Jobic
par
Charles LE GOFFIC
CLOPIN-CLOPANT, coiffé de son éternel képi crasseux et sans matricule, le bissac sur l’épaule, la démarche presque allègre en dépit de sa claudication, Jobic-ar-C’hleier (Job-aux-Cloches) s’en revenait de sa tournée hebdomadaire dans les fermes de l’intérieur, où la charité des ménagères l’approvisionnait de rognures de pain et de couennes de lard rance pour toute la durée de la semaine. Sa quête avait été particulièrement abondante, la veille, qui était un vendredi, jour réservé aux pauvres en Bretagne ; aucun huis ne lui avait fait grise mine ; chose curieuse, quand, après avoir reçu l’aumône des ménagères, il s’avisait, en guise de remerciements, de gonfler les joues et de leur sonner un air de sa façon, le visage de ses bienfaitrices ne se déridait pas ou bien c’était avec un triste sourire qu’elles l’écoutaient s’époumoner. Il arriva même à une des ménagères de lui dire rudement :
– Garde ton carillon pour un autre jour, Job-aux-Cloches. Nous n’avons pas le cœur tourné à la joie en ce moment.
Que se passait-il donc ? Il ne se le demandait pas, car il avait coutume de prendre la vie comme elle vient et sa raison habitait plus souvent les nuages que son cerveau : c’était, pour tout dire, un « innocent ». Mais, par exemple, quand une idée avait réussi à s’implanter sous le cuir de sa caboche, elle n’en démordait plus ; elle s’y enfonçait à la manière de ces ajoncs de chez nous qui s’incrustent aux fissures du granit ; pour l’en déloger, il eût fallu arracher le cuir avec.
On était au 1er août. Mais on aurait pu se croire aussi bien en novembre, tant le ciel était triste. Jobic avait dépassé Caounnec. Encore quelques coups de jarret et il atteindrait la crête de Pen-an-Rûn, grand cairn de schiste noir d’où l’œil enveloppe circulairement la vallée du Guindy, la côte, les îles et tout l’intérieur du Trégor jusqu’aux croupes grises de l’Arrée... Sa bauge de tourbe était tapie par là, dans une anfractuosité du versant occidental, sous un couvert de chênes tors. Il y vivait seul depuis la mort de la vieille mendiante qui l’avait élevé et, tout le temps qu’il n’occupait pas à rôder de ferme en ferme ou à brosser son képi, il le passait à se répéter à lui-même des airs de cloche entendus au cours de ses pérégrinations.
Son gosier, à cet exercice quotidien, s’était prodigieusement développé ; il possédait un clavier de sons d’une ampleur et d’une suavité extraordinaires. C’est dans les veillées surtout qu’il fallait l’entendre. Il commençait par imiter en sourdine les mourantes vibrations de l’angélus du soir sur les monts, ou la petite voix fêlée d’un oratoire perdu sous les feuilles. Cela semblait venir d’on ne savait quel passé très lointain, des profondeurs mêmes de la conscience armoricaine ; un exilé dont l’oreille eût recueilli ces soupirs de la terre natale en fût mort de nostalgie. Et, peu à peu, le son prenait plus de consistance, s’étoffait, se multipliait ; la vaste salle des cuisines bretonnes n’était plus assez grande pour le contenir quand Jobic, par exemple, régalait son auditoire d’un carillon baptismal ou nuptial.
Quels poumons ! les vitres en tremblaient. Jamais on n’aurait cru qu’un tel ouragan de sonorités pût se déchaîner par l’étroit orifice d’une bouche humaine. Jobic, ramassé sur lui-même, tout son être tendu par l’effort, oscillant en mesure sur ses jambes cagneuses, n’était plus qu’une houle d’harmonie, un Éole en activité...
Jobic n’avait pas son égal dans la contrée pour imiter la grosse voix du bourdon ou le timbre nasillard des crécelles. Ses rugissements métalliques couvraient d’énormes espaces ; il les réduisait à volonté au point d’en faire le plus délicieusement argentin des murmures, et aucun homme en fin de compte n’avait moins volé son surnom de Job-aux-Cloches. Jobic connaissait ou croyait connaître toutes les sonneries de tous les clochers bretons, à trente lieues à la ronde... Ces voix d’airain lui étaient toutes familières ; il faisait mieux que de les entendre : il les comprenait. Certes, on l’eût bien gêné en lui demandant ce qu’elles disaient. Mais les vrais poètes ne sont-ils pas plutôt ceux qui sentent que ceux qui expriment ? Toute parole est une traduction et une traduction ne rend jamais complètement la beauté de l’original. Job gardait toute sa poésie intacte au fond de lui.
