Le conte du désir,

de la douleur et de la foi

 

NOUVELLE-POÈME

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges LE CARDONNEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ANDRÉ DES GACHONS.      

 

 

Édith était fille d’Arior qui était roi et de Mentha qui était reine.

Arior régnait sur Elseur, cité chrétienne dont le peuple était de vie calme et de mœurs douces.

Les maisons d’Elseur vêtaient les flancs d’une colline et la plaine tout autour jusqu’à la ligne blanche des tombeaux, à l’occident ; leurs seuils accueillaient l’orient qui était le côté de la mer. Les quartiers qui s’étageaient de la plaine jusqu’au sommet de la colline étaient disposés à la façon de cercles ; ainsi, les maisons vers le sommet étaient en nombre moindre, mais elles abritaient ceux qui dominaient la cité par la puissance ou la grâce de leur savoir, le talent de leurs mains, la force de leur justice et la blancheur de leur vie, en sorte que l’ultime et la plus royale était la cathédrale qui était la maison de Dieu.

À la nuit de son ombre et à la lumière de sa sérénité, les cloîtres de moniales et de moines tressaient au temple une double couronne de louanges et de silence. Il y avait des moines noirs, des moines bruns et des moines blancs. Les grands moines aux têtes d’auréoles et les moniales aux longs voiles de chastes et éternelles épousées avaient offert le sacrifice de la vision du soleil et des nuits de Dieu et vivaient en l’espoir des visions éternelles ; leur vie était austère, silencieuse et blanche, et leurs voix clarifiées à la pureté des longs silences célébraient la royauté de Dieu.

Les moines connaissaient les mystères cachés sous le voile des symboles ; ils étaient les gardiens recueillis qui protégeaient Elseur contre les ennemis invisibles qu’affectent de ne pas connaître les hommes ; ils terrassaient les vols lourds des luxures, anéantissaient les mauvais germes des pestes, préservaient des fléaux et des guerres ; ils étaient le bouclier et ils étaient la lance. Les moniales étaient les expiatrices ; par elles, les blasphèmes de la Cité ne ternissaient pas l’azur et le feu de leurs prières purifiait le souffle d’Elseur.

La ville dormait et vivait sous cette invisible égide.

Le palais du roi Arior dont les dômes allumaient leurs resplendissements dans l’or des soirs, étageait au-dessous des cloîtres les terrasses de ses jardins aux fleurs magnifiques ; ainsi, quand s’élevaient vers les hauteurs les yeux d’Arior, devant lequel de l’orient à l’occident s’abaissait tout regard d’un autre homme, le roi contemplait l’austère beauté des douleurs volontaires et l’humilité des royautés qui ne périssent pas.

Elseur ne connaissait ni la tyrannie des bavards publics, ni celle de ceux qui gouvernent par la vertu éphémère des métaux précieux ; mais les poètes y étaient révérés et de même tous ceux à qui il est donné d’entrer en l’intimité farouche dé la beauté et qui, la façonnant selon leur intérieure ressemblance par le moyen du poème, de la fresque ou de la pierre taillée, en veulent faire aux hommes le don merveilleux.

De l’aurore au crépuscule de chaque jour, la fumée s’essorait en blanches et rousses couronnes des fourneaux de briques rouges des maîtres-orfèvres et des peintres-verriers, de terre blanche des saintiers.

Les orfèvres ciselaient l’or des ostensoirs, sertissaient le rubis en la frise des calices ou la pierre aimée en l’or de la bague nuptiale. Les peintres-verriers enchâssaient en le souple cadre de plomb le fin losange de verre, afin que revive en la verrière la gravité du sourire d’une vierge ou le geste qui guérit d’un vieux saint. Les saintiers fondaient le métal sonore des cloches ambassadrices. Quand les cloches sonnaient au-dessus d’Elseur, de leurs bouches s’envolaient de si délicieuses musiques d’appel vers les vérités divines, qu’alors on eut dit, que d’invisibles puissances effeuillaient sur la Cité des lys sonores.

Si avant la gloire de leur été, l’appel des cloches tragique alors pour les âmes ne sollicitait pas l’adolescent ou l’adolescente, vers les hauteurs de la colline, pour l’holocauste de sa chair et pour la royauté de son âme, le jeune homme et la jeune vierge fondaient le jeune foyer, où l’Amante qui était aussi l’Épouse, était le sourire après le travail grave. Tout au bord de la mer, joyeux du chant des matelots ou désolé d’un appel vain de bras au loin, se tassaient les maisons des pêcheurs, qui le soir sous le silence des étoiles interrogeaient la mer, et aussi les hôtelleries pour les marchands venus de l’orient et de l’occident ; c’étaient de l’aube à la nuit, des cris en toutes les langues et des tumultes en la foule d’hommes qui, venus de tous pays, avaient des vêtements de la couleur de tous les crépuscules.

Là, se pressaient les marchands qui débarquaient les étoffes précieuses, qui apportaient l’encens pour les liturgies, la myrrhe qui purifie les chambres des vierges et préserve leur sommeil des tentations de la nuit et aussi ceux qui vendent l’extatique saphir, le béryl cher aux amants des sciences théologiques, le candide onyx et le pacifiant rubis ; mais ni ceux qui traînent après eux les vierges captives pour la joie de la chair des hommes riches, ni les charmeurs de serpents pour les sortilèges ne s’arrêtaient en Elseur.

Les marchés et leurs tumultes se tenaient sur des places ouvertes à la joie du soleil, autour de fontaines que couronnaient des grappes de roses.

Ainsi Elseur se dressait, tel un arbre gigantesque dont les racines puisaient en la mer à l’orient, se perdaient en la mort parmi les tombeaux à l’occident et dont les branches s’épanouissaient plus rares, et plus fleuries jusqu’à l’ultime, la cathédrale.

Le peuple ignorait les cariantes luxures, et les femmes, en Elseur, étaient belles et bonnes ; de longues et flottantes robes drapaient de la pudeur du lin, la grâce de leurs corps, elles vivaient en l’amour de la beauté qui transfigure la vision des tombeaux ; elles conservaient ainsi des âmes bonnes et des visages sereins, et pouvaient apporter la joie de leur éternelle jeunesse à ceux qui dans la Cité souffraient en attendant la Mort.

