était si noire qu’on n’y voyait plus à deux brasses. La voix, quoique très forte, semblait venir de très loin. Puis, elle avait en vérité quelque chose d’étrange. Yann et Caourantinn se touchèrent du coude.
« Je crois bien, dit Yann, que c’est la voix de mon vilain patron, de Yannic-ann-ôd.
– Je le crois aussi, murmura Caourantinn. Tenons-nous cois. Ce n’est pas le moment de lever le nez. »
Et ils s’entortillèrent plus étroitement dans la voile.
Mais ils avaient encore plus de curiosité que de peur. Yann, le premier, se haussa, pour regarder au-dessus du bordage.
« Vois donc ! » dit-il à son compagnon.
Le fond de la Baie, à leur gauche, venait de s’éclairer subitement d’une lumière qui semblait sortir des eaux. Et dans cette lumière se profilait une barque toute blanche, et dans la barque cinq hommes étaient vêtus pareillement de cirés blancs parsemés de larmes noires.
« Ce n’est pas Yannic-ann-ôd, dit Yann ; ce sont des âmes en détresse. Parle-leur, Caourantinn, toi qui cette année as fait tes Pâques. »
Caourantinn mit ses mains en porte-voix et cria :
« Nous ne pouvons aller vous chercher ; nous sommes échoués ici. Venez à nous vous-mêmes ou dites-nous ce qu’il vous faut. Ce que nous pourrons, nous le ferons. »
Les deux marins virent alors les cinq fantômes s’asseoir chacun à son banc. L’un prit le gouvernail, les autres se mirent à ramer. Mais, comme ils ramaient tous du même côté, l’embarcation, au lieu d’avancer, virait sur place.
« Sont-ils bêtes ! grogna Yann ; en voilà des matelots d’eau douce !... J’ai bien envie d’aller leur montrer la manœuvre. C’est peut-être ça qu’il leur faut. Qu’en dis-tu, Caourantinn ? Si tu restais garder le bateau ?
– Non pas ! Si tu y vas, je t’accompagne.
– Après tout, il n’y a pas de risque. Nous pouvons laisser le bateau là où il est. Il y en a encore pour une bonne heure avant le premier flot. Viens çà, camarade, à la grâce de Dieu ! »
C’est à peine s’ils eurent de l’eau jusqu’à mi-jambes.
Ils s’acheminèrent sur le fond de vase dans la direction de la barque blanche.
Plus ils approchaient, plus les matelots surnaturels faisaient force rames, et plus aussi la barque blanche virait, virait, virait.
Quand les deux compagnons furent tout près d’elle, elle sombra soudain, et avec elle disparut la lumière qui éclairait le coin de la Baie. La nuit et la mer un instant se confondirent. Puis, à la place où étaient les quatre rameurs, s’allumèrent quatre cierges. À leur clarté douteuse, Yann et Caourantinn s’aperçurent que le cinquième fantôme, celui qui tenait tout à l’heure le gouvernail, dressait encore au-dessus de l’eau la tête et les épaules.
Ils s’arrêtèrent, saisis d’épouvante. À vrai dire, ils eussent préféré être ailleurs. Mais comme ils s’étaient tant avancés, ils n’osaient plus rebrousser chemin. L’homme avait, du reste, une figure si triste, si triste, qu’il eût fallu être mauvais chrétien pour n’en avoir point pitié.
« Êtes-vous de la part de Dieu ou de la part du diable ? » demanda Yann.
Comme s’il eût deviné leur pensée et les sentiments qui les agitaient, l’homme leur dit :
« N’ayez aucune crainte. Nous sommes ici cinq âmes qui souffrons cruellement, et mes quatre compagnons souffrent encore plus que moi. La tristesse que vous voyez sur mon visage n’est rien auprès de la leur. Voilà plus de cent ans que nous attendons en ce lieu le passage d’un homme de bonne volonté.
– S’il n’est que de bien vouloir, nous sommes à votre disposition, répondirent Yann et Caourantinn.
– Vous irez, s’il vous plaît, trouver le recteur de Plomelin et vous le prierez de faire dire pour nous, au maître-autel de l’église, cinq messes mortuaires pendant cinq jours de suite. Puis vous aurez soin que, pendant ces cinq jours, à ces cinq messes, assistent régulièrement trente-trois personnes, vieilles ou jeunes, hommes, femmes ou enfants.
– Douè da bardono ann Anaon ! (Dieu pardonne aux défunts !) murmurèrent les deux marins, en faisant le signe de la croix. Nous vous satisferons de notre mieux. »
Le lendemain, Yann et Caourantinn allèrent trouver le recteur de Plomelin. Ils lui payèrent d’avance les vingt-cinq messes. Ils assistèrent eux-mêmes à toutes ; pour être sûrs des trente-trois assistants exigés, ils emmenaient chaque jour de Quimper leurs femmes, leurs enfants, leurs proches et leurs amis. Jamais on ne vit tant de monde à la fois aux messes basses de Plomelin.
Le sixième jour, Yann dit à Caourantinn :
« Si tu veux, nous nous rendrons à la Baie, cette nuit, pour savoir si ce que nous avons fait est bien fait...
– Soit », répondit Caourantinn à Yann.
Et la nuit venue, ils descendirent la rivière dans leur chaloupe. Ils mouillèrent à l’endroit où ils avaient échoué six jours auparavant. Et ils attendirent. Bientôt, la lumière qu’ils avaient déjà vue commença de monter au-dessus des flots. Puis la barque blanche se dessina, et dans la barque réapparurent les cinq fantômes. Ils avaient toujours leurs cirés blancs, mais les larmes noires n’y étaient plus. Leurs bras, au lieu d’être tendus en avant, étaient croisés sur leur poitrine. Leur face rayonnait.
Et, tout à coup, sonna une musique délicieuse, si attendrissante que Caourantinn et Yann en eussent volontiers pleuré de bonheur.
Les cinq fantômes s’inclinèrent tous à la fois, et les deux marins les entendirent qui disaient avec une voix douce :
« Trugarè ! Trugarè ! Trugarè ! (Merci ! Merci ! Merci !) »
Anatole LE BRAZ, La légende de la mort en basse Bretagne,
1923. (Conté par Marie Manchec, couturière, de Quimper, 1891.)
Recueilli dans Légendes traditionnelles de la mer,
Éditions L’Ancre de Marine, Saint-Malo, 1998.