Le roman bohême

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis LÉGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

À quelques milles au nord de la ville de Mlada Boleslav, que les Allemands appellent Jung-Bunzlau, s’élève le Mont-Jestied. Depuis des siècles, il marque la limite entre les Allemands et les Slaves. Les bois pittoresque qui en revêtent les flancs sont peuplés de poétiques légendes : là, dans les nuits orageuses, on entend courir et aboyer des meutes de chiens fantastiques : là jaillissent des sources argentées auprès desquelles dansent le soir les esprits des eaux, tandis que les nymphes de la forêt peignent leurs blonds cheveux à la lueur de la lune naissante.

Aux pieds du Jestied s’étend le hameau de Svietla, dont le blanc clocher attire de loin les regards du voyageur. C’est le dernier poste avancé de la nation bohême ; dans cette humble église, le pèlerin tchèque peut encore, avant d’entrer chez les Allemands, entendre louer Dieu dans sa langue maternelle. Le peuple de la contrée garde vaillamment cette frontière d’une nationalité d’autant plus aimée qu’elle est plus restreinte et plus menacée. Il se distingue par je ne sais quoi de vif et de méridional ; on loue son esprit, sa gaîté, son humeur. Les femmes sont grandes et presque aussi fortes que les hommes ; elles les remplacent le plus souvent dans les travaux des champs, car le pays de Jestied est pauvre et ne peut nourrir tous ses enfants. Beaucoup se font coquetiers et colporteurs. L’homme de Jestied aime avant tout sa liberté, il n’entre pas volontiers au service, et il est rare qu’il apprenne un état. Après avoir couru le monde et gagné quelques centaines de florins, il revient généralement finir la vie dans ses montagnes.

Avec les progrès de ce que nous appelons la civilisation, la physionomie de cette contrée et celle des paysans tendent peu à peu à se transformer : les légendes disparaissent, les fées des bois cèdent la place aux prosaïques forestiers. Cependant plus d’un récit fantastique égaie encore les longues veillées du soir ; à ces récits  se mêlent parfois des histoires vraies, histoires d’amour, histoires de jalousie amère, d’illusions déçues, de cœurs brisés, qui font rêver les jeunes garçons et pleurer les jeunes filles. Le héros de l’aventure que nous allons raconter dort sous la pierre du cimetière, mais son souvenir est toujours vivant. Les mères, quand on parle de lui, voudraient avoir des fils qui lui ressemblent, les filles le donnent pour modèle à leurs soupirants, jeunes et vieux le proposent en exemple et bénissent sa mémoire.

Il s’appelait Antoch Jirovets. Il était, il y a de cela bien longtemps, le plus beau et le plus riche fermier de tout le cercle de Mlada Boleslav. Il avait le visage blanc comme une jeune fille, les cheveux souples et brillants ; il se tenait droit comme un cierge, et marchait comme un prince. Jamais il ne restait le soir à l’auberge, jamais il ne jouait aux cartes, personne ne l’avait vu ivre. Jamais les domestiques de la ferme n’entendaient de lui un mot brutal, et pourtant ses biens étaient immenses : bois sur la montagne, cultures sur les pentes des coteaux, prairies dans la vallée, tout était à lui. Les grands seigneurs du voisinage le traitaient presque comme leur égal, et il n’en était pas plus fier. Antoch n’était pas né dans une condition aussi digne d’envie ; il ne l’avait acquise qu’après de bien âpres vicissitudes.

Il était né dans une pauvre chaumière, aux flancs de la montagne. Son père, simple bûcheron, était mort sans l’avoir connu. Sa mère vivait du travail de ses mains ; l’été elle servait dans les fermes, l’hiver elle filait ; de bonne heure elle habitua son fils aux rudes leçons de la misère. Elle avait été fort belle ; dans sa jeunesse, les riches partis ne lui avaient pas manqué, mais elle n’avait pas voulu d’un mari qui pût lui reprocher un jour sa pauvreté. Veuve à vingt ans, la mère d’Antoch aurait pu aisément se remarier ; elle refusa toute proposition. « J’aurais honte, disait-elle, de me présenter un jour devant Dieu avec un autre homme que mon premier mari. Je ne veux pas que mon fils insulte à la mémoire de son père en donnant à un autre le titre qu’il n’a pu lui donner à lui-même. Je saurai bien l’élever seule. »

Elle l’éleva en effet. Dès l’âge de sept ans, elle le mit en service ; le juge du pays, le rychtarz, comme on disait alors, le chargea de garder ses troupeaux. Il n’eut point à s’en repentir ; l’enfant était alerte au travail, obéissant, docile, incapable de mensonge et plein de reconnaissance pour son bienfaiteur. Le juge et sa femme le prirent en affection. Ils n’avaient qu’un enfant, une petite fille malingre et chétive ; Dieu leur avait refusé un garçon. Souvent ils regardaient Antoch avec un œil d’envie, et, malgré eux, ils reportaient sur lui l’affection qu’ils avaient réservée à ce fils longtemps imploré et vainement attendu.

C’était surtout la femme du juge, la rychtarka 1, qui regrettait de n’avoir point de fils ; la plus grande partie de la fortune venait de son côté, et elle songeait avec amertume que ces biens auxquels s’était si longtemps attaché le nom de sa famille passeraient dans des mains étrangères. Elle ne dissimulait pas son chagrin, et l’on prétendait dans le pays qu’elle se livrait à des pratiques défendues pour obtenir l’héritier tant désiré. La nuit, des voyageurs attardés l’avaient aperçue seule dans un carrefour ; des femmes, qui se rendaient à Turnov de grand matin, l’avaient vue dans la forêt marcher à reculons, le sang coulait de ses mains ; le soir, plus d’une fois, elle s’était glissée à la lisière du bois vers la demeure du vieux Mikusa. Personne ne prononçait le nom de cet homme sans horreur ; il n’était pas admis à la communion, et ne pouvait pas même entrer à l’église.

La rychtarka était beaucoup moins aimée que son mari ; elle était d’un caractère fier et impérieux, violente et capricieuse dans ses haines comme dans ses affections. Elle donnait beaucoup aux pauvres, traitait bien ses domestiques ; mais on assurait qu’elle agissait moins par bonté de cœur que par intérêt et par vanité. Son mari supportait toutes ses fantaisies, et la paix du ménage était rarement troublée.

Tous les samedis soir, Antoch allait trouver sa mère ; il lui racontait ses travaux de la semaine, les gens qu’il avait vus, ce qu’il avait entendu, même ce qu’il avait pensé. Par ses leçons et ses conseils, elle développait en lui le sentiment du devoir, dont sa vie entière lui donnait l’exemple. Chaque jour, ses maîtres s’attachaient à lui de plus en plus, sa maîtresse surtout : elle paraissait le préférer même à sa fille ; il la respectait et l’aimait comme sa propre mère. Quand il eut atteint l’âge de quinze ans, il cessa de paître les troupeaux et devint valet de ferme. Ce fut un beau jour dans sa vie que celui où il mit pour la première fois les chevaux à la charrue. Le juge lui donna un ducat d’or, et sa femme un beau fouet neuf ; sa mère était tout exprès descendue de la montagne pour voir s’il aurait bonne mine avec son attelage. Les jeunes filles avaient fait des couronnes à ses chevaux ; il avait un bouquet à son chapeau et un autre à sa boutonnière, on eût dit un fiancé. Fier d’avoir débuté sous de si heureux auspices, Antoch prit goût à la besogne. Son attelage était le plus beau de tous, sa charrue la mieux entretenue ; les champs que son maître lui confiait étaient les mieux cultivés.

Ses camarades prétendaient qu’il avait recours à quelque sortilège ; ils l’observaient souvent pour le prendre en flagrant délit, surtout le vendredi saint, car celui qui ce jour-là peut tuer un hibou, en faire sécher les intestins, les réduire en poudre, les mêler à la dent d’un mort, et jeter ce mélange dans l’avoine de ses chevaux, celui-là aura toute l’année des chevaux gras, luisants et dispos. Le juge, qui ne croyait pas aux sortilèges, s’attachait de plus en plus à Antoch ; un jour il lui annonça qu’il voulait le garder toujours auprès de lui, et qu’il avait mis de côté une somme importante pour le racheter du service militaire. Du reste tout le monde se plaisait à louer Antoch, sauf pourtant les filles du pays. Il était, comme elles aimaient à le dire, le plus beau gars des environs : elles lui faisaient mille agaceries ; elles l’invitaient à danser, et il ne s’occupait point d’elles, – pas du moins comme elles l’auraient souhaité. Il savait danser et rire au besoin quand l’occasion se présentait, mais il ne la cherchait point. Pas une fille ne pouvait se vanter qu’il lui eût murmuré quelques mots d’amour ou dérobé un baiser. Elles s’en plaignaient parfois à sa maîtresse, qui lui reprochait son indifférence : il restait sourd à ses reproches, et après chaque bal il retournait seul à la maison.

Quand la fille du juge eut atteint seize ans, on la maria, non sans peine, à un meunier des environs ; sotte et contrefaite, elle n’avait d’autres attraits qu’une dot assez belle. L’époux qu’on lui donna passait pour un homme brutal, égoïste, avare ; la pauvre fille n’avait pas le droit de choisir, elle se résigna, et huit jours après la noce elle alla demeurer au moulin de son mari, à quelques milles de là. Presque aussitôt le juge tomba gravement malade, il fallut faire venir le médecin, qui donna peu d’espoir. Informé du danger, le gendre accourut, amenant avec lui un homme d’affaires ; il dicta au moribond un testament par lequel il se faisait léguer tous les biens. Encore toute en proie à sa douleur, la rychtarka n’éleva pas la moindre objection ; le gendre remit le testament à l’homme d’affaires, chargé de le faire enregistrer après le décès du juge, suivant le vœu de la loi.

Le juge était à peine enterré que le meunier vint s’installer à Jestied ; il donna bientôt raison à ceux qui l’avaient accusé d’être brutal et avare. Sûr de l’indifférence de sa femme, voyant sa belle-mère anéantie par la douleur, le premier jour il réduisit les gages des gens de la maison, le lendemain il avertit les pauvres qu’il ne leur ferait désormais l’aumône que le vendredi saint ; le troisième jour, il annonça l’intention de couper un bois tout entier pour payer les frais de la succession. Antoch était fort triste : il aimait le juge comme son père ; il craignait en outre d’être renvoyé par le nouveau maître. Sa présence en effet gênait singulièrement le meunier ; mais il fallait trouver un prétexte, et la conduite d’Antoch n’en fournissait aucun. Bientôt il apprit que le meunier l’avait signalé aux autorités comme un sujet que les recruteurs feraient bien de ne pas oublier. Le juge n’avait pas encore versé la somme destinée au rachat. Devenir soldat, renoncer à cette vie champêtre qu’il aimait tant, aliéner à tout jamais sa liberté, cette seule idée remplissait Antoch de terreur. Il n’osait en parler à sa mère de peur de l’attrister ; parfois il songeait à s’enfuir. La rychtarka était encore trop abîmée dans sa douleur pour qu’on pût aborder avec elle un pareil entretien.

Cette situation se prolongea pendant six semaines. La rychtarka errait dans sa maison comme un corps sans âme ; elle ne s’était point attendue au coup terrible qui l’avait frappée. Son mari mort, que lui restait-il ? Une fille presque imbécile, un gendre bourru et égoïste. Elle passait ses journées au cimetière et ses nuits à pleurer.

Un soir, en revenant du cimetière, elle cueillit quelques touffes d’herbe pour les donner elle-même à une vache que le juge affectionnait particulièrement. C’était une fort belle bête qui portait la tête haute ; à cause de ses grands airs, on l’appelait la comtesse. Quand la rychtarka entra dans l’étable pour caresser la favorite, la comtesse n’y était plus. La veuve apprit d’un berger que son gendre l’avait vendue le jour même. Ce fut pour elle un grand chagrin.

– Si j’avais su, dit-elle en entrant au meunier, que tu voulais vendre la comtesse, je te l’aurais achetée moi-même, – et elle se mit à pleurer.

– Pourquoi faire ? reprit l’autre. Est-ce qu’on ne vous donne pas assez de beurre ou de lait ? Qu’avez-vous besoin de cette bête ?