 

 

 

Mentha vivait pieusement auprès du roi Arior, son époux, qui était âgé. Elle avait, hors la fraîcheur en allée de son adolescence, conservé cependant une grande beauté que n’entretenait l’artifice d’aucun fard ; elle portait le hennin blanc à deux cornes semé de points d’or et une robe de lin blanc, ramagée d’argent.

Le vieux roi Arior laissait s’apaiser en la sérénité de sa vieillesse le tumulte fastueux de son passé ; mais ses yeux regardaient avec mélancolie les armures trop lourdes et les heaumes béants suspendus aux murailles.

Quand certains soirs de pourpre et de fer descendaient sur la mer, il songeait aux soirs pareils où les bras en appel vers la gloire, il avait approché la mort, et il s’attristait de ce qu’elle n’eut point voulu de lui avant le deuil de sa vieillesse.

Son palais se dressait à mi-côte de la colline parmi des jardins d’où montait l’odeur troublante des roses. Jamais ne régnait en les salles hautes et sonores le vacarme d’une fête vaine. De lourdes tapisseries qui voilaient les murailles étouffaient les cris qui montaient de la ville et le murmure chantant de la mer, du côté de l’Orient. Un jour recueilli perlait des verrières sur les meubles de bois précieux et éclairait les voûtes qui peintes â fresques, faisaient se joindre leurs arcs vers le haut. Des tapis de peaux de bêtes faisaient douce la marche des dames et celle des pages. Quand ils ne formaient pas leur corps aux exercices des armes, les pages distrayaient leur solitude et celle des hôtes du château, par la lecture des amours de Lancelot, ou des récits touchant Viviane et l’Enchanteur Merlin.

Édith forma ainsi la grâce de son esprit à écouter de merveilleux récits, et pour la perfection de la beauté de son âme Mentha l’initia très jeune au sens des textes sacrés.

Dès qu’elle eut pénétré le mystère des signes écrits, elle prit joie à la lecture des poètes et dès lors à la contemplation des verrières, des fresques des voûtes.

Elle se faisait à elle-même le récit de la légende dont les maîtres-huchiers avaient sculpté en le bois la grâce ou l’effroi et l’étonnement de ses yeux accueillait la vision de la Dame qui sur la lourde tapisserie surgissait d’un tissu de fils d’or, d’argent terni, de rouille ou de sang, pour l’interrogation d’un miroir ou le don d’une caresse â la licorne fidèle. Quand elle regardait d’aussi près que possible le merveilleux travail afin d’en mieux aimer la délicatesse de la trame, elle souffrait de la fatigue de ses yeux, sans que l’œuvre révélât autre chose qu’une apparente et riche incohérence ; elle en conclut avec le départ des années qui amenait la raison en elle-même qu’il ne fallait point juger des choses selon leur détail.

Mais il était une légende sculptée sur le coffre d’un meuble qui étonnait plus que toute autre l’imagination de son enfance : Sur l’une des faces, gisait à terre un jeune homme dont les pieds et les mains étaient liés ; il repoussait du mépris de tout son corps une femme qui, belle et nue, penchait vers lui la tentation de sa chair. Sur l’autre face, le même jeune homme dont les pieds et les mains étaient encore liés malgré leur effort vers l’essor, mais dont le visage était désespérément douloureux, crachait à la face de la Dame, en même temps qu’un Sort : de sang, sa langue qu’il s’était coupée avec ses dents, afin de vaincre le désir de sa luxure par la douleur de sa chair.

Édith trouvait belle, la riche nudité de la courtisane, mais elle cherchait en sa tête quel si grand mal pouvait désirer pour ce jeune homme une telle créature afin qu’il se dût défendre d’elle avec une si grande colère et au prix d’une telle douleur.

Plus tard elle apprit que le jeune homme avait nom Paul l’Ermite et qu’il était honoré comme saint à cause de sa grande pureté.

L’enfance étonnée d’Édith s’acheminait ainsi vers l’adolescence, elle aimait les liturgies, les chants glorieux vers Dieu des moines et des moniales, les carillons blancs d’Elseur. Mentha lui enseigna que les cloches appelaient, afin qu’ils prient, avec les voix sans chair des moines et des moniales, les jeunes hommes et les jeunes vierges qui entendaient en leurs âmes des réponses de cloches.

Édith en devint toute songeuse.

Cependant, malgré la ferveur de ses yeux devant les liturgies, malgré la joie blanche de ses oreilles à l’entente des hymnes, Mentha s’inquiétait ; il lui paraissait qu’Édith vierge grandissant en beauté de chair demeurait inaccessible à la pitié et qu’elle méconnaissait la beauté de la Douleur ; elle était toujours la petite vierge qu’émouvait la beauté nue de la Courtisane et qui détournait les yeux de la douleur hautaine et volontaire de Paul le Saint.

Il y avait un Christ en la cathédrale dont la souffrance lui causait des épouvantements et dont les yeux la laissaient pensive à cause de leur ravissement en l’agonie.

La douleur de ce Christ était absolue en l’écartèlement de sa chair par les bras de la croix.

La tête abattue se clouait par les épines de sa couronne sur le bras supplicié ; un sang mystérieusement clair, ruisselait des mains, de la tête, des plaies de tout ce corps, sali par les crachats des foules, tuméfié par les ulcères après les verges ; mais ses yeux étaient si douloureusement doux, tant d’éternité était au fond de leurs prunelles, un tel ravissement en le battement figé de leurs paupières Édith pensait qu’il devait entendre en son agonie de lointaines cloches, blanches comme les cloches d’Elseur ; mais peu à peu, le tragique de cette souffrance l’avait épouvantée et à chaque fois que la vision de l’Agonisant sublime tourmentait son souvenir, elle la chassait du geste de ses mains.

Vers les fins des jours, Mentha la conduisait à travers la Cité afin qu’elle apprît ainsi que les autres femmes à porter la lumière et la joie de sa jeunesse, à ceux qui dans Elseur subissaient les effrois de la nuit, en l’attente de la mort.

