Le Roi des eaux
BALLADE.
La marée approchait avec un doux murmure,
Quand sur le bord où l’aune incline sa ramure
Une charmante fille, en chantant de doux airs,
Allait, cueillant des fleurs, par les sentiers déserts.
Derrière le feuillage,
Caché dans les roseaux,
Le malin dieu des eaux
Vit sa course volage.
Aussitôt repliant
Son front sous l’eau limpide
Il accourut rapide
Et dit en suppliant :
« Ô ma mère ! ma mère ! un désir me tourmente,
« Je veux, là-bas, surprendre une fille charmante.
« Ô ma mère ! aidez-moi de votre grand savoir !
« Oh ! dites-moi comment ferai-je pour l’avoir ? »
Alors l’enchanteresse
Lui fit don d’un coursier,
D’une armure d’acier ;
Et transporté d’ivresse
Il prit le coursier noir,
Vêtit la blanche armure,
Fendit l’eau qui murmure
Et partit plein d’espoir.
Le Roi des eaux gagna la chapelle gothique ;
Lui-même il attacha son coursier au portique ;
Ensuite il parcourut douze fois le parvis
Où le suivait la foule avec des yeux ravis.
Puis il entra : Le prêtre
Dit tout bas et tremblant :
« Que nous veut le chef blanc ? »
– « Oh ! que je voudrais être
« L’épouse du chef blanc ! »
Dit la charmante fille.
« Oh ! que son casque brille !
« Que son œil est brûlant ! »
Le Roi des eaux franchit trois bancs : « Charmante fille,
« Je meurs d’amour pour vous ! Pour vous mon casque brille.
« Venez, charmante fille ! Oh ! venez avec moi ! »
La jeune fille dit, pleine de doux émoi :
« Aux champs, à la montagne,
« Sans craindre le trépas,
« Je veux suivre vos pas
« En fidèle compagne.
« Seigneur, prenez ma main,
« À vous je m’abandonne,
« Que le destin me donne
« Joie ou malheur demain ! »
Le prêtre unit leurs mains : et sur l’herbe menue
Ils dansèrent le soir, et la vierge ingénue
Était loin de penser qu’elle avait pour danseur
Le malin Roi des eaux, le démon ravisseur.
Si quelque esprit céleste,
Si le chant des oiseaux
Eût dit : « Le Roi des eaux
« Est votre époux funeste » ;
La vierge qui dansait
Rieuse et nonchalante
Eût maudit, bien tremblante,
La main qu’elle pressait.
Mais rien ne lui donnait à penser qu’un abîme
Attendait près de là quelque jeune victime.
Elle partit tranquille, avec son bel amant,
Et tous deux au rivage arrivèrent gaîment.
« Avec moi, mon amie !
« Monte ce palefroi :
« Avance sans effroi ;
« Sous la brise endormie
« L’eau semble se bercer.
« Oh ! ne crains pas cette onde,
« Elle n’est pas profonde
« Où je vais traverser. »
Ainsi parla le Roi des eaux. La jeune fille
Obéit. Le coursier dont l’œil en feu pétille
Se plonge avec délice, écumant, hennissant,
Dans le flot paternel qui s’ouvre en frémissant.
« Les vagues se soulèvent !
« Arrête, mon amour !
« Les flots roulent autour
« De mes pieds qui se lèvent ! »
– « On voit toujours le fond,
« Ne crains rien, ma compagne,
« Bientôt mon coursier gagne
« L’endroit le plus profond. »
– « Arrête, mon amour ! les vagues se soulèvent
« Et maintenant les flots sur mes genoux s’élèvent. »
– « Ne crains rien, ma compagne, on voit toujours le fond,
« Et nous avons atteint l’endroit le plus profond. »
– « Au nom du ciel, arrête !
« Arrête, arrête enfin !
« Les flots couvrent mon sein
« Et vont couvrir ma tête ! »
À peine elle avait dit,
Qu’elle vit disparaître
Le coursier et son maître
Dans le fleuve maudit.
Elle jeta des cris : nul n’était sur la plage.
Le vent froid en sifflant courut dans le feuillage ;
Le démon tressaillit de joie, et, tout autour,
Les vagues en fureur dansèrent jusqu’au jour.
Trois fois dans la tourmente
Luttant avec les flots,
On ouït les sanglots
De la fille charmante,
Qui sous les longs roseaux
Disparut... Jeunes filles,
Fuyez dans vos quadrilles,
Fuyez le Roi des eaux.
Philibert LEDUC.
Paru dans les Annales romantiques en 1836.