La Charlézenn
par
Anatole LE BRAZ
I
ELLE s’appelait de son vrai nom Marguerite Charlès. Mais les gens l’avaient baptisée « la Charlézenn ».
Ce fut dès l’enfance une singulière fille, aux libres allures. Toujours grimpée dans les arbres, entre le ciel et la terre, comme un jeune chat sauvage, elle envoyait de là-haut sa chanson aux passants qui cheminaient en bas, dans la route. De qui était-elle née ? On n’en savait rien. On disait dans le pays qu’elle n’avait eu « ni père, ni mère ». Elle n’avait rien à elle sous le soleil, pas même le nom sous lequel on l’avait inscrite au registre de paroisse. Si pourtant ! elle avait à elle sa beauté. Une beauté insolite, étrange, comme toute sa personne, comme toute son histoire ou plutôt sa légende. Ce n’est pas qu’elle fût précisément jolie. Elle avait le nez un peu fort, et aiguisé en bec d’aigle. De même, ses cheveux déplaisaient, à cause de leur couleur. On a en basse Bretagne un préjugé contre les rousses. Ils étaient cependant magnifiques, ses cheveux. Amples et fournis comme une toison, rutilants comme une crinière. On eût dit, autour de sa tête, un buisson ardent, une broussaille de feu. Ses yeux, en revanche, étaient d’un bleu tranquille, presque délavé. Leur nuance était douce – et triste. C’étaient des yeux timides, enfantins, faciles à effaroucher. Ses lèvres très fines, un peu serrées, montraient en s’ouvrant des dents petites et comme passées à la lime. Avec tout cela, ou, si vous préférez, en dépit de tout cela, la Charlézenn, quoiqu’elle eût dix-sept ans à peine, attirait l’attention des jeunes hommes. Les commères racontaient aux veillées qu’elle les ensorcelait. Comme preuve à l’appui, elles citaient l’aventure de « Cloarec Rozmar ».
C’était un clerc, de Plouzélambre. Une année d’études seulement le séparait de la prêtrise. Or, un matin, pendant les vacances, il avait sollicité de son père un entretien particulier.
– Mon père, dit-il, j’ai résolu que je ne serais pas prêtre.
– Reprends donc la bêche, répondit le vieux Rozmar.
– Oui, mais à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que vous me permettrez de prendre femme.
– As-tu fait ton choix ?
– J’ai choisi la Charlézenn.
– Une va-nu pieds ! Jamais !
– Si vous ne l’acceptez pour bru, j’en mourrai.
– J’aime mieux ta mort que le déshonneur de tous les nôtres.
– C’est bien !
Le lendemain, un des domestiques de la ferme avait trouvé Cloarec Rozmar pendu à la branche d’un pommier, dans l’enclos.
Cette tragique aventure avait provoqué, dans toute la région, une explosion de haine aveugle contre la Charlézenn. Notez que pas une fois Cloarec Rozmar ne lui avait adressé la parole. Cette grande fille farouche était ignorante de sa beauté comme de toutes choses. De l’espèce de fascination qu’elle exerçait, elle ne se rendait pas compte.
II
C’est ici que commence à vrai dire l’histoire de la Charlézenn. Elle vivait avec une vieille femme de mœurs équivoques qui l’avait ramassée on ne savait où, il y avait de cela bien longtemps. Cette vieille l’avait nourrie depuis lors des aumônes qu’elles recueillaient toutes deux de-ci de-là, mais plus encore de coups de bâton. Car la vieille Nann – elle n’était connue que sous ce sobriquet à cause de certain tic qu’elle avait et qui lui faisait branler incessamment la tête, comme pour dire : « Non » –, car la vieille Nan était une vilaine groac’h, acariâtre et hargneuse. À toute heure du jour et de la nuit, depuis que la Charlézenn avait dépassé la quinzième année, elle lui criait aux oreilles de sa voix aigre :
– Ah ! si j’avais ton âge et ton corps ! Si j’avais ton âge et ton corps !...
Et comme la Charlézenn, qui n’entendait rien à ce langage, se contentait d’ouvrir démesurément ses grands yeux limpides, couleur de ciel d’avril, la groac’h se mettait à la battre, à la battre, de toute la force de ses vieux bras décharnés.
– Il faudra bien que tu comprennes ! hurlait-elle.
Un soir, la Charlézenn comprit...