Mais aucune parole consolatrice ne savait monter de son cœur à ses lèvres, et de retour en la solitude du palais, elle chassait les mauvais rêves des dernières heures, en contemplant d’une fenêtre qui regardait l’orient, la venue de la nuit sur la mer.

Cependant, un jour, avant le tomber du crépuscule, Arior et Édith avaient traversé la Cité parmi les acclamations du peuple, de la foule en haie de chaque côté au bas des maisons, et de l’encadrement des fenêtres, plus que jamais des bras s’étaient tendus, agités, avaient frissonné tels des palmes en l’honneur d’elle. Quand ils furent auprès des cloîtres, Édith s’étonna de la solitude de leur alentour et du silence de leurs meneaux desquels aucune clameur de bienvenue ne descendait vers eux ; alors, Arior lui ayant enseigné que, plus hautes que les royautés des hommes régnaient les royautés dont le sceptre était la prière, Édith ce soir-là rêva au loin. Depuis elle attendit en une attente ravie la venue d’intérieures cloches au profond d’elle-même.

 

 

 

Édith, depuis, rêva souvent, les yeux au loin comme au seuil d’un monde nouveau.

Jamais, elle n’avait autant écouté en elle-même afin de surprendre l’appel secret ; si bien que vers la seizième année de son âge, alors que les rebelles- à la sollicitation des cloches appellent l’attendu de toutes les forces de leur âme, Édith entendit en elle-même d’intérieures cloches aux sons très blancs qui répondaient à leurs grandes sœurs de la terre.

Dès lors, elle sut les paroles endormeuses des souffrances et quand l’effroyable crucifiement se dressait dans son souvenir, ses mains, qui jadis s’écartaient pour le geste de chasser la vision se joignaient pour la prière.

Mentha se réjouissait de la venue de la pitié en l’âme de sa fille.

Quand les cloches sonnaient sur la Cité, un grand trouble saisissait Édith ; ses yeux vaguaient au loin comme le soir où tout auprès du cloître, Arior lui avait révélé la royauté de la Douleur ; au point que le vieux roi déjà s’inquiétait, car il pensait qu’elle avait la nostalgie de Dieu et il redoutait la fin de sa descendance sur la Cité. Édith, en effet, ne paraissait point accessible à la grâce des hommes ; elle aimait le silence comme si elle avait déjà compris la vanité des paroles humaines.

À l’aube d’un matin de mai, les cloches avaient sonné toutes en joie le triomphe du jour sur la nuit, elle se vêtit d’une robe de lin, telle qu’en portaient les humbles filles d’Elseur, et ayant confié à son père et à sa mère combien l’appel des cloches devenait bon et doux, pieds nus ainsi qu’une humble pèlerine, elle gravit la colline vers la cathédrale. Elle avait en mains une branche de pommier toute en fleurs, dont elle heurterait la porte du cloître.

Édith rencontra sur son chemin des vierges et des jeunes hommes qui pélerinaient ainsi qu’elle vers le silence et vers la prière. Elle en vit, qui revenaient tristement, d’autres gais, souriants à la vie, les yeux vers la ville. La dureté du roc meurtrissait ses pieds. Quelquefois des cloches sonnaient, mettant comme une guirlande à la venue de l’heure, alors d’autres répondaient en elle, et c’étaient en sa tête des carillons de fêtes.

Elle vit des jeunes hommes qui marchaient devant elle puis disparaissaient dans les cloîtres, si bien que lorsqu’elle fut tout au haut, elle se trouva seule ; alors les cloches qui sonnaient au profond d’elle-même s’étant tues et aussi celles de la cathédrale, il se fit une grande nuit en son âme.

Édith tourna la tête vers l’orient d’où vient la lumière. Des matelots chantaient sur les navires qui du large revenaient vers la terre, elle jugea leur chant vivant et joyeux. Elle vit des voiles qui s’éloignaient vers les brumes, elles avaient la mélancolie des rêves qui ne sont plus. Ayant regardé la ville tout au bas, elle vit la joie de sa vie, le tumulte de ses places autour de fontaines que couronnaient des grappes de roses.

Un page dont le visage était beau en le cadre des cheveux flottant au vent passa près d’elle qu’il ne reconnut pas. Elle admira la grâce de sa marche. Il chantait, descendant vers le palais, un poème qu’elle aimait ; elle trouva belle sa voix, et il lui parut que le charme de cette voix embellissait le poème.

Édith se dit que la beauté était en la vie et que la vie valait la peine que l’on essayât de la vivre, mais pour s’être dit ces choses, elle perdit la mémoire de la raison de son voyage, si bien que son regard s’étant abaissé sur la simplicité de son vêtement elle se jugea laide et en devint toute honteuse ; alors ayant approché de son visage la branche de pommier afin de se donner une contenance aux yeux d’elle-même, elle jugea que les fleurs en étaient belles et répandaient un arôme agréable ; Édith se dit qu’en heurtant la porte de la maison silencieuse, elle aurait défraîchi la beauté de ces fleurs.

Édith redescendit vers le palais d’Arior. Ses yeux allaient du tumulte de la ville vers l’infini de la mer, mais il lui paraissait qu’elle ne voyait point les choses ainsi que ces dernières heures et qu’elle avait perdu la faculté d’en lire le sens intime. Les cloches ayant sonné pour annoncer le milieu du jour, elle admira la richesse de leurs sons dans le ciel qui était lumineux, mais à la façon dont elle avait admiré la grâce du page. Elle parvint ainsi jusqu’aux portes du palais d’Arior, alors elle remarqua que les fleurs de ses mains étaient fanées et répandaient l’odeur désagréable de la mort.

Édith en conçut une tristesse qu’elle ne connaissait pas.

 

 

 

Édith disait : « Puisque je ne serai pas reine selon Dieu, je serai reine selon les hommes ». Et elle acclamait la vie. Chaque navire que le flot  amenait sur la grève, flamme claquant au vent lui apportait l’espoir de la venue de l’Attendu, riche de beauté et de gloire.

Arior qui craignait la fin de sa descendance sur la Cité, s’était réjoui du retour d’Édith, mais Mentha qui était femme pieuse et qui savait, s’attristait de son désir nouveau.

Arior célébra par des fêtes la renaissance de sa fille à la vie ; il convia les amis des jours où il courtisait la gloire et la mort.

