La vision de Pierre Le Run

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Anatole LE BRAZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU temps dont je vous parle, les tailleurs de campagne n’étaient pas nombreux. On venait souvent nous quérir de fort loin. Encore, pour être assuré de nous avoir, fallait-il nous prévenir plusieurs semaines à l’avance.

J’avais promis d’aller travailler au Minihy à trois lieues de chez moi, dans une ferme qui s’appelait Rozvilienn.

Je me mis en route un après-midi de dimanche, à l’issue des vêpres, de façon à arriver pour souper à Rozvilienn. On m’avait demandé pour toute une semaine. Je tenais à être au travail dès le lundi matin.

– Ah ! c’est vous, Pierre ? me dit Catherine Hamon, la ménagère, en me voyant apparaître dans la cuisine.

– C’est moi, Catel... Mais je n’aperçois pas ici Marco, votre mari. Peut-être n’est-il pas encore revenu du bourg.

– Hélas ! il n’y est même pas allé... Voici une quinzaine de jours qu’il est couché là, sans bouger.

Elle me montrait le lit clos, près de l’âtre.

Je m’approchai, et, m’agenouillant sur le banc-tossel, j’écartai les rideaux.

Le vieux Marco était étendu tout de son long, immobile. Sa figure était creusée par la maladie. Je pensai en moi-même : « Celui-ci a presque pris sa tête de mort. » Néanmoins, je lui fis mine riante, je le plaisantai, comme c’est l’habitude en pareil cas.

– Ça, Marco ! qu’est-ce que tu fais donc là ? En voilà une posture pour un homme de ton âge et de ton tempérament !... Te laisser terrasser ainsi, toi, un homme en chêne !

Il me répondit je ne sais quoi ; il avait la respiration si oppressée, la voix si faible, que le son de ses paroles n’arriva pas jusqu’à mes oreilles.

– Comment l’avez-vous trouvé, Pierre ? me demanda Catherine, quand j’eus pris ma place à table, parmi les gens de la ferme.

– Heu ! dis-je, il n’est certainement pas bien, mais avec des corps bâtis comme l’est Marco, il y a toujours de la ressource.

Je ne disais pas le fond de ma pensée, ne voulant pas effrayer Catel. En allant me coucher, je songeais :

– C’est fini !... Il ne passera pas la semaine... En vérité, mon Pierre, tu ne tailleras plus de braies pour ton vieux client de Rozvilienn !...

Sur cette réflexion mélancolique, je me fourrai dans mes draps.

On me traitait à Rozvilienn, non pas en tailleur, mais en hôte. Au lieu de me faire coucher à la cuisine ou à l’écurie, comme cela arrivait souvent à mes confrères, on me réservait la plus belle pièce de toute la maison. C’était une vaste chambre qui, du temps où Rozvilienn était château, avait dû servir de salle. Elle communiquait avec la cuisine par une porte étroite, percée dans le pignon, et avait sur la cour une haute et large fenêtre d’autrefois qui s’ouvrait presque du plancher au plafond. Car elle avait un plancher, cette chambre, un parquet de chêne, un peu délabré, il est vrai, faute d’entretien mais qui, avec les restes d’anciennes peintures, encore visibles, çà et là, sur des murailles, ne laissait pas de donner à tout l’appartement un certain air de noblesse. Le lit était à Baldaquin et faisait face à la fenêtre.

D’habitude, lorsque l’heure du « bonsoir » avait sonné, je m’arrêtais un instant sur le seuil de la chambre et, avant de fermer la porte, je criais d’un ton d’importance aux gens de Rozvilienn encore réunis dans la cuisine :

– Saluez le marquis de Pont-ar-veskenn 1 qui va, dans son lit à baldaquin, rejoindre Madame sa marquise.

Cette facétie ou d’autres du même genre les faisaient rire aux éclats.

Le matin, au premier déjeuner, avec des manières cérémonieuses, ils me demandaient des nouvelles de ma nuit. Je leur débitais les histoires les plus extraordinaires. J’avais reçu la visite de la Princesse aux cheveux d’or ou celle de la Princesse à la main d’argent. Vous voyez d’ici à quels développements cela prêtait. Je vous promets qu’alors il n’y avait personne de triste.

Mais, cette fois-ci, comme bien vous pensez, il ne pouvait être question ni de princesses ni de marquises.

J’avais le cœur navré de me dire qu’un de ces prochains soirs, je m’entendrais réveiller pour aller assister ce bon Marco à ses derniers moments.

C’était vraiment un digne homme que Marco Hamon : serviable, loyal, compatissant. Je me mis à me remémorer toutes ses qualités, à part moi, et, ce faisant, je m’endormis.

Combien de temps dura mon somme, c’est ce que je ne saurais dire. Toujours est-il qu’il me sembla soudain entendre craquer le bois vermoulu du parquet, comme si quelqu’un traversait la chambre.

J’ouvris les yeux.

La lune était levée. Il faisait clair comme en plein jour.

Je parcourus du regard toute la pièce. Personne !

J’allais me replonger sous mes draps, quand je crus sentir une fraîcheur sur mes épaules.

Je regardai du côté de la fenêtre et je vis qu’elle était ouverte. Je pensai que j’avais oublié de la fermer en me couchant. Je sautai à bas du lit, déjà j’avais la main sur un des battants, lorsque, là, dans la cour, à deux pas de moi, je vis un homme qui allait et venait, les bras derrière le dos, du pas nonchalant de quelqu’un qui attend et qui se promène pour abréger l’ennui de l’attente. Il était grand, maigre, le chef ombragé d’un chapeau large.