Elles habitaient à cette époque, la vieille Nann et elle, une ancienne hutte de sabotiers, abandonnée par les nomades ouvriers qui l’avaient construite et située sur la lisière de la forêt du Roscoat qui appartenait à la maison noble de Keranglaz. La Charlézenn, avons-nous dit, passait la plus grande partie de ses journées à vagabonder. Avant que Cloarec Rozmar se fût pendu pour elle sans qu’elle s’en doutât, elle allait de ferme en ferme, quêtant ici du pain, plus loin du lard, plus loin des neufs. Mais, lorsqu’après l’évènement elle s’était vue brutalement repoussée des seuils où naguère on l’accueillait avec des paroles affables, comme elle était fière, elle ne s’y était plus représentée. « Battez-moi tant qu’il vous plaira, avait-elle dit à la vieille Nann, mais je vous fais le serment que je ne mendierai plus ! – Je ne te nourrirai donc plus, avait répondu la groac’h. – Oh ! de cela je ne m’inquiète point ! » Elle en était enchantée, au contraire. De l’aube au crépuscule, elle errait par le bois dont tous les arbres lui étaient familiers comme des amis, comme des proches. Quand elle avait faim, elle se repaissait, au printemps, de poires de la Vierge ; l’été, de mûres ; à l’automne, des châtaignes, rousses comme elle, qu’elle croquait à même aux branches des châtaigniers. Cela n’empêchait point son beau corps de prospérer, tant s’en faut. Il y gagnait de nouveaux charmes, la sveltesse, l’odorante et souple vigueur d’un plant de haute futaie. C’était plaisir de la voir passer dans l’ombre verte et transparente du sous-bois, de la voir passer en sa grâce élégante de fille sauvage, sa jupe en loques tombant à peine jusqu’à son jarret, découvrant sa jambe longue, nerveuse et bronzée comme celle d’une faunesse antique. Or, plus d’une fois, en ses chasses, l’aîné des fils de Keranglaz l’avait rencontrée.
Ce soir-là, donc, la Charlézenn rentrait à la hutte, en sifflant. C’était une habitude qu’elle avait prise, à force d’entendre les merles noirs dans l’épaisseur des fourrés. Dès le seuil, elle s’arrêta. Il y avait dans la « loge » un inconnu. Ce devait être un passant d’importance, car la vieille Nann lui avait cédé l’unique escabelle. Ce n’était pas un paysan, à en juger par ses moustaches, qu’il portait relevées aux deux coins de la bouche. D’ailleurs, sa peau était blanche même aux mains, qu’il tenait croisées autour du genou. Au petit doigt de l’une d’elles une escarboucle brillait. La taille de l’étranger était serrée dans un justaucorps de cuir parsemé de têtes de clous luisantes comme de l’or. À ses pieds était couché un grand lévrier au poil fauve qui se dressa sur les pattes et se mit à grommeler, dès que la Charlézenn parut.
L’homme aussi se leva, caressant son chien pour l’apaiser.
– Viens donc, sauvagesse ! glapit la vieille Nann. Voici près d’une heure que tu te fais attendre.
Vous savez bien que j’arrive quand bon me semble, répondit la Charlézenn qui, pour la première fois, prenait ombrage du ton impérieux de la vieille, sans doute parce que cet homme était là.
– Apprends à mieux parler, poussière de grand chemin ! Sache que celui que voici est le fils aîné du seigneur de Keranglaz, ton maître et le mien, après Dieu !
– Et vous, la vieille, sachez que je ne reconnais personne pour mon maître,... pas plus d’ailleurs que pour ma maîtresse. À bon entendeur, salut.
Ce disant, elle tournait déjà les talons et s’apprêtait à reprendre la porte, laissant là sa mère-nourrice suffoquée de rage, quand Keranglaz le fils se précipita pour l’arrêter.
– Belle fille, dit-il d’une voix très décidée et cependant très douce, je n’ai commis nul manquement envers vous. Je suis votre hôte aussi bien que celui de Nann. De quel droit me faites-vous affront ?
– Je vous dis que c’est une gueuse !... une gueuse..., hurlait Nann, dont la colère, étranglée tout d’abord par la stupeur, se répandait maintenant en un flot d’invectives.
– Vous, ma commère, taisez-vous ! commanda sèchement Keranglaz.
Puis il continua, s’adressant de nouveau à la Charlézenn, avec sa jolie voix savante à bien dire :
– Vous êtes chez vous ici. Si ma présence vous gêne, c’est moi qui dois sortir, non pas vous. Ordonnez, j’obéirai. Permettez-moi seulement d’ajouter qu’égaré dans ce bois, alors qu’il faisait encore demi-jour, je ne saurais guère m’y retrouver de nuit. En m’obligeant à partir, vous me mettrez en grand embarras, peut-être en grande détresse ; car les loups abondent, dit-on, au Roscoat, et je n’aurais pour me défendre contre leur appétit que mon courage, mon couteau de chasse et Kurunn mon lévrier. Je vous avoue que la perspective de servir de souper à Messires Loups ne me sourit nullement ; j’aimerais mieux, si tel était votre bon plaisir, quelques heures de sommeil auprès de votre feu, car je tombe de fatigue.