– Je ne me plains pas de manquer de quoi que ce soit, répliqua la rychtarka ; mais je tenais à conserver cette vache parce que mon mari l’aimait beaucoup.

– Et où l’auriez-vous mise, cette bête ? demanda brutalement le meunier, tout en distribuant à ses domestiques une soupe où l’eau était assurément moins rare que le pain.

Ce fut un rude coup pour la rychtarka. Elle se contint cependant, et reprit : – Vos étables sont pourtant assez grandes ; quand on a de la place pour trente bêtes, on peut bien en loger trente et une.

– Non pas ; s’il vous plaît de garder une vache, mettez-la en pension où vous voudrez ; je n’entends pas héberger vos animaux.

La rychtarka devint pâle comme le mouchoir qu’elle tenait à la main ; elle jeta les yeux sur sa fille, qui, avec son apathie habituelle, soupait fort tranquillement. Les gens de la maison semblaient atterrés, mais pas un n’osait prendre le parti de l’ancienne maîtresse contre le maître nouveau. Ils restaient immobiles, les yeux fixés sur leurs assiettes ; on eût dit qu’ils y cherchaient les rares morceaux de pain que la parcimonie du meunier avait pu y laisser tomber. Antoch n’était pas là. La veuve ne dit pas un mot. Au lieu d’aller s’asseoir à la place qui lui était réservée, elle sortit lentement en étouffant ses larmes ; à l’expression de son visage, les assistants purent deviner que les choses n’en resteraient pas là.

Le lendemain, la rychtarka se leva de bon matin ; elle mit sa toilette de grand deuil. – Je vais à Reichemberg commander une croix pour le tombeau de mon mari, dit-elle à la servante qui lui apportait son déjeuner. – En effet, elle partit dans la direction de l’Allemagne 2 : mais, quand elle fut entrée dans le bois et bien sûre qu’on ne pouvait plus la voir du village, elle tourna brusquement à droite et descendit dans la vallée de Doub. Elle ne rentra que tard à la maison ; le meunier ne paraissait même pas s’être aperçu de son absence, et ne lui demanda d’où elle venait. Elle sortit et se rendit au cimetière. Arrivée sur le seuil de l’enclos des morts, elle s’arrêta, et ses regards interrogèrent curieusement le crépuscule.

D’ordinaire ses yeux se mouillaient dès qu’elle apercevait le tertre gazonné sous lequel dormait son mari ; cette fois ils rayonnaient de joie : un homme était assis auprès du tombeau, et cet homme était Antoch. Il paraissait plongé dans une profonde rêverie ; la rychtarka s’approcha et lui mit la main sur l’épaule, ses yeux étaient inondés de larmes. Elle l’apostropha non pas comme à l’ordinaire d’une voix douce et maternelle, mais d’un ton brusque et saccadé. – Je n’aurais pas cru que tu prendrais si à cœur les menaces du meunier : il répète à tout venant qu’il veut te faire soldat. Te voilà tout en pleurs comme si tu avais déjà les dragons à tes trousses. Je te croyais plus de courage.

– Vous vous trompez, répliqua Antoch, si vous croyez que c’est la peur qui me fait redouter le métier de soldat. Ma mère m’a enseigné que nous sommes tous dans la main de Dieu, et qu’il ne tombera pas un cheveu de notre tête sans sa permission. Ce n’est pas pour ma vie que je crains, c’est pour ma liberté... Ah ! je voudrais mourir. Chaque soir, je viens ici au tombeau de mon père adoptif, et je lui demande conseil. Parfois je songe à m’enfuir ; mais que deviendrait ma mère ? Jusqu’ici elle ignore le sort dont je suis menacé, je n’ai pas eu le courage de lui en parler.

La rychtarka secoua la tête. – T’enfuir, mauvais moyen ! J’en connais un meilleur,... le meilleur de tous... – En disant ces mots, sa voix tremblait. Elle releva brusquement son voile et fixa ses yeux sur Antoch ; ils semblaient lancer des éclairs. Elle était vraiment belle ainsi, au milieu de ces tombes, dans son noir costume de veuve, sous la pâle lueur de la lune.

Antoch frémit sous ce regard ; son cœur battait, il lui semblait que je ne sais quoi d’étrange allait s’accomplir dans sa vie. – Quel est donc, dit-il en balbutiant, ce moyen que j’oublie ?

– Te marier, répondit avec effort la rychtarka.

– Me marier ? Je ne méritais pas de votre part une pareille ironie dans un tel moment. Vous savez bien que je ne fais la cour à aucune fille. Pauvre, elle ne pourrait me racheter ; riche, elle ne prendra pas un simple valet de ferme.

– Si... si... j’en connais une ; mais elle n’est ni jeune, ni jolie.

Antoch se mit à réfléchir. – Que voulez-vous dire ? Je ne songe pas au mariage ; cependant je ne suis pas comme les autres jeunes gens, je ne tiens ni à la jeunesse ni à la beauté. Si je rencontrais une femme raisonnable, bonne, affectueuse, je n’hésiterais pas un instant.

– Dis-tu vrai ?

– Sans doute. Le sang me bouillonne au cœur quand je songe qu’ils veulent me faire soldat ; mais cela ne sera pas, je me tuerais plutôt. Malheur à celui qui m’a dénoncé, à ce meunier, à ce misérable qui vous insulte, qui veut enlever un fils à ma mère et à moi ma liberté !

– Écoute, Antoch, reprit la veuve d’un ton énergique, nous avons tous deux le même ennemi. Tu sais comme mon gendre me traite, tu sais le mal qu’il te veut. Antoch, il faut nous allier tous deux contre lui. Ce matin, j’ai dit que j’allais à Reichemberg ; mais je suis allé à Doub, au tribunal. J’ai annoncé que je n’entendais point abandonner mes biens à mon gendre : la ferme vient de moi ; mon mari ne pouvait pas l’aliéner. J’ai appris que le testament n’était pas encore enregistré, que par conséquent il est nul ; je rentre en possession de mes biens, je paie à ma fille sa dot jusqu’au dernier kreutzer, je chasse mon gendre. Antoch, tu sais que mon mari t’aimait comme son propre fils. Il a souvent répété qu’il serait heureux de voir nos biens entre tes mains ; si tu avais eu quelque chose, nous n’aurions jamais donné notre fille à un autre. Aujourd’hui tu peux te venger et me venger en même temps. Antoch, veux-tu être mon mari ?

Antoch n’eut pas la force de répondre ; il était pour ainsi dire anéanti par le bonheur inespéré qui lui survenait ; il laissa tomber sa main dans celle de la veuve. Tout se fit ainsi qu’elle avait dit. Elle rentra dans ses biens, racheta Antoch du service militaire, et l’épousa. Le meunier et sa femme furent chassés honteusement de cette maison où ils avaient prétendu si insolemment dominer. Ils partirent de nuit pour éviter les rires des voisins, et allèrent cacher leur honte dans leur moulin. Personne ne les regretta.

Pendant plusieurs années, tout alla pour le mieux dans le nouveau ménage. Antoch avait toujours eu l’esprit sérieux et le cœur froid ; il aimait sincèrement sa femme, il se rappelait ce qu’elle avait fait pour lui dans sa jeunesse, il était reconnaissant de la fortune qu’elle lui avait donnée. La rychtarka était fière d’avoir pour mari un homme auquel les plus belles filles du canton n’avaient jamais pu arracher ni un mot ni un regard d’amour. Plus d’une fois elle avait été la confidente de leur dépit ; en épousant Antoch, elle avait satisfait tout ensemble sa vanité de femme et ses ressentiments de belle-mère outragée ; il l’avait vite consolée de la perte de son premier mari, et la mélancolique veuve était devenue une femme riante et heureuse. Elle donna successivement à Antoch deux fils beaux comme leur père ; rajeunie par cette double maternité, elle oubliait les années qui la séparaient de son mari ; lui-même n’y songeait point.

Pour lui être agréable, elle avait songé à faire venir dans leur maison la vieille mère Jirovets ; mais celle-ci refusa constamment de quitter la pauvre chaumière qu’elle habitait.

– Je suis née dans la montagne, disait-elle, et j’y veux mourir.

Elle montrait d’ailleurs beaucoup de froideur vis-à-vis de sa belle-fille ; jamais elle ne voulut accepter d’elle ni le moindre cadeau ni le moindre secours. Autrefois, quand elle rencontrait la rychtarka, elle la remerciait affectueusement des soins qu’elle avait pour son fils, maintenant elle évitait presque d’aller chez elle. En vain son fils la priait-il d’avoir quelques égards pour sa bru.

– Que veux-tu, disait-elle, que je fasse dans une maison où tu es toi-même étranger ? Comment veux-tu que j’accepte ce qui n’est pas à toi, ce que tu n’as pas gagné du travail de tes mains ?

– Pour la fléchir, Antoch lui racontait le danger qu’il avait couru d’être soldat, comment sa femme l’avait racheté du service militaire.

– J’aurais dix fois mieux aimé te voir soldat que marié à une femme riche et orgueilleuse. Tu t’es mis dans un pire esclavage... Dieu sait ce que le ciel te réserve.

– Antoch eut beau prier, conjurer sa mère, tous ses efforts furent inutiles ; elle avait refusé d’aller à la noce, elle refusa également d’assister au baptême de ses petits-fils. La rychtarka affectait de ne voir dans cette conduite qu’une manie de vieille femme ; mais, tout en plaisantant avec son mari, elle sentait que la mère Jirovets avait raison, et elle la redoutait. Quant à Antoch il jouissait en paix de son bonheur ; maître d’une glande exploitation agricole, il y appliquait toutes les ressources de son intelligence et de son activité ; il était l’oracle et le modèle de ses voisins. Il tenait à montrer qu’il ne voulait pas se laisser nourrir par sa femme, et qu’il saurait augmenter la fortune commune. Seule la mère Jirovets ne s’associait pas aux louanges que l’on donnait partout à son fils. Elle évitait autant que possible de lui parler de sa femme ; en revanche, elle se faisait souvent amener ses petits-fils, pour lesquels, malgré sa pauvreté, elle tenait toujours quelque friandise en réserve.

Antoch avait une affection profonde pour sa femme. Quand elle montait auprès de lui dans leur voiture, revêtue de son grand manteau en velours noir de Moravie, elle lui semblait la plus belle femme du monde. Leur bonheur aurait pu durer bien longtemps, si la rychtarka eût été aussi raisonnable que son mari. Dans les premiers temps, elle n’avait pas espéré tant d’affection de lui, elle avait été charmée de celle qu’il lui témoignait, puis elle s’y était habituée, et elle avait fini par la trouver insuffisante. Les moindres absences d’Antoch lui semblaient d’une longueur insupportable ; elle courait le chercher dans les champs. Lorsqu’il essayait de parler avec elle de ses travaux ou de leurs affaires, elle s’efforçait toujours de détourner la conversation ou de la ramener sur elle-même ; quand il appelait à lui les enfants, elle les écartait avec un mouvement de jalousie. S’il allait sans elle quelque part, elle se prenait à pleurer, et lorsqu’il revenait, elle se jetait à son cou, comme s’il eût échappé à un grand danger.

Les voisins riaient de cette tendresse exagérée et engageaient Antoch à y prendre garde ; mais il défendait sa femme, il était touché de son affection et ne la redoutait point. Parfois, en la voyant se torturer sans nécessité, il lui donnait de bonnes paroles et s’efforçait de lui faire entendre raison. Alors elle se mettait à fondre en larmes et lui reprochait sa froideur. S’il se taisait, elle prenait son silence pour du dédain et sanglotait de plus belle. Antoch, dans les premiers temps, ne se laissa pas trop émouvoir par ces petites scènes de la vie conjugale ; peu à peu il en fut douloureusement affecté. Il devint susceptible et nerveux ; le moindre propos de sa femme le blessait, sans qu’elle y eût mis souvent mauvaise intention. Elle avait pourtant ses bons jours et ses bons moments ; mais il se défiait d’elle et demeurait inaccessible. De là pour sa femme un nouveau sujet de plaintes et de larmes.

