La porte du ciel

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gertrud von LE FORT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

LE MANUSCRIT GALILÉIEN

 

 

DANS les archives de la famille de ma mère, il y avait un curieux manuscrit ancien, dont personne n’aurait pu dire à la suite de quelles circonstances il se trouvait là.

On ne savait pas non plus le rapport qui avait pu exister entre ce document et nos ancêtres, car une chronique familiale soigneusement tenue ne comportait pas le moindre passage dont on eût pu conclure qu’ail XVIIe siècle, l’un d’eux eût étudié en Italie l’astronomie et les sciences naturelles.

Pourtant, c’était bien à cette époque, à cette discipline scientifique et à ce pays que le manuscrit semblait remonter.

En se forçant l’imagination, on l’appelait dans la famille « le manuscrit galiléien », quoiqu’il ne comportât rien non plus qui eût pu justifier cette allusion à Galilée.

Une seule chose était certaine : il se rapportait à une destinée caractéristique de savant de cette époque.

Le rédacteur ayant soigneusement évité de citer des noms – manifestement par crainte de l’Inquisition, qui menait alors une lutte sans merci contre les adeptes des sciences nouvelles – absolument rien n’autorisait la famille à établir un lien entre le document et sa propre histoire.

Rien, si ce n’est peut-être le fait que ma cousine Marianne, au cours d’un voyage en Italie, avait découvert ses propres armoiries parmi les nombreux blasons d’étudiants des temps passés qui, comme chacun sait, ornent les salles de la vieille université de Padoue.

Il est vrai que le mystère du « manuscrit galiléien » n’en fut pas pour autant éclairci.

Au demeurant, comme c’est généralement le cas pour ce genre de vieux papiers, on en faisait un très grand cas, mais on ne le lisait presque jamais. C’est ainsi que moi-même je n’en pris connaissance que durant la Seconde Guerre mondiale, au cours d’une nuit dont le souvenir reste gravé dans ma mémoire.

Sur les instances de ma cousine, j’avais accepté d’aller chercher, dans la vieille maison citadine où ils étaient conservés, les documents les plus importants de ses archives familiales, pour les mettre en sûreté hors de la ville où les bombardements les mettaient en péril.

Quant à Marianne, qui vivait alors chez moi à la campagne, elle pouvait difficilement s’absenter du fait de ses enfants ; comme la majorité des hommes de la famille, son mari était au front et nous hésitions naturellement à confier à des mains étrangères le transport de documents aussi précieux. C’est ainsi que je décidai de m’en charger, malgré des amis bien intentionnés qui me le déconseillaient, car c’était à l’époque où les bombardements des villes allemandes se faisaient de plus en plus fréquents. Mais – la nature humaine est ainsi faite – nous ne nous représentons que d’une façon toute théorique et non dans sa réalité ce que nous n’avons jamais vu et, de plus, issue comme Marianne d’une très vieille famille, j’étais pénétrée de l’importance de ma mission.

Bref, je m’étais mise en route le cœur presque léger.

La nuit hâtive d’automne était déjà tombée quand j’arrivai dans la ville.

La gare me sembla étrange et quelque peu inquiétante sous son camouflage. Il n’y avait naturellement plus de taxis, je fis donc le chemin à pied avec ma petite valise.

Or, c’était la première fois que je voyais une ville camouflée. Les rues que je connaissais si bien, avec leurs constructions en colombage, leurs hôtels de style baroque et leurs antiques églises, balayées de temps à autre, comme d’outre-tombe, par la lueur bleue des lanternes de tramways qui roulaient très lentement, m’apparaissaient comme travesties.

Partout des fenêtres obscures ; les gens se croisaient et se dépassaient à tâtons, peureusement, comme si, travestis eux aussi, ils se hâtaient vers un bal masqué de fantômes. Moi-même je participais à ce carnaval de spectres : le déguisement général semblait vouloir gagner jusqu’à ma conscience, au point que, tout à coup, je ne m’y retrouvais plus en moi-même.

Il me semblait absurde d’être venue chercher ces vieux documents que, peu de temps auparavant, je considérais encore comme un legs des plus précieux du passé ; leur destruction me semblait fatale et même lourde de sens, comme si tout ce camouflage n’avait d’autre but que d’engloutir toute mon époque et ses traditions.

J’étais prête à retourner à la gare sans avoir rempli ma mission ; mais déjà j’étais arrivée au but de mon voyage.

Je franchis donc le seuil de la vieille, maison de mes parents où, dans une pièce éclairée, je fus reçue par un jeune cousin éloigné, auquel Marianne avait demandé de m’aider à trier les archives. Je le connaissais pour l’avoir vu lors de mes visites d’autrefois. Il avait obtenu avec distinction son doctorat ès sciences naturelles et avait servi jusque-là dans les laboratoires d’une usine d’armement de la ville ; il n’en était pas moins sur le point de partir pour le front et, à ce qu’il me dit, ce départ devait avoir lieu le lendemain matin à la première heure. Il nous fallait donc nous mettre à l’œuvre sans tarder.

C’était aussi mon avis et je me demandai avec une impression de soulagement s’il ne me serait pas possible ainsi d’écourter mon séjour et de retourner chez moi par un train de nuit.

Le jeune savant, auquel je fis part de mon projet, se contenta de hausser les épaules avec une moue résignée. J’avoue par avance qu’il ne m’était pas sympathique. Déjà sa façon de s’exprimer : ce jargon estudiantin persistant dans une jeunesse qui n’a pas encore trouvé son langage me portait un peu sur les nerfs. À l’égard de ce jeune homme sûr de lui, je me sentais toute timide, ce qui était d’autant plus curieux que ce sentiment m’était en général étranger.

On eût dit que le rapport naturel des générations s’était subitement renversé et que c’était moi, son aînée de beaucoup, qui manquais en réalité d’expérience et de jugement. En un mot, en sa présence, je me faisais l’effet d’être étrangement arriérée et dépassée et en même temps – curieuse contradiction – sans grande maturité, comme si nous étions séparés par un acquis dont je n’avais pas la moindre idée.

Oui, pour dire la vérité, je sentais monter en moi des impressions que je n’avais plus ressenties depuis mes quinze ans, depuis ce temps où l’on voudrait tant être prise pour une grande personne quand tout le monde s’obstine à vous considérer presque comme une enfant : c’est précisément ainsi que me traitait mon jeune interlocuteur – et cela tout spontanément, avec un naturel qui me faisait honte.

Mais ce n’était pas le moment de s’occuper de telles pensées. Je me sentis de nouveau empoignée par l’importance de ma mission et nous nous mîmes à l’œuvre.

Le jeune savant avait déjà dégrossi le travail, tant et si bien que tout alla relativement vite. Seule l’abondance des matières nous créait des difficultés. Juste ciel, que ne trouve-t-on pas dans des archives familiales plusieurs fois centenaires ?

Les faibles dimensions du carton que j’avais emporté pour ramener les documents nous imposaient quelques limites.

Nous ne choisîmes donc que l’essentiel et je me préparais à fermer mon carton quand, heureusement, je me souvins du « manuscrit galiléien ». Marianne, qui lui avait voué un culte tout romanesque, me l’avait particulièrement recommandé.

Notre jeune cousin, à qui il avait échappé, peut-être parce que, ne concernant pas la famille, il lui semblait de moindre importance, le retira des liasses tandis que je lui apprenais en peu de mots de quoi il s’agissait.

Quand j’eus prononcé le nom de Galilée, son attention fut mise en éveil ; il jeta un regard intéressé sur les feuillets jaunis, puis il déclara qu’il lui fallait absolument le lire.

Je lui rappelai que j’avais l’intention de rentrer par le train de nuit :

– Avez-vous peur qu’on ne nous jette des bombes ? dit-il sans quitter le manuscrit des yeux.

– Si j’avais peur, je ne serais pas venue, répondis-je sèchement.

Il se mit à rire de bon cœur et je sentis qu’il ne croyait pas un mot de ce que je venais de dire. Chose curieuse, je ne me croyais pas moi-même.

– Mon train part dans une demi-heure, répétai-je quelque peu désemparée, et le manuscrit est assez long...

– Vous le connaissez ? demanda-t-il, feuilletant toujours, sans lever les yeux.

Comme je lui dis que non, il déclara, visiblement réjoui :

– Dans ce cas, nous n’avons que le temps.

Ce disant, il ouvrit le document à la première page et se mit à me lire à haute voix ce que je vais transcrire ici – car les feuillets furent bientôt saisis par leur destin.

 

 

 

 

II

 

URANIE

 

 

JE m’appelle – ici trois petites croix – je suis l’élève du très vénérable et très célèbre Maître – trois autres petites croix – dont j’ai eu non seulement l’honneur, mais aussi la tristesse, d’apprendre, dans tous ses détails, l’indicible destin et ce non pas de la façon dont le monde croit le connaître, mais tel qu’il fut en réalité : je voudrais ici rendre témoignage de la vérité, devant moi-même et devant les générations futures.

Je voudrais rendre ce témoignage, non pas seulement pour le Maître, mais aussi pour ses ennemis, ou plus précisément pour celui qui ne le fut pas et ne voulut point l’être, mais qui ne put faire autrement que de le devenir – je veux parler de ce puissant personnage qui le fit tomber en tombant lui-même.

Mais je ne veux pas anticiper, mon but étant de tout raconter fidèlement depuis le début.

Je commencerai par le jour mémorable où le Très Vénéré partit pour Rome en vue de s’y justifier devant le tribunal ecclésiastique.

À l’époque, nous, ses élèves, nous étions encore très calmes, et, comme il sied à la jeunesse, notre calme était franchement outrecuidant, tant nous croyions en la supériorité et en l’intangibilité de notre professeur, et aussi parce que nous faisions confiance à notre puissant ami romain, que nous avions coutume de considérer comme le patron de notre jeune science.

Je me souviens encore que nous nous permettions les plaisanteries les plus outrées au sujet des membres de ce tribunal qui avaient osé citer le Maître et, quand nous nous faisions du souci au sujet de ce dernier, nous ne pensions qu’aux fatigues d’un tel voyage pour un vieillard ou aux bandits qui infestaient notoirement les routes des États de l’Église et qui avaient repris leurs exploits depuis la mort du sévère pape Sixte.

C’est seulement lorsque nous eûmes appris que le voyage s’était bien passé que je conçus la première inquiétude au sujet du Maître. Il est vrai que ce sentiment n’avait aucun rapport avec la nouvelle que nous venions de recevoir : son origine était toute différente.

Ce soir-là, Diana, la jeune fille que j’adorais, qui avait le privilège de se considérer comme la nièce et l’élève de notre Maître, vint pour la première fois depuis longtemps me rejoindre dans la pièce située sous le toit et largement ouverte sur le firmament que nous avions appelée par plaisanterie « la porte du Ciel », parce qu’on y conservait les instruments et les lentilles qui servaient au Maître à nous apprendre l’étude de la voûte étoilée. L’apparition de la bien-aimée m’avait à ce point troublé que mes mains tremblaient quand je lui tendis la lunette qu’elle m’avait demandée. Mais je crus constater aussi que les siennes frémissaient légèrement, ce que je n’osai attribuer à ma présence, car il ne m’était pas encore venu à l’idée qu’elle pût soupçonner mes sentiments à son égard, à plus forte raison les partager.

Il est vrai que, dans mon admiration d’adolescent, je ne la considérais pas comme les autres jeunes filles – pour moi elle était presque une déesse !

Les études qu’elle poursuivait – fait insolite pour une femme – me la faisaient apparaître plus merveilleuse encore !

Mes condisciples l’appelaient en plaisantant Uranie, et c’est bien là le seul nom qui me semblait digne d’elle ; ne cheminait-elle pas sous les étoiles tout comme la céleste Muse ?

Je la reverrai toujours, sa fière et intelligente figure attentivement tournée vers le Maître, et parfois, lorsque, par hasard peut-être, à moins que ce ne fût sciemment, il semblait s’adresser à elle, cette même figure s’illuminait, comme si elle avait pris une parcelle de la lumière de son univers d’étoiles.

Ce n’est que dans les derniers temps, alors que la date du voyage à Rome commençait à se rapprocher, qu’elle me sembla souvent pensive et inquiète.

Elle qui nous avait charmés par les questions intelligentes qu’elle posait au Maître – elle aimait, c’était étrange, l’appeler Maître et non pas mon oncle – elle restait à présent muette pendant son cours et je remarquai de plus qu’elle se retirait souvent dans le couvent de clarisses proche de la maison, pour y rester des heures en prières dans la chapelle.

Durant la nuit dont je parle, nous attendions le lever de la planète Jupiter et de ses quatre satellites, ces fameuses « étoiles des Médicis » dont les dernières découvertes avaient révélé l’existence et qui avaient déterminé mon professeur allemand à m’envoyer en Italie, de façon que nous puissions nous faire une idée précise de leur importance par rapport à la position de la Terre dans l’Univers.

Il y avait fort peu de temps que j’étais arrivé et, si j’avais déjà aperçu ces étoiles plusieurs fois, je les avais toujours vues par temps voilé, car durant toute la période précédente, alors que le Maître luttait pour éviter d’aller à Rome, le ciel avait toujours été légèrement couvert.

Et voilà que, subitement, il apparaissait surnaturellement clair, maintenant que la décision était prise. C’était au point que nous pouvions nous attendre à une merveilleuse visibilité.

De fait, la planète apparut dans un triomphe, rayonnante, comme il se doit pour un astre royal, accompagnée de sa suite, ces fameuses « étoiles des Médicis » que je voyais alors pour la première fois en pleine clarté.