Jamais on n’avait parlé à la Charlézenn un langage aussi gracieux. Elle se sentit devenir toute rouge et balbutia timidement :
– C’est moi qui vous demande excuse pour ma maussaderie, monseigneur. Croyez que je n’ai point l’âme malicieuse. Je ne deviens méchante ainsi envers mon prochain que parce que Nann est si hargneuse envers moi.
On eût dit que la groac’h n’attendait que cette parole. Se levant du foyer où elle s’était accroupie, elle échangea avec Keranglaz le fils un regard d’intelligence et se dirigea vers la porte, avec un air de dignité offensée, en grommelant :
– Puisque c’est moi qui suis de trop, je m’en vais !
La pauvre Marguerite Charlès se reprocha aussitôt les mots acerbes qui lui étaient échappés. Elle voulut courir après sa mère-nourrice pour la ramener. Mais elle eut beau faire le tour de la hutte, fouiller des yeux l’épaisseur de la nuit, crier : Nann ! Nann ! dans toutes les directions, Nann s’obstinait à ne point reparaître.
De guerre lasse, la jeune fille rentra dans la « loge ».
– Monseigneur, supplia-t-elle, si vous m’aidiez, nous la ramènerions !
– Laissez donc cette sorcière, Marguerite, elle s’en est allée à quelque sabbat.
– Oh ! monseigneur ! monseigneur ! si les loups la mangent !...
– Ma foi, c’est les loups que je plaindrai... Tranquillisez-vous, et venez vous réchauffer à ce feu. Vous êtes toute transie.
Il jeta sur l’âtre une brassée de genêt. La flamme monta, haute et claire, avec un crépitement joyeux. Puis il força la Charlézenn à s’asseoir à sa place, sur l’escabelle.
– Quant à moi, dit-il, je ne veux que la faveur de m’étendre à vos pieds.
Il s’assit, en effet, sur la pierre du foyer, mais la figure tendue en avant jusqu’à frôler celle de la jeune fille. La Charlézenn sentait sur sa joue l’haleine forte et chaude du fils aîné de Keranglaz. Sans qu’elle sût pourquoi, elle avait peur de cet homme. C’était cependant un beau gars dans tout l’épanouissement de la jeunesse. « Qu’est-ce que j’ai donc ? se demandait-elle : je tremble comme si j’étais malade de la mauvaise fièvre. » Le Keranglaz s’était mis à parler, à parler très vite ; mais elle n’entendait que le bruit des mots : cela était doux comme une musique ; elle s’efforçait d’en comprendre le sens, elle n’y parvenait pas. Sa tête était pleine d’un bourdonnement confus. De plus il lui semblait que des milliers et des milliers de petites bêtes invisibles lui grimpaient tout le long du corps. Elle eût voulu les secouer d’elle, et ne le pouvait. Elle était comme dans ces rêves où l’on cherche à courir et où l’on a les jambes empêtrées dans on ne sait quel obstacle. Un charme était sur elle.
Tout à coup elle poussa un cri, un cri sauvage, un hurlement de bête blessée.
Penché sur elle, Goulvenn de Keranglaz, les yeux luisants et fixes, les veines gonflées à se rompre, tâchait de l’étreindre à bras-le-corps.
Elle rejeta la tête en arrière, se raidit d’un mouvement désespéré. Machinalement elle se rappela le couteau de chasse que cet homme portait à la ceinture, du côté gauche. Elle tâta, trouva la poignée, brandit l’arme et la plongea dans le dos du Keranglaz, avec une telle force qu’il s’abattit à terre, comme un bœuf assommé.
Éperdue, affolée, elle s’élança dans la nuit. Et toute la nuit elle galopa devant elle, à travers bois, geignant et bramant, telle qu’une génisse qu’on a oubliée dans les prairies, et qui bondit, et qui meugle lamentablement sans que son troupeau lui réponde.
