Le jugement de la mer

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Gertrud von LE FORT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST pendant la traversée de la Manche par les navires royaux en route vers la Cornouaille, au moment où subitement un silence de mort étouffa la tempête violente combattue dès le début, que le petit prince tomba dans une maladie fort étrange, jamais observée chez un enfant d’âge si tendre. Alors que la mer semblait s’enfoncer toujours plus profondément dans la narcose d’un sommeil de plomb, une incapacité radicale de dormir s’empara de ce pauvre petit être.

Vainement sa nurse éclatante de santé lui chanta les berceuses accoutumées, lui tendit le sein, sur lequel il avait l’habitude de s’endormir paisiblement. Il refusait toute nourriture autre que le doux lait du sommeil, que personne ne pouvait lui donner. Et tandis que les yeux grand’ouverts de son petit visage pâle et solennel s’élargissaient toujours davantage, le corps minuscule s’amenuisa, comme s’il était dévoré par la faim de ces yeux trop grands et trop vigilants, qui refusaient de se fermer ne fût-ce qu’un instant.

Les médecins présents sur les vaisseaux royaux étaient perplexes. La côte de Normandie, que l’on venait de quitter pour gagner celle de Cornouaille, paraissait aussi inaccessible que cette dernière, puisqu’aucune brise ne remuait les voiles mollement pendues. Finalement, quand l’état de l’enfant devint toujours plus inquiétant, l’entourage de l’auguste couple royal eut le courage de rappeler que l’un des navires convoyeurs du roi avait à bord l’otage Anne de Vitré, qui, au dire de son compatriote Boudoc, était de celles qui savaient encore chanter la berceuse bretonne.

Le roi Jean fut pris de peur à cette suggestion. Il craignait de faire appeler Anne de Vitré, parce qu’il pensait encore à sa dernière incursion en Bretagne, à ses villes incendiées, ses champs ravagés, mais surtout au jeune duc, tendre garçonnet, qu’il avait ravi lors de cette descente et tué de sa propre main à Rouen. Il répondit donc qu’il savait depuis longtemps que les Bretons étaient encore des sorciers païens, que lui-même était un bon chrétien et ne voulait pas avoir à faire avec leurs berceuses. Il demanda si l’on avait oublié l’aïeule d’Anne, dame Avoise, qui avait circulé en chantant à travers le château de Reaux, pendant que la garnison britannique occupait nuitamment les lits de la maison : aucun soldat ne s’était plus réveillé.

Le petit prince continua donc à être consumé par le feu de ses grands yeux éveillés, comme la mer continua à dormir sans un mouvement. Mais après quelques jours, le roi ayant fui jusque sur le bateau du sénéchal les yeux ouverts de son enfant, la reine désespérée fit appeler Boudoc et lui commanda de mener la nuit en barque une de ses femmes de chambre auprès de la Bretonne.

Anne de Vitré n’était pas encore allée se reposer, mais se trouvait à bord de son navire, sous la tente étoilée du firmament, en train d’interroger la mer, comme on avait coutume de le faire dans son pays dans les moments de perplexité. De pouvoir s’adresser à la mer la rendait si profondément confiante ! Cela lui donnait une certitude telle qu’elle ne l’avait plus connue depuis longtemps. À Rouen, elle s’était trouvée désemparée toujours. Là, tout lui avait semblé angoissant et incertain. Ici, sur la mer, elle se sentait comme sur un terrain ferme.

Sur la terre, en effet, il y a des forêts et des cavernes, des châteaux sombres avec des réduits lugubres, où les vilains secrets peuvent aisément se cacher. Mais en mer, toutes choses deviennent manifestes. Anne pensait aux jours de jugement dans son pays : les hommes s’étaient confiés à la mer et soumis à son verdict ; elle avait reconnu et gardé les coupables et renvoyé à terre les innocents, sans jamais se tromper. Elle n’était pas comme les hommes mesquins et myopes, la mer ; elle était la créature la plus distinguée et la plus puissante de Dieu ; elle était presque comme Dieu lui-même. Il fallait interroger la mer, si l’on prétendait entendre la voix de Dieu.

Et quelle autre voix Anne de Vitré pouvait-elle espérer entendre que celle-là ? Les hommes, gênés, s’éloignaient d’elle et s’enveloppaient dans un silence impénétrable chaque fois qu’elle s’informait sur le jeune duc de son pays. C’était comme si son nom était tombé en oubli auprès d’eux. Et cependant Anne de Vitré avait le droit de poser des questions à son sujet ; car c’est pour son jeune duc qu’elle avait été livrée à ce roi étranger.

Elle était caution pour le serment de vassalité que le roi avait extorqué au duc. Pour lui elle avait dû quitter son pays, ses fidèles parents, ses tendres frères et sœurs, tous les charmes de sa contrée pauvre. Si elle n’avait pas quitté son peuple, c’est le duc qui aurait dû le quitter. Mais un duc ne doit jamais s’éloigner de son peuple, voilà ce qu’au départ son père lui avait inculqué. Et elle avait sans cesse, jour pour jour, en son for intérieur, épelé ces mots de nouveau après lui ; autrement elle serait morte d’abandon et de solitude chez les Britanniques.

Mais elle n’avait pu vivre auprès d’eux. Si elle était partie à l’étranger pour le jeune duc de son peuple, il avait pu rester, lui, pour elle au pays ; si elle devait être prisonnière à sa place, lui, du moins avait sa liberté, pour elle : il était sa présence dans la patrie ; il était sa liberté à elle. Sa véritable vie, ce n’était pas celle qu’elle menait ici près de ce peuple étranger et dur, mais celle de son jeune duc. N’avait-elle pas le droit de poser des questions sur cette vie-là, la sienne ? Si les hommes la laissaient sans réponse, la mer ne refuserait pas de lui répondre ! La mer n’était-elle pas juste et presque semblable à Dieu ? Anne de Vitré tendait l’oreille.

Aucun son ne montait des flots immobiles. Les navires s’étalaient comme des cygnes noirs et morts, presque comme pris dans la glace. Jamais au cours de sa vie Anne n’avait vu la mer aussi tranquille. On aurait dit vraiment qu’elle dormait. Mais la mer ne dormait pas, comme le croyaient ces Britanniques. Elle se taisait seulement, comme Dieu aussi se tait, quand il semble dormir. Quand Dieu se tait longtemps, c’est qu’il veut parler. De nouveau Anne de Vitré écouta.

