Conte de Noël, pour petits et grands

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marie LE FRANC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Y avait un’ fois...

Un’ p’tit’ cabane au fond des bois... au bord d’un grand lac qui tremble, que je ne nomme pas, mais que je ne puis nommer, à cause des autres.

Elle était bien tranquille depuis que les chasseurs n’y venaient plus. Plongée dans les grands délas, les rêveries, les sommeils de l’hiver.

Habitée seulement par les souris et les écureuils.

Et voilà qu’elle entendit dire que c’était Noël. Alors elle ouvrit sa porte. Elle pensa au long voyage de Marie et de Joseph, tous les deux dans la grande attente. Qui sait s’ils n’allaient pas passer par ici ? Lui, Joseph, avec ses pieds nus, sa tête chauve, ses grandes épaules sortant d’une cape de berger. Et elle, Dame Marie, si belle, si douce, si brave, enveloppée dans sa mante bleue.

Oui, qui sait s’ils ne passeraient pas par ici, après la traversée du désert de glace qu’était devenu le lac.

Alors le vieux poêle rouillé dans le coin de la cabane se mit à s’allumer tout seul. On entendait pétiller les copeaux, craquer les bûches. Les écureuils furent priés de faire le ménage au lieu de s’amuser à lancer de dessus le toit des boules d’épinette. Il fallait épousseter le banc devant la planche qui se relevait pour servir de table sous la fenêtre. Il n’y avait pas de chaise. Le matelas suspendu sur un fil de fer se mit à secouer les touffes de poil qui sortaient de ses trous et à retomber à plat sur le plancher, pressentant que, bientôt, des genoux fatigués auraient besoin de se poser dessus. Il n’y avait plus de bougies, les souris ayant rongé la dernière plantée dans un goulot de bouteille sur l’étagère, plus de savon qui avait subi le même sort dans le plat à vaisselle.

Mais il y avait toujours, dehors, la débarbouillette de la neige, et un croissant de lune resté accroché à un coin du toit éclairait suffisamment le dedans. Vite, vite, il fallait préparer un ber pour un petit enfant, et un gros sapin bien fourni offrit ses branches en les faisant plier le plus bas qu’il pouvait. Joseph poserait par terre son paqueton pour qu’il servît d’oreiller.

Chaque rondin de la cabane luisait de contentement, chaque carreau de la fenêtre brillait par-dessous les toiles d’araignée. Un moustique survivant de l’été précédent se réveillait, caché dans les joints de mousse. Au dehors le porc-épic reçut l’ordre de ne plus s’attaquer aux poteaux qui formaient les quatre pieds du petit camp et d’aller chercher son dîner plus loin. Jamais les écureuils n’avaient été si affairés, les souris si occupées à réparer leurs dégâts. Le feu ronronnait : « Noël ! Noël ! »

 

*

*   *

 

Tout alentour, le grand lac blanc était heureux aussi. Il cachait ses bras dans les fourrés de la rive pour les réchauffer. Il oubliait sa nostalgie des chants de draveurs qui au printemps faisaient circuler dans ses veines une eau de feu ; il cessait de soupirer, chose étrange, après les durs coups d’a virons sur son dos, ou l’écho du martellement des bottes de bûcherons dansant la danse carrée sur ses rives, un soir de détente, le battement de pied endiablé du violoneux...

Il ne frissonnait plus, il n’était plus seul, il ne se sentait plus enserré dans tout ce noir de la forêt. Il regardait de son grand œil fixe la petite lueur de conte qui venait de s’allumer dans la nuit. Il n’avait pas envie de se dégeler, bien sûr, ce n’était pas le ·moment. Il fallait, au contraire, demeurer bien ferme pour transporter ces deux-là de la grande transhumance ; mais il se lissait, se polissait, traçait à sa surface un chemin à croisillons argentés de raquettes à neige, ou feutré d’empreintes de mocassins timides, se couvrait de petites fleurs de neige pour être plus doux à des pieds de pèlerins.

Et tous les poissons qu’il abritait sentaient aussi qu’il se passait quelque chose. L’eau avait pris par en dessous des reflets d’aquarium et ils montaient des profondeurs pour venir heurter de la tête le plafond de verre opaque de leur demeure. Même les ouaouarons qui étaient terrés dans des trous de vase parmi les roseaux gelés ouvraient leurs yeux ronds, essayaient de déverrouiller leur grosse mâchoire condamnée par l’hiver, comme s’ils se trompaient de saison. Bien sûr qu’il se passait quelque chose de peu naturel cette nuit-là au fond des bois.