On eût dit que le ciel lui-même voulait apporter son témoignage au Maître : je ne m’étais jamais senti aussi emporté par la vérité de son enseignement que cette nuit-là – à moins que ce ne fût le voisinage de la jeune fille aimée qui amplifiât ainsi la réceptivité de mon esprit et de mes sens jusqu’à un enthousiasme délirant.

Elle aussi, l’adorée, je la sentais subjuguée par la même exaltation : quoiqu’elle restât sans bouger, l’œil fixé à la lunette, il me semblait entendre son cœur battre aussi fort que le mien. Sans la regarder, je la savais saisie de la même émotion que moi : nous sentions, nous pensions et nous apprenions à ce moment-là absolument la même chose.

Il est vrai que nous savions depuis longtemps ce que signifiaient ces étoiles, mais nous en prenions alors conscience dans un bouleversement de tout notre être, comme nous n’en avions jamais connu auparavant.

Ce fut l’instant où notre ancienne représentation du monde se décomposa une fois pour toutes, se brisa dans une chute silencieuse...

Pourquoi dis-je « se brisa », alors qu’en réalité elle n’avait jamais existé ? La Terre, où s’est accompli le drame d’une rédemption divine, ne se trouvait pas au centre de l’Univers, elle n’était qu’une simple petite planète qui tournait humblement autour du Soleil, flanquée de son unique lune, tout comme Jupiter et ses « étoiles des Médicis ». Une illusion millénaire s’en allait en fumée, comme un rideau de tulle en flammes, et nous, nous nous précipitions avec nos deux yeux, ou mieux avec tout ce que nous avions pensé et cru jusque-là, dans l’immensité nue de l’Univers.

Tout à coup, Diana poussa un cri – était-ce un cri de ravissement ou un cri d’horreur ? On ne pouvait lui imposer un sens ; c’était purement et simplement la voix de cet inexprimable qui nous était révélé. Ensuite, elle me prit les mains : c’était la première fois que nos épidermes se touchaient :

– C’est donc bien vrai, mon ami, s’écria-t-elle exaltée, c’est donc vrai ! Notre foi n’a plus sa place dans l’Univers, il ne reste plus que les lois éternelles et nous !...

L’instant d’après, elle était dans mes bras, sa poitrine serrée contre la mienne : elle avait fui l’immensité infinie de l’espace pour s’accrocher à moi. Et il me sembla tout à coup que cet infini de l’Univers s’était mué en l’infini de mon amour, avait changé son nom redoutable en un nom enivrant et bienheureux. Sanglotant, je ne pus que reconnaître mon anéantissement dans l’être aimé.

Mais Diana déjà s’était reprise. Elle passa ses deux mains dans ses cheveux en désordre et me jeta un regard où il y avait quelque chose de la rigueur des inflexibles lois célestes :

– Oh ! mon ami ! mon cher ami !... dit-elle sur un ton solennel, le sort en est jeté à présent : le Maître va être condamné, il est perdu.

Ce disant, elle me prit par les épaules, comme on saisit quelqu’un que l’on veut arracher à l’influence d’un rêve, Ses paroles pénétrèrent lentement en moi, mais elles me restaient absolument inintelligibles.

Ne venions-nous pas, en toute clarté, de constater ensemble la vérité de la nouvelle explication de l’Univers et du ciel ?... Comment condamner le Maître si cette explication était conforme à la réalité ? Il me semblait au contraire qu’il ne pourrait plus jamais avoir le dessous, alors que ses juges paraissaient d’ores et déjà vaincus. C’est ce que je lui dis.

Elle me flatta tendrement les cheveux et le front, comme on caresse un enfant, mais ses yeux ne perdaient rien de leur inflexibilité.

– C’est précisément parce que c’est la vérité qu’il sera condamné, répliqua-t-elle à voix très basse. Il doit l’être... Ne venons-nous pas de voir par nous-mêmes qu’il n’y a plus de place dans l’immensité pour le Dieu de notre foi ? À moins que tu ne puisses t’imaginer que le Fils de Dieu ait pu descendre du ciel pour les créatures de notre minuscule planète ?... l’Église ne peut pas, ne doit pas admettre cela, car...

Baissant encore la voix, chuchotant presque – elle poursuivit :

– C’est trop horrible !...

Elle tremblait d’effroi :

– Nous n’avons plus de Dieu pour s’occuper de nous, il ne nous reste plus que nous-mêmes !...

Puis elle ajouta, presque implorante :

– ... Plus que nous-mêmes, plus que nous-mêmes ! À présent l’homme devra être tout pour l’homme ! Mais qu’est-il, cet homme, et qu’adviendra-t-il de lui ?

C’est alors que je fus pris de terreur à mon tour ; les paroles de l’aimée commençaient à me donner froid dans le dos.

Issu d’une famille très croyante, j’étais toujours resté pieux (à présent que je ne le suis plus, je puis le dire sans me vanter), et je n’aurais jamais pu imaginer que la nouvelle image du monde qui venait de se lever à l’horizon de ma science pourrait porter préjudice à la foi – d’ailleurs, mon maître allemand était toujours resté bon chrétien, lui aussi :

– Diana, m’écriai-je hors de moi, comment peux-tu prononcer des paroles aussi terribles ?... Ne comprends-tu pas que tu fournis à l’Église, pour la condamnation du Maître, des arguments que lui-même ne lui a jamais procurés ? Ton oncle a toujours montré que l’on peut se rallier à la science nouvelle tout en restant chrétien...

– Le Maître se fait des illusions, insista-t-elle, mais l’Église ne se laissera pas abuser... Il faut qu’elle le condamne... Il n’y a pas de salut pour lui, sauf s’il abjure.

Mon angoisse allait croissant :

– Le Maître n’abjurera jamais, m’écriai-je, une telle trahison lui coûterait la félicité éternelle !

Elle eut un sourire mystérieux. Ses yeux, largement ouverts devant la grandeur de ce qui venait de nous être révélé, étaient du bleu nocturne des immensités célestes :

– Il n’y a plus de félicité éternelle, petit ami, dit-elle dans un souffle, et il n’y a plus de feu de l’enfer... Il n’y a que le feu où ils ont brûlé Giordano Bruno...

Mon effroi alors ne connut plus de bornes, car je venais de comprendre que les femmes ont parfois des intuitions. Ne prétendait-on pas qu’elles savaient voir l’avenir ?

Mon Dieu, si je ne l’avais tant aimée et adorée, je me serais enfui, tant son incroyance me faisait peur. Mais je ne pouvais évidemment pas lui échapper, car le comble de l’horreur ne pouvait effacer le ravissement que je ressentais auprès d’elle ; c’était au point que chaque mouvement d’épouvante qui s’emparait de mon âme se transformait à l’instant même en enchantement, tout comme de l’eau se vaporise au contact du feu.

Entre-temps, elle me fixa d’un regard pénétrant et singulièrement compréhensif :

– M’aimes-tu vraiment, petit ami ? demanda-t-elle.

Comme si elle n’avait pu prévoir ma réponse !

– Ai-je donc le droit de t’aimer ? m’écriai-je tremblant.

Elle répondit :

– Oui, tu en as le droit, j’ai tant besoin de ton amour... Aime-moi, de grâce, aime-moi !

Elle se jeta de nouveau dans mes bras. Et tout l’effroi qu’elle m’avait encore inspiré quelques instants auparavant s’évanouit. Je fermai en la couvrant de baisers mes lèvres prêtes à la réplique. Nous restâmes ainsi longtemps sans mot dire : l’étroit grenier, pour moi, était vraiment devenu « la porte du Ciel ».

 

 

 

 

QUELQUES jours plus tard, la catastrophe dont Diana avait eu la prescience se produisit. Avec d’autres élèves du Maître – de jeunes gentilshommes venus de divers pays – je me promenais dans le jardin de la villa du Très Vénéré ; en effet nous avions décidé d’un commun accord d’attendre son retour, persuadés qu’il allait revenir.

Tout à coup, nous vîmes un coupé de voyage entrer par le portail. La voiture s’arrêta devant la maison ; deux dames d’un certain âge et un jeune prêtre en descendirent.

Tandis que les premières appelaient madonna Adriana, la sœur du Maître, l’ecclésiastique s’approcha de nous et nous demanda, d’un ton poli, mais distant, si nous étions les disciples du savant. Puis il nous informa brièvement et avec discrétion que son supérieur – il dit alors le nom de ce cardinal que nous tenions pour le protecteur du Maître – l’avait chargé de nous donner le conseil, pour ne pas dire l’ordre, de nous disperser au plus vite sans faire d’éclat et de prendre nos dispositions pour retourner chacun dans notre pays, auprès de notre famille.

Cette déclaration nous émut profondément, car on pouvait en déduire que les affaires de notre Maître allaient mal...

En réalité, on l’avait déjà conduit au palais de l’Inquisition. D’abord nous fûmes tous comme frappés de la foudre, puis nous assaillîmes le jeune prêtre de nos questions.

Mais son visage se ferma : en quelques phrases courtes et sévères, il nous rappela qu’aucun renseignement ne saurait être donné sur les travaux et les décrets du Saint-Office.

Nous ne savions d’ailleurs que trop bien qu’il en était ainsi. La peur qu’inspirait l’Inquisition ne venait-elle pas précisément de ce silence impénétrable qui planait sur ses délibérations ?

Tandis que nous restions là, muets de terreur, Diana apparut à la porte de la villa et me fit signe de la rejoindre :

– Mon ami, dit-elle d’une voix calme, ce que je t’ai dit est arrivé : le Maître est aux mains de l’Inquisition. Le cardinal vous a donné le conseil de fuir, à tes camarades et à toi, obéis-lui de façon à sauver l’œuvre du Maître. Quant à moi, on me réclame à Rome, il faut nous séparer...

À ces mots, je pâlis : le cardinal faisait venir Diana à Rome...

Qu’est-ce que cela signifiait ? Pourquoi les ordres n’étaient-il pas les mêmes pour elle que pour nous, les élèves, que l’on voulait manifestement arracher aux griffes du tribunal en les renvoyant dans leur pays ?

Cette convocation à Rome supposait-elle une comparution de Diana devant le tribunal ? Avait-elle été accusée, elle aussi ? Aurait-elle à se défendre comme le Maître ?

Elle devina mes pensées et secoua la tête :

– Non, dit-elle, au contraire, on me traite exactement comme vous : on me rappelle dans mon pays et dans ma famille.

– Dans ta famille, dans ton pays ? répondis-je sans avoir compris. N’es-tu donc pas la nièce du Maître, sa maison n’est-elle pas la tienne ?

Elle secoua de nouveau la tête, mais tout en mettant un doigt sur sa bouche, car on entendait de l’intérieur de la villa les voix des dames étrangères.

Madonna Adriana vint demander à Diana de l’aider à emballer ses affaires, les dames ayant décidé de partir avec elle dans une heure.

Elle répondit qu’elle serait bientôt prête, puis, de nouveau seule avec moi, elle me répéta qu’il me fallait fuir à l’étranger pour sauver l’œuvre du Maître.

– Et toi, demandai-je, qu’adviendra-t-il de toi ?

– Je resterai non loin de notre Maître et, si les choses tournent très mal, je suis décidée à partager son destin.

– C’est donc que tu as tout de même été dénoncée à l’Inquisition ?...

– Non, répondit-elle, au contraire. Le cardinal me protégera. Quant à toi, il ne pourra t’aider que si tu lui obéis. Adieu, petit ami, il faut nous séparer...

Je ne pus maîtriser mon indignation.

– Non, je ne te quitterai pas. Ne m’as-tu pas permis de t’aimer ?... N’est-ce pas toi-même qui me l’as demandé ? Et même si c’est le désespoir et la solitude qui t’ont jetée dans mes bras, que m’importe ?... Je t’aime, et si tu veux partager la destinée du Maître, je veux partager la tienne !

Elle ne put me répondre, car madonna Adriana revenait déjà pour lui demander de se hâter. Elle la suivit dans la maison, tandis que je prenais à mon tour mes dispositions pour le départ.

Lorsque, une heure plus tard, les deux dames remontèrent dans la voiture avec Diana, nous étions déjà à cheval, mon valet et moi, prêts à les suivre.

Mais des protestations s’élevèrent : les deux dames se concertèrent à voix basse avec l’abbé, qui se dirigea ensuite vers moi pour me rappeler avec politesse, mais fermeté, que j’avais à obéir au cardinal et à m’en retourner dans mon pays.

J’essayai en vain de lui faire admettre que nous serions, mon valet et moi, des protecteurs tout trouvés pour des femmes en voyage.

Pour mettre fin à la discussion, je me décidai à laisser partir la voiture seule, mais à la suivre à une certaine distance.

Certes, mon stratagème fut découvert dès la frontière des États de l’Église, où l’on devait changer de chevaux et montrer ses passeports.

C’est alors que l’indignation des voyageurs au sujet de ma désobéissance ne connut plus de bornes.

Naturellement, j’avais mille questions brûlantes dans le cœur ; mais dès que je faisais mine de m’approcher de Diana durant notre arrêt au poste-frontière, les deux dames l’entouraient comme deux mères poules excitées qui protègent leur poussin menacé.

Quant à l’abbé, il m’ignorait. Je fis alors des vœux on ne peut plus téméraires : je souhaitai une incursion des bandits des États du pape, un accident de voiture, une attaque par les taureaux sauvages de Campanie ; tout m’aurait été bon, pourvu que cela m’eût donné l’occasion de protéger Diana. Mon jeune esprit s’enivrait littéralement de ces écarts de mon imagination.

Et, de fait, quelques milles à peine après la frontière, je m’aperçus que le roulement de la voiture, cachée à ma vue, depuis un instant, au tournant d’un bois, s’était arrêté soudain ; il s’était ensuivi un terrible vacarme et des appels au secours déchirants.