Ainsi chaque jour l’abîme devenait entre eux de plus en plus profond. Antoch sentait combien sa mère avait eu raison ; cependant il était résolu à tout souffrir avec résignation. Cette résignation, loin de calmer la rychtarka, l’aigrissait encore davantage. La jalousie la mordait au cœur ; à force de chercher des griefs contre son mari, elle finissait par croire à la réalité de ceux que lui forgeait son imagination. Elle le poursuivait d’allusions étranges qu’il feignait de ne pas comprendre ; elle l’épiait sans qu’il s’en aperçût. La tristesse qu’Antoch ne savait plus dissimuler la confirmait dans ses soupçons. Sans doute il ne l’avait épousée que par spéculation ; en acceptant sa main, il avait compté sur sa mort prochaine. Elle se rappelait qu’en sortant de l’église elle avait vu voler un corbeau noir, symbole de la mort, et non pas une colombe, messagère de l’amour fidèle. La situation se tendait de plus en plus, une crise devenait inévitable.

C’était le jour de la fête du village. Tout le monde dans la ferme était allé prendre part aux divertissements ; filles et garçons avaient mis leurs plus beaux costumes pour danser. Seuls Antoch et sa femme étaient restés à la maison. Autrefois cette journée était si gaie pour la rychtarka ; elle était si fière quand, avec sa grande robe de soie, avec sa belle chaîne d’or, elle ouvrait la danse. Maintenant elle était là, vieillie, dédaignée, tandis que son mari s’épanouissait dans tout l’éclat de sa beauté.

– J’irais bien à la musique, lui dit-elle, mais il me faudrait ici une fille de confiance pour garder les enfants et la maison. Malheureusement...

– Quoi malheureusement ? est-ce que tu n’as pas le moyen de prendre une servante de plus ?

– Si, si... mais je ne voudrais pas de scandale dans la maison...

– Que veux-tu dire ?

La rychtarka éclata enfin ; il fallut bien qu’Antoch se décidât à comprendre ce qu’il s’efforçait depuis si longtemps de vouloir ignorer. Ce fut pour lui un coup de foudre ; un moment il crut qu’il ne pourrait se contenir, et il faillit lever la main sur sa femme. Il resta cependant maître de lui ; accablé, étourdi, à demi fou, il sortit brusquement sans savoir de quel côté il allait se diriger. Son front était brûlant, ses veines gonflées ; le cœur lui battait à rompre sa poitrine ; longtemps il marcha. La nuit était venue, dans l’auberge du village retentissait la musique qui appelait à la danse filles et garçons. L’an dernier encore, Antoch avait mené sa femme à la musique : il avait dansé avec elle, et les voisins les avaient regardés d’un œil d’envie. Pour la première fois, ce jour-là ils étaient séparés, lui errant seul dans la campagne, elle pleurant seule au coin du foyer abandonné. Elle pleurait. – Était-ce donc sa faute si elle aimait trop son mari ? Pendant tant d’années, elle avait été si bonne pour lui ; enfant, elle avait été sa mère adoptive ; homme, elle était devenue volontairement sa femme, et la mère de ses enfants. – Antoch ne put résister à tous ces souvenirs ; il retourna chez lui, bien résolu à tout oublier, à demander pardon du mal qu’on lui avait fait.

En rentrant, il trouva sa femme assise près du poêle, dans la même attitude qu’au moment où il l’avait quittée. Jamais femme n’entendit de la bouche de son mari des paroles plus tendres, plus affectueuses que celles qu’Antoch adressa en ce moment à la rychtarka. Elle pouvait, en l’écoutant, assurer à jamais son bonheur ; l’orgueil la perdit : en le voyant si humble, si résigné, elle crut devoir prendre vis-à-vis de lui le ton de l’offense et du reproche. Elle pensait se relever à ses yeux, elle se perdit pour jamais. Antoch l’écouta en silence, croisa les bras sur sa poitrine et baissa la tête. Quand la rychtarka eut fini son discours, elle s’avança vers le berceau où dormaient ses enfants, les enleva dans ses bras, et annonça d’un air tragique qu’elle quittait désormais cette chambre où elle avait vécu avec lui depuis le jour de son mariage. Elle s’imaginait que cette démarche effraierait Antoch, qu’il allait s’humilier encore, se jeter à ses genoux, demander grâce ; elle se trompait. Il ne bougea point, il ne tourna même pas la tête vers elle, quand elle franchit la porte ; il la laissa monter vers la chambre d’amis... Désormais tout était rompu entre eux deux.

Le lendemain matin, quand sa femme se présenta devant lui, il la traita comme une personne absolument étrangère. Elle avait cru que sa retraite produirait sur lui une certaine impression ; il n’y fit même pas la moindre allusion. Elle fut frappée de l’expression de son visage ; on y lisait une froide et impassible indifférence. Il semblait que durant cette nuit fatale Antoch eût vieilli de dix ans, des rides sillonnaient son front ; il était pâle comme un mort. Poussés soit par la curiosité, soit par une sorte de repentir, la rychtarka essaya de lui adresser la parole ; il ne répondit pas. C’était le lendemain de la fête ; Antoch ne lui offrit pas de la conduire à l’église, elle s’y rendit seule. Antoch alla chez sa mère chercher des consolations et des conseils. En rentrant chez lui, il donna l’ordre à la servante de porter ses hardes dans une chambre jusqu’alors inhabitée et d’y faire son lit. La séparation était consommée.

 

 

 

II

 

 

À son réveil, Antoch se rendit chez l’aubergiste, qui était un de ses bons amis, et lui emprunta cinq cents florins. – C’est, dit-il, pour une affaire que ma femme doit ignorer. Au cas où quelque chose arriverait, ma mère vous garantit cette somme.

Comme il signait le reçu, l’aubergiste lui dit : – N’irez-vous pas voir aujourd’hui le jeu de coq ? J’y vais en ce moment ; voulez-vous venir avec moi ? Déjà hier on a remarqué votre absence.

Antoch n’osa résister à l’invitation, et suivit son créancier. Lorsqu’ils arrivèrent dans la prairie, la foule la remplissait depuis longtemps. Toutes les filles d’alentour étaient là ; chacune portait une petite baguette au bout de laquelle flottait un mouchoir de couleur ; à un moment donné, elles les agitèrent toutes ensemble pour saluer l’arrivée du cortège qui amenait le coq. Douze jeunes gars des plus vigoureux traînaient ou poussaient une brouette sur laquelle un coq était attaché ; ils affectaient de la traîner avec le plus grand effort, bien qu’il n’y eût sur la brouette d’autre fardeau que la pauvre bête, qui poussait des cris à fendre l’âme. Les vestes, les pantalons et les toques de ces jeunes garçons étaient faits de couleurs différentes. Devant la brouette, un grand gaillard déguisé en bedeau portait une lanterne ; un autre, travesti en prêtre, était accompagné de deux enfants de chœur grotesques. Autour d’eux gambadaient le komediant ou saltimbanque de la bande, et un diable cornu. Derrière la brouette marchait un corps de musique, qui jouait une marche funèbre. Les musiciens avaient leurs habits retournés et leurs toques à l’envers. C’était la parodie de l’enterrement tel qu’il se fait en ce pays de virtuoses, où l’on ne saurait ni vivre ni mourir sans musique.

Après de nombreux détours le cortège arriva au milieu de la prairie. Il y fut accueilli par les rires et les applaudissements des spectateurs. Il s’arrêta près d’un tonneau peint en rouge, sur lequel un sabre était déposé. Les musiciens se rangèrent d’un côté, le prêtre et ses assistants de l’autre. On planta un pieu en terre, on y attacha le coq solidement, de façon toutefois que sa tête dépassât le sommet du pieu : ensuite le prêtre monta sur le tonneau et commença un beau sermon pour annoncer à l’honorable assistance que le coq avait été par ses nombreux péchés un objet de scandale, qu’il avait donné à la commune l’exemple des querelles, de la paresse, de la criaillerie, de la polygamie, qu’en conséquence il était condamné à la peine de mort, et allait être solennellement exécuté.

L’assemblée applaudit. Alors le prêtre tira de sa poche une grande feuille de parchemin, et annonça que le coq ne voulait pas quitter la vie sans faire son testament et sans laisser quelques souvenirs à ses voisins, pour se faire pardonner le scandale qu’il leur avait autrefois causé. Par ce testament, le coq léguait ses éperons au plus grand poltron du village, sa langue à la commère la plus bavarde, sa chair à celui qui serait assez adroit pour l’atteindre les yeux bandés et le décapiter.

Les musiciens se mirent à jouer un air de danse. Les jeunes gens tirèrent au sort pour savoir qui d’entre eux marcherait le premier contre le coq. Le sort désigna Toma. On lui banda les yeux, on lui mit le sabre en main, le diable lui fit faire trois fois le tour du tonneau, le plaça juste en face du coq et lui donna le signal. Toma s’avança bravement ; mais le diable et le komediant le suivaient, l’un pour l’étourdir de ses cris, l’autre pour agiter une sonnette à ses oreilles ; les spectateurs criaient pour le dérouter. Arrivé à l’endroit où il croyait trouver le coq, Toma donna un coup de sabre, mais un si grand coup qu’il perdit l’équilibre et tomba par terre tout de son long. La foule éclata de rire, et Antoch ne put s’empêcher de partager l’hilarité générale. Ce spectacle le reportait aux jours heureux de sa jeunesse. Il avait été jadis le héros de ces fêtes : il était célèbre par son adresse à décapiter le coq. À voir la gaucherie et les mésaventures des concurrents qui mettaient tour à tour le bandeau, il lui prenait envie de se mêler à leurs jeux.

Au bout d’une heure, tous les jeunes garçons avaient défilé devant le coq sans réussir à l’atteindre ; quelques spectateurs se tournèrent vers Antoch et l’invitèrent à essayer à son tour. Il résista quelque temps, puis entra dans la lice et manqua le coq comme les autres. Il ôtait son bandeau quand tout à coup une main vigoureuse lui arracha brutalement le sabre qu’il tenait encore ; il vit devant lui une jeune fille, une grande et belle brune, en corsage rouge et en jupe noire ; elle se fit bander les yeux, pirouetta sur elle-même, et d’un pas ferme et décidé se mit à marcher dans la direction du coq, arriva devant lui, fit tourner le sabre trois ou quatre fois en l’air et lui abattit la tête. Les applaudissements éclatèrent de tous côtés ; la jeune fille, sans paraître s’en émouvoir, ramassa dans l’herbe la tête du coq, la piqua au bout de son sabre, puis on la mit sur le tonneau, et on la porta en triomphe autour de la prairie.

Antoch avait suivi toute cette scène avec un intérêt fébrile ; quand la jeune fille passa devant lui, portée sur les bras nerveux de ses admirateurs, il put voir combien elle était belle ; son teint était un peu bronzé, mais ses yeux brillaient comme des grenats, ses lèvres comme du corail, ses dents comme des perles. Tout son visage respirait l’audace et la joie. – Quelle est cette fille ? demanda Antoch à son voisin Toma.

– Ce n’est pas une fille, c’est, je crois, le diable en personne. C’est la nièce du cordier Prezak, qui vit là-bas à Prosek, dans la montagne. Elle était orpheline ; il l’a adopté, et il a bien fait, car elle vaut deux garçons pour le travail.

– Je ne l’avais jamais vue.

– Ce n’est pas étonnant, elle est souvent à voyager avec son oncle sur les frontières de Saxe et de Prusse. Elle s’entend fort bien aux affaires ; elle sait atteler et conduire les chevaux. Elle s’appelle Sylva.

Cependant la promenade triomphale était finie ; la jeune fille descendit de son tonneau, et, tandis que la foule se précipitait dans l’intérieur du village pour aller danser, Sylva s’efforçait de s’ouvrir un chemin dans la direction opposée.

– Ne viens-tu pas avec nous à la musique ? lui demanda Antoch. – Cette fille bizarre l’intéressait ; sa hardiesse lui plaisait.

– Pourquoi donc irais-je ? répondit Sylva d’un air à la fois ironique et impertinent.

– Pour faire comme tout le monde.

– Je n’ai point l’habitude de faire comme tout le monde.