 

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Les chevreuils dormaient d’un œil, couchés flancs contre flancs dans les ravages qu’ils avaient creusés dans la forteresse de la neige avec leurs pattes délicates, leurs bois fragiles, et les sentiers qui y conduisaient étaient tout à fait secrets, emmêlés et hautement murés. Ils avaient fait une provision de pousses d’épinettes pour quelques jours, mais comme ils ne savaient pas compter les jours, ils s’imaginaient que cela signifiait une éternité de bien-aise, et leur petit bout de queue blanche remuait de contentement au-dessus de leur sommeil.

Un ours, avec son capuchon de poil bien tiré sur ses oreilles, tapi dans son creux sous un énorme merisier tout pelucheux, rêvait de framboises mûres et pensait à la vieille dame faisant aussi sa cueillette, avec laquelle il s’était trouvé nez à nez, l’été dernier !

– Pas besoin de vous en sauver, avait-il dit. Chacun à son affaire ! Y en a ben assez pour tout le monde !

Les loups maigres rêvaient de tondre, d’un mouton, une largeur de langue...

Le monde des bêtes était heureux.

 

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Le monde des hommes était heureux aussi, du moins celui où il y a place et temps pour le bonheur.

Il y avait, pas très loin de là, au fond des bois aussi, une maison guère plus grande que la cabane, bâtie de même par la hache, la main et le vouloir des hommes. Celle-ci était habitée à l’année ronde. Jamais désertée comme la cabane. Une génération prenait la place de l’autre et personne ne lui demandait de loyer. Elle n’avait pas à payer de charbon. La forêt lui offrait gratuitement le chauffage central.

Tous les âges se serraient ensemble dans la maison et étaient comme autant de racines, de branches et de feuilles du même arbre. Et ce soir-là que je vous conte, ils étaient plus emmêlés que jamais, les vieux, les moins vieux, les restés jeunes, les tout duveteux encore dans leur berceau. Cela faisait un riche total d’années mais une moyenne raisonnable pour chacun, personne n’étant ainsi très vieux, personne n’étant très jeune. Ils attendaient ensemble quelque chose dont ils ne parlaient pas, qu’ils osaient à peine nommer, qui était dans l’air et plutôt à la porte que dans la maison même. Mais qui enserrait la maison, qui était pour elle une chaleur et une détente dans l’anneau du froid. Qui trottinait autour d’elle avec une douceur de pattes de lièvre. Qui faisait entendre un bêlement grêle qui rimait avec Noël. Qui cherchait son chemin pour arriver jusqu’aux bonnes gens de la maison. Ils étaient de ceux qui croyaient au miracle. Et le miracle ne vient qu’à ceux qui y croient. Il refuse de faire un pas en avant vers les autres. Il finirait par trouver l’ouverture de la porte et être au milieu d’eux. Ils verraient tout d’un coup le halo de son front. Ils n’auraient aucune envie qu’il fût personnifié davantage. C’étaient des âmes simples. Il leur suffirait qu’ils sentissent son haleine au milieu d’eux.

Les plus petits des enfants étaient doux et sommeillants, nichés contre chaque épaule du grand-père, perchés sur ses deux genoux maigres. Les moins petits, assis comme des Sages anciens au fond des chaises berceuses, avaient des regards d’hommes, et les tout à fait grands, cloués debout contre la porte, des regards d’enfant. Car c’était Noël. Ils avaient quelque chose à désirer, tout en ne le disant pas. La mère surveillait ses tartes, qui étaient dorées, larges et intactes comme si elles fussent tombées à plat du ciel ; et la fille aînée faisait sauter ses crêpes d’un mouvement si vif et si gai qu’elle avait l’air de sauter à la corde. Le jeune « engagé » qui allait traire la vache dans l’étable fut poli avec elle et au lieu de lui tirer sur la queue avec la vigueur de ses quatorze ans, ou de lui donner un coup de pied par en dessous comme il faisait d’habitude, lui dit : « Tourne ! » au moment de mettre en place le tabouret à trois pieds.

Le maître tenait serré entre ses jambes le vieux chien de la maison, ôtant le reste des piquants de porc-épic dont la pauvre bête souffrait depuis la saison des chasses. Noël ôtait tous les piquants.