Et voilà que soudain elle crut entendre, tout près de la coque du navire, un son léger, comme un coup de vague ; comme si la mer voulait ouvrir la bouche ! Quand Anne se dressa – car il convient d’entendre la mer debout – elle vit la silhouette sombre d’un homme surgissant du milieu des flots, comme les êtres des profondeurs. Elle entendit un appel bref, retenu, semblable à celui des marins de son pays, quand la barque veut atterrir quelque part. Et maintenant Anne vit aussi la barque, qui s’approchait silencieusement du navire. Elle reconnut l’homme qui la montait : c’était Boudoc.

Ce fut une grande déception pour Anne : Boudoc ne pouvait que la gêner, alors qu’elle interrogeait la mer. Boudoc était un transfuge et un traître. Il avait oublié depuis longtemps qu’il demeurait comme elle auprès des Britanniques en qualité d’otage pour le jeune duc de son peuple. Il restait auprès d’eux, comme s’il était l’un d’eux. Anne le méprisait et l’évitait, bien qu’autrefois il eût été comme chez lui dans sa maison paternelle. Parfois seulement, quand elle rencontrait par hasard son regard, un grand mal du pays tombait sur elle, comme si la patrie lointaine la regardait. Ce devait être une illusion.

Entre-temps, Boudoc avait fixé sa barque au navire et aidé la femme de chambre à monter à bord. Anne se demandait vainement pourquoi la reine la faisait appeler si tard auprès d’elle ; mais elle était trop fière pour interroger là-dessus. Car, en ce cas, elle aurait dû se servir de Boudoc, comme la gouvernante s’en était servi, pour lui faire son message. Cette femme ne comprenait pas sa langue à elle et Anne n’avait jamais voulu apprendre l’idiome de l’étranger qu’elle détestait. Il est vrai que Boudoc l’avait appris.

Elle suivit donc silencieusement. Comme elle était assise en face de lui dans la petite barque, juste au-dessus de l’eau, tout près de l’œil profond, clair, omniscient de la mer, elle eut soudain l’impression qu’il commençait avec elle, dans l’obscurité, une conversation mystérieuse ; non pas avec la voix de sa bouche, mais avec la voix de son sang, de ce très vieux sang celtique, qui coulait dans leurs veines à tous deux. Il était, ce sang, profond comme les beaux puits de leur pays, sombre comme les forêts du magicien Merlin et sauvage comme les côtes rocheuses et retentissantes, là où la femme de la mort susurre à l’oreille des marins faisant naufrage la berceuse mortelle de leurs mères. Elle eut l’impression de pénétrer, à travers les yeux de Boudoc, que la nuit sombre l’empêchait cependant de voir, jusque dans l’abîme d’une immuable fidélité ; ce n’était pas la fidélité tendre et noble de son propre amour mais la fidélité de la haine, effrontée et retorse, qui n’hésite pas à jouer devant l’ennemi à la trahison, pour le trahir plus sûrement.

Anne sentait qu’en chacun d’eux tremblait une égale douleur et elle s’attendait d’un instant à l’autre à voir s’ouvrir sa bouche, pour lui parler de leur commun jeune duc. Mais Boudoc ne devait pas oser cela devant la femme de chambre : le silence était si terriblement accablant sur la mer, qu’on aurait sans doute entendu jusqu’à l’horizon le chuchotement le plus discret.

Ce fut seulement quand la barque, clapotant doucement, s’allongea près de la proue du vaisseau royal et que la gouvernante l’eut quitté pour aller à bord, que Boudoc approcha son visage sombre de celui d’Anne et lui murmura dans l’oreille : « Le duc est mort. Le roi lui-même a été son meurtrier ; la mer l’a jugé et toi-toi-toi... ». C’était comme si un sentiment irrésistible de triomphe lui arrachait le mot. Il la souleva de ses bras nus ; elle se demanda un instant s’il voulait la jeter en l’air comme un cri de jubilation et de vengeance ou la précipiter dans la mer. Mais déjà, il l’avait déposée à bord.

Anne était encore toute étourdie, quand elle pénétra sous la tente royale. Il y faisait sombre ; à l’entrée seulement, faite d’une voile suspendue entre deux piliers ciselés, la mer scintillait, froide comme les étoiles.

La jeune reine, élégante et raide, se tint debout devant Anne et lui parla avec précipitation et anxiété. Son pauvre petit visage était ravagé par les larmes. On aurait pu croire qu’elle pensait, comme celle-là, au meurtre du jeune duc, mais elle ne songeait qu’à la guérison de son petit garçon. Anne ne la comprenait pas. Les mots de Boudoc sonnaient le glas dans ses oreilles. Tout se passait comme si l’ombre chétive de l’enfant assassiné avait dévoré tout son entourage : elle ne remarquait même pas que la reine parlait avec elle ; elle ne faisait aucune attention à la reine. – Puis, elle perçut de nouveau la voix de Boudoc : « Anne de Vitré, dit-il, Madame la reine veut savoir si tu accepterais de chanter à son fils malade la berceuse bretonne ? »

Anne ne le comprit pas plus que la reine. C’était comme s’il lui avait parlé dans la langue de celle-là, bien qu’il se fût exprimé dans la sienne. Elle ne répondit pas.

Les hauts sourcils de la reine se contractèrent un peu, comme si elle allait proférer des menaces à l’égard d’Anne. Puis son pauvre petit visage fut tout désemparé. Elle arracha de son cou les chaînes d’or qu’elle portait et en couvrit Anne ; elle se débarrassa de ses bracelets et les offrit aussi à la jeune fille, qu’elle embrassa sur les deux joues. Anne sentait le poids des chaînes et des bijoux sur ses membres, ainsi que sur ses joues l’humidité des larmes. Mais elle ne comprenait toujours pas. Boudoc cependant restait calme et immobile. Il attendait. Son visage sombre, fermé, paraissait complètement impassible.