– Aujourd’hui tu serais la reine du bal ; tu as vaincu tous nos jeunes gens, et tu as le droit de choisir ton danseur.

– Jolis danseurs, sur ma foi ! Des garçons qui ne savent pas seulement tuer le coq ! Je n’en voudrais pas pour tout l’or du monde. Ils ne sont bons qu’à porter jupon.

Sylva éclata de rire, et continua de reculer dans la foule.

Malheureusement d’autres qu’Antoch avaient entendu ces propos impertinents. Les garçons, après avoir tenu conseil, coururent après elle ; Antoch les suivit, bientôt il les eut dépassés. Il était dans une disposition d’esprit où l’on chercherait volontiers querelle à son meilleur ami ; il lui semblait que Sylva avait voulu spécialement se moquer de lui ; évidemment elle connaissait ses malheurs domestiques. Il voulait interroger cette étrange fille, connaître le fond de sa pensée ; mais Sylva avait de bonnes jambes, elle était déjà sur la lisière du bois, elle allait s’y perdre. Antoch fit un effort désespéré, lui coupa la route, et la saisit par la taille.

– Tiens-la bien ! tiens-la bien ! criaient les jeunes gens tout essoufflés.

Sylva se débattait énergiquement ; Antoch l’étreignit comme avec une main de fer. Un moment, il sentit le cœur de Sylva battre sur sa poitrine ; ce fut pour lui une sensation étrange, il faiblit. Sylva profita de son émotion pour dégager une de ses mains.

– Lâchez-moi, murmura-t-elle, sinon prenez garde.

Mais Antoch redoublait d’efforts. Tout à coup il sentit à la main droite une vive douleur, et s’aperçut que son sang coulait. Sylva lui avait donné un coup de couteau. Il fut obligé de lâcher prise, et, avant que ses camarades fussent arrivés à son secours, elle avait disparu.

– Tu nous le paieras, crièrent les garçons, qui se virent pour cette fois obligés de renoncer à la poursuivre ; autant eût valu courir après un écureuil.

Ils revinrent tout honteux au village, méditant quelque vengeance. Il fut décidé qu’on sommerait Sylva à faire des excuses ; si elle s’y refusait, on la traduirait devant le tribunal pour injures, coups et blessures. Antoch les laissa faire ; il était sur le point de partir pour un voyage, et n’avait ni le temps ni le désir de revenir sur cette affaire, où d’ailleurs il avait joué un rôle assez sot.

Le lendemain matin, il partit en effet. Il annonça simplement à sa femme qu’il la quittait pour quelque temps, sans lui dire où il allait. Elle remarqua qu’il avait une main blessée, et apprit bientôt par ses domestiques ce qui s’était passé. Elle en éprouva une joie méchante, elle eût volontiers embrassé Sylva ; elle s’imaginait que le dépit d’avoir été vaincu par une femme était le véritable motif du départ de son mari. Quelques jours après, les jeunes gens envoyèrent une députation à Sylva dans la montagne pour lui demander des excuses, elle les refusa. Ils la citèrent alors en justice ; elle y parut fière et railleuse, déclara qu’elle avait en effet voulu insulter les jeunes gens de Jestied, qu’elle avait à dessein blessé Antoch. Elle fut condamnée à huit jours de prison.

La rychtarka, dès qu’elle fut mise en liberté, la prit à son service. Elle espérait ainsi rendre insupportable à Antoch le foyer domestique et l’obliger à la quitter tout à fait. Elle aurait pourtant bien voulu savoir ce qu’il était devenu ; tout ce qu’elle put apprendre, c’est qu’il avait envoyé chercher à Prague un passeport avec lequel on pouvait voyager jusque dans les contrées les plus lointaines. Ce qui l’étonnait aussi, c’est que pas un kreutzer ne manquait dans la caisse du ménage.

Sylva avait grandi dans la montagne sans que son oncle songeât à lui faire donner aucune espèce d’éducation. Elle ne connaissait l’école que de vue ; elle n’avait que de vagues notions du bien et du mal. Cependant personne ne pouvait rien trouver à reprendre à sa conduite. Sa rude vie avait développé en elle des qualités particulières. À un âge où toutes les filles ont en tête quelque amourette, on ne lui en connaissait point. Elle attirait par sa beauté, elle repoussait par sa sauvagerie ; elle répondait par des éclats de rire, et, – Antoch en avait fait l’expérience, – malheur à qui la touchait ! On disait d’elle que c’était un garçon déguisé en femme. Lorsque, dans les veillées du soir, les mères cherchaient des fiancées pour leurs fils, nulle ne songeait à Sylva ; on la croyait incapable d’aimer et trop farouche pour se laisser jamais marier.

Ces excentricités charmaient la rychtarka ; Sylva de son côté trouvait ingénieux d’entrer en service chez la femme même de celui qui avait été la cause de sa condamnation, au milieu même des jeunes gars qui lui avaient voué une inexorable inimitié. Elle montra d’ailleurs dans ses nouvelles fonctions des qualités de travail, d’ordre et d’intelligence que sa maîtresse n’avait pas espéré trouver chez elle en la recueillant. La rychtarka croyait simplement avoir fait mauvaise action ; elle reconnut bientôt qu’elle avait fait une bonne affaire. La gaîté de Sylva animait les gens de la maison ; son activité suppléait dans une certaine mesure à celle d’Antoch, dont l’absence se faisait partout sentir. Sylva était sauvage, mais elle aimait à entendre rire autour d’elle ; voir la rychtarka triste et sombre lui déplaisait. Un jour qu’elle était restée seule avec elle, elle lui demanda la cause de son chagrin. La rychtarka avait pris Sylva moins comme servante que comme alliée et confidente : elle lui raconta l’histoire d’Antoch d’une façon qui concordait peu avec ce que Sylva avait entendu dire aux gens du village ; mais celle-ci était mal disposée pour Antoch depuis le coup de couteau qu’elle lui avait donné, et elle prêtait l’oreille aux plaintes de sa maîtresse.

Par une pluvieuse soirée d’automne, Antoch revint enfin de son mystérieux voyage. Il entra sans que personne l’annonçât dans la salle commune ; nul ne lui souhaita la bienvenue. Les enfants dormaient ; la rychtarka resta muette en face de cet homme qu’elle avait si passionnément aimé. Elle aurait voulu le saluer qu’elle ne l’aurait pas pu. Un tremblement nerveux la prit à l’aspect d’Antoch. Il était aussi beau, plus beau peut-être qu’au temps où elle se montrait avec tant d’orgueil au bras de son jeune mari. Sans doute d’autres femmes dans ses voyages l’avaient trouvé beau, peut-être elles le lui avaient dit, peut-être il n’était pas resté inaccessible à leurs avances. Cette seule pensée causait à la rychtarka une telle émotion qu’elle faillit s’évanouir.

Sylva était assise auprès d’elle et filait. Elle ne se leva point pour servir Antoch, comme c’eût été son devoir. La rychtarka remarqua ce détail et lui en sut gré.

Antoch ôta sa pelisse mouillée et la suspendit près du poêle. Il était las, il avait faim et soif. S’adressant à sa femme, il demanda si elle pouvait lui faire servir quelque chose ; elle répondit qu’elle n’avait plus rien, d’un ton si froid qu’il ne fut pas tenté de renouveler sa demande. Sylva eut un mouvement de pitié, elle se retourna vers Antoch ; il la reconnut, et comprit pourquoi sa femme l’avait fait entrer dans la maison.

– J’ai besoin de te parler, dit-il à la rychtarka. Viens demain matin dans ma chambre, nous causerons, et il se retira.

Le lendemain matin, sa femme ne vint pas le trouver ; il descendit : elle était sortie avec les enfants. Elle ne rentra que fort tard. Antoch l’accueillit froidement.

– Je t’ai priée hier soir de me donner quelques instants d’entretien, lui dit-il devant Sylva ; tu sembles m’éviter à dessein. Je voulais agir à l’amiable, il ne me reste qu’à me rendre chez le juge de paix. Nos querelles auraient dû demeurer entre nous ; mais, puisque tu m’y forces, je les ferai connaître.

Il sortit de la chambre. La rychtarka pâlit : l’idée d’un scandale public l’épouvantait ; elle craignait d’ailleurs que son gendre ne trouvât le moyen d’en profiter. Elle réfléchit un instant, puis elle dit à Sylva d’aller demander à son mari ce qu’il lui voulait. – Si c’est quelque chose d’honnête, il pourra te le confier aussi bien qu’à moi.

Elle pleurait presque de rage.

Sylva monta chez Antoch ; elle avait été fort surprise de l’attitude qu’il avait gardée vis-à-vis de sa femme. Elle l’avait cru brutal et tyrannique ; elle venait de lui voir une dignité froide qui lui imposait. Elle était presque fière du message que sa maîtresse lui confiait, elle allait prouver qu’elle aussi pouvait être bonne à quelque chose. Elle entra brusquement, et exposa l’objet de sa mission. Antoch l’écouta en silence ; quand il eut fini, il lui montra la porte d’un tel geste, avec un tel regard, qu’elle n’osa répliquer et se retira toute confuse. Jamais on ne l’avait ainsi regardée, jamais elle n’avait saisi sur un visage humain une pareille expression de mépris. Pour la première fois de sa vie, elle sentit qu’il est certaines convenances que l’on doit respecter ; elle comprit que la rychtarka lui faisait jouer un rôle odieux. Sans bien se rendre compte des choses, elle éprouva une sorte de honte que jusqu’alors elle n’avait pas connue. Elle avoua naïvement à sa maîtresse ce qui s’était passé, et, malgré les railleries et les ordres impérieux de la rychtarka, elle n’osa plus remonter chez Antoch. Elle ne dormit pas de la nuit.

La rychtarka parvint cependant, au bout de quelques jours, à vaincre ses scrupules et à l’engager de nouveau dans ses intérêts. Quoi qu’il eût dit, Antoch n’était point allé chez le juge. Il restait presque toute la journée dans sa chambre occupé à lire et à écrire. La rychtarka chargea Sylva de l’épier et de lui rapporter jusqu’à ses moindres actions. Elle accepta ce rôle sans trop de répugnance et presque avec joie ; mais si étroite que fût sa surveillance, elle ne réussit point à trouver Antoch en défaut. La rychtarka lui avait raconté que son mari buvait, qu’il jouait aux cartes seul pour apprendre à gagner dans ses voyages ; jamais elle n’avait pu l’y surprendre. Il était toujours seul, il allait dîner et souper chez sa mère dans la montagne, il ne parlait jamais à sa femme. Un jour, le facteur lui apporta une lettre. La rychtarka prêta l’oreille, Antoch priait le facteur de lui retenir une voiture à la ville voisine.

Il allait donc repartir ? Qu’était-ce que cette lettre ? La rychtarka appela Sylva et lui confia ses inquiétudes. Sylva se glissa aussitôt à pas de loup derrière Antoch, et le suivit jusqu’à la porte de sa chambre. Elle croyait qu’il ne l’avait point aperçue. Tout à coup il se retourna brusquement.

– Bravo, s’écria-t-il, la voilà, cette fille si fière qui a mieux aimé aller en prison que de dire deux mots d’excuses ! Bel orgueil, ma foi, pour le métier que tu fais là ! Combien la rychtarka te paie-t-elle, pour cela ?

Sylva ne répondit pas. – Je comprends, poursuivit Antoch, ta haine pour moi. Tu t’imagines que c’est moi qui t’ai fait poursuivre : en cela tu te trompes ; j’avais bien d’autres soucis en tête. Tu me croiras, si tu veux, peu m’importe. Tu me traites en ennemi, tu me montres sous toutes les formes que tu me hais. Je sais ce que tu fais auprès de la rychtarka : tu dénatures tous mes actes, toutes mes paroles. Qui sait espionner comme toi sait bien aussi mentir.

– Mentir ? non ! répliqua vivement Sylva en relevant sa tête, qu’elle avait jusqu’alors tenue baissée, et en dardant ses yeux noirs sur Antoch. – Oui, je l’avoue, je suis votre ennemie. Oui, votre femme m’a chargée de vous surveiller ; je lui ai dit ce que vous faisiez, rien de plus.