Le palais, qui depuis des années rie retentissait plus du fracas d’aucune fête vaine, s’anima pendant trois jours, et durant trois nuits ses tours brillèrent comme des fanaux sur la mer.

Il vint trente châtelains avec leurs fils, leurs poètes, leurs pages, leurs hommes d’armes et leurs meutes ; les hérauts du haut des tours annonçaient chaque nouvelle venue par les fanfares de leurs trompes de guerre, comme jadis chaque matin ils saluaient avec l’aurore l’espoir de nouvelles gloires.

Pendant trois jours, Elseur oublia ses mœurs douces. Il y eut dans le palais des repas gigantesques, l’on but des vins d’orient dans des coupes d’or, puis en des casques de fer, comme jadis au pillage de villes de rêves où l’on entrait au crépuscule ; on mangea des quartiers de bœufs assaisonnés d’aromates, des cygnes rôtis, des moutons dorés par les cuissons lentes embrochés à des glaives aux poignées d’argent. Des poètes contèrent les exploits d’Arior ; des danseuses venues de loin évoquèrent les langueurs d’Orient et simulèrent les attitudes de la volupté.

On but à Édith qui était belle.

Puis les cours retentirent du heurt des lances contre les cuirasses, s’attristèrent des plaintes des chevaux éventrés, résonnèrent d’un fracas de chutes de corps.

Aux acclamations des femmes, aux sonneries des fanfares, qui mieux que les coupes versaient en l’âme de merveilleux hypocras, deux seigneurs trouvèrent la mort, les yeux en appel vers Édith.

Édith trouva beaux les combats d’hommes et beaux les chants des poètes ; devant les danses d’Orient, elle rêva de pays voluptueux et doux ; mais aux chevaliers qu’elle jugeait brutaux, elle préférait la grâce des poètes ; cependant, elle les trouvait trop efféminés en leurs robes lâches, et puis ils étaient trop vains ou bien trop graves.

Les trente seigneurs partirent avec leurs fils, leurs hommes d’armes, leurs poètes et leurs pages. Ils portaient un immense deuil au profond d’eux-mêmes, car déjà ils aimaient Édith, et elle n’était à aucun ni de corps, ni d’âme.

Édith était d’une grande beauté, avec ses yeux couleur d’opale douce, sa bouche qui souriait comme en rêve, ses cheveux éparpillés en anneaux d’or sur sa robe de lin blanc, qui tiquetée d’argent, laissait nue sa gorge belle comme un matin.

Édith languissait ; elle traînait de salle en salle, un lourd ennui. Malgré l’orgueil de se savoir reine future, les carillons des cloches lui apportaient une grande tristesse : elle songeait au matin de mai, sur le seuil de la prière, elle avait opté pour la vie. Elle évitait la montée vers la cathédrale, accomplie jadis les yeux vers Dieu, en une marche de rêve, et plus que jamais la douleur du Christ l’effrayait.

Quand Arior et Mentha moururent, elle devint reine sur Elseur ; le peuple acclama le prestige de sa beauté, mais les moines se lamentèrent, présageant des désastres pour l’âme de la Cité.

Elle était dure aux pauvres, impitoyable devant la souffrance et aucune agonie ne connaissait la caresse consolatrice de ses yeux.

Pour bercer l’ennui de ses jours, elle fit venir des architectes de l’Orient, et elle voulut que le côté du palais qui regardait la mer fut selon la façon de leur pays. Elle ordonna des incrustations précieuses dans les murailles ;des colonnettes d’albâtre montèrent, légères comme des jets d’eau vers les arcades des voûtes ; elle baignait son corps en des bassins de marbre ; des femmes le parfumaient puis l’habillaient avec des tuniques d’étoffes douces et transparentes qui laissaient se révéler la jeunesse souple de sa chair. Elle fit planter des palmiers parmi ses parterres de roses et on accéda au palais par des allées de sycomores. Elle vivait entourée de pages gracieux, de poètes et de musiciens ; elle se plaisait à contempler la grâce de ses pages ; les poètes la chantaient.

Les langueurs de l’Orient pénétraient la Cité.

Les moines troublaient de leurs lamentations le silence des solitudes du temple de Dieu.

Cependant, quelquefois un jeune homme ou une vierge au visage pensif montait vers les cloîtres, sollicité par les cloches ; mais en Elseur, les Amantes n’étaient plus les épouses et les maisons des courtisanes allumaient leurs lampes, le soir auprès des carrefours.

Souvent, précédée de ses hérauts qui sonnaient des fanfares, elle chevauchait avec ses pages par la ville sous le soleil ; alors c’était comme une aurore ; vers elle se tendaient les bras en adoration. ; des jeunes hommes répandaient des parfums au-devant de sa marche, et elle revenait vers son palais avec des pétales de fleurs essaimes en ses cheveux.

Aux soirs de ces jours, Elseur était triste malgré l’apparence des rires et la Cité pour oublier sa reine s’endormait dans la volupté. Des hommes mouraient dans le désespoir d’un impossible rêve, d’autres demeuraient de longs jours sans sourire à la vie, mais aucun de ceux qui vivaient en l’unique rêve d’elle n’était l’Attendu sublime.

Les nuits d’Édith étaient peuplées d’épouvantements ; elle s’éveillait violée dans sa chair, ou bien elle appelait à l’aide contre d’invisibles mains qui étreignaient son cou.

En ses rêves, le Christ de la cathédrale se dressait plus que jamais sanglant ; l’évocation de sa torture lui enfonçait des clous dans les chairs et le ravissement de ses yeux dans la douleur, lui faisait clamer des blasphèmes ; alors elle appelait ses joueuses de cithare et pour distraire sa nuit, elle regardait les danses qui disaient l’attente de l’Aimé et les fureurs de l’Amour ; puis, quand le sommeil et l’ennui cerclaient de fer ses tempes, elle s’endormait en l’attente d’une aurore nouvelle.