La reine s’adressa de nouveau à lui : « Oh ! Boudoc, dit-elle en gémissant, je crois qu’Anne a oublié la chanson. Demande-lui de faire un effort de mémoire, oui, demande-le-lui, puisqu’elle ne comprend pas ma langue. »

« Anne de Vitré, dit Boudoc, Madame la reine a peur que tu n’aies oublié la chanson ; mais je sais que tu ne l’as pas oubliée ; tu étais déjà grandelette, quand ta mère l’a chantée près du berceau de ton frère Alain, qui s’est noyé plus tard dans la mer. Je me souviens très bien de toi : tu étais couchée dans l’étage inférieur du vieux lit-clos et chantais toujours avec ta mère, comme un petit oiseau du fond de son nid, jusqu’à ce que tu t’endormes. »

Anne se taisait, bien qu’à présent elle eût compris Boudoc. Les larmes lui montèrent aux : yeux : comment Boudoc pouvait-il croire qu’elle chanterait à l’enfant du meurtrier royal la berceuse, la douce berceuse, que sa mère avait chantée à son frère Alain ! Était-il en fin de compte un traître quand même ? Son jeune visage devint dur et laid. La reine la regarda avec effroi et devint semblable à une quelconque femme du peuple, qui mendie une aumône : « Ô Dieu, elle ne veut pas chanter pour mon enfant, dit-elle en se lamentant, elle ne veut pas. Oh ! Boudoc, parle donc avec elle, exhorte-la ; dis-lui d’avoir pitié. »

« Anne, dit Boudoc, tu as compris maintenant ce que veut la reine ; mais tu n’as pas encore compris ce que je veux dire, moi. Tu ne veux pas chanter la berceuse à l’enfant, parce que c’est l’enfant du meurtrier royal, mais tu peux la lui chanter justement à cause de cela. Pense donc à ton petit frère Alain, qui s’est noyé dans la mer ensuite. À tous ceux qui meurent en mer, la femme de la mort chante la chanson, qu’elle a surprise au berceau sur les lèvres de leurs mères. C’est la même chanson, Anne, exactement la même. Ton aïeule Avoise le savait et tu le sais aussi : si l’on chante le commencement à quelqu’un, celui-ci s’endort ; si on lui chante la fin, il ne se réveille jamais plus. Il faut que tu la chantes jusqu’au bout à l’enfant de Madame la reine. Tu sais le commencement. Si on sait le commencement, on sait aussi la fin : le berceau et le flot, c’est tout un. As-tu enfin compris, que toi-toi-toi... » De nouveau, c’était comme si une vague de jubilation lui ravissait ses mots.

Mais à présent, Anne avait compris : la mer avait répondu, la mer avait jugé, la mer réclamait cet enfant. En vérité, cette mer était presque comme Dieu ! – Elle demeura un moment toute silencieuse comme une orante. Puis elle détacha de ses membres, lentement, les chaînes et les bijoux de la reine, s’approcha du bord du navire et les jeta dans la mer. Son visage était blanc et immobile comme celle-ci. Elle ne regardait pas la reine, mais fixait seulement la mer de ses yeux. « Je chanterai la berceuse », dit-elle.

Mais à présent, la jeune reine devint soudain inquiète. « Boudoc, pourquoi se sépare-t-elle de mes colliers et de mes bijoux ? », demanda-t-elle anxieusement. « Les chaînes attachent ; je voulais ainsi l’enchaîner à moi. Pourquoi en fait-elle cadeau à la mer ? Cherche-t-elle une liaison avec elle ? »

Boudoc répondit du bout des lèvres, qu’à son avis la coutume demandait ce geste, quand on voulait chanter la berceuse bretonne. Mais la jeune reine ne se calma point. « Ainsi elle a partie liée avec la mer, quand elle chante, s’écria-t-elle au comble de l’excitation ; mais la mer est notre ennemie, la mer est cruelle ; elle arrête mon petit enfant malade et nous empêche d’aller à terre. Quel est ce contact, qu’elle a avec la mer » ? Et elle jetait des regards perçants dans les yeux d’Anne de Vitré.

Celle-ci était revenue du bord du navire et resta dans l’ouverture claire obscure de la tente. L’éclat blanc des flots immobiles dessinait par derrière, comme avec un crayon d’argent, sa silhouette : elle restait frêle et d’une âpreté touchante, comme celle de la jeune fille-enfant qu’on avait livrée en son temps aux Britanniques. Il semblait qu’Anne n’avait pas encore pleinement fleuri, bien qu’elle fût dans sa première et tendre maturité. – Comment aurait-elle pu fleurir en terre étrangère ? Sa vie ne s’était-elle pas pour ainsi dire retirée d’elle ? – Et voici que les yeux dans le pauvre visage de la jeune reine prirent une expression de clairvoyance. C’est comme si elle eût vu Anne aujourd’hui pour la première fois.

Pendant ce temps, Boudoc avait fait comprendre aux femmes qu’elles devaient quitter la tente et accompagner dehors leur maîtresse, quand Anne commencerait à chanter. Mais la jeune reine hésitait. « Non, non, dit-elle en se défendant, je ne vais pas dehors ; je reste ici, pendant qu’Anne chante ; je ne laisserai pas mon enfant seul avec elle, puisqu’elle a tout de même une liaison avec la mer. » Ses paroles donnaient l’impression qu’elle avait peur d’Anne de Vitré.

Les femmes essayèrent de sourire. La plus âgée, une parente de la maison royale, se mit à raisonner doucement la jeune princesse : Anne ne voulait que faire ce dont on l’avait instamment priée. Il fallait lui accorder confiance maintenant et se comporter comme la coutume bretonne l’exigeait. Il fallait aussi sortir pour ne pas s’endormir soi-même.

Quand elle entendit le mot « confiance », la jeune reine se mit à trembler. Les petits médaillons d’argent, qui ornaient les bords de sa cornette dorée, se mirent à chuchoter et à bruire comme les feuilles d’un peuplier. Elle fixait obstinément le visage jeune et solitaire d’Anne, comme si son regard, derrière ce visage aimable et douloureux, voyait poindre celui d’une Méduse. « Mais je ne puis pas lui faire confiance, s’écria-t-elle. Regardez-la donc ! Nous ne l’avons jamais vraiment regardée. »

De nouveau les femmes essayèrent de la calmer en souriant. La vieille parente de la maison royale renouvela ses encouragements : Anne paraissait bien tendre et innocente. Pourquoi sa cousine royale ne voulait-elle pas lui confier son enfant ? Ne semblait-elle pas être encore une enfant elle-même ?