Comme Jobic terminait son ascension, le ciel acheva de se couvrir : quelques gouttes de pluie, échappées d’un nuage en dérive vers le sud, grignotèrent même au passage la visière de son képi. L’innocent se félicita de n’avoir pas traîné en route et, néanmoins, par habitude, il fit halte devant le calvaire, tira son chapelet et récita une « dizaine ». Après quoi, la conscience satisfaite, il s’assit sur les marches et regarda le paysage.
Rien n’y avait changé en apparence. Tous les clochers étaient à leur place dans l’immense cirque de verdure qui s’évasait à ses pieds...
Un peu partout, dans la campagne, on fauchait les emblaves ; des maçons rajustaient près de Jobic le pignon d’une des masures à usage d’auberge accrochées aux flancs du cairn ; une équipe d’ardoisiers travaillait dans la carrière voisine à l’extraction d’un bloc de schiste. Et tout cela s’exécutait silencieusement, comme à l’étouffée : pas une voix ne se mêlait à la manœuvre des truelles, au crissement des faux et au tintement des pics ; le labour humain, désaccordé, semblait avoir perdu son chant.
Jobic lui-même, naguère si joyeux, commençait à se laisser gagner par cette mélancolie universelle. Si, encore, il avait pu surprendre quelque part un lointain babillage de cloche ! Mais ce n’était pas l’heure des sonneries. Les cloches se taisent d’habitude, sauf aux vigiles des fêtes chômées, entre l’angélus de midi et l’angélus du soir. Or le soleil avait à peine rempli les deux tiers de sa course. À la vérité, il se faisait aussi renfrogné qu’il pouvait. On n’apercevait de lui qu’une petite tache pâle, semblable au rond d’une vitre dépolie, et Jobic s’affligeait de cette bouderie incompréhensible, un jour d’été et, qui plus est, un 1er août, quand son attention fut ramenée brusquement aux choses de la terre par le plus imprévu des accidents.
– Baoum !...
Une note grave, prolongée, qui se répercuta d’écho en écho, venait de tomber dans le silence. L’innocent, au premier coup, avait reconnu le bourdon métropolitain de Saint-Jean-du-Baly. Était-ce le glas ? C’est ainsi qu’il prélude, par une note détachée. Mais, soudain, le branle s’accéléra : les sons se précipitaient les uns sur les autres, se chevauchaient, battaient on ne sait quelle charge affolée. Le vent venant de l’ouest, on les entendait distinctement malgré la distance. Jobic n’y comprenait rien. Il s’était levé et il écoutait, étreint d’une vague angoisse. Les maçons s’étaient retournés sur leur échelle ; les carriers aussi avaient dressé la tête. L’un d’eux, le plus jeune, se détacha même du groupe et rejoignit Jobic sur le socle du calvaire. Il s’appelait Jacques L’Helgouac’h et il avait fait son congé dans l’artillerie.
– Ça y est, dit-il au bout d’un instant où sa face claire de Celte, dorée d’un imperceptible duvet blond, s’était comme figée dans une expression d’attente passionnée, c’est la mobilisation générale.
– La mobilisation générale ? répéta machinalement Jobic.
Pour la première fois de sa vie, lui qui connaissait toutes les sonneries, gaies ou lugubres, de tous les clochers du Trégor, il entendait parler de cette sonnerie-là, qui ne ressemblait à aucune autre et qui le prenait au dépourvu.
– Baoum !... Baoum !... Baoum !...
On eût dit un marteau fou frappant à coups redoublés sur l’enclume du ciel, un ciel mat, sans lumière, funèbre comme un ciel de Toussaint. Et voilà qu’éveillées par l’appel du bourdon métropolitain d’autres cloches, sur Caounnec, Prat, Cavan, Berhet, Quemperven, Rospez, Pluzunet, Lanvézéac, Trézény, Plouguiel, dans toutes les églises paroissiales, les chapelles, les moindres oratoires cachés au fond de l’entonnoir du Guindy, répondaient au farouche trémolo, jetaient à la volée sur la mer, les champs, les villages leur martèlement fiévreux, désespéré...
Jamais pareil « tutti » n’était parvenu aux oreilles de l’innocent : il le glaçait jusqu’à l’âme. Désemparé, flageolant, Jobic se cramponnait au fût du calvaire pour ne pas naufrager dans ces vagues de sons forcenés. L’air, autour de lui, n’était qu’un immense halètement. Le chœur des tocsins emplissait tout l’espace visible et l’on sentait qu’il se prolongeait par-delà, jusqu’aux limites de la terre et plus loin, peut-être, partout où il y avait des clochers, dans les îles sous la mer où dorment les villes englouties.