III
C’était au crépuscule d’aube, dans le sentier de falaise qui longeait la Lieue-de-Grève, entre Saint-Michel et Plestin, là où serpente aujourd’hui la route en corniche qui mène de Lannion à Morlaix. Les trois Rannou s’en revenaient vers Saint-Michel qui était ville à cette époque. C’était une trinité redoutée que celle de ces Rannou. L’aîné s’appelait Kaour, le cadet Kirek, et le plus jeune Guennolé. Ils portaient, on le voit, des noms de saints vénérés, mais tous trois étaient des hommes du diable. Du moins le prétendait-on, dans le pays. Mais en basse Bretagne, comme ailleurs, les gens valent souvent mieux que leur légende. Les Rannou passaient en tout cas pour de mauvais sujets. Aucun d’eux n’avait de métier déterminé. Ils vivaient en dehors de la loi commune. Le bailli de la mouvance de Keranglaz les eût volontiers pendus à ses potences féodales. Mais il eût d’abord fallu les appréhender. Ce n’était pas chose facile. Le bailli n’osait en courir le risque, quoiqu’il eût à sa dévotion une cinquantaine d’hommes d’armes. Qu’était-ce que cinquante hommes auprès des trois Rannou ! En attendant de pendre ces chenapans, le bailli était le premier à leur payer rançon. Dès qu’il avait à faire un voyage dans la région, il avait soin de leur demander, moyennant finance, un sauf-conduit. Les Rannou touchaient ainsi des rentes assurées auxquelles venaient se joindre quelques menus profits prélevés sur les seigneurs de passage dans les alentours de la Lieue-de-Grève. Car ils n’aimaient à pêcher que le gros poisson. Ils étaient très doux avec le petit peuple.
... – Voyez donc ! dit Kaour à ses frères, comme ils arrivaient au pied du Roc’h-Kerlèz.
Il leur montrait du doigt une forme humaine debout là-haut, près de la croix qui dominait le rocher.
– Damné sois-je ! s’écria Guennolé, c’est la Charlézenn !
Ils la hélèrent. Mais elle ne parut point les entendre. Alors, ils se hissèrent jusqu’à elle en se cramponnant aux saillies de la pierre, à des touffes d’ajonc.
– Tu attends quelqu’un, Gaïdik1 ?
– Oui, j’attends la mer.
– Pourquoi faire ?
– Pour m’y jeter.
– Tu veux donc mourir ?
– Oui... Je me serais déjà précipitée... Mais sur les roches nues je me serais fait trop mal... J’attends qu’il y ait de l’eau en bas. Cela ne tardera plus.
En effet, la mer montait. Sur l’immense plaine de sable elle roulait avec le fracas, avec le farouche hennissement d’une horde d’étalons lancés au galop.
L’aîné des Rannou dit :
– Conte-nous ce qui t’est arrivé, Gaïdik. Si c’est quelqu’un qui a cherché à te nuire, livre-nous son nom seulement ; nous sommes trois ici qui te vengerons.
– Je ne conterai ni à vous ni à personne ce qui m’est arrivé. J’en ai assez de la vie, voilà tout.
– Eh bien ! nous, nous ne permettrons pas que tu meures.
Et, adoucissant le ton un peu rauque de sa voix, l’aîné des Rannou poursuivit :
– Écoute-moi, fille. Regarde ces bois qui s’étendent là-bas à perte de vue, jusqu’au fond du ciel. Le seigneur de Keranglaz prétend qu’ils sont à lui. Sur le papier, c’est possible. Mais les vrais maîtres, c’est nous. C’est nous, les Rannou, qui sommes les rois de la forêt. Ah ! mais c’est un fier domaine. Tu en connais les abords, mais tu ne t’es jamais enfoncée sous les hautes futaies. Il n’y a pas au monde un palais comme celui-là. C’est le bon Dieu qui l’a bâti de ses propres mains. Les arbres qui le soutiennent sont bien plus beaux que les piliers des plus belles églises. Il y a aussi des menhirs où s’asseyaient les géants d’autrefois et des tables de pierre où ils mangeaient. Là est notre demeurance. Nous n’en voudrions changer pour aucun prix, nous proposât-on le château de la reine Anne. Mais elle nous plairait mieux encore, si nous y avions avec nous une douce petite sœur, une bonne et franche fille comme toi. Tu y ferais cuire notre soupe de venaison sous le couvert de chênes ; tu raccommoderais de tes doigts habiles nos vêtements en peau de loup. Suis-nous à la grande forêt, Gaïdik. Nous t’aimerons bien. Nos dehors sont rudes, mais notre cœur est aussi tendre que celui d’un enfant. Le monde nous méprise, parce qu’il nous craint. Tu sais comme il est méchant. Tu en as assez souffert toi-même, puisque tu rêves de t’en aller au paradis, par le mauvais chemin de la mort volontaire. Crois-moi, Gaïdik, je n’ai jamais menti. Tu connaîtras de beaux jours dans le creux de nos bois et de nos ravins. Tu y seras à l’abri des langues perfides. Qui oserait toucher à la sœur des trois Rannou ? Viens !... Tout ce que tu désireras, tu l’auras. Si tu tiens aux parures, nous t’en rapporterons de superbes, à rendre jalouse Notre-Dame de Rumengol qui cependant a une robe en or... Nous t’aurions déjà fait cette proposition depuis longtemps, mais nous ne l’osions, pensant que tu ne te déciderais pas à quitter la vieille Nann, ta mère-nourrice...