« Mais c’est justement pour cela, pour cela même, gémit la reine ; ne le comprenez-vous point ? Elle ne sait pas ce qu’est un petit enfant. Elle n’a ni époux ni enfant ; elle n’a pas de vie du tout et ne désire pas en avoir ! Elle a fait présent de sa vie à quelqu’un et celui-ci n’est plus en vie. » Ces derniers mots sortirent comme un souffle de ses lèvres ; personne n’en comprit le sens.

Alors la reine fut complètement désemparée. « Mais vous devez me comprendre, s’écria-t-elle, vous le devez. Ne savons-nous pas que les Bretons peuvent tuer aussi avec leurs berceuses ? Avez-vous oublié la garnison britannique du château de Reaux ? »

Maintenant les visages conventionnels des femmes cessèrent de sourire. La vieille parente eut un geste maternel : comment la cousine royale pouvait-elle parler ainsi ? Il ne fallait pas froisser de la sorte Anne de Vitré. Tuer un enfant ! Personne n’aurait le cœur de faire cela !

La jeune reine commença soudain à dire à voix basse : « Si, si, on a le cœur de le faire ; de tuer des enfants aussi. – Vous le savez aussi bien que moi – toute la cour le sait – chacun l’a su à Rouen – ne vous masquez pas. – Ô Dieu, je ne puis pourtant pas le dire ! Pourquoi m’interroge-t-on là-dessus seulement ? »

Les femmes étaient devenues blêmes sous leur fard : la reine visait-elle le jeune duc des Bretons ? C’était encore un garçonnet, presqu’un enfant. – Elles n’osaient se regarder, car chacune ignorait ce que savait l’autre – tellement on avait bien gardé le secret ! Pendant quelques instants, ce fut comme si la mer elle-même s’arrêtait de respirer. Les femmes commencèrent soudain à être mal à leur aise. Leurs visages lisses de dames de la cour prirent une expression désemparée. Elles se retournaient craintivement, comme si de la tente quelqu’un pouvait les écouter. Seuls les bons yeux de la parente royale regardaient sans gêne. – Les vieilles gens ne peuvent pas s’imaginer les horreurs des temps nouveaux. Elle dit pour calmer la reine : « Quelle question croyez-vous qu’on vous ait posée ? Aucune des femmes n’a dit un mot. Boudoc et Anne pas davantage. Et personne d’autre n’est présent. Vous vous trompez. »

« Mais tout le temps quelqu’un m’interroge, dit la· reine dans un souffle : ne le remarquez-vous pas ? Ô Dieu, c’est comme un tribunal ici ; au tribunal on est interrogé ; au tribunal on doit faire des aveux, si l’on veut trouver grâce ! Mais, je n’ai rien à avouer ; j’ignore pourquoi mon petit enfant est pris d’insomnie. – Je ne veux pas être questionné davantage là-dessus. – C’est si horrible quand de petits enfants ne peuvent pas dormir. – Seuls les criminels sont sans sommeil habituellement. Mais mon petit enfant n’a pas fait de crime. – Cela doit être une erreur, qu’il ne puisse pas dormir ! Boudoc, dis à Anne que c’est une erreur. Elle n’a pas besoin de chanter. Je le ferai moi-même. »

« Anne, commença Boudoc, il semble que la mer réclame l’aveu de Madame la reine, avant que tu ne puisses exécuter sa sentence. Mais il lui coûte terriblement. Accepte de bon cœur d’attendre encore un peu. »

Pendant tout ce temps, Anne était debout, retournée sur elle-même, tendu vers la chanson, qu’elle devait chanter. Il y avait si longtemps ! Elle devait concentrer toutes ses forces pour se la rappeler, sans faire attention à rien de ce qui se passait autour d’elle. – Quand Boudoc lui parla, elle releva les yeux pour la première fois : l’étonnement marqua son paisible visage. Où était restée la reine élégante, qui tenait une si joyeuse cour à Rouen, au moment où le grand silence atroce s’était fait autour du jeune duc des Bretons ? Où était la femme ornée et fardée, qui avait toujours esquivé en souriant les questions d’Anne à son sujet ? Où était la cajoleuse, qui tout à l’heure sur le bateau l’avait tant flattée ? Subitement il n’y avait plus qu’un petit visage sauvage, désespéré, transparent comme les galets nus sur la plage, lavés par la mer. – En vérité, sur mer tout devenait manifeste ! –

Anne n’osa prononcer une parole : elle fit à Boudoc signe de la tête, qu’elle attendrait. Comment aurait-elle pu refuser cela ? La mer attendait bien aussi, la mer n’était pas pressée ; elle avait la respiration de l’éternité, elle était presque comme Dieu. – Et personne ne peut échapper à Dieu et à l’éternité.

On entendait maintenant dehors de légers souffles ; le flux avait sans doute commencé. C’était comme si la mer montait à son tribunal. Anne de Vitré eut en pleine nuit l’impression qu’il faisait extraordinairement clair.

Entre-temps, la reine s’était assise près du berceau et commençait à chanter de sa voix grêle et fluette. Avec cela elle se trompa dans sa mélodie ; les paroles dénuées de sens se suivaient sans ordre, elle chantait faux : c’était comme si la petite chanson qu’elle avait entonnée voulait devenir folle sur ses lèvres.