Antoch sourit amèrement. Ainsi cette fille apportait une certaine fierté dans le triste métier qu’elle faisait ; son amour-propre se révoltait à l’idée qu’on pouvait la soupçonner de mensonge. Elle se mordait les lèvres, des larmes de rage coulaient dans ses yeux. Il fixa sur elle un long et pénétrant regard et continua :

– Je veux bien croire que le mensonge te répugne. Eh bien ! je vais te donner une marque de confiance. J’ai des affaires importantes à régler avec ta maîtresse ;  tu es sa confidente, écoute ce que je vais te dire, et rapporte-le-lui fidèlement. Tu sais où les choses en sont entre moi et ma femme. Tu n’as pas besoin d’apprendre qui de nous deux a tort ou raison. J’aurais déjà débarrassé la rychtarka d’un mari importun, si je ne tenais à ménager le nom et l’avenir de mes enfants. Je veux donc me séparer d’elle sans que le monde en soit informé. Désormais ce qui est à elle n’est plus à moi, ce qui est à moi n’est plus à elle. Il y a quelque temps, je suis parti d’ici avec de l’argent emprunté pour chercher fortune. Je suis allé jusqu’en Hongrie, j’ai acheté des chevaux, je me suis mis à faire le commerce. Mes affaires ont été bonnes. Je m’y connais, en chevaux, on sait que je suis honnête homme, et j’ai déjà une belle clientèle. Je vais me remettre à voyager, je vivrai ainsi séparé de ma femme sans que le monde y puisse trouver à redire. Du reste, je n’entends pas lui laisser toutes les charges de la maison, je lui enverrai de quoi élever les enfants. Dieu m’est témoin que j’ai rempli tout mon devoir envers elle, et que je n’ai rien à me reprocher... J’étais jeune et sans expérience quand je l’ai épousée ; je l’ai aimée et respectée autant que j’ai pu. Si elle l’avait voulu, nous aurions pu vivre heureux jusqu’à la mort. L’orgueil l’a perdue ; elle a voulu faire de moi son esclave. Aujourd’hui tout est fini entre nous. Dans quelques instants, je serai parti d’ici. Remets à ma femme ces billets de banque ; ce sont des florins que j’ai mis de côté pour les enfants. Adieu, Sylva.

Antoch rentra dans sa chambre. Sylva était plus morte que vive ; tout un monde de sentiments nouveaux s’agitait en elle. Jusque-là, elle n’avait connu que la douleur physique ; les tendresses du cœur lui étaient restées étrangères. Toute jeune encore, elle avait perdu ses parents ; elle n’avait ni frère ni sœur. Les jeunes filles la fuyaient, les garçons se moquaient d’elle, son oncle la maltraitait. Elle n’avait guère de sa vie aimé que le cheval noir et le gros chien de la maison où elle avait grandi. Il semblait qu’un charme jusqu’alors eût pesé sur elle ; ce charme, Antoch venait de le rompre. D’après une légende slave, l’homme comprend le langage de la nature, le chant des oiseaux et la voix des animaux dans la nuit de Noël, à cette heure sainte où naquit le sauveur du monde. Cette heure était venue pour Sylva ; elle comprenait maintenant le langage du cœur, le langage le plus sublime de la nature. À l’estime, à l’admiration qu’elle éprouvait pour Antoch, se joignait un profond mépris pour sa maîtresse. Un instant elle conçut l’idée de la quitter immédiatement et d’aller se mettre en service ailleurs ; mais elle réfléchit qu’elle pouvait se rendre plus utile en restant chez cette femme, que peut-être il lui serait possible de réparer une partie du mal dont elle était la complice involontaire. Elle redescendit, et alla rendre compte de sa mission à la rychtarka.

 

 

 

III

 

 

Antoch quitta la maison et reprit son commerce de chevaux ; dans les premiers jours, il rencontra beaucoup de mauvaise volonté chez les maquignons d’alentour, irrités de voir entrer en scène un nouveau concurrent. Son assiduité au travail, sa persévérance, surmontèrent tous les obstacles. Ses rivaux vinrent eux-mêmes, au bout de quelque temps lui proposer une association, et sous son intelligente direction elle prospéra rapidement. Antoch ne manquait jamais d’envoyer à la rychtarka une partie de ses bénéfices. Toute son activité ne pouvait pourtant lui faire oublier le chagrin qui le dévorait. Il songeait sans cesse à son bonheur passé, à sa vieille mère, à ses enfants, qu’il avait pour ainsi dire laissés orphelins. Dans les rares visites qu’il leur faisait, il avait eu la consolation de voir qu’ils étaient mieux élevés qu’il ne l’aurait espéré ; ils étaient affectueux, ils allaient à l’école et y faisaient de grands progrès. Évidemment ils étaient soumis à une heureuse influence ; Antoch attribuait cette bonne éducation aux soins de la rychtarka, et il lui en savait un gré infini. Parfois il aurait voulu interroger ses enfants sur le compte de leur mère ; mais, chaque fois qu’il commençait, ils montraient un certain embarras qui l’empêchait de continuer.

Il supposait que la rychtarka leur défendait de parler d’elle à leur père, et il ne voulait pas les obliger à lui désobéir. Du reste, les colères de la rychtarka semblaient apaisées depuis qu’Antoch lui avait fait annoncer que désormais tout était rompu entre eux. Elle parlait rarement de son mari à Sylva, et se montrait convenable avec lui quand par hasard il venait séjourner à Jestied. Elle menait une vie retirée ; elle n’allait guère qu’à l’église, et l’on disait dans le village qu’elle commençait à devenir raisonnable. Il n’en était rien. Le plus souvent elle passait les soirées devant son miroir, occupée à peigner sa chevelure, à essayer les bijoux et les toilettes qui plaisaient naguère à Antoch ; parfois aussi elle allait en cachette chez le vieux Mikusa, en choisissant pour lui rendre visite les nuits les plus noires. Sylva elle-même n’était pas dans le secret de ces excursions. C’était elle qui menait toute la maison depuis que sa maîtresse semblait tombée dans la dévotion. C’était par son intermédiaire qu’Antoch réglait ses comptes avec la rychtarka. Il lui parlait peu du reste, elle semblait l’éviter, et il ne la recherchait jamais. Il n’y avait point entre eux d’hostilité, il n’y avait pas non plus d’amitié.

Deux années s’étaient écoulées sans qu’Antoch eût célébré la Noël avec ses enfants. Il ne put se résoudre à laisser une troisième fois passer cette grande fête sans se réunir à ceux qu’il aimait. Le 24 décembre il revint donc à Jestied. La nuit de Noël en langue bohême a un beau nom : on l’appelle stiedry veczer, la soirée magnifique. Il n’est si pauvre chaumière qui ne s’illumine, qui ne soit ornée d’un arbre élégamment décoré. Antoch fit provision de jouets et de gâteaux pour ses enfants ; il laissa sa voiture à la ville et se dirigea vers Jestied à pied. La nuit était blanche de givre et de neige ; aux fenêtres des maisons brillaient des torches de résine. Tout en traversant le bois, Antoch entra dans le chemin qui conduisait au logis de sa vieille mère ; il se dit que la pauvre femme ne l’avait pas vu depuis bien longtemps, que sans doute elle était seule, et que sa visite lui serait une si douce surprise. Il pressa le pas, et atteignit bientôt la haie du petit jardin où il avait si souvent joué autrefois. À ce moment, la porte de la chaumière s’ouvrit, et un long reflet de lumière tomba sur la neige. Une femme parut sur le seuil. Elle était grande et droite ; ce n’était pas la mère d’Antoch. Surpris de cette apparition, il se mit en observation derrière un arbre. La jeune femme, – sa démarche disait qu’elle était jeune, – s’approcha du premier arbre qu’elle rencontra dans le jardin, écarta la neige qui en recouvrait le pied, tira de son tablier trois poignées de farine, et les jeta autour de l’arbre en chantant.

 

            Jolis arbres, gentils arbres,

          Venez aujourd’hui manger avec nous ;

                  Quand vous aurez mangé,

          Nous viendrons aussi manger avec vous.

 

Antoch se croyait le jouet d’une hallucination. Il se frotta les yeux et fit le signe de la croix ; mais le fantôme ne disparut point. La jeune femme allait lentement d’arbre en arbre, et à chaque arbre elle jetait trois poignées en répétant la même formule. Lorsqu’elle eut ainsi visité tout le jardin, elle jeta ce qui était resté dans son tablier sur le gazon blanchi par le givre, et chanta :

 

              Gentil gazon, quand tu auras mangé,

          Notre chèvre viendra aussi manger avec toi.

 

Plus Antoch écoutait, plus il lui semblait reconnaître cette voix. La jeune femme retourna vers le seuil de la chaumière, s’agenouilla, ôta le soulier de son pied droit, et de la main gauche le lança avec force par-dessus sa tête. Le soulier alla tomber au-delà de la haie du jardin près d’Antoch ; elle courut pour le reprendre. C’était un soulier de velours noir avec une boucle d’argent et un talon rouge, tel que les jeunes filles de Jestied en portaient les jours de grandes fêtes. Antoch le ramassa. En arrivant près de la haie, elle se trouva face à face avec lui. Tous deux à la fois poussèrent un cri de surprise : c’était Sylva. Ils se regardèrent quelques instants sans mot dire. Antoch le premier rompit le silence.

– Que fais-tu ici ?

– Entrez, et vous verrez.

Il la suivit et entra chez sa mère. Tout dans l’humble demeure respirait la propreté, la joie, la piété de ce grand jour. L’âtre flamboyait, les fenêtres étaient ornées de fleurs desséchées ; dans un coin, sous les saintes Images, la vieille mère Jirovets était assise devant une table couverte d’une nappe blanche. À côté d’elle, frais et roses, étaient les deux fils d’Antoch. Ainsi que leur grand’mère, ils tenaient sous la nappe leurs mains pleines de petites pièces d’argent. Suivant la tradition locale, Dieu préserve de la misère ceux qui dans cette nuit solennelle mettent ainsi leurs biens sous sa protection. Sur la table brûlait une bougie dans un vieux flambeau ; la nappe était couverte de pommes, de poires, de noisettes. La grand’mère était en train d’expliquer à ses petits-enfants qu’il ne fallait toucher à rien avant qu’on eût fait manger la chèvre dans sa crèche et les arbres dans le jardin.

Il serait inconvenant, leur disait-elle, de souper ce soir avant les arbres et les animaux, qui nous nourrissent toute l’année : il faut qu’une fois au moins nous leur fassions les honneurs. Dans plus d’une maison, on a oublié ce pieux usage ; alors les vaches et les arbres punissent l’homme de son ingratitude en lui refusant du lait et des fruits.

Comme elle achevait son discours, les enfants se retournèrent et reconnurent leur père. Ils se jetèrent à son cou et faillirent l’étouffer de leurs caresses. La vieille mère pleurait de joie.

– D’où venez-vous donc ? comment êtes-vous ici ? – leur demanda Antoch quand la première émotion fut un peu calmée. Il savait que la rychtarka n’aimait point sa belle-mère, et il ne pouvait comprendre comment elle avait pu lui envoyer les enfants pour la nuit de Noël.

– C’est Sylva qui nous a amenés, répondirent les enfants, – et ils se jetèrent sur les genoux de Sylva, lui prodiguant les caresses dont ils avaient tout à l’heure accablé leur père. Antoch regarda la jeune fille d’un œil soupçonneux ; évidemment sa présence lui gâtait le bonheur qu’il éprouvait à revoir sa mère et ses enfants. Sylva le devina, et fit un mouvement pour sortir. La grand’mère la retint et la pria de préparer le souper. Elle mit sur la table un gâteau de millet, des pois chiches, de la crème, des pommes et des noisettes. Sylva veillait à ce qu’aucune miette de pain ne tombât par terre. Quand le souper fut terminé, elle enleva la nappe, et sortit pour aller, suivant la coutume, jeter les restes dans le jardin. Les enfants la suivirent.