– Oh ! celle-là est une misérable sorcière ! s’écria la jeune fille.
Tout d’abord elle n’avait écouté les paroles de Kaour qu’avec ennui, le front plissé, l’air méfiant et sombre. Mais peu à peu elle y avait pris intérêt. Finalement, à l’idée de vivre parmi ces hommes simples, dans la grande forêt pacifique et profonde comme une église immense, son cœur s’était fondu. Son navrement de tout à l’heure était déjà loin d’elle. Elle pleurait silencieusement, sans amertume.
– Tu as raison de pleurer, Gaïdik, dit alors Guennolé. Cela te soulagera. Nous allons attendre un peu plus bas que tu aies pris un parti. Si tu descends de notre côté, c’est que tu auras accepté la proposition de Kaour.
– C’est cela ! opinèrent Kaour et Kirek.
Et tous trois se retirèrent à l’écart, sans toutefois perdre de vue la Charlézenn.
Celle-ci resta quelque temps encore debout sur la plate-forme du rocher, le dos appuyé à l’arbre de la croix. Mais ce n’était plus la mer qu’elle regardait. Ses yeux limpides, d’où les larmes coulaient doucement comme une averse printanière, ses yeux couleur de ciel d’avril suivaient à l’horizon la ligne onduleuse des bois. Le soleil venait d’apparaître. Une pluie d’or s’égouttait au loin, ruisselait en lumineuses cascades sur tout le versant, des cimes les plus éloignées aux frondaisons les plus proches. C’était un spectacle magique. L’haleine bleuâtre de la forêt montait, odorante, comme une vapeur d’encens. Des chœurs d’oiseaux s’éveillaient, s’appelaient, se répondaient, et toutes les allégresses de la terre chantaient dans leurs voix. Cela donnait l’idée d’une sorte de résurrection universelle. Toutes choses, à la venue du soleil, semblaient sortir de la nuit comme d’un tombeau. Et la Charlézenn, elle aussi, dégagée de ses projets de mort, se signa devant la lumière comme devant la plus adorable des divinités. D’un pas qui sonnait gai sur la pierre, elle descendit vers les Rannou. Triomphalement, ils s’acheminèrent ensemble par le sentier tout humide de rosée qui, à travers landes, menait au cœur des bois. Gaïd Charlès marchait en tête. Le chemin, eût-on dit, lui était déjà familier. Entre ses lèvres fines elle sifflait, elle sifflait comme un merle. Les Rannou suivaient à distance ; il y avait dans cette vierge sauvage un prestige qui les troublait.
Kaour murmura :
– C’est la fée de la forêt que nous escortons !
Et ses deux frères répondirent à voix basse :
– En vérité, oui ! c’est elle-même.
IV
La Charlézenn si fort sifflait
Que chêne feuillu s’effeuillait...
Ainsi débutait une complainte levée à la Charlézenn par un clerc du pays de Saint-Michel-en-Grève, depuis qu’elle était devenue la « petite sœur » des Rannou. Dans les autres couplets on énumérait ses crimes. Elle y était représentée comme une fille sans vergogne, comme une création de Satan.
Fille qui siffle et la vipère
Ont toutes deux Satan pour père.
C’est de quoi témoignait sa beauté même, la transparence de ses yeux si clairs, la grâce de tout son corps, mais plus que tout le reste la couleur étrange de ses cheveux.
Gaïdik Charlès à l’œil pur,
Couleur d’avril, couleur d’azur ;
Gaïdik Charlès est souple et belle
Comme une sainte de chapelle.
On la croirait fille de Dieu
N’était son poil couleur de feu...
Venait alors l’histoire du premier forfait :
Cloarec Rozmar allait être
Avant dix mois ordonné prêtre.
La Charlézenn – forfait premier ! –
Le pendit au long d’un pommier.
En basse Bretagne, les légendes poussent robustement comme en leur terroir naturel. Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis la mort de Cloarec Rozmar. Et déjà c’était la Charlézenn qui l’avait pendu !... Suivait le deuxième « forfait, terrible à imaginer ».
La cloche tinte, tinte, tinte...
Une âme d’homme s’est éteinte !
La cloche noire tinte ; hélas !
C’est pour l’Aîné des Keranglaz.