Elle désira connaître les joies du sang et les effrois de la mort. Elle courut des chasses gigantesques par les bois autour de la cité ; elle poursuivit l’auroch, traqua le sanglier avec ses meutes ; il se courut sous l’incendie des torches de folles chevauchées, d’où elle revint, lasse, éclaboussée de sang, mais saluée par les transports du peuple. Au soir de ces retours, des repas monstrueux étaient servis sur les places publiques ; Édith faisait descendre ses joueuses de cithare et la grâce des danses d’Orient régnait sur les foules. Un grand délire, fauve du sang des chasses, soulevait Elseur ; et vers le tard de la nuit,-ceux qui rêvaient encore de leur reine, rôdaient autour des marchands qui vendaient les sortilèges d’amour, afin que le philtre leur fût donné, qui durant leur sommeil, évoquerait la belle reine pour le trouble de leur nuit.

Édith s’ennuyait toujours. Quelquefois, suivie de ses femmes, elle montait sur les tours et, comme chaque soir les pêcheurs, interrogeait la mer. Elle voyait la ville à ses pieds ; mais, maintenant elle trouvait vain le chant des matelots qui du large revenaient vers la terre ; des voiles s’éloignaient vers les brumes avec des frissons.

« Oh, se perdre, s’écriait-elle, se perdre, telle ces voiles, qui de la rive ne sont plus qu’un frisson de lumière, en route vers quelque éden nouveau, vers l’espoir de nouvelles terres. »

Enfin, lasse des hommages vains du règne, des parfums et des danses, des amants qui n’étaient pas l’Amant, Édith un jour quitta Elseur. Elle s’en allait comme une qui serait passée pour la joie des yeux des hommes de cette cité, et pour le trouble de leur âme ; puis, s’en serait allée, ainsi qu’une de ces voiles frisson de lumière au loin, qui jamais ne revint au port.

 

 

 

Les cloches sonnaient aux hommes le recueillement devant le mystère de la nuit quand Édith dépassa la ligne des tombeaux, à l’occident de la Cité.

Édith regarda autour d’elle et au loin, à l’horizon des champs. Les hommes qui passaient ne jetaient pas les yeux sur elle, car son vêtement était celui d’une fille du peuple et un voile leur cachait la beauté de ses traits ; ces hommes marchaient les yeux vers la terre et leur visage était tourmenté comme s’ils portaient en eux un impossible rêve.

Elle pensa au matin de mai, où des fleurs aux mains, elle était montée vers les hauteurs, tandis qu’en sa tête, elle entendait des sons chantants de cloches.

« Je serai donc, dit-elle, l’éternelle passante, qui, éprise d’impossibles chimères, lacère son cœur aux ronces de tous les sentiers. Ah ! quand viendra l’Attendu, qui sera la consolante rosée. Tous ces hommes qui m’aimaient et tendaient les bras vers mon amour, étaient vains ou laids, égoïstes ou brutaux.

J’ai été l’héroïne d’impossibles désirs.

Mon orgueil fut exalté par les morts lentes que causa le désir de mort-même Le jeune page que je trouvai tout de grâce et de beauté, tandis qu’il descendait vers la ville, à l’heure où j’hésitai entre le silence et le tumulte de la vie, ne perpétuera plus de sa voix monotone et douce la douleur de sa plainte ; il est mort d’un mal de langueur et mon nom a fleuri sur ses jeunes lèvres.

Des femmes vont par les chemins ; il n’en est aucune à qui je n’ai ravi l’amour d’un amant ou d’un époux, cependant je demeure la vierge inviolée qui contemple avec sérénité la mort des soirs.

J’ai attendu en vain la venue de l’Amant sublime. J’ai voulu par d’impossibles fêtes terrasser mon noir ennui ; j’ai vaincu la protection de toute prière ; et c’est en vain que coula le sang des moines sombres, et c’est en vain que leurs implorations troublèrent le silence des solitudes du temple de Dieu.

Je suis celle qui étreint le cou de la Chimère ; mais, mes yeux n’ont pas vu la magique étoile ; maintenant, après les parfums, les danses des vierges orientales, les poèmes hymnes à ma chair, il me paraît que seules, étaient belles, les cloches, les cloches qui sonnaient au profond de moi-même. »

Édith regarda vers l’Orient. La ville commençait à illuminer le ciel ainsi que chaque soir. Elle perçut le chant des cithares dans les maisons des hommes riches. C’était l’heure, dans les festins, les vins dorés coulaient dans les coupes tandis que les poètes chantaient la beauté de sa chair qu’ils ignoraient. Elseur était en joie et Édith songea au temps déjà lointain du règne d’Arior, alors que la cité s’agenouillait avant son sommeil, après les cloches graves du soir. Maintenant, l’extatique saphir, le béryl cher aux amants des sciences théologiques paraient les robes des courtisanes ; les agonisants connaissaient les effrois de la nuit ; les vaisseaux qui apportaient les vierges captives s’arrêtaient en la ville et les dresseurs de serpents pour les sortilèges y vendaient les philtres qui procurent les illusions du Désir.

Édith leva les yeux ; ses regards rencontrèrent la masse endeuillée de la cathédrale qui veillait sur Elseur, et elle vit se dresser dans le ciel le signe de sa croix, riche seulement de son éternité, Édith détourna la tête et marcha vers l’Occident.

Elle pensa : « À cause de mon départ, demain une grande douleur s’abattra sur la cité ; vers quelle chimère se fixeront alors les yeux des hommes d’Elseur ? et elle se dit que des bras de haine se tendront vers son palais d’où sera tombée une désespérante stupeur ; mais des poètes chanteront que la beauté s’en est allée ; pour d’autres, elle sera celle, déjà morte depuis d’anciens jours vision entrevue qui plus jamais ne reparut telle qu’aux premières heures. »

Quand vint le milieu de la nuit, s’étant jugée hors des atteintes de la ville, Édith qui avait rencontré une maison abandonnée s’endormit sur les foins qui en couvraient le plancher ; elle éprouva une fraîche joie à ce coucher qui était humble.

Elle erra longtemps par les villes de contrées qui étaient diverses, et elle rencontra partout des êtres qui, ainsi qu’elle, tendaient les bras, en appel vers des joies illusoires.

Elle désira savoir si obéir était une volupté ; elle servit dans la maison d’un homme riche en une ville qui ressemblait à Elseur ; mais comme elle était belle et de hautes manières, elle fut en haine aux autres serviteurs et son maître ayant désiré la faire servir au contentement de sa luxure, elle quitta sa maison, car il était laid et de mœurs grossières.