Soudain elle s’arrêta et dit d’une voix haletante : « Qu’est cela ? Il fait si clair ici, quand le petit prince veut dormir ! Qu’on ferme la tente ! » Son regard tomba sur Anne, qui se tenait encore à l’entrée, non plus comme dessinée par un crayon d’argent, mais comme irradiée par un astre : la mer derrière elle avait commencé à briller. En voyant ce spectacle, la reine poussa un cri et se jeta sur le berceau comme pour protéger l’enfant de son propre corps. « Pourquoi est-elle encore là ? Pourquoi est-elle toujours là ? » dit-elle en sanglotant. « Je lui ai cependant fait dire que le petit prince peut dormir tout seul. Et même, je crois qu’il dort déjà. Voyez donc, voyez. » Elle souleva d’une main tremblante les rideaux du berceau. Alors la clarté devint si grande qu’on avait l’impression que la mer était montée à bord et entrée dans la tente : on reconnaissait le moindre coin de la pièce et dans la blancheur crépusculaire du berceau ouvert, le visage solennel du petit prince. La jeune et vigoureuse nurse commença subitement à sangloter sans mesure. Les femmes de la reine aussi pleuraient. Seule cette dernière était assise, immobile comme une statue de sel et fixait sans larmes les yeux béants de son enfant.

Enfin, la vieille parente toucha son épaule et lui dit avec compassion : « Très chère cousine, Anne de Vitré est encore là. Ne voulez-vous pas lui faire confiance quand même ? C’est vrai, tout de même, que le petit prince ne peut pas dormir. »

La reine ne répondit pas, mais commença à chuchoter doucement devant elle, sans que personne eût pu dire à qui elle s’adressait. On eût dit qu’elle rendait compte à un confesseur invisible. « Non, ce n’est pas par erreur que le petit prince ne peut pas dormir », dit-elle dans un souffle, « et je sais pourquoi ce n’est pas par erreur ; c’est qu’il n’y a rien de plus affreux sur terre que de tuer un enfant. – Et nous avons tué un enfant. – Quand on se tait au sujet d’un crime, on y consent et je me suis tue. – Chacun d’entre nous – toute la cour l’a fait ; nous nous sommes tues, à faire monter au ciel des cris de vengeance ! Nous avons mangé et bu, comme si rien n’était arrivé ; nous nous sommes ornées et fardées, nous avons plaisanté et dansé, nous avons même dormi ! Nous avons bien dormi, bien qu’on eût pu penser qu’à Rouen personne ne pourrait plus dormir. Mais nous l’avons pu. – Pourquoi n’aurions-nous pas dû dormir ? Il n’y avait pas de juge qui aurait pu nous réveiller. – Les juges eux-mêmes dormaient. – Ils devaient dormir. – On le leur commandait. – Seul mon petit enfant subitement ne peut plus dormir ! » Elle regardait autour d’elle, comme quelqu’un qui a complètement oublié son entourage.

Les femmes s’étaient esquivées sans bruit, l’une après l’autre ; même la parente royale était partie toute troublée. Seule Anne de Vitré restait là, ainsi que Boudoc au fond de la tente. Le visage de ce dernier était l’unique point obscur dans la pièce lumineuse. La reine ne prit pas conscience de sa présence ; elle tenait la tête penchée en arrière, comme si elle avait voulu hurler de douleur. En cette position, la cornette dorée lui glissa dans le cou ; ses cheveux blonds s’éparpillèrent et tombèrent autour de son visage, la rendant semblable à une lionne. Elle se leva, fit quelques pas vers Anne, comme pour se jeter à ses pieds, mais aussi comme si tout son être surgissait de ses profondeurs pour s’élever et se révolter contre elle. Son petit visage poupin, doublement misérable, sans fard et sans bijoux, disparaissait à présent complètement. Il était dominé, éteint, submergé par son propre prototype. Elle n’était plus du tout elle-même ; elle n’était à présent qu’une portion des forces immenses qui gisent dans le sein maternel et anonyme de la nature.

« Anne », s’écria-t-elle, « je sais que tu as partie liée avec la mer, dont vous dites, vous autres Bretons, qu’elle est juste, presque comme Dieu : je me soumets à son jugement ; mais, devant tout juge, on a le droit de demander grâce. – Tue-moi, mais sauve l’enfant ! Je jure que je veux me livrer à toi, si nous débarquons en Cornouaille. Tu pourras chanter, si cela te plaît, partout où tu voudras ; je te donnerai les clefs du château de Bristol ; tu pourras la nuit circuler à travers tous ses corridors, comme ta grand’mère Avoise a circulé dans le château de Reaux, quand la garnison britannique y dormait dans ses lits. Et quand j’entendrai ta voix devant mon appartement, j’ouvrirai moi-même la porte à ta chanson et l’écouterai docilement, jusqu’au moment où je ne pourrai plus l’écouter. Non, ne crains pas que je me dérobe à toi. – Oh ! Anne, tu n’as pas d’enfant, tu ne peux ·pas me comprendre. – Il faut me croire : ce n’est pas difficile de mourir pour ce petit enfant. – Je le sais bien – je suis déjà presque morte pour ce petit enfant – jadis, quand je l’ai mis au monde. – Oh ! Anne, crois-moi donc, crois-moi donc ! » Elle avait complètement oublié que la Bretonne ne comprenait pas sa langue.

Anne saisit obscurément que cette mère luttait avec elle pour la vie de son enfant : son visage âpre et juvénile se fit de nouveau inexorable. Elle ferma avec dédain les yeux. Maintenant elle était toute concentrée sur la chanson : elle avait l’impression d’entendre au loin les belles fontaines de son pays, les forêts du magicien Merlin et les côtes rocheuses et retentissantes, là où la femme de la mort chuchote, aux oreilles des matelots qui sombrent, la berceuse de leurs mères. Et voici qu’elle entre dans la grande pièce claire-obscure du château de Reaux, discrètement, comme entrent parfois les lointains défunts ou plutôt comme la femme de la mort était entrée, quand elle voulait écouter près du berceau d’Alain. Anne percevait comme elle la douce berceuse de son aïeule et son cœur commença à battre. Elle avait l’impression de s’éveiller avec la rapidité de l’éclair à sa vie véritable et qu’elle était sur le point d’apercevoir Alain aussi. Son visage âpre et juvénile devint alors incroyablement tendre.

La reine ne détourna pas un instant les yeux d’elle. Soudain tout son être parut soulevé par une longue aspiration, elle prit Anne par les mains et la tira tout près du berceau. Anne sentit sur ses lèvres un baiser fraternel et entendit le bruissement décroissant d’une robe. Quelques secondes elle resta immobile comme une dormeuse qui, au bord de ses songes, se défend contre le réveil. Puis elle comprit que la reine l’avait laissée seule avec l’enfant. L’heure était venue. Elle n’osa pas lever les yeux et joignit les mains avec ferveur. De nouveau elle ressemblait parfaitement à une orante. Elle commença à chanter.