Et le poète reconstruisait à sa façon la scène tragique de la hutte. Marguerite Charlès avait attiré le jeune homme dans un guet-apens. Elle l’avait endormi à l’aide d’un philtre, puis, traîtreusement, elle l’avait assassiné...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
... La jeune fille, cependant, vivait avec les Rannou de leur belle existence errante dans la forêt du Roscoat. Kaour ne lui avait pas menti. Dans ces profondes et verdoyantes solitudes, entourée par les trois frères d’une sorte de vénération naïve, elle avait vu s’évanouir l’un après l’autre tous les mauvais souvenirs de son passé. De Nann, du fils de Keranglaz, de tant de misères et d’humiliations, à peine restait-il de vagues images : encore eût-il fallu qu’elle les allât chercher tout au fond d’elle-même. Les journées se déroulaient pour elle avec une monotonie apaisante et grandiose. Dès le matin, les frères partaient. Pour quelles aventures ? Elle n’avait souci de le savoir ; eux, de leur côté, s’en taisaient avec elle soigneusement. Ils rentraient à des heures irrégulières. Souvent ils avaient des taches de sang à leurs vestes : du sang de bête, peut-être aussi du sang d’homme. D’ordinaire on soupait tous ensemble, aux premières étoiles. C’était le moment des causeries, la veillée en commun sous les hautes ramures à travers lesquelles les astres brillaient, comme de claires chandelles lointaines. À vrai dire, il n’y a avait guère que la Charlézenn qui causât. Les Rannou étaient des taciturnes. Puis, il aimaient mieux entendre Gaïdik, la petite sœur. Dès que l’un d’eux ouvrait la bouche, les deux autres lui disaient : « Laisse parler Gaïdik ! » et Gaïdik parlait. Elle les entretenait de ses courses, de ses vagabonderies durant le jour, les amusait avec des riens. Elle leur racontait des histoires merveilleuses, comme à des enfants, ou bien leur chantait gwerziou et sônes, seul héritage qu’elle sût gré à la vieille Nann de lui avoir transmis. Ils l’écoutaient suspendus à ses lèvres. Sa voix caressait délicieusement leurs âmes de barbares. Quand le serein commençait à tomber, elle souhaitait le bonsoir aux trois frères. Ils lui avaient dressé une « couchée » sous la table d’un dolmen que ne soutenait plus qu’un de ses supports. Là elle couchait comme une reine des âges primitifs, avec des peaux d’animaux sauvages pour rideau et, pour lit, un moelleux entassement de couvertures dont quelques-unes, fruit du pillage, avaient été tricotées sans doute par des doigts savants de châtelaines.
À la nuit bien close, deux des Rannou disparaissaient de nouveau, retournaient à leur besogne mystérieuse. La Charlézenn, avant de s’endormir, les écoutait s’éloigner. Le troisième demeurait pour la garder, étendu sur une jonchée de fougère près d’un feu de bivouac. Chacun la veillait ainsi, à tour de rôle. Une nuit que c’était le tour de Kaour, il sembla à la jeune fille qu’elle l’entendait sangloter.
Elle l’appela doucement :
– Kaour !
– Qu’est-ce, Gaïdik ?
– C’est à toi qu’il faut le demander. Pourquoi pleures-tu !
– Je ne sais. Cela m’arrive quelquefois, à propos de rien.
– Dis-moi ta peine. Approche-toi.
Il se traîna jusqu’à elle, en rampant, comme un chien qui a peur d’être battu.
– Est-ce peine d’esprit ou peine de cœur ? Je veux que tu me le dises.
– C’est peine de cœur, Gaïdik. Tu devines toutes choses. Tu es une sorcière, comme la vieille Nann, seulement tu es une sorcière du bon Dieu, toi.
– N’essaie donc pas de me rien cacher.
– Aussi bien j’aurais déjà dû te le dire. Voilà, Gaïdik. Je t’aime follement. Veux-tu que nous soyons mari et femme ?
Il avait fallu qu’il prît son courage à deux mains, le pauvre Kaour, pour proférer ces mots si simples. Et maintenant il attendait, la face collée contre la terre, que la Charlézenn parlât. La Charlézenn gardait le silence. Kaour releva la tête. Sur ses traits, une angoisse infinie était peinte.
– Gaïd, murmura-t-il, tu ne veux point, n’est-ce pas ?
– Non, répondit-elle à mi-voix.
Puis, d’un ton plus ferme :
– Non, Kaour, décidément non !
– Tu aurais répondu : « Oui », Gaïd, si, au lieu d’être Kaour, j’avais été Kirek ou Guennolé...
– En cela tu te trompes.
– Tu préfères cependant l’un de nous ?
– Tu me poses des questions bien étranges auxquelles je n’ai jamais réfléchi. La vérité est que je vous préfère tous trois.
– La vérité vraie, Gaïdik ?
– La vérité vraie, Kaour !
– Puisque c’est ainsi, je ne pleurerai plus. Je souffre déjà moins. Tu jures que tu ne seras la femme de personne ?
– De personne, je te le jure !
– C’est que, vois-tu, je le tuerais, celui-là, fût-ce Kirek, fut-ce même Guennolé notre plus jeune. Je me tuerais moi-même après. Tu fais bien, Gaïd, de nous éviter cette destinée. Merci !