Elle se souvint de l’admiration du peuple devant les danses des filles d’Orient et de la royauté de leur grâce qui laissait oublier celle de sa Beauté ; elle dansa dans les théâtres, devant les foules ; des hommes déposaient â ses pieds des bourses pleines d’or ; elle les chassait et ils revenaient en l’implorant ; mais elle jugea que l’Amour de leur or qui n’avait point d’âme était plus haut placé en eux que l’Amour de sa chair qui voilait une âme.

Et qu’étaient ces triomphes, à côté de ceux royaux du temps où elle était reine en Elseur, et dont elle était lasse ? L’Attendu ne venait toujours pas.

Elle le cherchait dans l’éblouissement des matins, et éprise de beauté, elle se mirait dans la clarté des sources.

Un jour, des enfants qui puisaient de l’eau à une fontaine ayant ainsi admiré son visage, elle vit l’émerveillement de leurs yeux et aussitôt qu’elle fût partie, elle entendit l’effroi de leurs cris ; depuis cette fontaine fut appelée la fontaine des fées en mémoire de l’apparition de sa beauté.

 

 

 

C’est ainsi qu’Édith arriva tout au bord d’un fleuve et tout auprès d’un gué.

Un passeur hélé par les appels des bras et les voix des passants que tentait le passage de l’eau, voguait sans lassitude d’un bord à l’autre bord, debout à l’avant de sa barque que couronnaient des fleurs.

Ce passeur, dont les yeux allaient vers l’infini de chaque horizon, comme à cause d’une attente depuis longtemps vaine, chantait une monotone chanson que scandaient les heurts de la gaffe frappant les galets au fond du gué. C’était un homme d’une grande beauté, auquel on attribuait des pouvoirs mystérieux, qu’il faisait servir à la tristesse de sa luxure. Sa voix avait un charme tel que les femmes se laissaient aller au rêve à l’entendre ; niais quand elles s’éveillaient, il leur paraissait qu’elles avaient laissé au fond de l’eau des lambeaux de leur âme. Certains attribuaient à ses regards des influences pernicieuses et préféraient un long voyage sur l’un ou l’autre bord jusqu’au passeur voisin, car ils redoutaient ses yeux énigmatiques comme l’eau du fleuve au tomber du crépuscule.

Comme il était de manières hautaines, les uns le prétendaient un roi déchu de sa gloire, qui, après avoir erré par tous pays, gardait sous ses yeux pour la sagesse de son âme l’image de la vanité des gloires humaines, en contemplant la perpétuelle fuite de la beauté changeante des eaux ; mais ce dire ne s’accordait point avec sa luxure que l’on savait grande ; la vérité est, qu’il était enchaîné là par elle et qu’il passait infatigablement d’une rive à l’autre rive, en l’attente de celle qui viendrait pour la plus grande joie de sa chair.

Aussitôt qu’Édith fut au bord du fleuve, au point que l’eau baignait l’extrémité de ses pieds, elle héla le passeur de l’appel blanc de ses bras ; et la barque ayant abordé, après que fût devenu de plus en plus proche, le battement rythmique de la gaffe frappant le fond du gué, le passeur tendit à Édith, afin de l’aider au passage sur l’esquif, l’appui de sa main d’un geste tout de grâce.

Elle jeta les yeux comme à regret du côté d’où avaient fui ses pas ; elle admira une dernière fois la rive sur laquelle était Elseur, au loin, à l’orient de l’eau ; mais ayant posé- ses regards tout à côté d’elle, elle vit un homme très vieux dont le visage était devenu laid par les ravages des grandes douleurs, et dont le corps répandait une odeur infecte à cause d’une lèpre qui le rongeait.

Il se traînait à genoux, et baisait la robe d’Édith, et faisait entendre des supplications, car il désirait passer avant elle le fleuve, pour attendre la venue proche de la mort, là-bas de l’autre côté de l’eau commençait la terre de sa patrie.

Debout sur l’autre rive, des femmes et des enfants tendaient les bras vers le vieillard lépreux, et elle entendait leurs cris d’appel qui montaient du fond de leurs gorges sanglotantes. Depuis les jours, conduite par Mentha, elle allait porter la joie de. sa jeunesse à ceux qui dans Elseur subissaient les effrois de la nuit en l’attente de la mort, et depuis le Christ douloureux de la cathédrale, jamais elle ne s’était trouvée face à face avec le spectacle d’une telle douleur ; mais depuis la sollicitation des cloches, elle était toujours la même passante qui pélerinait vers l’impérissable joie et vers l’impossible beauté ; elle savait moins que jamais les paroles endormeuses des souffrances ; aussi détourna-t-elle la tête et tendit les bras vers le beau passeur.

Alors, tandis que la barque voguait en travers du fil de l’eau, afin de charmer la jeune reine, le passeur commença de sa voix chantante un récit très doux. Mais à peine la barque fut-elle au milieu du fleuve que l’un et l’autre furent éblouis par une grande lueur à. côté de laquelle la lumière du jour paraissait pâle ainsi qu’une étoile auprès du soleil, et ils tombèrent à genoux car le vieillard lépreux était « Notre-Seigneur Jésus ».

Son corps ne causait sur la rive aucune tache de nuit, mais la rive était comme éclairée par la lumière de plusieurs soleils.

Une robe de pourpre lumineuse drapait son corps. La pourpre de sa robe était royale, tel le sang clair qui ruisselait des plaies du Christ d’Elseur.

Son visage était d’une si translucide beauté qu’il semblait celui d’un dont la chair ne serait plus chair, si nous désignons d’un nom tel, l’enveloppe grossière qui voile notre âme.

Tandis que la gauche semblait bénir l’eau, la droite désignait les étendues d’en haut.

Il disait de sa voix plus belle que toute voix ? « Je suis l’Au-delà de la Douleur, je suis l’impossible Beauté, je suis l’impérissable Joie. »

Alors Édith perçut en sa tête les carillons de fête, qui avaient accompagné jadis sa venue vers le silence ; puis leur vision s’étant noyée en un grand éblouissement après qu’eût pâli cette clarté au point de disparaître, une grande nuit se fit au profond de leur âme, un grand deuil de « jamais plus » s’é- pandit au profond d’eux-mêmes ; la lumière du jour leur apparut toute fanée et l’un et l’autre, se trouvèrent laids car ils avaient vu l’unique Beauté.