Au milieu de la cour, près du puits, stationnait un char de structure grossière, attelé de deux chevaux étiques dont la crinière était si longue qu’elle traînait jusqu’à terre et s’emmêlait dans leurs pieds de devant. Les montants étaient à claire-voie ; entre les barreaux, pendaient au dehors des jambes, des bras, voire des têtes, des têtes humaines, jaunes, grimaçantes, hideuses !

Il n’était que trop facile de deviner à quel boucher appartenait toute cette viande.

Croyez d’ailleurs que je restai à regarder ce spectacle moins de temps que je n’en mets à vous le décrire.

Laissant la fenêtre telle qu’elle était, je regagnai mon lit à quatre pattes ; j’avais une peur horrible que l’homme au grand chapeau me vît ou m’entendît.

Une fois au lit, je m’enfonçai tout entier sous les couvertures, mais j’eus soin de ménager à la hauteur de mes yeux une sorte de petit soupirail, de trou de jour, par lequel je pouvais continuer de voir, sans être vu.

Pendant près d’une demi-heure, l’homme au grand chapeau passa et repassa dans la lumière de la fenêtre, découpant à chaque fois son ombre gigantesque sur le parquet de la chambre.

Tout à coup, dans la pièce même, je distinguai de nouveau le bruit de pas qui précédemment m’avait réveillé.

C’était quelqu’un qui débouchait par l’embrasure de la porte, donnant accès dans la cuisine.

Il ressemblait de point en point à l’autre, à l’homme de la cour, sauf qu’il était encore plus grand, encore plus maigre. Sa tête n’était pas proportionnée à son corps. Elle était menue, menue, et elle branlait si fort en tous sens qu’on craignait sans cesse de la voir se détacher. Ses yeux n’étaient pas des yeux, mais deux petites chandelles blanches brûlant au fond de deux grands trous noirs. Il n’avait pas de nez. Sa bouche riait d’un rire qui allait rejoindre ses oreilles.

Moi, je sentais des gouttes de sueur froide sourdre de mes tempes et ruisseler tout le long de ma poitrine, de mes cuisses et de mes jambes, jusqu’à mes pieds.

Quant à mes cheveux, ils étaient si raides que j’aurais pu, je crois, le lendemain encore, m’en servir comme d’aiguilles.

Ah ! il n’y a pas beaucoup de gens à savoir comme moi ce que c’est que la peur !

Attendez !... ce n’est pas tout.

L’homme à la tête démontée avait frôlé mon lit, en passant, mais il s’en était éloigné aussitôt pour aller se poster près de la fenêtre. Or, à ce moment, un deuxième personnage entra de la cuisine dans la chambre. Je l’entendis venir avant de le voir. Car il faisait un fameux bruit ! On l’eût dit chaussé de sabots trop grands et trop lourds pour ses pieds. Il les traînait sur le plancher, les heurtait sans cesse l’un contre autre, trébuchait, se rattrapait, menait, en un mot, un tel vacarme que, ma foi ! persuadé que c’était à moi qu’on en voulait décidément et, préférant la mort même à l’angoisse qui me dévorait, je rejetai mes draps et me dressai sur mon séant.

L’homme aux sabots s’arrêta immédiatement ; il était à trois pas de mon chevet.

Je le reconnus tout de suite. C’était Marco Hamon, le pauvre cher Marco.

Il me lança un regard désespéré qui me fit dans le cœur comme le froid d’un coup de couteau. Puis, ayant poussé un long et triste soupir, il me tourna brusquement le dos.

Tout disparut.

Les battants de la fenêtre se refermèrent avec violence.

Quelques minutes encore, par les routes pierreuses, au loin, sous la lune, retentit le wig-a-wag du chariot funèbre.

Il n’y avait pas de doute possible : l’Ankou emmenait Marco.

Je n’osais plus rester seul dans la chambre. Je me réfugiai à la cuisine. J’y trouvai Catel assise dans l’âtre et somnolant à demi, près de la chandelle de résine qui éclairait à peine.

– Comment va Marco ? lui demandai-je.

Elle se frotta les yeux et murmura :

– Je suis restée le veiller. Je crois qu’il repose. Il n’a eu besoin de rien.

– Voyons ! dis-je.

Nous penchâmes nos têtes à l’intérieur du lit clos. Effectivement, Marco Hamon n’avait eu besoin de rien : il était mort !... Je lui fermai les yeux, non sans y avoir lu le même regard désespéré qu’il m’avait lancé tout à l’heure, en passant dans la chambre.

Je suis sûr que Marco Hamon, avant de s’en aller, avait demandé à venir me trouver dans mon lit, « parce qu’il avait quelque chose à me dire ». J’eus le tort de l’effaroucher, étant moi-même affolé par l’épouvante. C’est le plus grand de mes remords.

Et maintenant, vous pouvez m’en croire, moi qui ai vu l’Ankou comme je vous vois : c’est une chose terrible que de mourir !

 

 

Anatole LE BRAZ, La légende de la mort

chez les Bretons armoricains, 1893.

 

1. Pont du dé à coudre.

 

 

 

 

 

 

 

 

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