Il avait dit cela d’une voix profonde. Il ajouta :
– Dors en paix, petite sœur des Rannou.
Et il se retourna, s’allongea sur le dos, les bras croisés sous la nuque, et demeura dans cette posture jusqu’au retour des deux autres, les yeux grands ouverts, le regard attaché aux étoiles. La Charlézenn : « C’en est fini de la vie heureuse !... Quelle est donc cette loi cruelle qui régit le monde ? Pourquoi l’homme ne peut-il vivre avec la femme ou même la voir simplement sans la convoiter ? Qu’est-ce que cette nourriture misérable dont ne peuvent se passer les cœurs, ce pain de l’amour, toujours pétri de larmes et quelquefois de sang ?... Ainsi, pour un regard plus tendre que j’adresserais à Kirek ou à Guennolé, Kaour, qui les adore tous deux, irait jusqu’au fratricide !... » L’aventure de Cloarec Rozmar lui revint à l’esprit toute vive ; plus vive encore lui réapparut la scène dans la hutte. Elle revit Keranglaz penché sur elle et l’instant d’après roulant à terre, une bave rouge aux lèvres. Voici que c’était le tour de Kaour. Que n’eût-elle pas donné pour l’épargner, celui-là ! Elle avait dû le frapper, lui aussi. Et elle savait bien qu’avec ce : Non ! elle venait de lui faire plus de mal qu’à l’autre avec le coup de couteau. Il n’y avait décidément qu’un moyen d’éviter l’éternel piège de l’amour : c’était de se réfugier dans la mort. Elle s’y résolut une seconde fois. Et cette fois nulle intervention humaine ne la détournerait de son dessein.
Sa résolution prise, une paix immense lui emplit l’âme, et elle reposa, tranquille, veillée par le grand Kaour, comme une de ces vierges de la légende dont un géant accroupi protège le sommeil.
V
La Charlézenn, à l’aube blanche, a regardé partir les Rannou. Elle les a vus s’enfoncer dans l’épaisseur de la forêt, du côté de la grève. Par trois fois elle leur a crié :
– Au revoir ! Au revoir ! Au revoir !
Elle ne les reverra plus, et elle prolonge l’adieu. Eux, qui ne savent rien, lui répondent gaîment :
– À tantôt, petite sœur !
Entre leurs voix, elle distingue celle de Guennolé plus jeune et plus perçante. Ce Guennolé, elle s’avoue maintenant qu’elle l’aime. Qu’elle a donc bien fait de ne point le lui montrer ! Du moins, il n’aura pas à pâtir à cause d’elle... Elle ne se dit pas, l’ignorante, que l’amour est chose subtile, qu’on le devine en quelque sorte à son odeur, et que c’est pour cela que Kaour, la veille, a tant pleuré.
Qu’importe du reste ! La Charlézenn va mourir.
L’exquise matinée ! C’est jour de fête dans les bois du Roscoat. Il semble que la douce lumière ait pris corps, qu’elle se promène, vêtue de brume bleue, entre les arbres extasiés ; et derrière elle sa chevelure s’épand en un fleuve d’or pur. Sur ses pas, une mystérieuse musique s’élève des choses. Les mousses même ont des frissons harmonieux. La brise de mai qui passe dans le creux des vieux chênes les fait vibrer puissamment comme des tuyaux d’orgue. Plus encore que d’habitude la forêt a aujourd’hui son air de grande église, imprégnée de toute espèce d’arômes et d’encens. Comme autant de nefs, les hautes avenues s’ouvrent des perspectives immenses où mille clartés se jouent, irradiées, semble-t-il, à travers des vitraux de nuances innombrables.
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Quand la Charlézenn fut demeurée toute seule, elle se sentit l’âme noyée de tristesse. C’était comme une pluie, fine, lente, continue, qui eût tombé au fond d’elle. Sa résolution si ferme en était comme détrempée. Un instant elle douta si elle aurait le courage d’aller jusqu’au bout de son devoir. La mort lui apparut soudain comme une chose beaucoup plus compliquée qu’elle ne pensait. Elle dut s’arracher avec effort à ce coin de nature sauvage où le meilleur de sa vie s’était écoulé. Des fils invisibles l’y enchaînaient. Elle s’en apercevait, maintenant qu’il fallait les rompre, les rompre un à un, non sans une douleur aiguë, comme si à chacun d’eux restait pendu un lambeau d’elle-même.
Mais, à mesure qu’elle avança dans la forêt, la sérénité lui revint. Les arbres versèrent à ses blessures un baume sacré, à son esprit une sécurité grave, profonde. Elle marcha dès lors allégrement. Elle alla à la mort comme à une promenade.
Là-bas, dans le ravin, la rivière du Roscoat faisait son grand murmure.