Édith pensa, avec désespoir à l’âpreté de son âme, jadis face à face avec les spectacles de douleur et elle se maudit pour avoir dédaigné le vieillard lépreux en lequel se cachait la beauté éternelle.

Le passeur se maudissait car il savait l’unique joie auprès de laquelle toute autre est trompeuse ou laide, et parce qu’il fût le prisonnier de celle jamais satisfaite, dont l’espérance était venue côte à côte avec cette femme, belle tout à l’heure.

Quand ils eurent abordé à Vautre rive, leurs regards ayant erré sur toutes choses à l’alentour d’eux, ils ne virent point ces choses avec les yeux de leur vie ancienne et la vanité de toute colère envers eux-mêmes leur étant apparue, ils se trouvèrent faibles, en présence de la conception nouvelle qu’ils avaient de la raison de leur existence alors Édith se laissa choir vers son désespoir.

« J’étais, s’écria-t-elle, l’éternelle passante qui lacérait son cœur aux ronces des sentiers.

Mon étreinte a étranglé la chimère, et mes yeux n’ont pas vu la magique étoile que fixaient ses yeux ; je ne verrai plus jamais celui qui est la consolante rosée. »

Le passeur regarda la barque qui fuyait à la dérive selon le fil de l’eau ; il pensait à la vanité de sa longue attente ; pour avoir cherché par les chemins des joies qu’il voulait toujours nouvelles, il avait à la fois perdu l’espoir de celles qui fuient avec le vent qui passe et l’espoir de celles qui sont éternelles.

Il se frappa le corps avec des pierres afin de châtier sa chair, puis il voulut quitter ce rivage et Édith qui lui remémoraient de tels malheurs ; mais quand Édith et le passeur furent au moment de se séparer, de profonds sanglots s’étranglèrent dans leur gorge, et il leur apparut qu’ils étaient indissolublement liés jusqu’à la mort : « Ils avaient vu l’Unique Beauté. »

 

 

 

Édith et le passeur allaient, avec en leurs yeux l’éblouissement ancien ; ils disaient aux hommes sur leur chemin qu’ils avaient vu le seigneur Dieu en la personne de son fils, et les hommes riaient de leur folie.

Édith et le passeur portaient en eux une grande détresse, et le passé les accablait Comme un désespoir ; ils étaient tristes de la tristesse de tous leurs automnes et ils savaient jusqu’à la vanité de la mort.

Édith disait souvent :

« C’est en vain que dès les jours lointains de notre jeunesse nous avons étreint les chimères et sondé les prunelles des sphinx au bord des routes, sans songer que la réponse était ailleurs. »

Les champs s’étendaient devant leurs yeux, indéfinis et longs comme un désir, et il leur paraissait que les prunelles des hommes regardaient dans la nuit ; quand ils s’arrêtaient le soir, ils se jetaient à genoux au bord des routes, et priaient vers l’Orient qui était le côté d’où ils étaient partis.

Une nuit, le passeur vit en songe la rive qu’ils avaient quittée : des femmes tendaient les bras vers la barque solitaire ; elles étaient toutes celles qui avaient laissé au fond de l’eau des lambeaux de leur âme, et leur désir chevauchait vers son souvenir pour le trouble de leur vie ; elles étaient belles de toute leur joie ancienne ; le passeur les vit puériles et vaines comme venues d’une époque trépassée et il n’entendit pas leurs cris dans la nuit vers la barque vide. Il se dit, s’éveillant, que peut-être, il était pareil à ces femmes et comme elles, l’éternel vaincu d’un toujours plus haut désir.

Édith et le passeur étaient maintenant les errants à qui aucune terre n’était chère, mais leur amour caressait ceux qui étaient un sujet de mépris pour les hommes, car ils pensaient aimer en eux le reflet de l’unique Beauté. C’est ainsi qu’un jour ayant rencontré un vieillard dont les vêtements étaient en lambeaux et qui souffrait à cause du froid, ils se dépouillèrent d’une partie des leurs afin de soulager sa misère.

Ils mendiaient leur pain aux portes des maisons quand ils n’avaient pu louer leurs bras pour le gagner, ou quand ils en avaient fait l’aumône à de pauvres errants ; cependant leurs yeux se perdaient vers tous les horizons et vainement ils cherchaient le signe de leur pardon.

 

 

 

Un matin, leur marche les mena au seuil d’une clairière qui était très vaste ; là ils virent des maisons bâties de façon humble et que surmontait une croix ; les toits étaient de chaume et les murs étaient percés de meneaux fermés avec des plaques de corne transparente.

Édith et le passeur entendirent des chants qui louaient la Bonté et la Beauté éternelles, et ils virent des moines qui revenaient de la forêt portant les uns des paniers de fruits pour leur nourriture, les autres des fagots de bois, les autres des pelles sur l’épaule ; ces moines étaient vêtus d’une robe de bure serrée à la taille par une corde de chanvre mamelonnée de nœuds et leurs crânes qui étaient rasés brillaient sous le soleil ; les visages de beaucoup étaient d’apparence grossière mais la limpidité de leurs yeux révélait la pureté de leur vie et la bonté de leurs lèvres disait qu’elles souriaient seulement aux choses divines.

À cause de ces chants, à cause de la limpidité de ces yeux et delà bonté de ces lèvres, Édith se remémora Elseur, autrefois, son enfance grave devant la mer, Arior et le deuil de sa vieillesse, Mentha qui savait, et puis les cloches qui étaient l’appel de Dieu.

Les moines se portèrent au-devant d’eux avec des gestes de bon accueil, puis les conduisirent vers une source d’eau claire, pour la purification de leur corps et afin que devant la clarté de cette eau, le désir leur vînt de faire leur âme claire ainsi que l’eau de cette source.