Antoch attendait ce moment avec impatience. Il demanda aussitôt à sa mère pourquoi Sylva était chez elle. Il avait été choqué des manières affectueuses de sa mère à l’égard de cette fille ; s’il avait prévu qu’il la rencontrerait, il ne serait certainement pas venu dans la montagne. – Sylva non plus ne serait pas venue ici ce soir, répliqua la mère, si elle avait pensé t’y trouver ; mais moi je suis bien aise que le hasard vous ait réunis. Le secret commençait à me peser ; j’étais peinée de ne pas pouvoir te dire combien cette fille est bonne pour moi. Elle me traite comme si j’étais sa mère ; mais elle ne veut pas que tu en saches rien. Elle a peur que tu ne lui permettes plus de venir ici. Il paraît que tu ne peux pas la souffrir.

– C’est vrai, et je ne comprends pas comment vous pouvez la tolérer. C’est l’âme damnée de la rychtarka. Je vous ai assez souvent raconté comment elle avait agi envers moi. Si elle s’introduit ici, c’est à coup sûr pour nous espionner et tout rapporter à sa maîtresse.

– Je sais ce qui s’est passé : tu me l’as raconté, elle aussi me l’a dit ; mais il y a des choses que tu ignores. Tu te rappelles le jour où tu l’as surprise en train de t’épier et où tu lui as fait de si sanglants reproches ? Ce jour-là, ses yeux se sont ouverts ; elle a reconnu combien la rychtarka t’avait calomnié, et pourquoi elle l’avait prise à son service. Elle s’efforce maintenant de réparer le tort qu’elle t’a fait. Je ne l’ai pas crue d’abord ; longtemps je l’ai observée avec défiance ; aujourd’hui je l’aime comme ma fille, et j’ai du chagrin quand une semaine se passe sans qu’elle vienne me rendre visite. Tu vas me demander pourquoi elle est restée chez la rychtarka. Elle aurait pu la quitter depuis longtemps : on lui a offert d’entrer dans d’autres maisons ; elle aurait, si elle l’avait voulu, trouvé plus d’un amoureux ; elle reste chez la rychtarka dans ton intérêt et dans celui de tes enfants. Ta femme néglige complètement tes enfants ; c’est Sylva qui s’en occupe. Elle les envoie à l’école, elle les soigne, et quand la rychtarka dit devant eux du mal de toi, elle leur explique que c’est une plaisanterie, et qu’ils n’en doivent rien croire. Chaque soir, elle prie pour toi avec eux et leur parle de leur père. Lorsqu’elle a le temps, elle vient me voir avec les enfants et me rend toujours quelque petit service. Sans doute elle est un peu sauvage ; mais c’est un cœur d’or. Du reste, tu le reconnaîtras bientôt toi-même, elle est bien changée à son avantage. Elle écoute mes conseils, elle me prie de lui en donner ; elle serait maintenant désolée de faire quelque chose de malséant pour une jeune fille. Ce n’est pas elle aujourd’hui qui irait tuer le coq ou se faire mettre en prison pour une plaisanterie. La rychtarka tient encore à elle, mais ne lui montre plus la même confiance qu’autrefois. C’est elle qui a imaginé de m’amener tes enfants ce soir ; elle a envoyé sa maîtresse à un pèlerinage à quelques milles d’ici. La rychtarka y est allée, un peu par curiosité, beaucoup pour faire étalage de sa dévotion. Je me défie plus encore de cette femme depuis qu’elle affecte tant de piété. Il me semble toujours qu’elle médite quelque chose contre toi...

Comme elle disait ces mots, Sylva rentrait avec les enfants. Antoch s’efforçait en vain de dissimuler son émotion ; il faillit se jeter à ses pieds et lui demander pardon de la défiance qu’il avait montrée à son égard. Sylva vit qu’on avait parlé d’elle, et qu’il ne lui en voulait plus. Une rougeur subite se répandit sur ses traits ; elle s’arrêta et fixa ses grands yeux noirs sur Antoch. Toute son âme était dans ce regard ; elle remerciait Antoch de lui avoir pardonné, elle lui reprochait doucement de l’avoir si longtemps méconnue. Dieu sait combien de temps aurait duré cette scène muette, si les enfants, en sautant sur les genoux de leur père, n’avaient découverts dans ses poches les jouets et les gâteaux qu’il leur avait apportés et qu’il avait oublié de leur remettre. Ils s’en emparèrent, et Sylva fut obligée d’aller jouer avec eux. On voyait bien qu’elle était habituée à ce rôle de mère ou de sœur aînée ; c’était plaisir de la regarder. Elle essayait les trompettes, rangeait les soldats en bataille ; son visage avait une expression de bonheur qu’Antoch ne lui avait jamais vue. Il l’observait du coin de l’œil tout en racontant à sa mère ses voyages et ses affaires ; plus d’une fois il interrompit son récit pour contempler tout à son aise le tableau que lui offraient Sylva et ses deux fils.

Il aurait voulu s’absorber dans ce spectacle charmant ; mais sa mère le pressait de questions. Pour la première fois de sa vie, il la trouvait importune. Sylva, de son côté, écoutait autant que le lui permettaient les enfants. Du temps où elle vivait chez son oncle, elle avait vu vendre et acheter bien des chevaux : elle connaissait les termes du métier ; plus d’une fois elle vint au secours d’Antoch pour expliquer à sa mère tel ou tel détail. Les enfants, las de jouer, finirent par s’endormir, et Sylva prit place sur une escabelle aux pieds de la mère Jirovets. La vieille femme, tout en écoutant son fils, passait ses doigts amaigris dans les beaux cheveux noirs de la jeune fille. À certains moments, Antoch était si ému que les paroles s’arrêtaient sur ses lèvres, et Sylva se chargeait de compléter la phrase. Que sa voix semblait sympathique à Antoch ! Jamais il n’avait entendu plus douce musique. Sylva d’ailleurs avait vu et appris bien des choses ; elle racontait des souvenirs de son enfance, des épisodes de ses voyages sur les frontières de Saxe et de Silésie. Antoch ne se lassait pas de l’écouter ; la mère Jirovets jouissait du bonheur de son fils. Ils seraient restés ainsi de longues heures ; mais la cloche du village sonna le premier coup de la messe de minuit, et pour rien au monde la mère Jirovets n’y aurait manqué.

– Comment les enfants vont-ils retourner à la maison ? demanda Antoch, non sans quelque inquiétude, et se reprochant d’avoir trop longtemps retenu Sylva chez sa mère.

– C’est bien facile, répondit-elle, j’en prendrai un sur les bras, et vous l’autre. Vous m’accompagnerez jusqu’à la maison, et vous retournerez ensuite chercher votre mère à l’église.

Elle enveloppa bien chaudement les enfants ; Antoch prit l’aîné dans ses bras, et sortit le premier. Sylva le suivit ; elle avait baissé sa capuce jusque sur la tête du petit, et elle le serrait sur son sein si tendrement qu’Antoch ne put s’empêcher de songer à ce tableau d’église qui représente la fuite en Égypte. Ils redescendirent vers le village par ce même chemin qu’Antoch avait gravi quelques heures auparavant. Que de changements en si peu de temps ! Il lui semblait qu’il avait moins vécu toute sa vie que pendant cette nuit de Noël. Antoch avait-il jamais été jeune ? Sa jeunesse ne venait-elle pas de commencer là dans cette chaumière, en face de sa mère et de Sylva ? La neige durcie craquait sous les pieds des voyageurs attardés. Les étoiles brillaient au ciel, la neige scintillait sur la terre ; la voix de la cloche annonçait aux hommes que la lumière du monde était née. Paix et gloire ! disaient le ciel et la terre ; paix et gloire ! chantait le cœur d’Antoch.

Ils arrivèrent sans mot dire à la maison de la rychtarka, Antoch déposa doucement sur les bras vigoureux de Sylva l’enfant qu’il tenait. – Tu seras toujours une mère pour eux et une fille pour ma mère ? lui murmura-t-il à l’oreille.

Sylva fondit en larmes ; ce fut sa seule réponse.

 

 

 

IV

 

 

Après le nouvel an, Antoch reprit ses voyages et ses affaires. Tous ceux auxquels il se présenta furent frappés du changement qui s’était opéré en lui ; autrefois taciturne et mélancolique, il respirait maintenant une gaîté radieuse. Un bonheur ne va jamais seul. Antoch réussit dans ses marchés mieux encore que de coutume ; quand vint le printemps, il avait réalisé un bénéfice de quelques milliers de florins. Il ne put résister au désir de prendre un peu de repos et d’aller revoir sa vieille mère. Était-ce seulement sa vieille mère qu’il voulait revoir ? Par un soir d’avril, il revint à cette chaumière des montagnes où la nuit de Noël lui avait donné tant de bonheur. Cette fois les fenêtres n’étaient point illuminées, le jardin était triste et morne. Antoch s’arrêta au bord de la haie, et chercha des yeux l’enchanteresse apparition qu’il avait rencontrée lors de son dernier voyage. Personne ! Il lui sembla qu’il n’avait rien à dire à sa mère, rien à voir chez elle, et il se demanda s’il n’allait point s’en retourner comme il était venu.

Il surmonta cependant ce mauvais mouvement, poussa la porte du jardin, et entra dans la chaumière. Sa mère, qui en ce moment récitait son chapelet, sauta de joie à son aspect ; elle fit trois fois le signe de croix sur le front de son fils, prit les deux mains d’Antoch, et tâta dans l’obscurité son visage et ses cheveux comme pour deviner s’il était toujours joyeux et bien portant. Elle paraissait très agitée. – Ne serais-tu point malade ? lui demanda son fils.

– Non ; mais j’ai eu de grandes inquiétudes.

– Est-il arrivé quelque chose aux enfants ?– Antoch se mordit les lèvres ; il songeait à une autre personne, dont il n’osait prononcer le nom.

– Les enfants vont bien, répondit la mère Jirovets ; c’est pour toi que je suis inquiète.

– Pourquoi ?

– La rychtarka me préoccupe beaucoup, mon enfant ; ne crois pas qu’elle te pardonne jamais de l’avoir abandonnée. Elle affecte l’indifférence ; au fond, elle cherche un moyen de te faire rentrer sous sa loi. Écoute-moi bien. La nuit, quand je ne puis dormir, je me lève et je vais prier à cette fenêtre. Plusieurs fois j’ai vu la rychtarka avant l’aube sortir du bois ; sur son passage, les chiens hurlaient ; elle revenait de chez le vieux Mikusa. Je t’en prie, mon fils, ne mange rien, ne bois rien, quand tu vas à la ferme. Sylva m’a raconté d’étranges choses. Chaque fois que tu viens, c’est la rychtarka qui pétrit elle-même le pain ; sans doute elle y mêle de ses cheveux comme le font les femmes qui veulent attirer un amant. Autre indice : les plus beaux pigeons disparaissent sans qu’on puisse connaître le voleur. Singulier voleur ! il étrangle les colombes et les jette dans les champs après leur avoir arraché les yeux. J’ai entendu dire dans ma jeunesse que l’on peut faire un philtre d’amour avec des yeux de pigeon arrachés vivants.

– C’est pourtant vrai... Je me souviens que la bière et le pain avaient parfois un goût étrange... Je sais d’ailleurs que la rychtarka est superstitieuse. Je vous promets de ne rien manger chez elle ; je prendrai mes repas ici comme autrefois.

– Non ; la rychtarka se douterait de quelque chose. Il est convenu avec Sylva qu’elle t’avertira en toussant lorsque tu devras t’abstenir d’un certain mets. C’est elle qui m’a révélé toutes les manœuvres de la rychtarka ; elle l’observe avec soin, et elle a de sérieuses inquiétudes. Un jour elle l’a vue lire à l’envers dans un grand livre rouge. Une autrefois la rychtarka lui a dit : « Ne me parle pas de cet ingrat, tant que je ne l’aurai pas maté, – et il sera maté, je te le garantis. » Si tu doutes, demande plutôt à Sylva ; mais que fait-elle aujourd’hui ? je l’ai attendue vainement toute cette après-midi. Il y a huit jours que ni elle ni les enfants sont venus. Il n’y a pas tant à faire à la maison... Ah ! j’oubliais, c’est aujourd’hui la fête des fileuses ; Sylva y sera sans doute allée. On danse ce soir à l’auberge, et je serais bien aise qu’elle y fût. Forte et belle fille comme elle est, il serait grand temps qu’elle fît choix d’un mari. Je le lui conseille souvent.