 

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Il y avait aussi une petite église. Tout était petit, frais, enfantin, dans cette nuit particulière. Tout avait envie d’être touché, palpé par des doigts d’enfant. Petit et grand à la fois, comme est grand pour un enfant un sapin-jouet de bergerie pas plus haut que la main. Donc cette petite église, cette chapelle plutôt... Elle était de bois ainsi que la cabane, la maison, l’étable, la niche du chien, étant de la même confrérie, mais de bois bien lissé comme si des mains ointes se fussent posées dessus au passage. Elle ne s’ouvrait qu’une fois l’an, à l’époque sainte. Jusque-là elle n’était habitée que par la poussière, l’ombre, l’humidité. Elle ne savait pas prier seule, alors elle s’ennuyait. Et puis tout à coup voilà qu’elle devenait visionnaire, elle entendait des bruits de pas, des sons de voix qui se rapprochaient. Des hommes arrivaient du bois tirant des traîneaux avec un butin de mousse, de branches de lierre, de petits sapins ; des jeunes filles, avec le ruban bleu des enfants de Marie sur leur poitrine, répandaient une nappe blanche sur l’autel ; des femmes sortaient d’une cache de la sacristie un cortège de bergers, trois rois mages à la barbe pareille, signe d’un proche cousinage, et la Sainte Famille qu’elles disposaient sur une brassée de paille fraîche dans la posture de l’Adoration. La veilleuse une fois allumée, il ne sortait plus de leurs lèvres que des chuchotements.

Veille de Noël, plus bienheureuse que le jour de Noël même. Petits enfants plus bienheureux que les hommes que vous deviendrez. Entrez d’un pas si léger que vous n’avez pas besoin de laisser vos chaussures à la porte. Oubliez dans votre saisissement de tremper vos doigts dans l’eau bénite. Avancez jusqu’à la crèche... Contemplez l’enfant sur la paille. Celui-ci n’a eu aucune peine à descendre du ciel, léger et nu. Il est venu par des chemins blancs, et non par un tuyau de cheminée. Vous croyez à sa réalité, il ne vous effraie pas par sa grosse voix sortie d’une barbe blanche, il n’a  pas un manteau garni de fausse hermine que vous, trappeurs de race, aurez peine à prendre au sérieux. Cet enfant est pareil au plus petit de votre maisonnée. Vous seriez prêts à le prendre dans vos bras. Vous n’osez, en proie au mystère. Vous regardez le père adoptif Joseph aux épaules de bûcheron, la cape bleue de Marie agenouillée. Les rochers de carton de la crèche sont bien plus réels que ceux de vos montagnes qui refusent de se montrer sous leur toison d’arbres, la neige plus vraie. Et vrais aussi les bergers et l’étoile, les agnelets et le bœuf.

Et le dehors, forêt et lac, a les yeux de l’enfance pour regarder briller la crèche à travers la porte béante.

 

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– Dépêche-toi donc, la mère. T’es pas encore gréyée ? On va être en retard !


La mère a dû finir ses tartes et ses beignes et au moment où on entend les clochettes du traîneau tinter à la porte, chercher les moufles de Tréflé, le capot de Donat, le foulard de Rose-Aimée, les claques d’Annette, donner un coup d’œil à ceux qui ne sont pas encore assez grands pour affronter le voyage au village et qui sont couchés, tout emmêlés, sous les couvertes à gais losanges dans la chambre des combles jusqu’où le poêle de la cuisine fait monter un souffle chaud de bœuf dans l’étable. La mémé, bien emmitouflée, veillera jusqu’au retour de la messe de minuit. Elle crie aussi de se hâter, que la messe sera commencée. C’est une rusée. Elle a hâte d’être seule, pour finir la paire de chaussettes qu’elle tricote à la dérobée pour celui des garçons qui est resté dans le bois. Son cadeau de Noël. À son âge on n’en reçoit plus, de cadeaux de Noël. Le vrai cadeau, c’est d’en faire.

On s’empile dans le grand traîneau, Poupa et Mouman en avant comme sur un trône, les plus frileux des enfants tassés entre leurs genoux. Les grands gars revenus des chantiers avec des gages plein les poches viennent de se transformer en bourgeois dans un paletot de ville, des gants de peau, un chapeau Fédora. Ils sont assis épaule contre épaule, tout raidis. La fille aînée à côté du jeune voisin venu pour elle de l’autre côté du lac, qui lui tient la main sous la couverte de carriole en peau de mouton ; l’engagé debout, embarqué au dernier moment, coincé entre des jambes, il ne sait lesquelles.