Nous éperonnâmes nos chevaux, mon serviteur et moi et, sortis du tournant, nous vîmes quelques individus à la mine patibulaire qui avaient déjà jeté, les bagages à terre et fait descendre les voyageurs.

Nous tirâmes des coups de pistolet, ce qui fit immédiatement disparaître cette racaille dans l’épaisseur du bois, comme si la terre se fût ouverte pour l’engloutir.

Tandis que mon valet aidait le cocher des dames à recharger les bagages, je réussis enfin à parler quelques instants à Diana sans être dérangé.

– Je savais que tu me suivrais, dit-elle, et j’ai beaucoup tremblé pour toi, mais cette agression a été pour nous une chance inattendue. À présent, le cardinal te recevra avec la plus grande bienveillance et essayera de te protéger, car il m’aime beaucoup : dis-lui tout ce que tu m’as dit à la porte du Ciel. Fais-lui comprendre que l’on peut se rallier à la nouvelle explication du monde tout en restant fidèle à l’Église... Tu ne pourrais pas rendre au Maître un plus grand service, tout en te sauvant toi-même. Ne sois pas triste si nous devons d’abord nous séparer à Rome : ce qui importe, ce n’est pas que tu me parles à moi, mais que tu parles au cardinal...

Durant la fin du voyage, les deux dames aussi bien que le jeune prêtre se comportèrent tout différemment à mon égard.

Les premières ne cessaient de louer la Providence qui m’avait envoyé à leur aide en temps voulu, tandis que l’abbé se déclarait prêt, non seulement à me trouver un gîte à Rome, mais aussi à m’introduire chez son maître le cardinal, qui tiendrait par-dessus tout à me remercier d’avoir protégé madonna Diana. C’est ainsi que nous arrivâmes à Rome bons amis...

Il y eut d’abord quelques jours d’attente dont je profitai pour apprendre à connaître la Ville éternelle.

Tout Rome était alors sous l’impression de l’entrée féerique que venait d’y faire le nouvel ambassadeur de Pologne auprès du Saint-Siège.

On ne parlait que des sabots garnis d’or, des caparaçons pourpres richement brodés de ses chevaux arabes et de l’équipement d’argent des cavaliers.

Je ne pouvais assez m’étonner de la curiosité que manifestaient les habitants de la ville sainte et de leur façon toute mondaine de parader.

J’appris aussi, par l’ambassadeur de mon souverain, auquel je me hâtai d’aller me présenter, que les cardinaux s’illustraient en organisant des spectacles magnifiques et d’excellents concerts.

Bref, cette Rome que je m’étais représentée parée du sombre éclat de l’ardeur religieuse, palpitait de toute la beauté et de toute la joie du monde. Partout on construisait des édifices luxueux en se servant de pierres arrachées aux ruines des palais et des thermes antiques. Le bas peuple regardait tout cela bouche bée et semblait y prendre plaisir.

Je vis aussi des fontaines ravissantes, décorées des dieux de pierre du paganisme se précipitant dans les eaux bouillonnantes avec leurs cornes en coquillages, tandis que des petits garçons bien vivants chevauchaient avec des cris d’allégresse les dauphins de marbre.

Puis j’étais de nouveau fasciné par les cavalcades de la noblesse papale, et particulièrement par celles des neveux du pape régnant dont on m’avait dit que – après leur illustre parent – ils étaient les seigneurs les plus puissants de Rome.

Moi qui venais d’une Allemagne famélique, écartelée par une guerre de religion qui avait duré des dizaines d’années, tout ce luxe me sembla d’abord, quelque peu surprenant, d’autant plus que je constatai que personne ne se souciait des amères souffrances de ma patrie.

Même le jeune prêtre, mon compagnon de voyage, qui, entre-temps, s’était présenté à moi comme le chapelain du cardinal et s’entremettait pour m’obtenir une audience, m’écoutait avec une distraction manifeste quand je lui parlais de la grande guerre allemande.

D’autre part, cette atmosphère enjouée et mondaine me rassurait un tant soit peu quand, par exemple, je pensais au destin de mon Maître ; en effet, une Rome à ce point plongée dans les fêtes et dans le luxe pouvait-elle prendre l’Inquisition tellement au sérieux qu’on me l’avait dit ?

Cependant le jeune abbé avait tenu parole : au bout de quelques jours, je reçus l’invitation de me rendre auprès de Son Éminence.

Je m’étais attendu à rencontrer dans son palais de joyeuses compagnies de chanteurs et de comédiens. Il n’en fut rien. Les pièces qu’on me fit traverser étaient sévères et délaissées. Il y flottait ce souffle de tristesse et de renoncement que je me rappelais avoir trouvé dans les appartements des princes de l’Église de mon pays où mon père avait ses entrées et où il m’emmenait parfois.

En fin de compte, on m’introduisit dans une pièce qui était remplie des instruments les plus divers et les plus familiers pour moi. Il y avait même un globe sur la table ; des cartes où étaient dessinées des constellations s’y trouvaient déroulées.

Sans aucun doute possible, l’homme qui hantait cette salle s’intéressait à la science que j’étais venu apprendre en Italie.

Puis le cardinal entra. Comme je m’y était attendu, c’était un grand seigneur de la tête aux pieds. Sa figure reflétait à la fois la hardiesse et la réserve. Sa barbe taillée en pointe à la mode du temps lui donnait quelque chose de mondain qui me faisait penser aux généraux de la grande guerre d’Allemagne.

Mais ce ne fut pas ce détail qui me surprit le plus à sa vue : ce fut bien plutôt une ressemblance des yeux et du front qui m’émut au point que j’arrivai à peine à me ressaisir. Si j’avais revu Diana à l’improviste, je n’en aurais pas été plus décontenancé.

Quand il m’eut tendu la main pour baiser son anneau, le cardinal m’adressa la parole avec une amabilité chaleureuse de gentilhomme. Il m’affirma qu’il aurait dû, en principe, m’en vouloir de ne pas avoir suivi son conseil bienveillant et d’être venu à Rome au lieu de rentrer dans mon pays.

Mais il ajouta que la gratitude dont il m’était redevable pour avoir protégé sa nièce primait tout et qu’il n’avait pas l’intention de m’en frustrer...

– Parfois, remarqua-t-il, le Ciel, pour arriver à ses fins, fait son instrument même d’un indocile et je n’ai pas l’intention d’être moins généreux que lui...

Quand il avait fait allusion à sa nièce, son visage de prince de l’Église avait pris une expression douce et même tendre qui nuisait peut-être à son personnage de prêtre, mais qui n’en rendait l’homme que plus séduisant.

Il poursuivit :

– Toujours est-il que la menace qui m’avait contraint de vous demander de vous en aller existe toujours. À présent que vous êtes à Rome, il n’y a pour vous, qui êtes connu en tant qu’élève du Maître, qu’une seule façon de tourner certaines difficultés, c’est de chercher asile dans ma maison... J’espère que cela ne vous ennuiera pas de passer pendant quelque temps pour mon secrétaire, d’autant plus que l’installation de cette pièce a dû vous faire comprendre que l’amour des étoiles professé par ma nièce est un héritage de famille.

À ces derniers mots, une expression très humaine de tendresse passa de nouveau sur ses traits.

– Quant à moi, conclut-il, je serai heureux de votre présence, car j’ai appris que vous êtes aussi l’élève d’un professeur allemand des plus célèbres, au sujet duquel j’aimerais bien avoir quelques précisions.

Cette dernière remarque de mon interlocuteur me frappa tout particulièrement : ne trahissait-elle pas, en effet, une certaine communauté de pensée entre le cardinal et mon Maître actuel ? Il sembla lire ma pensée dans mes yeux, car il ajouta brusque ment :

– Eh oui ! Il s’agit là de grandes hypothèses, mon jeune ami, d’hypothèses bien téméraires...

Par ces mots, on eût dit qu’il voulait me suggérer le sens dans lequel je devais orienter mes propos. Mais, immédiatement après, il m’entraîna dans une discussion si animée sur les hypothèses en question que je fus tenté de le croire aussi pénétré que moi-même de la vérité des enseignements de mon Maître.

C’est ainsi que je fus accueilli dans la maison du cardinal. Tout comme j’avais travaillé jusque-là avec les appareils de mon professeur, je fis des observations avec les siens.

J’avais d’ailleurs l’autorisation de m’en servir à ma guise et, chose plus significative encore, je pouvais noter les résultats de mes travaux et, à l’occasion, les communiquer à mon hôte.

C’est ainsi que je constatai qu’il m’était possible de lui parler sans aucune contrainte de la science de mon Maître ; je dirai même que le cardinal, suscitait littéralement cette liberté de ton, qu’il m’écoutait sans me contredire et qu’il allait jusqu’à trouver parfois quelque mot plaisant pour appuyer ma démonstration.

Il me dit un jour :

– Je me demande s’il ne sera pas salutaire pour les hommes, si orgueilleux, de penser que leur Terre n’occupe pas le centre de l’Univers et n’est qu’une misérable petite étoile...

Et si, comme en guise d’avertissement, il jetait de temps à autres dans notre conversation les mots de « grandes hypothèses », il ne m’en contredisait jamais pour autant. Néanmoins, quand j’essayais de glisser de la science du Maître à ce qui lui arrivait, il coupait court immédiatement et, quoiqu’il fût trop homme du monde pour me froisser en m’imposant silence, il ne m’en fit pas moins comprendre qu’il y avait là une limite que je ne devais pas franchir.

Quant à Diana, je n’en avais aucune nouvelle. À mon désir d’aller lui rendre visite ainsi qu’à ses deux compagnes de voyage, le chapelain répondit par une opposition discrète, mais ferme, rappelant que je ne devais quitter le palais de Son Éminence sous aucun prétexte. Peu à peu, je compris que je n’étais en quelque sorte qu’un prisonnier, que j’étais peut-être même sous la surveillance de l’Inquisition.

Sans doute Diana était-elle dans une situation analogue à la mienne, en tant qu’élève du Maître, sauf que nous devions à la générosité de notre protecteur une détention en quelque sorte chevaleresque. Car, s’il m’était défendu d’en sortir, je jouissais, à l’intérieur du palais, de la plus grande liberté de mouvement et je n’étais en rien contraint de me tenir caché. Tous les matins, j’entendais la messe que le cardinal célébrait dans sa chapelle privée en présence d’un certain nombre de gens de qualité, habitants des palais voisins.

Souvent, il m’invitait à sa table, où la conversation avait tôt fait de s’orienter vers ma spécialité.

C’est ainsi que je pus constater avec un étonnement croissant que mon Maître ne manquait pas de protecteurs dans le haut clergé.

En vérité, j’arrivais difficilement à m’imaginer qu’il pût exister une Inquisition au sein de cette société romaine noble et éclairée, et s’il arrivait que la fin de Giordano Bruno, évoquée par Diana à la porte du Ciel, me revint à l’esprit, j’avais peine à y croire.

Il faut dire qu’au cours de ces repas, l’on ne se dissimulait pas les réserves que l’Église avait formulées contre les découvertes de la science nouvelle.

Pour ma part, j’étais heureux de pouvoir profiter de ces objections qui me donnaient l’occasion d’affirmer avec force qu’une vérité ne saurait en aucun cas en contredire une autre. J’en arrivais alors à proclamer du ton le plus chaleureux que le Créateur nous apparaîtrait beaucoup plus grand du fait de la nouvelle description du ciel.

On m’écoutait sans rien dire, mais, à ce qu’il me semblait, non sans sympathie. Dans mon inexpérience juvénile, je ne devinais pas que ces propos de table étaient une manière d’interrogatoire : je me donnais à cœur joie au sentiment de venir en aide à mon Vénéré Maître, tout en méritant les louanges de Diana.

Cet état d’esprit était même arrivé à conférer à ces conversations un charme secret et permettait à mon jeune cœur de satisfaire mystiquement son chaste amour, au point que je parvenais à surmonter en esprit les effets de la séparation de ma bien-aimée.

Le cardinal contribuait lui-même pour beaucoup à cet enchantement caché : j’avais appris que Diana était l’enfant de sa sœur, la seule femme au monde qu’il eût vénérée et aimée sans réserves et qu’il continuait à aimer en la personne de sa fille.

Il n’avait pas d’ambitions de famille comme les autres cardinaux, et le doux amour d’un caractère paternel qu’il ressentait à l’égard de cette nièce ne lui était pas une occasion de magnificence ni l’ostentation ; ce sentiment ne l’avait jamais poussé à échafauder des plans ambitieux de mariage.

Avec beaucoup de compréhension et sans égoïsme, il avait cédé à ce désir d’apprendre que l’« amour des étoiles », selon sa propre expression, avait inspiré à la jeune fille. Il l’avait confiée à notre Maître, en demandant, il est vrai, que, pour des raisons de convenance, elle se fît passer pour une parente.

Mais revenons aux propos échangés à la table de mon hôte. Un jour que j’avais été invité une fois de plus, je remarquai parmi les convives – des membres du haut clergé – un prêtre presque pauvrement vêtu et d’allure extrêmement ascétique. Je le tins pour un de ces très pauvres ecclésiastiques sans prébende qui étaient légion à Rome et je pensai que le cardinal l’avait invité par bonté d’âme.

Il prit son repas sans mot dire et ne se mêla pas à la conversation qui, une fois de plus, roulait sur notre sujet d’élection. Pourtant, je remarquai que l’entrain n’était pas celui des autres jours : pour une raison qui me restait obscure, l’atmosphère était quelque peu guindée.

– C’est entendu, me dit l’un des prélats, je veux bien admettre comme vous que notre foi au Créateur peut acquérir plus de majesté et plus de magnificence du fait de la nouvelle conception du monde. Mais que devient la Rédemption dans tout cela ? Est-il concevable que Dieu ait envoyé son fils unique sur notre Terre qui, à en croire votre Maître, ne serait qu’une petite étoile parmi des millions d’autres ?