– Sainte Vierge ! gémit l’innocent, est-ce la fin du monde ?
C’était, en tout cas, la fin d’un certain ordre de choses, car les maçons dégringolaient de leur échelle ; les carriers lâchaient leurs outils ; aux champs, la moisson s’arrêtait. Et les femmes pleuraient sur les seuils, le front dans leurs tabliers. Des attroupements se formaient à tous les carrefours ; la même phrase y revenait avec insistance :
– Embannet ar mobilisation general ! (« La mobilisation générale est proclamée. »)
Jobic n’en était pas plus renseigné, et, s’il connaissait le nom du cataclysme qui avait fondu sur le monde, il en ignorait toujours la nature. À tout hasard, il descendit de son socle, s’approcha d’un des groupes où causait Jacques L’Helgouac’h, le carrier qui était venu le rejoindre, quelques minutes plus tôt, sur les marches du calvaire. Il roulait des yeux si effarés que l’ancien artilleur n’y résista pas.
– Eh bien, mon pauvre Jobic, quoi donc ? dit-il en riant. Tu ne fais pas ta partie dans le concert ? C’est le moment, tu sais. On va se battre.
Et, comme Jobic n’avait pas mieux l’air de comprendre, L’Helgouac’h, goguenard, expliqua :
– La mobilisation générale, c’est la guerre, quoi ! Tu sais ce que c’est que la guerre, hé, puisque tu es soldat... Avec un képi pareil, il n’y a pas besoin de te le montrer, le chemin de la frontière. La patrie est en danger : une, deux, par file à gauche, arche ! Et quand tu verras les Allemands, vas-y de ton carillon !
Son bras étendu montrait l’est, chargé d’une flamme sourde... Ses camarades, qui entraient à l’auberge, le hélèrent ; il les suivit, riant encore de sa plaisanterie. Mais les femmes continuaient de pleurer sur les seuils et la figure de l’innocent avait pris une subite gravité.
Tandis qu’il écoutait les explications de l’ancien artilleur, un travail singulier se faisait dans son cerveau : des brumes se déchiraient en lui ; vague encore, une lueur y perçait. Première révélation de la patrie, dont le pauvre hère associait l’image à celle des cloches de son pays !
Les dernières vibrations du tocsin mouraient sur Caounnec. Jobic, déjà, descendait la montée : il reprenait le chemin par où il était venu et, sac au dos, les yeux fixes, essayant d’imprimer une cadence martiale à sa gigue, il allait devant lui, tout droit, comme un halluciné, vers l’aire d’horizon que lui avait indiquée le carrier.
Il était soldat ! Comment ne s’en était-il pas aperçu ? Mais oui, puisqu’il portait un képi de tringlot... Cela ne remontait pas à si longtemps et Jobic, sans grand effort, pouvait se rappeler le jour où, au coin d’une borne, dans un tas de vieux objets hétéroclites, il avait découvert ce couvre-chef usagé de territorial.
Quelle trouvaille ! Il en demeurait encore ébloui. N’avoir connu jusque-là, en matière de coiffure, que des paillassons éculés ou des feutres plus troués qu’une passoire et se voir nanti tout à coup d’un vrai képi de soldat en drap rouge, avec une visière et des boutons d’or, l’aventure passait tellement l’ordinaire qu’elle avait fait date dans sa vie. Si crasseux qu’en fût le drap, si fendillée la visière, si vert-de-grisés les boutons, c’était un képi et, qui plus est, Jobic y entrait jusqu’aux yeux ; on était là-dedans comme un escargot dans sa coquille, à couvert de toutes les intempéries. Et, enfin, il n’y avait qu’à voir les regards de jalousie que lui lançaient les autres mendiants pour deviner que la possession d’un tel insigne investissait Job d’une sorte de suprématie, le haussait d’un cran dans la hiérarchie des traîne-besace et des claque-patins.
Aussi, comme il en prenait soin de son képi !...
Indifférent par nature ou par nécessité aux plus élémentaires exigences de la toilette moderne, il concentrait sur son képi toute l’attention dont il était capable : c’était sa seule coquetterie ; il le brossait matin et soir du revers de sa manche ; il en entretenait de son mieux les couleurs défraîchies et tirant sur le jaune mélasse ; il en était presque aussi fier que de son talent de carillonneur. Il arrivait que, sur la route, par plaisanterie, des conscrits en permission lui faisaient le salut militaire et Jobic, gravement, leur répondait de la même façon, en portant la main droite à la hauteur de l’oreille.