Entre tous, il était un moine qu’au charme qui s’épandait en avant et en arrière de ses pas, ils reconnurent pour le saint dont les anachorètes étaient les disciples. Ils lui confièrent combien ils s’effrayaient maintenant de la noirceur de leur âme vis-à-vis de la blancheur de leur corps ; ils venaient des pays de leurs désirs et de leurs luxures et ils allaient par les sentiers de la douleur vers le lever de l’étoile de leur pardon ; ils lui contèrent leur vision du vieillard lépreux qui était le fils de Dieu ; puis ils agenouillèrent avec humilité leur vie ancienne ; ils dirent la désolation des routes du désir et leur solitude parmi les hommes depuis qu’ils savaient le secret de l’Unique Beauté.

Ils dirent leur nostalgie de Dieu.

Le vieux saint leur répondit qu’ils étaient les pèlerins de-l’Ombre et du Silence et qu’ils allaient vers la Lumière et vers la Beauté.

L’air était tout ingénu de prières ; ils marchaient en une ivresse sereine ; mais leur ardeur ne s’expiait par l’éveil d’aucun abattement, n’étant pas de celles qui prennent naissance en l’imperfection de notre chair.

Ils connurent la rhythmique vie de ceux dont la pensée s’immobilise en Dieu, et il leur parut que cette vie réalisait l’harmonie parfaite des poèmes immortels.

« De fait, leur disaient les moines, nous avons dépassé les limites de la mort ; nous avons laissé derrière nos pas ce qui périt de la vie et nous vivons en l’harmonie selon les lois éternelles, de telle sorte que nous parlons de la Mort, comme déjà d’une chose du passé qui est pour nous, lumière et joie ; l’ardeur de notre foi a arraché de notre visage au prix de la douleur de notre chair le pauvre masque tragique de la vie par lequel les hommes illusionnent leurs frères et s’illusionnent aux yeux d’eux-mêmes ; nous avons arraché le masque des désirs vains, des fausses douleurs et des menteuses joies et nous avons entrevu les flamboyantes portes et nous avons senti le reflet brûlant de Dieu. »

Mais, songeait le passeur, demain après le seuil dépassé de ce jardin qui fut le lieu de notre pacifiement, ce sera la nuit encore devant nos yeux, ce sera le hasard des chemins vers de nouvelles haltes, jusqu’à la grande halte de la mort.

Édith qui, comme toute femme savait alors que la passion n’aveuglait point son corps, disait :

« Le Désir corrompt notre joie, car le désir enfante la douleur qui appelle la mort ; si nous vivions en l’unique vision de Dieu, le Désir fuirait de nous avec la Douleur et avec la Mort ».

Ils comprirent ce soir, qu’il leur manquait l’amour qui crée la Foi et qu’ils avaient seulement le désir tumultueux de Dieu.

Vers le tomber du jour, le vieux saint vint à eux ; ses yeux étaient ardents d’un bel espoir- et d’une vivante joie ; mais il leur apportait le désespoir d’un départ vers de nouvelles terres..... alors leur renoncement éclaira leur désespoir.

Ils iraient encore vers l’Occident ; ils marcheraient en solitaires parmi les foules ; ils subiraient les outrages des hommes, du temps et de l’espace ; cependant ils poursuivraient un rêve de magnifique bonté, et, quand ils auraient oublié jusqu’au temps et à l’espace qui créent les désirs ils s’abîmeraient en la contemplation de Dieu.

 

 

 

Le vieux saint les bénit et de son geste leur indiqua le chemin ; Édith, et le passeur entendirent se lasser dans la nuit le chant des moines ; alors ils se trouvèrent très seuls dans le silence, jusqu’au moment tout autour commencèrent à hurler les loups.

Il est impossible, disait Édith qu’il y ait autant de loups en cette forêt et le passeur répondait qu’il pensait que c’était quelque surprise du démon.

Ils n’étaient cependant sous la domination d’aucune frayeur, ils allaient tête haute et l’âme fraîche.

Si les loups s’approchaient, ils priaient, alors les hurlements cessaient. Quelquefois, c’était le chemin qui leur paraissait fermé, comme si la forêt était devenue si touffue que les arbres formaient une muraille infranchissable.

Cependant ils allaient éclairés maintenant par leur renoncement, et bientôt une telle joie accompagna leurs pas qu’ils se crurent revenus aux jours blancs de leur enfance. Ils devinaient qu’un événement venait au-devant d’eux. Ils demandaient aux hommes sur leur chemin s’ils ne croyaient pas que des temps nouveaux étaient près de venir ; alors, on leur riait au visage et des enfants leur jetaient des pierres.

Qu’importent, disaient-ils, le mépris des hommes et les moqueries des enfants : ils ne savent pas.

Il était des nuits où ils marchaient en une pieuse somnolence, les yeux en eux-mêmes et priant intérieurement. Comme si une main de fée ou d’ange les ait guidés, ils savaient les bons chemins entre tous au croisement des sentiers, et au prochain matin quand ils ouvraient les yeux, l’aurore se levait pour eux sur un pays nouveau.

C’est ainsi qu’ayant traversé Une nuit d’hiver une grande forêt, sans un pas vain et sans un heurt, leurs yeux furent éblouis par la blancheur d’un matin qui s’éveilla comme un sourire, et ils virent un arbre merveilleux, blanc comme un pommier en fleurs ; une grande paix s’épandait de ses branches en même temps qu’un immense amour embrasait leur âme.

Ils comprirent que cet arbre était l’arbre merveilleux de la Foi ; ils goûtèrent le repos sous ses fleurs qui répandaient une odeur divine, et ils connurent enfin la paix sereine de ceux qui sont en Dieu.

Alors, ils commencèrent d’édifier là une cathédrale, en mémoire de celle qui était en eux-mêmes et des hommes vinrent de tous pays qui leur offrirent le secours de leurs forces.

Édith et le passeur, les mains ouvertes à tout venant et des paroles consolatrices en fleurs sur leurs lèvres, moururent là, très vieux, en l’amour de l’unique Beauté, ayant fait beaucoup d’aumônes et apporté la lumière de leurs paroles à tous errants, qui connaissaient les effrois de la nuit en l’attente de la mort.

 

 

      Juillet 1897.

 

 

Georges LE CARDONNEL,

Le conte du désir, de la douleur et de la foi.

 

Paru dans L’Ermitage en 1897.

 

 

 

 

 

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