– Par la Rédemption, Dieu s’est manifesté dans l’homme, répondis-je. Notre foi en cette Rédemption ne saurait être ébranlée par des considérations d’astronomie, elle ne pourrait l’être que si l’homme ne répondait pas à sa mission.

À ces mots, notre ascète silencieux leva la tête :

– Vous avez raison, jeune homme, intervint-il, mais l’homme est faible : il ne devrait pas tenter d’arracher à Dieu des mystères que nous dérobe son infinie sagesse.

Il avait prononcé ces mots d’une voix douce, presque frêle. N’empêche que tous les autres se turent immédiatement ; on aurait dit qu’ils retenaient leur souffle.

– Nous n’interrogeons pas Dieu, répondis-je, nous interrogeons la nature.

– La nature, reprit l’ascète, est païenne. Le grand Aristote savait comment il faut se comporter avec elle. Il mérite notre gratitude, car où irions-nous si chacun s’avisait de poursuivre des recherches de son propre chef ? Il y a cent ans, quelqu’un a étudié ainsi la Bible : il en est résulté une rupture au sein de l’Église. À présent, je crains qu’il ne se produise une autre scission entre le monde de Dieu et le monde de l’homme... N’avez-vous jamais craint d’être trompé, mon jeune ami ?

Je répondis :

– Nos appareils et nos instruments sont honnêtes, ils ne nous abusent pas ; ils sont dépourvus de crainte aussi bien que d’ambition ; ils disent la vérité.

– Mais vos thèses sont en opposition avec l’Écriture Sainte, reprit mon interlocuteur. Il est écrit dans la Bible : « Soleil, arrête-toi », et non pas : « Terre, arrête-toi ».

– Je ne sais pas ce qu’il faut entendre par là, répondis-je en toute franchise. La Bible n’est pas un manuel de sciences naturelles. Je sais que Dieu est et restera le maître de la création, quelle que soit l’image que je m’en ferai ou que je ne m’en ferai pas.

– Bravo, intervint le cardinal, la nouvelle image du monde ne sera pas dangereuse pour une telle jeunesse !

Ce disant, il s’était tourné vers l’ascète.

– Et même si elle pouvait lui faire courir un danger, m’écriai-je avec passion, ne faudrait-il pas malgré tout donner la préférence à la vérité ?

À ces paroles, le cardinal se reprit :

– C’est là qu’est tout le problème, dit-il hésitant, sauf que la question peut se poser un peu différemment : une chose qui se trouve en opposition avec la foi peut-elle être la vérité ?

Je m’apprêtais à répondre : « La vérité peut-elle être en opposition avec la foi ? » quand l’ascète reprit la parole :

– C’est à l’Église seule qu’il appartenait de dire où est la vérité, me dit-il avec un regard sévère.

Je me tus, tandis que toute l’assistance gardait un silence déférent.

Ce soir-là, le jeune chapelain du cardinal me dit :

– Savez-vous qu’aujourd’hui vous avez pour ainsi dire comparu devant l’Inquisition ?... Le convive silencieux n’était autre que le censeur du Saint-Office.

– Ai-je fait du tort à mon Maître ? demandai-je effrayé.

Il mit le doigt sur sa bouche ; mais il me sembla toutefois qu’il était plein de confiance.

À la même époque, une petite chance de revoir Diana se dessina. En effet, un matin à la messe, je remarquai parmi l’assistance ses deux compagnes de voyage.

Après l’office, je me rapprochai d’elles et la façon dont elles m’accueillirent me prouva que je leur étais toujours sympathique.

Avec une véhémence qui agitait violemment leurs mantilles de dentelle noire, elles me chuchotèrent que Diana vivait chez elles et qu’elle se portait fort bien malgré la retraite qui lui était imposée.

Elles ajoutèrent que le mystère qui enveloppait leur protégée serait bientôt dissipé, quand un certain plan ébauché par le cardinal serait sur le point de se réaliser.

Puis elles me présentèrent à un jeune marquis français qu’elles disaient leur parent, sans oublier d’ailleurs de spécifier que je les avais secourues au cours de leur voyage. Le jeune Français me tendit la main avec quelque hauteur.

Quelque imprécises qu’eussent été les allusions des deux dames, je n’en vivais pas moins dans une attente pleine d’espoir.

D’ailleurs l’énigme devait bientôt se résoudre.

Quelques jours plus tard, alors que j’avais été de nouveau invité à dîner, je rencontrai le cardinal sur un balcon du palais, occupé à régler la lunette pour le marquis. Dès qu’il me vit, il m’accueillit ainsi :

– Nous célébrons ce soir les fiançailles de ma nièce, une petite fête à laquelle vous ne sauriez manquer, cher ami, d’autant plus que nous vous devons en grande partie de pouvoir la célébrer.

À cette allusion évidente à mon rôle de protecteur, il se tourna vers le marquis. Celui-ci me tendit de nouveau la main à sa manière quelque peu distante.

Dieu sait si je m’étais jamais imaginé posséder le moindre droit sur mon aimée, à plus forte raison n’avais-je jamais pensé à en faire ma femme.

Je ne me serais pas représenté ma reine des étoiles, mon Uranie, comme je l’appelais dans mes transports d’exaltation juvénile, sous l’aspect d’une femme mariée. L’annonce que venait de me faire le cardinal me frappa comme la foudre. J’essayai en vain de prononcer les paroles que l’on attendait manifestement de moi.

Mais déjà la porte s’ouvrait et Diana faisait son entrée sous la conduite de ses deux compagnes habituelles.

Elle portait comme celles-ci la belle robe de cour que l’étiquette romaine imposait aux femmes, avec la mantille de dentelle noire sous laquelle sa figure semblait mince, pâle et passionnée.

Le cardinal alla au-devant d’elle, lui prit la main et la conduisit au marquis avec des façons paternelles :

– Ma chère nièce, dit-il, voici le mari que je t’ai choisi. Dieu veuille bénir votre future union !

C’est alors que quelque chose d’inouï, d’inattendu, se produisit.

Diana, qui avait pâli en écoutant le cardinal, retira sa main :

– Éminence, dit-elle, tandis que sa figure reflétait la fierté, la dignité et cette inflexibilité que je lui avais déjà vue à la porte du Ciel, je ne puis me plier à votre volonté, j’ai déjà choisi mon destin : il n’y a qu’un seul homme sur cette terre que je serais prête à suivre jusqu’au bout du monde – serait-ce en prison et au dernier supplice.

Je ne me rappelle pas si elle a prononcé effectivement ces derniers mots, ou s’ils ont été recueillis dans mon cœur, venant du fond du sien.

Tout ce que je sais, c’est que j’eus l’impression que mes yeux s’ouvraient :

« Elle aime le Maître, me dis-je, le prisonnier peut-être menacé de mort ! »

Et c’était comme si j’avais toujours su qu’elle l’aimait, lui, et lui seul.

C’était là que résidait le charme indicible de toute sa personne – mon amour l’avait pressenti – comme le parfum de la fleur unique éclose au sein de nos deux êtres.

Nous étions tous comme paralysés par le refus de Diana. Le cardinal, avec le calme de l’homme du monde qui se domine, se tourna vers le jeune Français en disant :

– Nous avons effrayé ma nièce, monsieur le marquis, nous avons été trop brusques. Je vous prie d’excuser un homme d’Église fort mal préparé à jouer le rôle du père d’une jeune personne.

– C’est plutôt à moi de vous présenter mes excuses, répondit le marquis, je n’ai pas l’habitude d’essuyer des refus.

Il s’inclina avec froideur et quitta la pièce. Sur un signe de la main de Son Éminence, les deux dames, visiblement épouvantées, le suivirent, sans doute pour aller le calmer. Je m’attendais à être également congédié, mais le cardinal m’avait manifestement oublié.

– Mon enfant, dit-il à Diana, comprends-tu que ta position à Rome n’est pas sans risques ? Le marquis t’offre la protection de son nom et de son pays... Tu viens de bouleverser un plan qui m’était précieux pour ta sécurité et ton avenir. Nous aurons du mal à le reprendre.

– Surtout n’essayez pas, Éminence..., s’écria-t-elle, passionnée... Je vous en supplie, ne le faites pas... Ce serait en vain. Vous n’avez aucun pouvoir sur mon destin.

Il la regardait, comprenant de moins en moins :

– Me refuserais-tu le droit de veiller sur ton avenir, Diana ? dit-il gravement. Jusqu’à présent les filles de la Rome chrétienne ne demandaient pas à choisir elles-mêmes leur époux. Comment as-tu pu en arriver à une telle insubordination ?

Elle ne répondit rien, mais une impression de puissance terrible se dégageait de son silence. Le cardinal ne la quittait pas des yeux.

Soudain, son regard devint lucide au point d’en être inquiétant : il avait compris, sans aucun doute, que Diana ne comptait plus parmi les filles de la Rome chrétienne.

Sans transition, il demanda :

– As-tu déjà vu les « étoiles des Médicis », Diana ?

Puis, sans attendre la réponse, il se tourna vers la lunette qu’il avait préparée pour le marquis et fit signe à Diana d’approcher.

Elle se mit tout à coup à trembler, tandis que sa figure reprenait son expression inflexible de la porte du Ciel.

Une peur sans nom me saisit : je compris que nous étions presque au bord du gouffre, que Diana était capable d’avouer à son oncle qu’elle n’avait plus la foi. Était-elle devenue folle ? Tout autre à ma place l’aurait cru, mais moi j’étais mieux placé pour comprendre.

Elle cherchait toutes les occasions possibles pour anéantir ce projet de mariage qu’elle haïssait... Elle préférait encore tomber dans les griffes de l’Inquisition. Mais ne comprenait-elle donc pas qu’elle condamnait en même temps notre cher Maître ? Il est vrai qu’elle n’avait jamais pensé qu’il s’en tirerait...

Son incroyance était encore plus effrayante que je ne l’avais supposé... C’était tout simplement une forme de désespoir.

Je compris à ce moment-là, pour la première fois, qu’abandonner la foi en Dieu signifiait renoncer à la source même de la vie... renoncer à la vie elle-même.

Elle s’était approchée de la lunette que le cardinal avait réglée. Elle y jeta un regard en tremblant de plus en plus.

On aurait dit qu’une tempête silencieuse venue du tréfonds de l’Univers s’acharnait contre un jeune arbre déjà déraciné. Elle s’y abandonna sans résistance : lentement, presque solennellement, elle se couvrit le visage de ses mains. Ce geste signifiait un aveu. Le cardinal avait compris :

– Pourquoi les étoiles te font-elle peur, mon enfant ? dit-il doucement. Le froid et l’infini du Grand Tout te font-ils frissonner ? N’y trouves-tu plus Dieu, le père de l’Univers, tout comme tu ne me reconnais plus moi-même ?

Nous étions à présent au bord du précipice qui allait engloutir d’un moment à l’autre tout ce que j’avais fait pour que, dans cette maison, l’on eût confiance en notre Maître.

Mais le cardinal disait déjà :

– Penses-tu, Diana, que l’infini, là-haut, pourrait dévorer ta foi ? Est-ce un Univers sans Dieu que tu crois apercevoir et auquel tu te rallies ? Mais alors, l’œuvre de ton Maître et ton Maître lui-même seraient effectivement hostiles à l’Église. Nous avons donc raison de le traduire en jugement, lui qui mérite d’être condamné ?...

C’était la première fois que le prélat, en ma présence, faisait allusion au procès.

– Réponds-moi, mon enfant, supplia-t-il.

Le ton n’avait aucune sévérité, mais il s’imposait sans rémission.

Je me souvins tout à coup que ce prince de l’Église avait sévèrement interdit la question dans les procès de l’Inquisition, parce qu’il obtenait facilement tous les aveux possibles par la seule force de sa personnalité et de son vouloir.

En cette circonstance, il n’en aurait pas eu besoin, car Diana ne demandait qu’à avouer. Elle se redressa, comme transformée, libérée :

– Et s’il en était ainsi, Éminence, dit-elle avec flamme, si l’on devait réellement constater que notre Maître est un ennemi de l’Église, cette Église ne devrait-elle pas alors serrer cet adversaire sur son cœur, l’aimer ?... Ne serait-ce pas la seule vraie manière qui lui resterait de surmonter l’apostasie et en même temps la seule façon d’agir en fonction des enseignements de Celui dont elle croit être la représentante sur terre ?

Il répliqua :

– Mon enfant, même quand elle juge, l’Église aime, mais toi, tu n’as pas qualité pour la juger.

À ce moment-là, elle fut comme possédée du démon. Cela fut prompt comme la foudre et parut venir du fond des espaces infinis. Sa douleur d’avoir perdu la foi s’était changée en haine :

– C’est donc par amour que vous avez brûlé Giordano Bruno, s’écria-t-elle. Dans ce cas, je suis bien contente de m’être libérée de vous ! En vérité, un jour viendra où vous subirez le même sort... Cette science que vous persécutez vous anéantira !

À ces mots, le cardinal était devenu pâle comme la mort :

– Tu as raison, mon enfant, dit-il, tu as parfaitement raison : quand la foi en Dieu se sera éteinte, le monde ne craindra plus rien.

Il hésita un instant.

Il se préparait, j’en avais le sentiment, à prendre une décision qui, à en juger par ce qui venait de se passer, serait sans appel.

– Éminence, dis-je, m’avançant les mains jointes, ayez pitié de votre nièce, pardonnez-lui... Car si elle n’a pas encore assimilé la nouvelle conception du monde...

Je voulais ajouter : «... elle y arrivera bientôt... », mais il ne me laissa pas terminer ma phrase, m’imposant le silence d’un geste impérieux de la main.