Sa voix résonnait d’abord timidement ; elle chantait sans paroles, proférant seulement les sons, les murmurant avec tendresse, reprenant continuellement le commencement de ces sons, qui faisaient penser aux vagues légères soulevées par une barquette. Puis, d’elles-mêmes, les paroles surgirent du fond de la mélodie : des paroles gracieuses et innocentes, ornées de rimes enfantines. Anne avait l’illusion que la mère lui chantait cette mélodie ; elle ne remarqua pas que sa voix à elle s’était fondue parfaitement dans celle-là. Anne, depuis qu’elle demeurait chez les Britanniques, n’avait jamais chanté ; elle ne connaissait plus sa voix et croyait entendre celle de sa mère : à présent elle était de nouveau étendue dans le grand lit-clos du château de Reaux et n’avait qu’à accompagner sa mère, quand elle chantait pour faire dormir son petit frère Alain.

Dès qu’il dormait, la mère sortait et appelait la vieille servante Enora, pour qu’elle restât auprès des enfants. Jusqu’à son arrivée, Anne était seule avec Alain et pouvait être un instant sa petite mère. Alain en avait besoin, car il était si minuscule ! Une tendre pitié l’envahissait chaque fois qu’elle le regardait, bien qu’Alain fût rose et sain. Il pouvait facilement arriver quelque chose à un enfant si petit ; il ne fallait pas qu’Anne le quittât des yeux. Le plus volontiers elle l’aurait pris dans ses bras, serrée contre elle, mais sa mère et Enora le lui avaient défendu. Anne était encore si petite elle-même, qu’elle aurait pu laisser tomber Alain. « Mais quand je serai grande, avait-elle mendié, je pourrai prendre Alain dans mes bras ? » – « Quand tu seras grande, avait répondu Enora, tu prendras sur tes bras un enfant à qui tu auras donné toi-même la vie. » – Alain mettait souvent beaucoup de temps à s’endormir. Déjà comme enfant il était parfois très insupportable ; il fallait recommencer indéfiniment à chanter, infatigablement, comme les petites vagues du rivage qui bercent une barquette.

Anne croyait sentir les mouvements discrets du berceau, placé à côté d’elle sur le lit-clos. Mais bientôt le résultat serait atteint : on entendrait le petit souffle vigoureux du dormeur, cette respiration sonore et tendre de l’enfant, qui remplissait toujours Anne de tendresse. Elle cessa de chanter et tendit l’oreille ; alors elle remarqua qu’elle seule avait chanté ; sans doute la mère était déjà sortie, pour appeler Enora. Elle était seule avec Alain.

En se dressant sur sa haute couche, elle pouvait jeter les yeux sur le lit-clos et tout droit sur le visage d’Alain. Elle pouvait voir comme il dormait gentiment, avec ses poings charnus serrés des deux côtés du visage rose, méconnaissant de manière émouvante ses forces... Anne avait dû en sourire... C’était toujours si doux de le regarder alors et de savoir qu’on le protégeait : Anne ouvrit les yeux et se pencha.

Le berceau était juste devant elle, blanc comme neige. Alain s’y trouvait, mais il n’était pas rose et il ne serrait pas les poings. Alain... ô Dieu, ce n’était pas Alain, c’était le petit prince incapable de dormir, dont la mer réclamait la vie. Anne le fixa avec effroi. Son visage chétif était blanc comme la tulle du berceau ; les cheveux mouillés d’angoisse et de sueur collaient à ses tempes ; les commissures dès lèvres grimaçaient sous l’effet de la douleur endurée. Mais malgré toute sa misère, un certain bien-être était répandu sur ses traits enfantins, il respirait d’une manière presqu’imperceptible, mais douce et calme ; il avait fermé les yeux... il dormait. Le chant d’Anne lui avait donné le sommeil !

Elle sentit un trouble bizarre monter en elle : c’était de nouveau cette tendre pitié, qui l’envahit soudain, comme en présence d’Alain ; elle oublia tout-à-fait quel était cet enfant ; elle voyait seulement qu’il était plus chétif et plus à protéger que celui-là. Plus elle regardait et plus il lui parut émouvant. Elle aurait voulu le prendre sur ses bras, comme elle avait toujours désiré le faire pour Alain... Pourquoi ne le faisait-elle point ? Personne ne pouvait l’en empêcher... Anne était devenue grande à présent... « Quand tu seras grande, avait dit Enora, tu prendras sur tes bras un enfant à qui tu auras donné toi-même la vie. » Anne sentit une douleur poignante, comme si, une seconde fois, on l’arrachait à toutes les douceurs de son pauvre pays, non, à la patrie élémentaire de son être profond... N’était-elle pas ici pour donner la mort à un enfant ? Elle le regarda en frissonnant... Cela ne durerait pas longtemps, moins longtemps qu’il avait fallu à son aïeule Avoise pour chanter la berceuse à la garnison britannique du château de Reaux. Le petit prince était si faible et si misérable. Si Anne continuait un peu à chanter, on n’entendrait plus son souffle et si elle chantait encore, il s’arrêterait, pour devenir complètement muet. Il serait bercé jusqu’à l’inconscience et emporté par cette mélodie tendre, rêveuse, enfantine, comme le chant des petites vagues sur le rivage quand elles bercent une barque, et cependant proche comme celles-là de l’abîme sans fond ; aussi proche de lui que le sommeil l’est de la mort ; si proche qu’on pourrait les appeler du même nom.