Et l’air, mon Dieu ! toute cette cloche d’air sous le ciel tout rond de la nuit de Noël, tout ce casque d’air sur les têtes. Il transmet aux oreilles des frissons, des murmures de feuilles, un bruit rayé comme s’il était fendu par un vol d’oiseaux rapides. Ce sont les messages de Noël qui le traversent, les cartes de Noël qui prennent leur élan les unes vers les autres et qui se mettent à parler toutes seules le long de leur parcours, ou qui se reconnaissent et carillonnent au passage : « Joyeux Noël ! » Quelques-unes, se trompant de date, crient : « Bonne Année ! » Voyageant si près du Paradis, certaines disent : « Le Paradis à la fin de vos jours ! » Il en est qui passent à se toucher : « Cordiale poignée de main », « Affectueux baisers ». Quel embrouillamini ! Mais il n’y a jamais de ces accidents de la circulation qui se produisent plus bas, sur cette pauvre terre. On est plus avancé là-haut en fait de métros, je suppose.

Parfois on entend des bruits de vols plus lourds, des heurts, des chocs. Ce sont les cadeaux de Noël et du Jour de l’An qui passent, pressés d’arriver. Ils vont loin : des pays de l’abondance aux pays qui n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent. Ils remplissent l’air d’une odeur de jambon tout cuit, de chocolat fumant, de riz prêt à gonfler. Quelques-uns ne révèlent rien. Leur secret n’appartient qu’à ceux qui dénoueront les ficelles. Ils sont comme des météores dans la nuit, à cause de la vitesse à laquelle ils sont catapultés sur la terre, et ils rendent le ciel tout étourdi à force d’envahir les pistes de leurs bataillons carrés décorés de rubans rouges.

Bienheureuse nuit de Noël, désertée par les oies sauvages, mais pleine de fumets de dinde.

 

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*   *

 

Mais là-bas, dans les grandes campagnes, le silence se referme après le passage des miséricordes. Le traîneau recueilli continue sa route.

Ô silence des âmes, silence de la terre, silence de la neige, des bois confondus, des montagnes effacées... Silence qui rime avec somnolence. Il n’y a que le cheval qui reste éveillé dans cette nuit où il a charge d’âmes. Son pas sonne creux au passage du pont de bois, ralentit aux montées, se coince de ses quatre fers crochus dans les descentes. Il hennit en signe de salut en passant devant une baraque de bois branlante où un vieux confrère mâchonne son foin, tout seul. Les sapins qui se déroulent au bord de la route opinent de leur bonnet blanc. Au retour il aura son cadeau aussi, sous forme d’une ration double, et pendant l’attente près de l’église, du côté abrité du vent, une bonne couverte aura été jetée sur son dos.

« Bonjour cousin ! Salut cousine ! Bonjour voisin ! Comment ça va ? Bonjour la belle p’tite fille ! T’as encore forci depuis que je t’ai vue... Nous autres ? Bien d’la misère, certain. Perdu un cheval, le bois se vend pas vite, la fourrure va baisser c’t’année... Mais la misère ne tue pas son monde. »

Poignées de mains pleines du froment des cordialités, autour des verres de bière tout moussus et débordant de contentement, côte à côte, sur le comptoir de la boutique, après la messe. Bras d’hommes qui tout à l’heure étaient croisés sur les poitrines, qui s’ouvrent, se tendent vers d’autres bras, mères enjuponnées, encapuchonnées, échangeant des nouvelles, parlant des prochains mariages comme si elles étaient filles encore, achetant des bebelles de fer-blanc pour leur gagne d’enfants, recevant en cadeau du marchand un énorme calendrier d’une banque de la ville où elles n’auront jamais d’économies à porter.

Inutile de vous conter le retour. Nous en avons tous un semblable couvant dans nos mémoires, un retour où nous nous taisions, où nous ne savions plus dans quel monde nous nous trouvions, qui était peut-être bien l’après-monde ; où le rêve dominait la réalité, où l’épaule humaine s’inclinait vers une autre épaule, familière ou étrangère, où l’écho des cloches achevait de tomber du ciel comme d’un vieux beffroi sur la terre qui pour s’endormir repliait un col de chevreuil roux taché de blanc et couronné de bois noirs.

 

 

Marie LE FRANC.

 

Paru dans Liaison en 1950.

 

 

 

 

 

 

 

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