Il ne s’intéressait plus à présent à mes exaltations juvéniles ; il n’était plus l’ami de notre science ni le tendre tuteur de Diana, mais exclusivement le prince de l’Église :

– Vous avez raison, vous aussi, mon ami, dit-il avec calme, ma nièce n’a pas assimilé l’orientation nouvelle de la science. Elle ne l’assimilera jamais, car l’homme en général ne saurait le faire. Conduisez madonna Diana jusqu’à sa chaise à porteurs, ses compagnes doivent l’attendre.

Je remarquai qu’il ne lui tendit pas son anneau à baiser et qu’il omit de la bénir.

Elle ne fit aucune tentative pour obtenir cette bénédiction... Peut-être ne s’aperçut-elle même pas qu’elle ne l’avait pas reçue.

Elle était hors d’elle, épuisée jusqu’à défaillir. Elle se laissa emmener par moi sans la moindre résistance.

 

 

 

 

QUAND nous sortîmes du palais, il n’y avait pas de chaise à porteurs en vue.

Je m’adressai au portier qui m’apprit que les dames s’étaient déjà fait reconduire, non sans promettre de renvoyer bientôt la chaise.

Pendant ce temps, Diana s’était réfugiée au fond de la cour où, comme dans toutes les cours romaines, flottait l’âcre senteur des lauriers. Je la suivis non sans inquiétude : n’allait-elle pas, ne devait-elle pas subir à présent un réveil qui menaçait d’être terrible ?

Mes craintes étaient sans fondement : sa figure, qu’elle avait tournée vers moi, baignée de clair de lune, portait la marque d’une joie voisine de l’ivresse :

– Je suis libre, je suis libre, murmura-t-elle hors d’haleine, j’ai détruit cet horrible projet de mariage ! Le cardinal ne peut plus offrir une hérétique comme épouse au marquis... c’était cela que je voulais, c’était cela !... Réjouis-toi avec moi, petit amie, je t’en prie, réjouis-toi !...

– Je ne puis pas me réjouir, répondis-je. Ô Diana, comment as-tu pu prendre un tel risque ? Si je ne savais l’amour que le cardinal te porte, je mourrais de peur pour toi...

Elle ne s’émut pas de ces dernières paroles... De nouveau, je fus frappé par l’expression d’ivresse de son regard :

– Crois-tu que j’aie envie de vivre en sécurité quand le Maître court à sa ruine ? me demanda-t-elle.

Je lui répondis que je croyais toujours qu’il serait sauvé, précisément en raison de ce que j’avais dit moi-même au cardinal sur la science nouvelle et l’intangibilité de notre foi. Comme elle l’avait fait à la porte du Ciel, elle caressa tendrement mon front et mes cheveux :

– Tu n’as pas changé, candide petit ami ! Surtout reste comme tu es, reste-le ; cherche ton salut auprès du cardinal : l’un de nous doit être sauvé pour continuer l’œuvre du Maître. Je te l’ai déjà dit là-bas. Cette œuvre ne devra jamais être anéantie : ta mission consiste à la léguer à la postérité. Promets-moi de le faire.

– Je te promets tout ce que tu désires, mon aimée, balbutiai-je, mais...

– Pourquoi m’appelles-tu « mon aimée » ? interrompit-elle. Ne sais-tu pas à présent que mon cœur appartient à un autre ?

– J’ai toujours su que je n’avais aucun droit sur toi, mais cela ne m’a jamais empêché de t’aimer... Ne comprends-tu pas la félicité que dispense le don gratuit de son cœur ?

– Oh ! si, dit-elle à voix basse, oh ! si, je le comprends... Le Maître ne m’aime pas non plus, il n’aime que ces étoiles, et c’est bien ainsi pour lui et pour moi. Mais toi, petit ami, tu mérites autre chose !...

De nouveau, elle me flatta doucement les cheveux.

– Non, répliquai-je avec passion, je ne désire rien d’autre... J’aime mon bonheur mystérieux qui ressemble au tien : nous sommes tous deux à l’abri des déceptions...

Elle me considéra de ses grands yeux chargés de tendresse :

– Que ce que tu dis est bon, murmura-t-elle, et comme je t’ai mal compris ! Pardonne-moi de ne pas t’avoir mieux jugé : nous voilà donc frère et sœur par notre amour... Oui, au milieu des autres humains qui ne nous comprendront jamais, nous sommes si proches l’un de l’autre, nous qui gaspillons nos cœurs... Car l’amour de la plupart est si brutal et si trouble ! Mais toi, tu es mon frère...

Elle m’enlaça de nouveau, comme à la porte du Ciel, et à mon tour je l’entourai de mes bras. Et il me sembla que notre amour non seulement nous donnait un bonheur fraternel, mais qu’il nous mettait hors d’atteinte de notre destin.

Nous ne fûmes tirés de notre extase que par un bruit de pas qui se rapprochait. Un serviteur nous annonça que la chaise à porteurs était là.

Mais nous constatâmes que ce n’était pas celle que nous attendions :

– Son Éminence a envoyé la sienne, dit le valet tout en ouvrant la portière avec empressement.

Et il me sembla que tout un monde de contraintes allait se précipiter sur nous par cette petite ouverture.

J’eus une violente envie d’accompagner ma bien-aimée, mais il m’était défendu de quitter le palais et il n’aurait pas été habile, ce jour-là, de contrarier davantage le cardinal.

Diana, elle aussi, semblait avoir peur de cette portière ouverte :

– Dieu, dit-elle, que c’est petit et que l’air est confiné là-dedans, comme dans une prison, presque comme dans un cercueil !

Elle tremblait littéralement à l’idée de monter.

J’implorai :

– Ne préfères-tu pas attendre la chaise de tes compagnes ?

Mais déjà elle souriait de nouveau et, me fixant du même regard enivré qu’elle avait eu, elle dit très vite :

– Non, non, l’une ou l’autre, c’est sans importance : le but est le même ! Adieu, petit ami, pense à ta mission.

Puis elle monta d’un pied léger, le valet ferma la portière, mit le brancard en place. Et Diana n’avait pas eu le temps de baisser la vitre pour me dire adieu que les porteurs s’en étaient allés au pas de course. Je fus pris à la fois par une envie démesurée de revoir l’aimée et par une peur angoissante :

– Arrêtez ! Arrêtez ! m’écriai-je en courant après les porteurs.

Mais ils faisaient la sourde oreille. Et déjà ils avaient atteint la porte cochère pour disparaître un instant après.

 

 

 

 

QUAND je rentrai dans le palais, un silence pesant régnait dans les couloirs et les escaliers déserts : tout le monde s’était sans doute retiré.

Il ne me restait qu’à en faire autant, mais il me fallait d’abord remplir ma tâche de la soirée : ranger les instruments et fermer à clef l’observatoire.

Je me rendis donc dans la pièce par un salon voisin dont les lourds tapis amortissaient le bruit de mes pas. Les bougies étaient déjà éteintes dans les deux pièces : l’obscurité régnait ; seuls les rayons bleus de la lune romaine entraient par les fenêtres, s’accrochant aux angles des meubles hauts et massifs qui émergeaient de la nuit comme des crêtes de montagnes.

La pièce semblait curieusement étrangère et mystérieuse.

Très vite, je m’étais dirigé vers le balcon pour chercher la lunette.

Quand j’eus atteint le milieu de la pièce, j’aperçus le cardinal. Il était assis, la tête inclinée posée entre les mains, sa silhouette et sa robe de pourpre environnées d’ombre, comme revêtu d’un manteau de deuil. Seules ses belles et fortes mains, qui si souvent dispensaient la bénédiction, étaient éclairées par la lune... On aurait dit que, comme tout ce qui se trouvait dans la pièce, elles planaient au-dessus d’un abîme fantomatique.

Glacé de peur, je m’étais arrêté. Je voulais me retirer sur-le-champ, mais déjà ma présence avait été remarquée.

Les mains dévoilèrent le visage, qui portait la marque d’un poignant désarroi. C’est ainsi que se présente un homme qui s’abandonne à une faiblesse sans bornes, après un effort de volonté d’une extrême puissance... C’est un état dans lequel il ne faut pas se montrer aux autres, sauf si l’on accepte d’être infiniment plaint :

– Excusez-moi, Éminence, je ne voulais pas vous surprendre, balbutiai-je.

Machinalement, je tombai à genoux...

C’était une marque de mon respect, que je croyais devoir lui apporter précisément en ce moment de faiblesse. Des minutes passèrent durant lesquelles je n’osai remuer.

La pièce me semblait de plus en plus étrangère. Le cardinal restait dans son état de prostration.

Enfin, il fit un mouvement :

– Vous ne m’avez pas surpris, dit-il d’une voix fatiguée, je vous attendais... J’avais besoin d’une présence humaine. Relevez-vous et dites-moi ce qui vous préoccupe.

Même dans ce moment de faiblesse extrême, ses ordres restaient d’une force irrésistible. Et pourtant je ne pus lui obéir que partiellement :

– Je vous en prie, Éminence, laissez-moi à genoux, dis-je, c’est la position qui convient en ce moment, car je m’apprête à implorer votre grâce.

– Que voulez-vous dire, mon ami ? demanda-t-il.

– Ô Éminence, m’écriai-je, vous le savez aussi bien que moi. Votre cœur implore en ce moment même votre propre clémence, tout comme le mien !

– Mon cœur, répliqua-t-il, mon cœur n’a qu’à se taire en l’occurrence et, si vous voulez, à souffrir... Vous êtes un croyant, vous êtes fidèle à l’Église, vous devez le savoir.

Je le savais, en effet, mais n’avait-il pas dit : « Je vous attendais, j’avais besoin d’une présence humaine » ?

Il allait l’avoir, sa présence humaine ! Je risquai donc le tout pour le tout :

– Éminence, j’aime votre nièce, dis-je, je l’adore... Elle est ce que je connais de plus précieux au monde.

C’est alors qu’il se redressa pour la première fois, en sorte que la lune éclaira plus vivement son visage :

– Dans ce cas, il va falloir que je vous sauve à votre tour, mon pauvre ami, répondit-il. Je comprends votre douleur et je n’ai pas honte de vous dire que je la partage. Mais il est des choses plus grandes que le chagrin d’amour... Il y a le sacrifice de ce que nous aimons le plus.

En prononçant ces mots, sa voix était devenue infiniment douce et pourtant j’eus l’impression que nous pénétrions dans un espace dont la froideur était celle de l’univers.

– Non, Éminence, m’écriai-je, il n’y a rien de plus grand que l’amour ! Si votre nièce a renié sa foi, c’est uniquement pour partager le sort du Maître. Acquittez-le et elle reviendra à la foi. Car le Maître lui-même, Éminence, n’a jamais rien renié. Croyez-moi, je vous en prie, faites-moi confiance !

Il ne me contredit pas :

– Pourquoi ne vous accorderais-je pas toute ma confiance ? dit-il avec calme. Vous en êtes digne. Je n’hésite pas à affirmer que vous êtes un bien précieux pour le prêtre que je suis. Je suis heureux de vous connaître, mais ce serait une grande faute que de vouloir juger d’après vous l’ensemble du genre humain. Je suis d’accord : ni la nouvelle image du monde, ni la nouvelle façon d’étudier la nature ne peuvent nuire à un vrai croyant... Mais qui donc est un vrai croyant ?

– Vous, Éminence, répondis-je courageusement.

Il fit alors un geste qui ressemblait à un brusque refus. Puis il dit :

– Mon rôle est de protéger les croyants et j’ai accepté la charge de réprimer tout ce qui pourrait leur nuire.

– Peut-on protéger la foi en réprimant des dangers ? demandai-je.

– Me croyez-vous d’une foi bornée, reprit-il calmement, parce que je n’arrive pas à me persuader que la chrétienté pourra assimiler la nouvelle description du monde et la science nouvelle ?

Je ne risquai aucune réponse, mais le silence en est une aussi.

Le cardinal comprit sur-le-champ :

– C’est un fait, dit-il, je suis borné. À vos yeux, nous l’avons toujours été, nous les prêtres, car nous avons toujours poursuivi et anéanti les hérétiques. Nous l’avons fait malgré les paroles de notre Maître qui nous a enseigné qu’il fallait laisser croître ensemble le bon grain et l’ivraie jusqu’au jour de la moisson. Nous n’avons jamais suivi ce commandement. Nous ne pouvions le suivre, sinon l’ivraie aurait depuis longtemps étouffé le bon grain. Et nous continuerons à agir de la sorte.

À ces derniers mots, j’étais retombé à genoux.

Il refit un geste de refus sévère :

– Levez-vous donc, dit-il impatiemment, votre Maître n’a pas besoin de votre intercession : en mon for intérieur, il y a longtemps que je l’ai acquitté. Mais il y a des hommes qui, tout irréprochables qu’ils peuvent être, n’en sont pas moins un objet de scandale. Soyez-en certain, après ces « étoiles des Médicis », il y en aura d’autres... De terribles constellations vont se lever au ciel de l’humanité...

Tandis qu’il disait ces derniers mots, ses yeux s’étaient largement ouverts ; au clair de lune, ils semblaient presque blancs, comme si une lumière spectrale les éclairait...

J’eus le sentiment qu’il avait une vision.

Déjà, il poursuivait doucement, mais avec énergie :

– Je viens de voir les hommes de l’avenir... Tout comme cette malheureuse fille vient de susciter son propre malheur, l’humanité future suscitera un jour la fin du monde, car la connaissance est toujours punie de mort. Il en était ainsi des premiers hommes au paradis et il en sera toujours de même.

– Et pourtant, vous êtes vous-même un homme de l’avenir, Éminence, dis-je, car vous avez, vous aussi, accepté la nouvelle image du monde.