Voici que l’enfant se réveilla en pleurant. Alain aussi était ainsi sorti du plus doux sommeil en pleurant anxieusement ; c’était à croire qu’il avait senti le regard que posait sur lui la femme de la mort, qui se tenait à côté de son berceau. – Anne recula instinctivement d’un pas. Elle remarqua, ce faisant, que la couverture avait glissé à moitié du berceau. Elle se rapprocha et la releva soigneusement. Mais l’enfant pleura une seconde fois ; il fallait éviter de le réveiller. Alors l’inévitable se produisit : pendant une seconde le regard de la jeune fille plongea dans les yeux immenses et solennels de l’enfant. Anne eut l’impression que cet être minuscule connaissait son destin ; elle dut penser soudain au jeune duc de son peuple. N’avait-il pas regardé de la sorte son assassin au dernier moment ? Devenant blême, elle se détourna vers la mer ; elle semblait vouloir détacher d’elle l’image de ce berceau là-bas, comme elle avait fait tout à l’heure pour les bijoux de la jeune reine. Elle joignit de nouveau les mains et commença à chanter.

Sa voix était encore beaucoup plus faible qu’auparavant ; elle avait pris un accent fervent, suppliant, presque déprécatoire. Elle semblait appeler la mer à son secours, mais était incapable de la regarder en chantant. Il lui fallait de nouveau fermer les yeux. Alors elle se retrouvait dans l’appartement demi sombre de sa maison paternelle, mais sans entendre le doux chant de sa mère. Au lieu de cela, elle entendait son aïeule Avoise chanter dans la fameuse nuit pour la garnison du château de Reaux. Anne avait été éveillée alors, bien que la vieille nurse Enora lui eût enfoncé de la cire dans les oreilles. – Tous les habitants du château avaient dû prendre cette précaution, pour ne pas s’endormir avec les Britanniques. Mais Anne avait tiré un peu sur le bouchon et chaque fois que Dame Avoise, durant sa tournée à travers le château, avait passé devant sa porte, elle avait pu entendre un instant sa voix. Celle-ci était légère et lumineuse, comme les cheveux d’argent sur la tête de la vieille dame. Il semblait incompréhensible que cette voix légère et lumineuse pût dompter beaucoup, beaucoup d’hommes vigoureux !

Vers le matin, Enora avait poussé un peu la porte et Anne avait aperçu à travers l’étroite fente, dans la pâle lumière de l’aube, les bras nus des hommes, qui armés d’épées nues, s’étaient glissés derrière Dame Avoise pour pouvoir frapper, si par hasard l’un des Britanniques arrivait à tituber de son lit. Mais aucun ne s’était levé. Les hommes avaient affiché sur leurs visages une joie sauvage et trouble, comme s’ils contenaient avec peine leur chant de victoire. Mais le visage de Dame Avoise avait été sans jubilation et sans triomphe, mystérieux et net. Néanmoins Anne l’avait trouvé infiniment plus lugubre que ceux des hommes. Alors elle n’avait pas su pourquoi. Maintenant elle le savait, c’est qu’une femme ne doit pas accepter de devenir un instrument de mort, puisqu’elle existe pour donner la vie !

Anne sentit alors monter, de toutes les profondeurs de sa nature et de toutes les sources de son sang, un désir doux et tendre, mais très fort en même temps, un désir puissant, absolument irrésistible. Elle recula devant lui, s’éloigna toujours davantage du berceau vers l’entrée de la tente, au point qu’elle sentit sur ses lèvres le goût salé de la mer. Mais plus elle approchait de l’étrave, plus son désir devenait fort et invincible. C’était comme si la mer, à travers ses yeux clos, illuminait jusqu’au plus intime d’elle-même. Le fond de son âme devenait aussi transparent que la tente tout à l’heure, quand la reine avait fait sa confession. Anne se reconnut elle-même jusque dans les derniers plis de son être. Elle fut soudain incapable de continuer à chanter : la mer l’avait traduite aussi devant son tribunal. – Elle voulait s’agenouiller et implorer sa pitié, mais en fut incapable à cause de son anxiété mortelle au sujet de l’enfant. Elle ne pouvait plus se réfugier que dans sa propre miséricorde et... auprès du berceau.

L’enfant reposait dans un calme pénible. À présent Anne dût le prendre dans ses bras pour s’assurer de sa vie. Elle le fit en tremblant. Il était léger comme un nouveau-né. Anne n’avait jamais porté d’enfant dans ses bras. Elle frissonna en sentant sur son corps la chaleur de son être minuscule. Il respirait, il dormait, mais plus profondément qu’avant. Anne en fut bien heureuse, comme si elle était sortie elle-même des griffes de la mort. Il doit en être ainsi, pensait-elle, quand on a donné la vie à un enfant, oui ainsi... Elle se rappela de nouveau les paroles d’Enora, mais à présent ce souvenir était accompagné d’une douceur inconnue. Je lui ai donné la vie, disait-elle ; – il dort, il est sain, il est sauvé. Une paix profonde descendait en elle ; c’était comme si elle avait donné maintenant à sa vie propre tout son sens. Elle devait répéter toujours les mots : je lui ai donné la vie ; je lui ai donné la vie. – En vérité, elle avait oublié tout le reste et se trouvait seule sur la terre avec l’enfant.

Mais ses sens subitement aiguisés lui rappelèrent qu’elle n’était pas seule. La pensée de Boudoc s’imposa à elle. Elle le vit, en effet, surgir du fond de la tente. Il ne disait pas un mot, mais la regardait seulement, comme si tout ce temps il ne l’avait pas quittée des yeux. Elle voulait demander : que veux-tu de moi ? Mais elle le savait. – De nouveau, par ses yeux, elle pénétra jusqu’à l’abîme d’une fidélité sauvage et immuable. – Ces yeux lui demandaient : « Chanteras-tu jusqu’au bout ? » Elle secoua silencieusement la tête et pressait l’enfant contre elle. Le visage sombre de l’homme devint blême de douleur et de furieuse déception. Il se rapprocha étroitement d’elle, jusqu’à lui faire sentir son souffle sur le visage et chuchota : « Anne, tu le sais, au berceau de tous ceux qui se noient dans la mer, se tient la femme de la mort. Tu étais encore un enfant quand elle vint près de ton frère Alain. Es-tu sûre qu’elle n’a écouté que pour lui ? » Il y avait une menace cachée dans ses paroles. Anne les comprit tout de suite. Elle vit ses bras nus, qui l’avaient tout à l’heure soulevée de la barque, sans qu’elle eût su s’il allait la jeter en l’air comme un cri de vengeance ou dans la mer. Mais, chose étonnante, elle n’éprouvait aucune peur. Elle avait le sentiment que Boudoc était absolument sans pouvoir sur elle. Elle souriait, perdant subitement toute foi en la femme de la mort.