L’obscurité ne permit pas à la mère Jirovets de remarquer la pâleur qui se répandit sur le visage d’Antoch à ces mots. Sylva se marier ? Sylva aller à la danse pour y choisir quelqu’un des garçons du village ? Était-ce possible ? était-ce bien cette même Sylva qui lui était apparue dans la nuit de Noël ? Jamais jusqu’alors il n’avait pensé que Sylva pouvait se marier.

Pour s’arracher aux émotions qui venaient l’assaillir, il demanda des nouvelles de ses enfants ; puis, n’y tenant plus, il déclara qu’il allait leur dire bonsoir avant qu’ils ne fussent endormis. D’un pas rapide, il descendit à l’auberge, entra dans la salle où l’on dansait ; presque toutes les jeunes filles du village y étaient réunies, mais il n’y vit point Sylva. Il courut à la ferme. Valets et servantes, tout le monde était sorti, la rychtarka était absente. Antoch ouvrit d’une main fiévreuse la porte de la grande salle, la seule où il avait vu briller une lumière ; Sylva était assise auprès du foyer. En entendant ouvrir, elle poussa un cri de joie, un cri tel que jamais Antoch n’en avait entendu dans sa vie. Elle lui tendit les deux mains ; il les pressa sur son cœur et faillit les porter à ses lèvres. – Ainsi, tu n’es pas allée à la fête ? lui demanda-t-il.

– Qu’aurais-je été y faire ? répondit-elle en rougissant. Vous savez que je ne suis plus cette étourdie que vous avez connue jadis. Vous m’avez appris bien des choses que j’ignorais ; votre mère m’a corrigé de bien des défauts. J’écoute ses conseils, et je tâche d’en faire profiter vos enfants, afin qu’ils puissent ressembler à leur père... Vous m’avez pardonné, n’est-ce pas ?

– Si je t’ai pardonné ! murmura Antoch d’une voix attendrie.

– Je ne cesse, reprit-elle, de songer à cette soirée de Noël que nous avons passée ensemble chez votre mère, je lui en parle souvent ; mais, si d’autres prononcent votre nom devant moi, je suis toute honteuse, et je me sauve ; c’est sans doute à cause du mal que je vous ai fait ? Et vous, songez-vous quelquefois à moi ? Comme vous êtes pensif ! Qu’avez-vous ?

Antoch lâcha brusquement les mains de Sylva. Elle venait, sans le savoir, de répondre à la plus secrète pensée de son cœur. Ce qui n’avait été jusqu’alors chez lui qu’espérance, rêve, sentiment inconscient, tout cela était donc vrai. Elle l’aimait ! et ils étaient séparés par un abîme. Il croyait n’éprouver pour elle qu’une affection fraternelle, il s’était trompé ; il avait laissé germer en lui une passion qui menaçait d’engloutir sa vie et son honneur. – Sylva, je t’en prie, s’écria-t-il, ne parle plus de la nuit de Noël ; tu n’en reverras jamais une pareille.

– Pourquoi ? reprit-elle doucement : j’espère au contraire que nous en passerons encore plus d’une ensemble. Vous vous effrayez trop : les enfants ne sont pas si mal qu’on vous l’a fait accroire.

– Comment les enfants ? Que veux-tu dire ?

– Vous ne savez donc pas ? Je croyais qu’on vous avait dit que les enfants étaient malades, et que vous craigniez pour leur vie ; mais il ne faut pas vous épouvanter. Le docteur est venu deux fois, il m’a dit qu’il répondait d’eux. Je n’en ai point parlé à votre mère de peur de trop l’inquiéter. – Elle lui raconta que trois jours auparavant les deux garçons avaient été pris de la petite vérole. La rychtarka, au lieu de les soigner, avait immédiatement quitté la ferme, et Sylva était restée seule avec eux. – Ils sont là, à côté, dit-elle, venez les voir. – Antoch la suivit dans la chambre voisine ; les enfants dormaient.

– Pauvres orphelins ! murmura-t-il en baisant leurs fronts brûlants. Ainsi la mère à la garde de qui je vous avais laissés vous abandonne, et c’est une étrangère qui tient ici la place qu’elle a désertée ! La malheureuse, elle a comblé la mesure. Le mal qu’elle m’a fait à moi, je le lui aurais pardonné. Ce qu’elle vous fait à vous, je ne lui pardonnerai jamais. Désormais vous ne l’appellerez plus votre mère.

Il passa la nuit au chevet de ses enfants, se relayant avec Sylva pour les veiller. Le lendemain, la fièvre le prit ; le médecin déclara qu’il avait gagné la maladie des enfants. Sylva envoya au plus vite chercher la mère Jirovets. Pendant plusieurs jours, Antoch fut entre la vie et la mort. Sylva le soignait avec sa mère. – S’il meurt, pensait-elle, je ne lui survivrai pas. – Souvent l’aurore la surprit absorbée dans la prière et dans les larmes.

Un soir qu’elle veillait auprès de lui, la main d’Antoch saisit la sienne. – Sylva, murmura-t-il, si je guéris, je ne veux plus vivre désormais que pour toi. – Elle ne répondit pas. – Tu crois peut-être que j’ai le délire. Non, Sylva, jamais je n’ai été plus maître de moi que je ne le suis à présent. Écoute ! la rychtarka a manqué à tous ses devoirs d’épouse et de mère ; toi, tu viens de nous arracher à la mort au péril de ta propre vie. Je suis las de jouer la comédie avec ma femme. Devant Dieu, tu as été la mère de mes enfants ; tu la seras bientôt devant les hommes. Nous aurons à lutter, nous aurons à gravir un chemin semé d’épines ; es-tu prête à m’y suivre ? Tu ne sais pas encore, Sylva, ce que c’est que le mépris des hommes ; on nous montrera au doigt, il nous faudra quitter le pays... Ne reculeras-tu pas ?

Elle sourit, mais d’un sourire plus radieux que le jour où on l’avait porté en triomphe autour de la prairie aux acclamations des assistants. – Nous ne pourrons plus entrer dans l’église où nous avons été baptisés, où nos mères ont prié. On nous traitera de renégats, on insultera notre passé ; mais nous aurons pour nous notre conscience et notre amour. Nous irons vivre à Ochranov, dans la communauté des frères moraves ; j’espère que nous déciderons ma mère à nous accompagner. À partir d’aujourd’hui, tu es ma fiancée, Sylva ; aussi je ne veux pas que tu restes plus longtemps sous le toit d’une femme qui croit avoir encore des droits sur moi. Retire-toi chez ma mère ; tu lui diras, – et c’est la vérité, – que tu es fatiguée, que tu as besoin de repos. Moi, je préparerai tout ce qu’il faut pour obtenir mon divorce avec la rychtarka. Quand tout sera prêt, je viendrai te retrouver. N’est-ce pas, Sylva, que tu m’aimes ?

Sylva ne trouva pas de paroles pour répondre. Elle se pencha sur son front et lui donna le premier baiser que jamais homme eût reçu de ses lèvres.

La rychtarka ne revint à la ferme que lorsque Antoch et les enfants furent complètement guéris ; pendant la maladie de son mari, elle avait souvent été voir le vieux Mikusa, et il lui avait promis que, grâce à sa connaissance des herbes et des sortilèges, bientôt elle ramènerait l’époux rebelle à son devoir. La prédiction tardait pourtant à s’accomplir. Antoch était parti pour de nouveaux voyages ; la rychtarka était furieuse de le voir ainsi échapper. D’ailleurs on avait remarqué son absence pendant la maladie de son mari et de ses enfants, et les propos médisants allaient leur train sur son compte. On disait qu’elle tenait plus à sa beauté qu’à la vie des siens ; tout le monde en revanche admirait et louait le dévouement héroïque de Sylva. On allait en pèlerinage chez la mère Jirovets pour féliciter la vaillante fille ; elle recevait les compliments d’un air distrait et presque avec répugnance. En la voyant si pâle et si maigrie, on se disait qu’elle avait dû courir de grands dangers, et on trouvait tout naturel qu’elle eût momentanément quitté le service de la rychtarka pour aller se reposer chez la mère de celui à qui elle avait sauvé la vie.

Sylva souffrait en effet ; mais ce n’était pas le corps qui souffrait chez elle, c’était l’âme. Elle supportait à peine les angoisses de l’attente, l’inaction qui pesait sur elle au moment le plus solennel de sa vie. Elle essayait en vain de tromper par des travaux de toute sorte l’effroyable longueur des journées ; la maisonnette de la mère Jirovets était bientôt mise en ordre ; ni le rouet ni l’aiguille ne pouvaient calmer l’inquiète pensée de la jeune fille. Elle suivait en esprit toutes les démarches d’Antoch, elle se représentait les obstacles qui se dressaient devant leur bonheur. Elle se reprochait de n’être pas auprès de lui pour l’aider à les écarter. Elle s’étonnait de ne pas recevoir de ses nouvelles. Fallait-il un si long temps pour régler une affaire aussi simple ? N’avaient-ils pas pour eux le droit et la justice ?

Quand la mère Jirovets s’asseyait auprès d’elle pour causer, elle amenait toujours à dessein la conversation sur des histoires de mariage ; elle lui demandait comment tel couple s’était marié, comment les époux s’étaient séparés, comment ils s’étaient réconciliés. La mémoire de la vieille femme était riche en souvenirs ; mais les histoires qu’elle contait à Sylva répondaient peu à la question qu’elle n’osait poser, et dont elle souhaitait si ardemment la solution ; elles effrayaient l’imagination de la jeune fille sans satisfaire sa curiosité. Tantôt un mari avait tué sa femme infidèle, tantôt un amant s’était pendu, tantôt la loi et l’église avaient infligé aux coupables un horrible châtiment. – Voici, par exemple, disait la mère Jirovets, une histoire qui date du temps de la reine Marie-Thérèse. Vois-tu là-bas, à l’entrée du village, la forge dont on peut, quand le vent est bon, entendre résonner les marteaux ? En ce temps-là, le forgeron avait une femme jeune et belle. C’était un homme bizarre et méchant ; il était plus âgé qu’elle et jaloux. Elle devint amoureuse du forestier. Le mari les surprit, et les livra à la justice. On enferma la femme dans un sac, on lui rasa les cheveux, on lui barbouilla la tête de cambouis, on la recouvrit de plumes de coq ; puis le dimanche, à l’heure de la messe, elle fut attachée à la porte de l’église. On lui mit dans la main un violon fêlé, et à chaque fidèle qui entrait dans l’église, elle devait racler le violon et dire :

 

          Je vous salue, vous qui entrez dans l’église.

                    Au péché je me suis soumise.

 

Après la messe, son mari vint pour la délivrer et la ramener chez elle : il ne put lui faire quitter la porte ; on eût dit qu’elle avait poussé racine dans la terre. Pendant trois jours et trois nuits, elle resta ainsi sans boire, sans manger, sans dormir, à gratter son violon. Le troisième jour elle mourut.

– Et le forestier, qu’est-il devenu ? demanda Sylva.

– Lui, son histoire est plus affreuse encore. Du jour où sa maîtresse mourut si misérablement, il prit en haine Dieu et les hommes. Il se retira dans les bois ; il y vit encore aujourd’hui de sortilèges et de maléfices. C’est le vieux Mikusa.

Quinze jours après le départ d’Antoch, on vint dire à sa mère que le juge la demandait : elle descendit au village, annonçant à Sylva qu’elle serait bientôt revenue ; mais la nuit vint, et elle n’était pas encore rentrée. Sylva, impatiente, descendit à son tour ; elle aperçut le juge sur le seuil de sa porte.

– Où donc est la mère Jirovets ? lui demanda-t-elle du plus loin qu’elle l’aperçut.

– La mère Jirovets ? mais sans doute à la ville, où elle est allée retrouver son fils. Voici ce qui arrive : Antoch veut divorcer avec sa femme ; c’est là une affaire grave que nous voudrions étouffer ; j’ai fait moi-même auprès de la rychtarka une tentative qui n’a point réussi. J’ai envoyé la mère Jirovets à la ville auprès de son fils ; si elle n’a pas plus de succès que moi, c’est une affaire finie, et le divorce sera prononcé. Va au-devant de la mère Jirovets ; tu la rencontreras sans doute en chemin, et tu me viendras dire comment les choses se sont passées.