Il ne protesta pas. Nous étions à l’un de ces instants où l’homme se découvre totalement devant l’homme. Toutes les barrières de milieu et d’âge étaient abolies entre nous :

– C’est vrai, dit-il, j’ai souscrit à la nouvelle image du monde, mais croyez-vous que cela soit sans danger pour moi ?... Que savez-vous des prêtres, vous les laïcs ? Que représentons-nous pour vous ? Vous imaginez-vous les tentations auxquelles sont exposés les représentants de la puissance spirituelle ? Avez-vous la moindre idée des combats que nous avons à livrer dans notre solitude absolue, mortelle, sans l’aide des assurances et des consolations que vous êtes habitués à recevoir de nous ? Nous croyez-vous exempts des tortures du doute ? En vérité, nous n’avions pas besoin de la science nouvelle pour nous apprendre tout cela ! Je vous assure que si les victimes de l’Inquisition sont des martyrs, nous le sommes aussi, nous qui les condamnons ! Car il est difficile de faire une place à l’au-delà en ce monde, de faire une certitude du surnaturel et de l’invisible ! La révélation est vieille de plus de mille ans ; que signifient les miracles qui nous sont parcimonieusement donnés et les quelques signes qui nous sont accordés depuis lors ? Qui nous dit que tout cela ne repose pas sur de pieuses illusions ? À moins que nous constituions nous-mêmes – je veux parler des membres de l’Église visible – un témoignage irréfutable ? Connaissez-vous l’histoire de l’Église ? Que savez-vous des dessous de la scission entre les croyants ? Que pensez-vous à la vue du faste et des splendeurs de la Rome actuelle ? Avez-vous vraiment l’impression d’y être au royaume du Christ ? Ne sommes-nous pas mêlés à toutes les querelles du siècle ? Y a-t-il quelque part la moindre intrigue secrète de la politique où nous ne soyons pas engagés... peut-être même par la force des choses ? Il est vrai qu’il existe de saints monastères où fleurissent la pauvreté et le renoncement, des oratoires de la vraie foi, des âmes de la piété la plus pure, perdues au sein du monde... Mais ne ressemblent-ils pas tous à des naufragés accrochés à quelque radeau solitaire abandonné au milieu de la mer en furie qu’est notre monde ?... Ne ressemblent-ils pas à Pierre qui voulut marcher sur les flots et qui sombra ?

Tandis qu’il disait tout cela d’une voix basse et monotone, j’avais l’impression que chacun des mots qu’il prononçait m’éloignait de lui, comme si, lui aussi, il marchait sur une mer profonde, sa silhouette et son esprit rendus méconnaissables par la lumière sépulcrale de la lune.

Et je le suivais par-dessus les précipices de la nuit... Cette nuit, avec sa lumière étrange, n’était-elle pas une réalité tangible ?

Enfin le cardinal se tut.

Il avait atteint le bout de la nuit et restait prisonnier des ténèbres.

– Mais Pierre ne sombra pas lorsqu’il marcha sur la mer, dis-je. Il saisit la main du Christ.

Il me jeta un regard presque furieux, puis il reprit de sa même voix basse et monotone :

– Et comment la saisirions-nous, cette main du Christ ? Où est-elle en ce moment ?

Il me considérait sans défaillance... De nouveau, je me rappelai qu’il avait aboli la question ; je sentais sa force intérieure capable de susciter les aveux.

En même temps, il me semblait que, sous ce regard, des certitudes s’imposaient à moi, dont je n’avais pas eu jusqu’à présent la moindre idée :

– Ne croyez-vous pas, Éminence, que nous devrions laisser à Dieu le soin de régler les destinées de notre foi... et même lorsque les dangers du monde menacent de l’anéantir ?

– Et comment vous représentez-vous cela dans la pratique, répliqua-t-il, je veux dire dans le cas qui nous occupe ?

– Si vous intervenez auprès de l’Inquisition pour sauver le Maître et si vous graciez votre nièce, la foi aura remporté une victoire complète... et aussi la vérité nouvelle, à laquelle vous vous êtes rallié.

Un lourd silence suivit ma réponse.

Les traits du prélat qui, peu auparavant, étaient presque méconnaissables à la suite des tristes évènements de la nuit, retrouvèrent peu à peu leur netteté. La douleur y semblait absolument effacée... Glabre, étranger et solitaire infiniment, ce visage ressemblait presque à un paysage lunaire... J’eus l’impression d’avoir perdu définitivement le contact avec lui :

– Éminence, repris-je sur un ton suppliant, daignez répondre encore à une seule question : pourriez-vous vous imaginer, ou plutôt pourriez-vous accepter l’idée que la foi serait sauvée par une contre-vérité manifeste ?

Il y eut de nouveau un long silence. N’obtiendrais-je pas de réponse ? Machinalement, cette éventualité me fit fermer les yeux. Quand je les rouvris, le cardinal avait quitté la pièce...

Au cours des deux jours qui suivirent, j’espérai en vain pouvoir reprendre notre conversation interrompue. En mon for intérieur, je savais bien qu’il n’en serait rien, mais j’étais trop jeune encore pour m’accommoder d’un espoir perdu.

Et puis, la haute idée que je m’étais faite du prélat m’interdisait de penser qu’il pourrait effectivement agir contre sa conviction intime.

Mais je ne le voyais plus à l’observatoire et il ne me conviait plus à sa table. Je demandai alors si je pouvais aller lui présenter mes devoirs, mais le valet de chambre me répondit que Son Éminence était retenue à l’extérieur par des séances très importantes.

Le chapelain ne se montrait pas non plus, sans doute accompagnait-il son Maître.

D’ailleurs, le palais semblait à présent curieusement désert. Lentement, j’étais saisi par la crainte que l’Inquisition se préparait à prendre une décision dans le procès de mon Maître.

Enfin, au bout de trois jours, je rencontrai le chapelain dans l’escalier. Il voulut se dérober, mais je le retins par un pan de sa soutane.

Son regard triste me fit comprendre que je n’en tirerais rien.

– Pour l’amour de Dieu, m’écriai-je, que devient le Maître ?

– Vous savez que je ne peux rien dire, répondit-il gravement.

– Voulez-vous me faire comprendre par là que tout espoir est perdu pour lui ? m’écriai-je, hors de moi.

Il eut pitié de mon chagrin. Au fond, hélas ! ma peine était aussi la sienne.

– Oui, s’il n’abjure pas... répliqua-t-il tristement.

– Jamais ! jamais ! m’écriai-je. Ce serait une trahison, ce serait un affreux mensonge !

Il me jeta un regard étrange.

– Où est le mensonge dans cette affaire ? demanda-t-il à voix basse.

Puis, se libérant brusquement :

– Prions pour votre Maître, prions pour lui, dit-il.

Il s’en alla.

Et je me retrouvai seul dans le silence angoissant du palais.

Tout m’y semblait transformé : l’observatoire désert et vidé de son sens et jusqu’à l’architecture de l’édifice qui me parlait une langue inhabituelle. Je n’y vis plus qu’un trompe-l’œil vaniteux, comme si toutes ces colonnes et ces escaliers eussent masqué une insécurité secrète, mais profonde, qui n’avait plus rien de commun avec la vérité.

« Où est le mensonge ? » avait dit le jeune prêtre. Croyait-il possible la condamnation de la vérité ? Croyait-il à l’abjuration du Maître ?

Je n’y tenais plus : il me fallait savoir coûte que coûte ce qui se tramait.

Durant la nuit, que je passai sans fermer l’œil, je mûris un plan désespéré.

J’avais remarqué que le cardinal partait de très bonne heure, avec sa suite. J’attendis donc le départ du carrosse, puis je me glissai dans la chambre du chapelain ; je pris une soutane dans l’armoire et la revêtis.

Ainsi déguisé, je pus me glisser hors du palais sans attirer l’attention du personnel, que l’absence du maître de maison rendait négligent et qui faisait son service avec moins de zèle que d’habitude.

Au cours des promenades que j’avais faites au début de mon séjour à Rome, j’avais vu le palais de l’Inquisition. Je m’y rendis donc sans difficulté.

Des prélats dont les voitures et les chaises à porteurs stationnaient devant l’entrée venaient justement d’arriver. Mêlé à leur suite, je suivis le flot à travers un sombre couloir.

Un moine dominicain, très jeune encore et qui semblait fort excité, se précipita à notre rencontre. Il laissa errer sur mes compagnons un regard interrogateur qui, à mon plus grand effroi, s’arrêta sur moi :

– Vous appartenez à la suite de l’archevêque de (il cita un nom qui m’était absolument inconnu), s’il vous plaît, suivez-moi dans la loge de gauche...

Il n’attendit pas ma réponse, mais repartit en hâte, s’enfonçant plus avant dans le sombre couloir au bout duquel il ouvrit une porte et m’y fit entrer.

– Vous connaissez votre mission, dit-il.

Je ne savais pas ce qu’il voulait dire, mais il avait déjà refermé la porte derrière lui.

Je me trouvais dans une petite pièce resserrée, pourvue d’une étroite fenêtre vitrée dont je m’approchai et que j’ouvris.

Je découvris une sorte de salle où le tribunal ecclésiastique s’apprêtait à siéger en séance solennelle. Je vis une grande table recouverte d’un tapis noir où était posé un crucifix flanqué de deux cierges allumés qui, loin d’éclairer la pièce, lui conféraient un sombre relief.

Les juges, dans un profond silence, prirent place en face de moi, de façon que je pus voir leur visage... Parmi eux je reconnus surtout des prélats commensaux du cardinal. Enfin celui-ci fit son entrée et s’assit au centre de la table, sur un siège un peu surélevé qui ressemblait à une chaise d’église.

Le censeur du Saint-Office n’était pas là : j’avais l’impression que le cardinal avait pris sa place pour diriger les débats... Contre toute logique, j’espérais follement qu’il était venu là en sauveur.

Deux dominicains qui portaient des cierges allumés firent entrer mon très vénéré Maître et le conduisirent sur le côté de la table resté libre, devant le crucifix, juste en face du cardinal, dont le visage était éclairé par la faible clarté des cierges.

L’instant était solennel, impénétrable, curieusement irréel, comme à la fin de notre conversation au clair de lune.

Je n’avais pu voir le visage du Maître que durant un court instant, au moment où il entrait dans la salle.

À présent, il tournait le dos à ma loge et je vis avec douleur qu’il tremblait.

L’audience avait commencé. On fit une prière, on invoqua le Saint-Esprit.

Puis un dominicain se leva à l’autre bout de la table et se mit à lire un texte latin qui exposait les enseignements du Maître, ou plutôt leur condamnation. Le mot « hérésie », qui revenait sans cesse, frappait mon oreille avec une netteté implacable.

Enfin le lecteur se tut. Puis ce furent les prises de position des divers juges, plutôt assourdies que transmises par la lugubre ambiance de la salle.

Le terrible mot « anathème » passait de bouche en bouche, non avec majesté ou colère, mais sur un ton résigné, faible, froid, comme le murmure d’une vague de la mer qui, se déroulant avec lenteur, aurait englouti l’un après l’autre les assistants, comme les cailloux inertes de la plage.

Et voilà que la vague était arrivée à la hauteur du cardinal : c’était le moment où elle devait se briser...

Une fois de plus, sourd à tout appel de la raison, je m’abandonnai à mon fol espoir !

N’y avait-il pas là l’homme qui avait reconnu la véracité de l’enseignement du Maître, l’homme qui était de beaucoup en avance sur son siècle et qui pouvait prendre le contre-pied de l’aveuglement général... l’homme qui, comme Pierre, cheminait sur les eaux ?

Mais l’incompréhensible s’était déjà produit, la vague avait submergé le cardinal comme les autres.

Et cette même voix qui, peu de nuits auparavant, avait reconnu devant moi la vérité de l’enseignement du Maître, cette voix avait jeté l’anathème sur lui. Pierre, aventuré sur la mer d’aveuglement de son siècle, y avait sombré.

Impuissant, je serrai les poings : malheur à qui se fie aux hommes !

La salle m’apparaissait comme un désert de trahison... Il n’y avait plus que le crucifix à se tenir droit, mais personne ne songeait à l’étreindre.

Il était arrivé, l’instant auquel pensait Diana, quand elle faisait allusion au feu où l’on brûla Giordano Bruno : l’heure de la sentence.

Puis une voix perça de nouveau le silence cruel de la salle : on offrait à l’accusé de le gracier, on lui demandait s’il était prêt à abjurer.

Naturellement, il ne s’agissait là que d’une question de pure forme.

Pendant la condamnation de son enseignement, le Maître s’était de plus en plus affaissé sur lui-même.

Le mot d’« abjuration » le fit se dresser... Était-ce l’indignation ? Ce ne pouvait être que cela... Comment pouvait-on concevoir qu’il allât anéantir sa vérité et l’œuvre de sa vie !

Et voici venu le moment de rendre pour mon Maître le douloureux témoignage que, jusqu’à présent, on a eu de bonnes raisons de cacher au monde.

Car les choses ne se sont pas passées comme on a bien voulu en persuader une humanité crédule. Ce n’est pas en tremblant de peur que le vénéré Maître a renié, sa vérité en face de la mort et par là même fait l’humiliant aveu de son erreur.

Il a abjuré en triomphateur et, dans toute la salle, il n’y eut personne à ne pas comprendre que cet homme refusait de faire à ses juges l’honneur de les contredire et qu’il leur payait pour ainsi dire leur trahison de la vérité par la sienne propre.

Était-ce le même homme que j’avais vu trembler à son entrée dans la salle ? La peur pouvait-elle ainsi se transformer en témérité ? Ou bien existait-il entre ces deux états d’âme une parenté mystérieuse ? L’un enfantait-il l’autre quand on les poussait à bout ? Où était l’homme pieux et fidèle à l’Église que si souvent j’avais vanté au cardinal ? Avait-il été, lui aussi, acculé au point de sortir de lui-même, de se réfugier à l’autre bout de ses possibilités ?