Lui, la regarda sans bouger. Elle sentit qu’il demanda pour la dernière fois : « Chanteras-tu jusqu’au bout » ? De nouveau, elle secoua silencieusement la tête et serra l’enfant contre elle. Il devint encore plus blême. Jamais Anne n’aurait pensé que son visage sombre pourrait blêmir à ce point. Il se tourna lentement vers l’ouverture de la tente et fit tomber la voile suspendue. Ce fut l’obscurité presque complète autour d’eux. Anne ne pouvait plus reconnaître le visage de Boudoc, mais sentait comme une chose affreuse la proximité de ses bras nus. Elle dut penser soudain aux hommes qui avaient suivi Dame Avoise. Avec la rapidité de l’éclair, elle eut cette certitude : il cherche l’enfant ! Poussant un léger cri, elle écarta le rideau et se précipita dehors, en serrant l’enfant fortement contre elle. Un instant après, elle était entourée des femmes de la reine.

On lui prit le petit prince. Elle entendit le discret cri de jubilation de la jeune reine, à la vue de l’enfant dormant, et les chuchotements joyeux et excités du chœur des femmes. Dans l’allégresse universelle, personne ne faisait plus attention à Anne. – Il n’était pas à elle, l’enfant dont elle avait sauvé la vie ; c’était l’enfant de la femme étrangère, l’enfant de l’ennemie et de l’assassin royal. Anne vit comme on le mit dans les bras de la jeune et vigoureuse nurse, qui le porta triomphalement sous la tente, où tout le monde la suivit.

De nouveau, Anne était seule sous la tente étoilée du ciel comme tout à l’heure, quand elle avait interrogé la mer sur son jeune duc. – Mais maintenant, c’était la mer qui l’interrogeait sur lui. Anne devait se justifier devant elle. Elle devait se livrer à cet être sacré et terrifiant, à qui tout à l’heure, dans son angoisse mortelle au sujet de l’enfant, elle avait échappé ! Elle s’étendait sous ses yeux, aussi blanche que si toutes les étoiles de la voie lactée s’étaient noyées en elle, sévère comme le miroir d’une loi d’airain, immobile comme un œil qui pénètre tout. De nouveau Anne se sentit illuminée jusqu’au fond de son être. Elle ne cherchait pas à se cacher. Où se cacher devant la mer ? La mer était comme Dieu ! Anne l’avait interrogée et elle avait répondu. Elle lui avait confié l’exécution de son jugement, de son jugement juste et sacré, qu’Anne ne songeait pas à mettre en question : Un meurtre crie vengeance ! Elle sentait qu’elle était coupable devant la mer, mais n’éprouvait pas de regret. Elle avait conscience d’être soumise à un autre juge, tout-puissant comme la mer, saint comme la mer, non seulement juste comme elle, mais miséricordieux comme son propre cœur. Oui, elle avait conscience que Dieu désormais était devenu homme.

Mais comment Anne défendrait-elle cette idée devant le tribunal où elle se tenait ? Comment pouvait-elle espérer se faire comprendre par la mer, cet être immense et terrifiant ? Elle ne se comprenait seulement pas elle-même. Et quelle satisfaction offrirait-elle pour le meurtre de son jeune duc ? Elle ne le savait point. Dans sa pieuse simplicité, elle ne pouvait ni se justifier, ni s’expliquer ; elle ne pouvait que s’offrir : avec une foi d’enfant, elle inclina la tête.

C’est à cet instant qu’elle aperçut la sombre silhouette de Boudoc, qui surgit à quelque distance au-delà du navire. De nouveau il lui apparut comme une créature des profondeurs, dont il avait été tout à l’heure le messager. Il monta à bord et approcha. « La barque est prête, Anne de Vitré, dit-il rapidement, viens. » Son visage avait quelque chose de ferme et d’impérieux, mais sa voix était calme et presque blanche. De nouveau, Anne se sentit sans peur. De nouveau, elle eut l’impression que Boudoc n’avait pas de pouvoir sur elle. Docile, elle le suivit à la proue du navire, où était amarrée la barque. Elle se balançait légèrement. La mer parut soudain douce et joyeuse. Anne sentit sur son front le souffle d’un vent léger qui s’était levé. L’aube se levait mais une solitude totale régnait encore sur les navires. Seule la tente royale laissait échapper les sons étouffés et joyeux du chœur des femmes.

Muet, Boudoc se pencha pour aider Anne à monter. Elle sentait comme ses bras nus entouraient ses genoux ; il la souleva et la souleva de nouveau très haut, comme s’il voulait pousser un cri triomphal de vengeance. C’était bien ce cri dont il s’agissait : il le savoura longuement. Pendant quelques secondes elle resta suspendue, immobile, tenue par ses bras au-dessus des flots : elle vit encore l’aurore rose du matin au bout de l’horizon, qu’elle enveloppait comme d’une couronne. Elle vit hisser une voile sur le navire convoyeur lointain qui l’avait amenée et c’était comme si une aile de cygne s’élevait au-dessus de la mer. Puis Boudoc la laissa tomber. Les flots se soulevèrent et retombèrent bruyamment au-dessus d’elle. Anne était précipitée dans la mer et tomba, tomba dans l’abîme, là où l’on peut appeler toutes choses du même nom. Puis ce fut l’horreur de l’étouffement par l’eau avalée... Mais subitement quelqu’un la prit de nouveau dans ses bras – elle était sauvée – la vie lui était rendue ! Les flots mugissants et bruissants devenaient doux comme les petites vagues au rivage, quand elles bercent une barque. – Anne entend tout près de son oreille une voix, douce comme la voix de sa mère près du berceau de son petit frère Alain : elle chantait la berceuse qu’elle-même avait chantée au fils du meurtrier royal – elle la chanta jusqu’au bout.

 

 

Gertrud von LE FORT, Le jugement de la mer et Consolata,

Éditions F.-X. Le Roux, Strasbourg-Paris, 1950.

 

Traduit de l’allemand par Grith Senil.

 

 

 

 

 

 

 

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