« Elle me portera doucement jusqu’à la mer, se disait Gaïd Charlès, elle m’emportera endormie comme un enfant entre les bras de sa nourrice. Et, de peur que je ne me réveille, la mer, quand elle m’aura prise, me bercera d’une berceuse si longue, si longue, que jusqu’à la fin des temps je ne me réveillerai plus. »
Or, comme la Charlézenn se disait cela non seulement sans amertume, mais même avec une sorte de volupté, subitement elle fit halte.
Au-dessus de sa tête, dans les branches hautes d’un énorme châtaignier, une voix de garçonnet dénicheur de nids chantait, sur un ton de mélopée, une complainte en breton où revenait sans cesse le nom de la Charlézenn.
– Hé ! petit ! cria la jeune fille ; quelle est cette gwerz que tu chantes ?
La frimousse ensoleillée du gamin se montra entre les ramures.
– D’où venez-vous donc, dit-il, que vous ne connaissez point la complainte de la Charlézenn ? Il y a beau temps qu’elle court le pays !
– Descends me la chanter et, pour récompense, je te donnerai un écu.
Elle avait à peine fini de parler que le garçonnet sautait à côté d’elle, dans la mousse :
... La Charlézenn si fort sifflait
Que chêne feuillu s’effeuillait...
Il débita la gwerz d’une haleine. Marguerite l’écouta jusqu’au bout, immobile, les mains jointes. Sur ses joues, des larmes silencieuses ruisselaient. Ainsi, c’était là l’idée qu’elle allait laisser d’elle au monde !
– Sais-tu qui a fait la complainte ? demanda-t-elle à l’enfant.
– On prétend que c’est Pezr Guillou, de Lok-Mikel.
Elle se rappela qu’elle avait connu ce Pezr, autrefois, sur les bancs du catéchisme. Mais que lui avait-elle donc fait pour qu’il la maltraitât si injustement ? Car ce n’était qu’un tissu de menteries, cette gwerz.
Elle ne savait pas, la pauvre fille, que fabricants de complaintes et faiseurs de vers se jouent, par vocation, au milieu d’un perpétuel mensonge.
– Mais, continua le gamin, Pezr Guillou n’a pas tout dit.
– Qu’aurais-tu voulu de plus ?
– Il n’a pas dit que le vieux seigneur de Keranglaz promet dix arpents de terre labourable à qui lui livrera vivante la Charlézenn... Maintenant, s’il vous plaît, donnez-moi mon écu !
C’est vrai, elle avait promis un écu à un enfant. Où le prendre ? Certes, ce n’était pas l’argent qui manquait chez les Rannou. Mais, retourner là-bas, jamais !... Il lui vint une inspiration soudaine. Après tout, qu’importait le genre de mort ! Tous les chemins mènent à Dieu.
– Ce n’est pas un écu que je veux te donner, dit-elle, mais dix, vingt, soixante écus, cent peut-être. Seulement il faudra que tu m’accompagnes jusqu’au château de Keranglaz où l’on m’attend et dont le seigneur te paiera, en mon nom.
Tous deux prirent un sentier, sur la gauche, franchirent la rivière du Roscoat, sur le pont de planches, et, au bout de longues heures, se trouvèrent enfin dans la cour du manoir. En entendant aboyer les chiens de garde, Keranglaz le vieux sortit. C’était un grand vieillard, tout de noir vêtu. Depuis le trépas de son fils aîné, il n’avait pas quitté le deuil. Charlès s’avança vers lui, tenant par la main son petit compagnon. Et, ayant fait une profonde révérence, elle parla en ces termes :
– Vous êtes noble, et par conséquent, votre parole est sûre. À combien estimez-vous dix arpents de terre labourable de votre domaine ?
Keranglaz le vieux lança à la jeune fille un sombre regard.
– Je les estime à dix écus chacun, quand je les vends, à trente quand je les donne ! prononça-t-il d’une voix sourde.
– C’est donc trois cents écus que vous aurez à remettre à cet enfant. Il vous amène, vivante, la Charlézenn.
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La complainte de Marguerite Charlès s’allongea plus tard de six vers, que voici :
À Keranglaz, on la pendit...
Ce fut grand’fête en paradis.
Dieu s’en vint la quérir lui-même !
Ainsi fait-il pour ceux qu’il aime.
La Charlézenn, qui sifflait fort,
En aumône a donné sa mort...
Et, quand on la chante aujourd’hui, on ne manque jamais d’ajouter : Bénie soit-elle !
Anatole LE BRAZ,
Vieilles histoires du pays breton, 1897.
1 Diminutif affectueux de « Marguerite ». Quant à groac’h qu’on a trouvé plus haut, il signifie proprement vieille mais avec une nuance de mépris.