Tout ce que je sais, c’est que je vis un être humain fouler aux pieds sa propre personnalité, comme s’il s’agissait de la chose la plus indifférente. Il y avait un côté incroyablement majestueux dans son abjuration : le mépris absolu à l’égard de ses juges, mais aussi le mépris de lui-même, et c’est précisément cela qui donnait à sa rétractation sa poignante, son horrible grandeur.

Oh ! quelle ironie n’afficha-t-il pas au sujet de son propre anéantissement ! Il laissa choir l’homme qui était en lui, mais au-dessus de l’homme déchu, l’orgueil du savant se dressa, démesuré, jusqu’à une insolence véritablement glorieuse.

A-t-il exprimé tout cela ? Oh ! non, il n’en fit rien, mais on ne comprenait que trop bien ce qu’il voulait dire :

« Oui, je fais à présent ce que vous avez fait, je trahis ce que je tiens pour vrai ; je trahis ma science, mais vous m’accordez la liberté de façon que je puisse la trahir sans crainte ! Je sais qu’en ce moment je suis indiciblement petit, mais ma science est grande et merveilleuse ! Que vous la condamniez, que je la renie, cela n’a aucune importance... Cette science est inviolable et rien ne peut lui faire obstacle. Étouffez-moi dans ma honte : je veux bien étouffer, car ma science triomphera dans l’avenir ! »

Et comment les juges accueillirent-ils cette abjuration, ambiguë s’il en fut ? D’ailleurs, pour moi, il n’y avait qu’un seul juge ! Car, que savais-je en fin de compte des commensaux du cardinal rassemblés en ce lieu ? Dans quel dessein étaient-ils venus ?

Seul le cardinal se présentait nettement à mes yeux... toujours baigné du spectral rayon lunaire, de notre entretien nocturne. Tandis que le Maître abjurait, je le vis chanceler sur sa haute chaise ; je le vis pâlir dans sa robe de pourpre.

Une nouvelle vision de l’homme de l’avenir s’imposait-elle à ses yeux ? Peut-être était-ce cet homme de demain qui se dressait devant lui... lui imposant sa présence précisément parce qu’on voulait l’anéantir ? Et voilà qu’il lui fallait gracier cet homme.

Le cardinal s’était levé, pesant, comme vieilli de plusieurs années, ressemblant au Maître d’une façon bouleversante : deux hommes qui avaient surmonté l’homme en eux-mêmes étaient dressés l’un en face de l’autre.

Était-ce vraiment le cardinal qui venait de prendre la parole ?

N’entendait-on pas encore, en fin de compte, la voix de l’autre ?

Dans chacune de ses paroles la même révolte contre leur signification ne frémissait-elle pas, comme tout à l’heure dans le reniement du Maître ?

On parlait de miséricorde, mais une profonde défiance restait dans la pensée ; on promettait la clémence, mais avec quel résultat indiciblement pauvre ! À la place du bûcher, la surveillance à vie ! Et voilà que, sur la table des juges, les cierges épuisés lentement s’éteignirent... L’obscurité envahit la salle. Le rideau tomba...

Il me semblait que j’entendais sonner les horloges des siècles futurs. Deux portes qui, jusque-là, communiquaient, s’étaient fermées ; il y eut, entre deux états d’esprit, une scission définitive... Je le sentais dans mon propre cœur...

 

 

 

 

J’AVAIS quitté le palais de l’Inquisition comme quelqu’un que l’on poursuit. J’étais terrassé de douleur et de dégoût, anéanti dans tout ce qui m’avait inspiré confiance et vénération.

Dans cette horrible faillite de mon univers juvénile, une seule chose restait inébranlablement debout : la vérité que l’on avait offensée.

Je l’aimais dans le défi et dans l’allégresse, précisément parce qu’on avait péché contre elle. Jamais, jamais je ne retournerais au palais de ce cardinal qui l’avait abandonnée ! Mais je ne pouvais pas non plus reprendre ma place aux côtés du Maître, même si l’Inquisition l’avait libéré.

Comment un homme qui avait renié sa vérité – fût-ce sur le mode triomphal – pourrait-il ensuite la défendre dignement ?

Quand on est jeune, on ne fait pas de compromis : pour moi, la voix du Maître s’était tue à jamais.

C’est alors que je compris enfin mon aimée qui, dès le début, avait prévu que tout cela finirait mal et qui avait même hâté le dénouement par son éclat.

Comme elle me l’avait instamment demandé, je voulais consacrer ma vie à la vérité du Maître ; je voulais libérer la science prisonnière, sauver l’œuvre persécutée et la poursuivre.

Mais pas à Rome, sous l’œil soupçonneux de l’Inquisition. Ma patrie allemande m’était fermée du fait de la grande guerre, mais il existait d’autres pays, des pays nordiques, que le bras de la persécution n’atteignait pas. Il fallait quitter Rome, et au plus tôt !

J’avais l’intention de m’en aller le jour même, car il n’y avait plus de place dans la Ville éternelle, même pour les disciples du Maître. Mais Diana ne faisait-elle pas partie de notre groupe ? Ne fallait-il pas penser que le cardinal, foulant aux pieds son propre cœur, avec tristesse, il est vrai, mais aussi avec inflexibilité, abandonnerait sa nièce bien-aimée ? Certains détails de notre conversation nocturne me firent tressaillir après coup. Une fois de plus, je fus dévoré d’angoisse pour mon idole. En tout cas, il me fallait lui parler encore, prendre congé d’elle, lui expliquer les raisons de mon départ.

J’eus assez de mal à apprendre où se trouvait le palais de ses deux hôtesses. Je m’y rendis et je me fis annoncer.

On me reçut immédiatement et mes craintes les plus excessives se révélèrent fondées. En pleurant, les deux dames m’apprirent que, le soir où elle avait repoussé le projet de mariage ébauché par le cardinal, Diana n’était pas revenue chez elles. Le dernier voile qui me cachait encore le fond des choses se déchira : la chaise à porteurs du cardinal, les rideaux baissés, le départ qui ressemblait à une fuite, mes vains appels...

Ô mon Dieu, que de choses mon manque de méfiance n’avait-il pas laissées s’accomplir ? Où avait-on transporté mon aimée ?

Les dames ne purent me renseigner, le cardinal leur ayant simplement annoncé que leur protégée avait été mise en sûreté dans un couvent de stricte observance où personne ne pouvait la voir.

J’avais saisi : on s’y était pris discrètement pour retirer de la circulation une personne de qualité qui avait perdu la foi et en même temps pour la protéger d’elle-même...

Mon premier mouvement fut d’aller frapper à la porte de tous les couvents de Rome, mais je compris immédiatement que cette puérile témérité ne me mènerait à rien : le cardinal ne se contentait pas de demi-mesures... Tout comme il s’imposait à lui-même les sacrifices extrêmes, quand il s’agissait de préserver la foi, il en exigeait autant des autres. Je compris que je me trouvais en face de la rigueur la plus absolue.

Ainsi s’était réalisé le désir le plus brûlant de Diana : partager le sort du Maître, fût-ce dans l’abandon le plus profond et le plus désespéré. Tous deux représentaient maintenant la vérité ensevelie vraisemblablement pour toujours. Je m’imaginais ma bien-aimée derrière de hautes fenêtres grillées dans des jardins silencieux clos de hauts murs où le temps paraissait aboli.

Je la voyais se faner lentement comme une noble et belle fleur.

Je savais qu’aucune consolation ne l’atteindrait sinon celle que pouvait lui donner son âme forte, dans cette communauté sans visage extérieur, mais profondément spirituelle, qui l’unissait à celui qu’elle aimait, à celui pour lequel elle s’était volontairement sacrifiée, sans espoir de récompense et sans merci.

Je fus pénétré d’un respect timide, presque religieux : non, je ne devais pas intervenir, même si je le pouvais ! Au fond, son amour n’avait-il pas toujours été l’amour de la mort ? Il me fallait la laisser à son destin et accomplir le mien. Cet accomplissement serait le seul amour dont je fusse encore capable.

Ma décision de sauver l’œuvre trahie du Maître n’était-elle pas, à son égard, le comble de la fidélité ? Sans hésiter, je me mis en route.

 

 

 

 

C’EST seulement en arrivant devant la porta del Popolo que je m’aperçus que je portais toujours la soutane du chapelain. Plus moyen de changer de costume... Mon déguisement m’apparut comme une ironie du sort, mais il n’en était pas moins une protection efficace dans ma situation.

Ma route passait devant l’une des quelques centaines d’églises de Rome.

Poussé par une pieuse habitude, je voulus y entrer un moment pour me mettre sous la protection de Dieu. Mon pas s’immobilisa sur le seuil : qu’est-ce que j’avais encore à faire ici ? Comment pourrais-je implorer pour moi une bénédiction que l’on refusait à ma science ?

Je n’avais plus rien de commun avec l’Église, moi qui me trouvais sur le seuil des nouvelles et colossales étendues qui s’ouvraient à l’esprit humain.

C’est alors que, des décombres de mon ancienne vie, un homme nouveau surgit en moi, un homme sans entraves qui ne reconnaissait plus que la loi de la recherche scientifique libre, sans aucune limite...

À l’avenir, je n’admettrais plus que ce que la science aurait établi. L’édifice spirituel qui m’avait abrité jusque-là m’avait été détruit, mais je construirais pour l’humanité et pour moi-même une maison nouvelle, audacieuse, magnifique, dans la liberté et la vérité !

Un enthousiasme grisant m’assaillit tandis que je passais la porta del Popolo, abandonnant les façades somptueuses des palais romains qui recouvraient pour moi des choses si redoutables, abandonnant aussi la femme que j’aimais, pour qui l’espoir de retourner dans la solitude sauvage de la campagne romaine était à jamais perdu.

Le crépuscule tombait, bientôt il ferait nuit. J’étais seul en face de la grande nature impénétrable, tourmenté par ses énigmes et ses secrets... J’étais un apatride en fuite sur des routes inconnues et difficiles. Le vent des vastes espaces me caressant le front semblait vouloir me donner le baiser de paix.

 

 

 

 

III

 

ÉPILOGUE

 

 

LE manuscrit touchait à sa fin. Tandis que le jeune savant était aux dernières pages, les sirènes se mirent à hurler. Effrayée, je me levai, mais, d’un geste énergique, il me rassit sur ma chaise :

– Simple avertissement, dit-il, qui, jusqu’à nouvel ordre, ne nous concerne pas.

Puis, sans se troubler, il continua de lire.

C’est alors que la porte s’ouvrit précipitamment et que le concierge passa la tête dans l’entrebâillement.

– On nous annonce un raid massif, il pourrait y avoir du vilain ce soir !

Mon jeune cousin se leva :

– Du vilain !... Dans la plupart des cas, ils se contentent de passer au-dessus de nous.

Il s’étira, puis il ouvrit la fenêtre du balcon avec une impassibilité irritante :

– Il ne faut pas manquer ce spectacle...

Son sang-froid me mettait hors de moi, tout en me calmant les nerfs : je le suivis donc, à demi tranquillisée.

Les sirènes s’étaient tues.

À nos pieds, dans un silence que l’on pouvait dire solennel, la ville était blottie dans son camouflage protecteur, sous la coupole majestueuse du ciel où les étoiles brillaient d’une clarté indescriptible et où la Voie lactée luisait d’un éclat féerique qui faisait penser à un voile d’argent.

Je fis un effort héroïque pour penser à autre chose :

– Comme dans notre manuscrit, dis-je, nous sommes à la porte du Ciel.

Il me jeta un regard ironique :

– Oui, répondit-il, voilà ce que l’on voit à la porte du Ciel... quelques siècles plus tard... Dans un moment, vous constaterez fort bien la différence.

Deux énormes pinceaux de lumière blanche se mirent à balayer le firmament, comme si des mains invisibles s’en fussent servi pour ausculter le ciel :

– Ce sont des projecteurs qui cherchent les avions ennemis, expliqua le jeune savant. Voilà, ils ont trouvé leur cible !...

Les deux traits de lumière se rejoignirent tout à coup et, formant une énorme croix, s’immobilisèrent.

Pour la seconde fois, les sirènes poussèrent leur mugissement lugubre comme le cri d’une bête au fond d’un précipice.

En même temps quelques pyramides lumineuses se dessinèrent dans le ciel, puis descendirent lentement vers la ville.

Mon compagnon s’anima :

– Les arbres de Noël de l’ennemi, s’écria-t-il. Vite à la cave... Ces arbres de Noël nous apportent la mort !

Il me saisit par la main et me tira violemment vers l’intérieur de la maison.

– Des arbres de Noël qui apportent la mort, répétai-je chancelante. Cela, des arbres de Noël ! Quel sacrilège !

Nous nous précipitâmes dans la cave, où un certain nombre de personnes nous avaient précédés : la famille du concierge, entre autres, et quelques voisins.

Je ne parlerai pas des heures qui suivirent, d’autant plus que je ne sais pas si vraiment ce furent des heures... Les angoisses de la mort ne se mesurent pas avec les aiguilles d’une montre : nous étions au-delà du temps. Nous étions en marge des domaines de l’homme, entre les mains de puissances sataniques.

Oh ! qu’il est lugubre le sifflement des bombes qui s’abattent, qu’il est affreux le grondement des explosions ! Et quel soupir de soulagement chaque fois qu’on a été épargné !

Puis, tout à coup, un hurlement fou, des bruits et des craquements inimaginables, des éboulements, une poussière qui vous étouffe, une obscurité de tombeau... Seule une petite lumière clignotante brille encore par une fente du mur.

– Il faut sortir par là, ordonna la voix de mon compagnon.