Pourtant, jusque-là, il ne s’était jamais avisé de penser que son képi pouvait faire de lui un soldat, un vrai, encore moins qu’il pût l’obliger quelque jour à partir pour la guerre.
La guerre, on en parlait bien quelquefois dans l’entourage de Jobic, mais au prétérit, comme d’un de ces fléaux dont le retour n’est plus possible en raison du progrès des mœurs, comme de la peste ou du mal des ardents ; les anciens y croyaient peut-être encore, les jeunes, pas du tout... Quant à Jobic, qui n’avait jamais passé par la caserne, il n’avait sur ce chapitre, comme sur bien d’autres, aucune espèce d’opinion. Il aurait peut-être même révoqué en doute l’assertion du carrier, si le tintement désespéré de ses chères cloches n’en avait attesté la douloureuse vérité. C’était la terre natale qui criait vers lui de toutes ses voix. Et, dans l’innocence de son âme, prenant au sérieux la plaisanterie de l’ancien artilleur, il avait aussitôt répondu « présent ! » à l’appel du pays ; il s’était mis en route dans la direction de la frontière. Baoum !... Baoum !... Baoum !... Baoum !... Ses oreilles tintaient encore de l’effroyable chœur. Et, tout en clopinant dans le soir qui tombait, il en reprenait sourdement, puis à voix pleine, le rythme saccadé, il passait dans les villages comme un tocsin en marche...
La nuit le surprit près de Pédernec. Il pleuvait. Jobic se coula dans une meule de paille et y dormit à poings fermés. Au matin, il se remit en route, après avoir picoré dans son sac une ou deux croûtes de pain et entendu la première messe à l’église du bourg. Par habitude, il se tenait sous le porche réservé aux mendiants, d’où il pouvait voir l’intérieur du saint lieu tout illuminé par les buissons de cierges qu’y avait allumés la pieuse angoisse des épouses et des mères. Leurs coiffes blanches ondulaient comme un champ de pâquerettes dans l’ombre des lourds piliers romans ; quelques taches rouges et bleues y signalaient la présence des réservistes du premier ban qui rejoignaient leurs corps dans la matinée. Jobic n’eut qu’à les suivre à leur sortie. Presque tous appartenaient au 48e d’infanterie, dont le dépôt est à Guingamp. Était-ce le patriotisme qui lui donnait des ailes ? Malgré sa claudication, Jobic arriva presque en même temps qu’eux à la grille du dépôt. Mais là, quand il voulut entrer, le sergent de garde lui fit faire demi-tour.
– Au large !
Quoi donc ! On le repoussait ? Mais puisqu’il était soldat !
– Tu ne vois donc pas qu’il n’y a ici que des fantassins ! appuya le caporal. En v’là une espèce de niquedouille qui ne connaît pas le numéro de son régiment ! Allons ! ouste... Débarrasse le pavé et va voir à la frontière si j’y suis...
Lui aussi montrait l’est, du geste machinal qui, à cette heure, tendait irrésistiblement tous les bras et tous les cœurs vers les Vosges. Et Jobic, son sac rajusté sur l’épaule, se remit en route dans la direction que lui indiquait le caporal après le carrier.
Seulement sa démarche était moins allègre, ses jambes moins solides et il se sentait envahi d’une sourde inquiétude ; était-ce loin encore, cette frontière où on lui donnait rendez-vous ? Les passants près desquels il s’informa ne comprirent goutte à son baragouin : il avait franchi sans s’en apercevoir la lisière du pays breton ; on ne parlait plus que gallot autour de lui et le vocabulaire de Jobic dans cette langue était extrêmement réduit. À tout hasard, il continuait sa route, prenant garde de ne pas trop dévier de la direction que lui avaient indiquée ses facétieux interlocuteurs ; il traversait des bourgs dont l’entrée au crépuscule était barrée par des chaînes, de grandes villes inconnues où il fallait montrer patte blanche pour pénétrer, même en plein jour. Ces formalités auraient pu gêner l’innocent. Mais ses haillons et son infirmité valaient probablement le meilleur des sauf-conduits. Quand il arrivait près d’un pont de chemin de fer, les territoriaux qui en surveillaient les approches ne songeaient pas à croiser la baïonnette devant ce pauvre hère inoffensif...