Sylva partit en courant.

 

 

 

V

 

 

Jusqu’à ce jour, la mère Jirovets n’avait rien soupçonné des rapports de son fils avec Sylva. Elle ne les devina qu’au moment où le juge lui annonça qu’Antoch songeait à divorcer. Ce fut un coup terrible. Quoi ! Antoch, son fils, son orgueil et sa joie, en était arrivé là ! Sylva, cette Sylva qu’elle aimait comme sa propre fille, menaçait son honneur en ce monde et son salut dans l’autre !

Elle comprenait maintenant sa pâleur, ses impatiences fiévreuses, ses bizarres questions. Elle comprenait comment de la sympathie Sylva était passée à l’amour, et comment cet amour avait gagné Antoch. Chrétienne des anciens jours, esclave du devoir, plus attachée à la lettre de la loi divine que capable d’en deviner l’esprit, elle voyait s’ouvrir devant elle un avenir d’amertume et de larmes. Elle connaissait le caractère grave et loyal de son fils ; bien d’autres à sa place se seraient consolés par des affections éphémères, des caprices inavouables ; lui, il ne savait pas ce que c’était que de jouer avec le cœur d’une femme. S’il voulait reprendre sa liberté, c’était afin de pouvoir l’aliéner immédiatement ; mais en l’aliénant il devait, – ainsi l’exigeait la législation du temps, – renoncer à la religion dans laquelle il avait été élevé. Et pour qui un pareil sacrifice ? Pour une fille à moitié sauvage, sans parents, sans fortune, dont l’amour n’était peut-être qu’une fantaisie passagère.

La mère Jirovets trouva son fils dans la cour de l’auberge, il examinait avec une satisfaction visible des outils d’agriculture qu’il venait d’acheter.

– C’est sans doute pour ton nouvel établissement, – s’écria-t-elle d’un ton si amer qu’Antoch frémit dans tout son être.

Il fit un signe de tête, ouvrit la porte de la chambre où il avait coutume de loger, et y entraîna sa mère. Il savait pourquoi elle venait, mais il ne s’attendait pas à la trouver si irritée. Elle avait jusqu’alors complètement approuvé sa conduite vis-à-vis de sa femme. Sans espérer qu’il pourrait la gagner du premier abord à ses nouvelles idées, il avait cependant confiance dans son amour maternel, dans la rectitude et l’équité de son jugement.

– Je vois ce qui vous amène, dit-il à sa mère ; je n’attendrai pas vos questions. Oui, je veux épouser Sylva, je veux que le monde sache à la fin ce que Dieu sait déjà ; je suis las de mentir, de jouer la comédie !

Mais dès les premiers mots il vit qu’il lui serait impossible de s’entendre avec sa mère. Ce qui pour lui était un devoir était pour elle un crime. Elle lui montra ses enfants rougissant un jour de leur père, poursuivis par la haine et la malédiction publique, Sylva condamnée peut-être par les tribunaux pour l’avoir détournée du droit chemin ; elle se répandit en imprécations contre cette bonne et noble fille ; elle évoqua le souvenir de son père, dont la tombe serait à jamais déshonorée.

– Eh bien ! soit, s’écria Antoch, vaincu enfin par deux heures de lutte désespérée ; soit, il en sera ce que vous voudrez. Réjouissez-vous de votre triomphe, si vous en avez le courage. Retournez trouver Sylva, dites-lui que je suis un menteur et un misérable, dites-lui que tout ce qu’elle a entendu de ma bouche n’était qu’imposture et tromperie ! Qu’elle ne croie à personne en ce monde, qu’elle n’ait jamais pitié de qui que ce soit ! L’homme ne mérite point de pitié. Dites-lui qu’elle se garde bien de chercher à m’attendrir par le spectacle de son désespoir ; je la chasserais de notre maison, comme vous-même la chassez de votre cœur, en dussé-je mourir. Ce sera de la vertu comme vous l’entendez ? Êtes-vous contente ? Je défendrai à mes enfants de prononcer le nom de celle qui a été leur seconde mère. Ce sera bien, n’est-ce pas, et vous m’applaudirez ?

Il allait continuer longtemps sur ce ton, mais sa mère ne l’écoutait plus. Pour la première fois de sa vie, elle le voyait pleurer, et ne mêlait pas ses larmes aux siennes. Elle ne lui dit même pas adieu, et partit en courant pour aller annoncer au village qu’Antoch renonçait à son divorce, que les choses resteraient où elles en étaient.

Tandis qu’elle revenait fière d’avoir détruit le bonheur de deux êtres qui s’aimaient tant, Sylva, folle de joie, allait au-devant de celle qu’elle croyait pouvoir appeler déjà sa mère. Elle n’avait jamais douté de la parole d’Antoch, elle ne doutait pas de l’approbation que sa mère donnerait à leur dessein. Peu lui importaient les propos du monde et la colère de la rychtarka. Elle marchait dans la nuit, légère comme un oiseau, souriant au bel avenir qu’elle avait la conscience de mériter, grave et sereine en songeant aux devoirs qu’elle aurait bientôt à remplir. Cette nuit était plus belle encore que celle de Noël ; les mêmes étoiles brillaient au ciel, mais la terre avait dépouillé son manteau de neige, et le bois exhalait le parfum des violettes naissantes. Sylva arriva jusqu’à un carrefour d’où partaient deux chemins qui tous les deux menaient à la ville ; l’un, praticable aux voitures, longeait le bois ; l’autre, plus étroit et plus âpre, coupait à travers les taillis. Au milieu du carrefour s’élevait une grande croix rouge exhaussée de quelques degrés de pierre. Sylva résolut d’attendre la mère Jirovets au pied de cette croix, elle s’assit sur les marches du côté qui regardait la ville, et se mit à rêver.

Tout à coup elle entendit un bruit de pas. Elle prêta l’oreille : ce n’était pas la démarche de la mère Jirovets. Les pas se rapprochèrent de la croix, une forme féminine se détacha sur le fond noir de la nuit. La nouvelle venue s’agenouilla devant la croix du côté opposé, et se mit à murmurer quelques prières. La voix n’était pas inconnue à Sylva ; mais il lui semblait que les prières étaient récitées avec difficulté et en commençant par la fin. Sylva domina son émotion et resta immobile. Trois fois elle entendit la voix répéter les mêmes prières en renversant toujours l’ordre des mots. – Pauvre folle, pensait Sylva, qui fait de la nuit le jour, de la fin le commencement, de la prière un jargon inintelligible ! – Elle se sentait prise d’une immense pitié pour cette âme échouée au milieu des orages de la vie. Elle était presque honteuse de son bonheur à elle. Chaque son de cette voix lui semblait un reproche, une malédiction. Après quelques moments de silence, la voix résonna de nouveau avec des accents graves et solennels. Voici ce que Sylva entendit : – Roi de l’enfer, écoute-moi ! Lève-toi, sombre amant du mal ! Saisis mon ennemi dans ta main puissante ; qu’il te trouve partout devant lui. Qu’Antoch Jirovets termine ses jours dans la misère. Détourne de lui tout bien ; fais tomber sur lui tout mal. Que celle qu’il aime perde la raison, que ses enfants soient mendiants et orphelins, que sa race périsse. – Sylva était plus morte que vive ; elle avait reconnu la voix de la rychtarka. – Que sa mère ne soit pas non plus oubliée par toi. Qu’elle ne puisse ni vivre sur la terre, ni sur l’eau, ni la nuit, ni le jour. Si tu accomplis mes vœux, esprit du mal, à toi seul désormais j’adresserai mes prières...

– Arrêtez ! arrêtez ! s’écria Sylva en se dressant éperdue de l’autre côté de la croix. Arrêtez ! Je le jure : Antoch vous restera.

Un cri sourd lui répondit. Un corps tomba lourdement sur les marches et entraîna Sylva dans sa chute. Quand la mère Jivorets arriva près de la croix, elle trouva les deux femmes sans connaissance ; elle alla chercher du secours, et on les ramena toutes deux à la ferme.

Un bruit étrange courut le lendemain matin au village et dans la montagne. Antoch Jirovets avait, disait-on, voulu divorcer avec sa femme parce qu’elle avait refusé de le soigner pendant sa dernière maladie. Pour se venger, elle était allée la nuit le maudire au pied de la croix. Là Sylva l’avait rencontrée par hasard ; le cerveau troublé de la rychtarka l’avait prise pour un mauvais esprit, elle était tombée morte, et Sylva aussi.

La rumeur populaire, comme d’habitude, exagérait les choses. La rychtarka n’était pas morte sur le coup ; après de longues heures d’évanouissement, elle était revenue à elle. Elle se croyait toujours devant la croix, elle murmurait sans cesse la formule d’imprécation que le vieux Mikusa lui avait apprise pour châtier l’indifférence de son mari, ou bien elle demandait de l’eau bénite ; elle affirmait qu’elle était bonne chrétienne, et, pour le prouver, elle se mettait à réciter le Pater et l’Ave, mais elle ne les pouvait réciter qu’en commençant par la fin. Elle mourut dans ce délire, et il fallut l’enterrer la nuit pour éviter un scandale. Tout le monde félicitait Antoch d’être ainsi délivré de cette malheureuse ; tout le monde plaignait Sylva. Pendant plusieurs semaines, la pauvre fille resta dans un état d’apathie et d’insensibilité absolue ; sa jeunesse et sa vigueur finirent cependant par triompher.

Dès qu’elle fut capable de marcher dans la chambre, Sylva ramassa ses hardes et les mit en paquet. – Que veux-tu donc faire ? lui demanda la mère Jirovets. – C’étaient les premières paroles qu’elle lui adressait. Elle l’avait soignée avec dévouement, mais jusqu’alors elle n’avait pu lui pardonner ni l’amour qu’elle avait inspiré à son fils, ni la lutte que celui-ci avait soutenue contre sa mère.

– Ce que je fais ? repartit simplement Sylva, je m’en vais. – Elle aussi n’avait encore parlé à personne depuis son accident. Ses lèvres tremblaient, ses yeux avaient perdu leur éclat, ses joues étaient creuses ; on eût dit une statue.

– Mais non, tu ne t’en iras pas ! s’écria la vieille mère. Je sais quels projets tu as formé avec Antoch. Dieu lui-même s’est mis dans vos intérêts ; en rappelant à lui la rychtarka, il nous a épargné, à moi la honte, à vous le péché.

– Il n’y aurait jamais eu de péché entre moi et Antoch, répondit fièrement Sylva ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Au pied de la croix, j’ai juré à la rychtarka, pour arrêter ses malédictions, qu’Antoch lui resterait, et je tiendrai ma parole. Je ne veux pas que les imprécations de la morte retombent sur lui, et je vous quitte.

– Mais Antoch, que dira-t-il ?

– Antoch dira : Je savais bien que Sylva m’aime, jusqu’au point de se sacrifier elle-même.

Le soir de ce jour, malgré les supplications et les larmes de la mère Jirovets, Sylva partit pour Prague, où elle entra comme sœur converse au couvent des sœurs de Sainte-Élisabeth.

Lorsque Antoch revint à la chaumière, il y trouva sa mère seule. Elle lui dit ce qui s’était passé. Il ne songea pas à faire revenir Sylva auprès de lui. S’il ne redoutait pas cette malédiction qui épouvantait l’âme naïve de Sylva, il sentait qu’un abîme s’était ouvert entre eux, que la mort avait brisé la fleur de leur amour, que l’ombre vengeresse de la rychtarka planerait sur leur lit nuptial. Il se résigna. Il vécut auprès de sa mère et pour ses enfants ; mais, quand sa mère mourut, il ne tarda pas à la suivre dans la tombe.

 

 

Louis LÉGER, Nouvelles études slaves,

deuxième série, 1886.

 

 

 

 



1 En Bohême comme en Allemagne la femme porte le titre de son mari.

2 Reichemberg est encore en Bohème, mais on y parle l’allemand ; pour les Tchèques, c’est déjà l’Allemagne.

 

 

 

 

 

 

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