Je me glissai par la brèche avec les autres, puis... je rentrai en trébuchant dans les profondeurs de la cave, car, dehors, c’était le flamboiement de l’enfer !

Quelqu’un me suivit, me saisit énergiquement et me fit sortir de force dans la rue environnée de flammes. C’était donc cela le carnaval d’épouvante pour lequel la ville s’était déguisée ! Une fois encore, je voulus retourner dans la cave et une fois encore je sentis l’étreinte irrésistible de mon imperturbable compagnon.

– En avant !

Désespérée, mais obéissante et sans volonté, tel un petit enfant, je suivis en courant la rue transformée en allée de flammes.

Et voilà que l’on va me demander ce qu’il est advenu des documents que j’étais venue sauver !

Bien entendu, nous les avions emportés dans la cave : je me souviens très nettement du geste du jeune savant qui posa la petite valise bourrée de papiers à côté de moi, tandis que je serrais désespérément dans mes bras le manuscrit qu’il venait de lire.

Je le tenais encore en rampant par la fente du mur, mais ensuite, quand je vis la rue en flammes... Je l’ai purement et simplement jeté, tout comme les autres jetaient leur argent. La tempête de feu fit tourbillonner les feuillets... je les vis flamber... Aucune importance !...

Plus tard, quand nous fûmes depuis longtemps hors de danger, cette perte ne m’inspira pas le moindre regret, ni même de la stupéfaction... Tout s’était passé comme je l’avais pressenti à mon arrivée dans la ville déguisée.

Le moment était venu de jeter les masques de cet horrible carnaval, et non seulement le manuscrit se révéla ainsi sans valeur, mais aussi tout ce qui jusque-là avait donné un sens et servi de soutien à ma vie.

Je me sentis étonnamment pauvre et nue, anéantie dans ce que j’avais cru valable éternellement : humanité et christianisme, noblesse et civilisation, classe et tradition, tout cela me sembla n’avoir jamais existé, être définitivement dépouillé de toute signification, dépassé avec, en même temps, le sens et le but de la vie que j’avais vécue jusque-là avec tant de confiance. Mon époque à moi venait de sombrer. À qui appartiendrais-je à présent ?

 

 

 

 

MA cousine Marianne, qui resta tout d’abord auprès de moi avec ses enfants, ne me comprenait pas... C’est parce qu’elle n’avait pas vécu cette nuit de bombardement. Tandis que moi, dans ma maison de campagne épargnée, je pleurais des choses englouties à jamais, elle rêvait déjà – elle qui avait effectivement perdu sa maison – à la reconstruction de ce qui avait été détruit et à mille acquisitions heureuses...

Bref, elle était persuadée que bientôt tout serait redevenu comme avant.

Mais la perte des archives familiales était le seul point noir qui gênât cette manière d’être. Naturellement, elle avait trop de délicatesse et de bonté pour me faire des reproches. Il n’empêche qu’elle ne se pardonnait pas de n’être pas allée chercher ses papiers elle-même. Elle se consolait quelque peu en pensant que l’on pourrait sans doute rétablir l’arbre généalogique et les dates les plus importantes de l’histoire familiale d’après les vieux registres paroissiaux et les ouvrages historiques.

Quant à la reconstitution de son précieux « manuscrit galiléien », on manquait de point de repère, il fallait s’en rapporter à la mémoire de ceux qui l’avaient lu avec attention. Elle se voua donc à cette tâche et comme, à l’époque, je n’étais pas précisément dans les dispositions voulues pour l’aider, elle invita son jeune cousin qui m’avait lu le récit la nuit du bombardement.

À notre plus grand étonnement, il n’avait pas été fait prisonnier, comme le mari de Marianne, lors de l’écroulement du front allemand : on lui avait offert d’aller continuer outremer, dans d’excellentes conditions, ses recherches scientifiques.

Il nous annonça qu’il viendrait nous faire ses adieux avant de partir. C’est ainsi que je revis un jour sa haute silhouette mince. Sa figure anguleuse gardait toujours, avec des traces légères de surmenage, la marque de ce dédain qui avait été pour moi, jadis, la raison de tant d’irritation et d’inquiétude. Il est vrai que, depuis, il était devenu mon sauveur, car je n’aurais jamais trouvé seule le courage de quitter la cave et de me jeter dans la rue embrasée.

Je me devais de le lui redire. Il rit sans contrainte :

– Oui, dit-il, vous m’avez donné l’occasion de faire une bonne action... peut-être la seule de son genre dont je puisse me targuer...

– On dirait que tu veux te faire passer pour un sauvage, ironisa Marianne, et pourtant tu as passé la guerre dans un laboratoire.

– Précisément, c’est là que travaillaient les assassins, répliqua-t-il, quelque peu mystérieux, mais ne parlons plus de cela...

Il regarda mon installation avec intérêt :

– En voilà un bric-à-brac de la belle époque ! fit-il.

– Ne trouves-tu pas que toutes ces vieilleries vous font du bien quand on vient d’une ville démolie ? interrogea Marianne.

– Pour parler franc, les ruines ont aussi leur bon côté ; elles ont fait entrer de l’air frais dans pas mal de vieilles bicoques.

– Des vieilles bicoques ? répéta Marianne d’un ton désapprobateur, tu ne te gênes guère !

– Il rit de nouveau... Vis-à-vis des gens plus âgés que lui, il gardait les irrespectueuses façons de s’exprimer de la jeunesse, mais moi je ne le voyais plus de la même façon ! Était-ce parce que, échappant à mon époque, je m’étais rapprochée de lui ? Sa présence me sembla en quelque sorte libératrice, comme s’il devait de nouveau m’arracher à l’obscurité, comme il l’avait fait lors du bombardement...

En un mot, je sentais en lui la vie nouvelle.

Marianne amena la conversation sur le manuscrit et lui fit comprendre qu’il devait aider notre mémoire à le reconstituer :

– Je suis si heureuse que tu aies pu le lire la dernière nuit, dit-elle, ainsi son importance extraordinaire n’a pu t’échapper.

Il ne manifesta aucun enthousiasme particulier, reconnaissant avoir lu la chose, mais lui déniant toute signification particulière :

– De nos jours, ajouta-t-il, l’Inquisition n’aurait plus à s’émouvoir des enseignements de ce Maître.

Marianne fit ses grands yeux d’enfant :

– Que veux-tu dire ? demanda-t-elle naïvement.

– Je veux dire qu’aujourd’hui notre science pourrait simplement déclarer au cardinal : « Veuillez, éminence, déterminer vous-même le centre de l’Univers en un point qui puisse convenir aux théologiens... Quant à nous, les savants, nous n’en sommes pas capables. »

– Mais c’est impossible ! s’écria Marianne déçue. Dans ce cas, on aurait lutté en vain des siècles durant !

– De leur temps, reprit-il entrant dans le vif du sujet, ces gens avaient raison et ils nous ont légué un certain nombre de méthodes, mais réflexion faite, tout est relatif...

Elle secoua énergiquement la tête. Naturellement, elle ne croyait pas un mot de ce qu’il disait... Comment y aurait-elle cru ? Nous avions toutes deux été élevées dans le respect de la science infaillible. S’adressant à moi, elle dit avec impatience :

– Aide-moi, voyons ; tout ce que dit ce malappris est impossible. Je crois qu’il ne nous prend pas au sérieux.

– Mais si, répondis-je, c’est possible, Marianne. Durant la nuit du bombardement, j’ai appris que tout, tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes, est éphémère.

Ma réponse ébranla son assurance :

– Mais alors, dit-elle hésitante, dans ce cas, tout le procès du Maître a été absurde, aussi bien que le sacrifice de cette pauvre Diana et de son ami. L’Église, par ce jugement privé de sens, se serait-elle mise gratuitement dans son tort ?...

La réaction du cousin fut absolument inattendue :

– Non, sacrebleu ! le but que l’Église poursuivait alors n’avait rien d’insensé, coupa-t-il. Je ne veux pas parler des méthodes de l’Inquisition, mais de la vision du cardinal : elle était exacte ! Il connaissait les hommes. Il savait il y a trois cents ans à quoi s’en tenir sur notre compte à nous, les hommes d’aujourd’hui. De son temps, Diana pouvait affirmer : « Il n’y a plus que les lois éternelles et les hommes. » Aujourd’hui, il n’y a plus ni hommes ni lois éternelles.

– Mais nous croyons au bien et nous sommes chrétiens, balbutia Marianne.

– Tu crois que nous le sommes encore ? demanda-t-il. Tu m’intéresses... En tout cas, on ne s’en aperçoit pas et je pensais que cette guerre de bombes avait définitivement mis les choses au point. Toujours est-il que cela ne semble pas avoir suffi pour vous. Attendez, bientôt Hiroshima sera dépassé.

Dans la chambre voisine, l’un des enfants de Marianne se mit à pleurer. La mère alla voir ce qui se passait. Nous restâmes seuls, le jeune savant et moi.

J’avais compris ce qu’il voulait dire. Le mot « Hiroshima » m’avait frappée comme un coup de tonnerre :

– Il ne faut pas vous en aller là-bas, dis-je. Il ne faut pas que vous collaboriez à cette terrible évolution !

Sa jeune figure fatiguée prit une expression d’extrême lucidité :

– Je vois que vous avez compris, dit-il, pourquoi on m’a engagé. Mais il est trop tard et pas seulement parce que j’ai signé mon contrat. Croyez-vous que mon refus changerait quelque chose ?... D’autres iraient à ma place, c’est tout. Dois-je leur abandonner mes chances ? Quoi qu’il arrive, l’évolution est en marche, personne n’est en mesure de l’arrêter.

Il dit cela d’un air qui semblait détaché, mais qui ne me trompait plus. Et voilà que nos rôles se renversèrent : je me sentis, à son égard, une certaine supériorité qui me bouleversa. Pour la première fois, je compris la disproportion exceptionnelle, presque attendrissante, qui existait entre son manque de maturité et l’étendue incontestable de sa science... Sa jeunesse me frappa comme un appel... moi qui aurais pu être sa mère ! Tout compte fait, j’aurais dû l’aider, mais je ne savais que faire :

– Mais, m’écriai-je, en désespoir de cause, si votre science vous montre tout sous un jour nouveau, ne pensez-vous jamais qu’il pourrait y avoir un Dieu ?

– Si, répondit-il avec calme, l’idée nous en vient effectivement... Longtemps, longtemps après la nouvelle astronomie, elle nous revient. Il est devenu bien difficile d’expliquer l’Univers sans faire intervenir un Créateur. La chose n’est pas aisée, nous nous étions arrangés si longtemps sans lui... Nous ne pouvions pas faire autrement... Voyez le manuscrit perdu !... Au sujet de Dieu, vous en savez d’ailleurs plus que moi...

Au fond, je ne savais rien, moi non plus... Dieu n’avait pas joué un grand rôle dans ma vie et il ne m’avait même pas manqué. Il est vrai que nous allions à l’église, que nous étions affiliées à des associations chrétiennes et qu’à Noël nous faisions des cadeaux aux pauvres. Mais tout ce culte précaire faisait aussi partie des pertes de la nuit du bombardement. Je cherchai en vain comment répondre.

Entre-temps, Marianne était revenue et nous nous mîmes à prendre quelques notes au sujet du manuscrit perdu.

 

 

 

 

LA nuit était déjà très avancée quand le jeune savant nous quitta. Marianne avait pris congé de lui au salon, puis elle avait rejoint ses enfants, car l’un d’eux s’était remis à pleurer en dormant.

J’accompagnai notre hôte jusqu’à sa voiture. Nous traversâmes la cour sans un mot. Les étoiles brillaient du même éclat qu’autrefois au-dessus de Diana et de son jeune ami à la porte du Ciel. Là-haut, le temps passé ne signifiait qu’un tout petit instant ; là-haut, nos interprétations et nos erreurs ne signifiaient rien de plus que des météores éphémères. Mais ici, sur la terre, que de faillites et de fatalité !...

Il mit son moteur en marche... Encore quelques minutes et il serait parti...

Que devais-je lui dire en le quittant ? Il m’avait sauvé la vie et voilà qu’il allait traverser l’océan pour collaborer à une œuvre de mort. Est-ce qu’il ne reflétait pas notre monde oscillant entre l’humain et l’inhumain ? N’étais-je pas moi-même le reflet de son désarroi ?

– Vous êtes bien silencieuse, dit-il comme en passant, pensez-vous toujours à Dieu ?

Je dus me décider à répondre :

– Je pense que si Diana, jadis, était saisie de crainte à la porte du Ciel, c’est parce qu’elle ne trouvait plus Dieu dans l’Univers et je crois qu’aujourd’hui, vous redoutez de l’y retrouver.

Il hésita un instant avant de répondre, puis il changea subitement de ton... pour la première fois ! Ce nouveau ton n’était-il qu’une manière de camouflage ? Le dernier masque tomba :

– Oui, dit-il franchement, peut-être avez-vous raison : nous avons peur, parce que, partout, nous sommes arrivés aux limites extrêmes et que, si nous retrouvions Dieu, nous ne pourrions pas l’intégrer dans nos lois de causalité... Ce serait alors un Dieu qui aurait vraiment quelque chose à dire. Mais puisque nous n’en sommes pas encore là... profitons de notre liberté !

Il me serra la main en camarade. Puis la voiture se mit en marche.

Je la suivis des yeux jusqu’au moment où je n’entendis plus le bruit de son moteur.

Oui, il fallait que Dieu eût de nouveau quelque chose à dire, même chez moi. Nous nous trouvions, en fin de compte, devant la même décision à prendre. Que serait-elle ?

 

 

 

Gertrud von LE FORT, La porte du ciel, Amiot-Dumont, 1955.

 

Traduit de l’allemand par Maurice Muller-Strauss.

 

 

 

 

 

 

 

 

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