Il y avait huit jours, huit grands jours qu’il se traînait par les chemins, s’abreuvant à l’eau des sources, grignotant les miettes de son bissac qui s’était singulièrement allégé à la longue, couchant dans les javelles ou dans les halliers, et devenu si timide, après cette éternelle randonnée qui le fuyait éternellement, qu’il n’osait plus, pour s’endormir, se fredonner à lui-même quelques-uns de ses carillons de naguère. Peut-être s’étaient-ils envolés de sa mémoire ? Le seul chant de cloches qui y chantait encore, c’était le baoum !... baoum !... baoum !... saccadé du tocsin...
Cependant, plus il s’éloignait de la Bretagne, plus il sentait que l’instant décisif approchait ; le pouls du pays battait plus fiévreusement, les gares étaient pleines de soldats ; des autos militaires, leurs fanions tricolores claquant au vent, filaient en troisième vitesse sur les routes ; des trains de canons, dont les gueules menaçaient le ciel, roulaient avec un terrible bruit de ferraille sur de grands ponts métalliques d’une seule arche. Et le firmament se peuplait d’étranges monstres volants, pareils à de gigantesques scarabées et qui ronflaient comme des orgues en fendant l’espace...
Jobic marchait, marchait. On ne se battait pas : donc ce n’était pas encore la frontière. Mais ses dernières provisions étaient épuisées : il lui fallait bien mendier. Le geste ne lui coûtait guère. Il lui était plutôt familier, et quelles âmes assez rebourses, en ces heures tragiques, n’eussent pas incliné à la pitié ?
Il vivait donc, si c’était là vivre ; mais, au bout d’un mois et plus de ce régime, sa foi commençait à chanceler ; il désespérait d’atteindre jamais la frontière, quand un soir enfin, à l’orée d’une grande plaine crayeuse coupée de boqueteaux et de vignobles, d’où pointaient des flèches de clochers, il crut entendre sur sa gauche les grondements d’un tonnerre lointain. Le ciel était d’une merveilleuse pureté cependant ; la clarté frisante du soleil à son déclin jouait sur les grappes mûrissantes et en faisait étinceler les grains comme autant de topazes. Et puis, si, comme Jobic l’avait pensé d’abord, ç’avait été le tonnerre qui grondait, pourquoi les routes se fussent-elles encombrées brusquement de cette foule en débandade ? On eût dit que tout le pays déménageait. Les hommes poussaient devant eux les troupeaux... Des vieillards, des infirmes, juchés sur les charrettes qui emportaient leur pauvre mobilier, se retournaient peureusement pour interroger l’horizon. Le grondement se rapprochait. Sur les hauteurs où s’accoudait, dans un coin de la scène, une petite ville allongée au bord de son fleuve, des éclairs rapides fauchaient l’air...
Jobic voulut se garer contre le mascaret humain qui déferlait à sa rencontre : il n’en eut pas le temps et fut entraîné, roulé comme un galet, à cinq ou six kilomètres de son point de départ, et jeté enfin, par un remous du torrent, dans un trou de champignonnière où il faillit se rompre les os.
Comme il était philosophe, il y demeura jusqu’au jour. La champignonnière occupait un pli de terrain en contrebas de la route et qui descendait vers un ruisseau caché sous les saules ; dans cette espèce de cuvette naturelle, dont les bords étaient encore exhaussés par un épais rideau de vigne, on n’embrassait qu’un horizon très limité. Jobic s’y attarda d’autant plus que la fraîcheur du ruisseau, sur la berge duquel il s’était assis pour baigner ses pieds rouges et gonflés, lui causait une indicible sensation de bien-être. Il cassa la croûte dans cette position, lampa un peu d’eau claire au creux de sa paume et, ainsi délassé, rafraîchi et restauré à bon compte, se remit debout pour continuer le chemin. La première étape fut assez vite expédiée. Mais, parvenu à l’endroit où il avait été emporté la veille par le tourbillon des fuyards, Jobic s’arrêta net. Rêvait-il encore, les yeux ouverts ?...
Une tempête mystérieuse, pendant la nuit, avait haché les boqueteaux et les vignobles ; çà et là, sur l’étendue de la plaine, des fermes érigeaient comme des bras d’épouvante leurs pignons noircis où charbonnaient encore des bouts de poutrelles... Un cyclone de fer et de feu aurait passé sur le pays qu’il n’eût pas fait pire ravage. Il fallait que le trou de champignonnière où Jobic avait dégringolé fût bien profond pour qu’à quelque cinq ou six kilomètres de lui le tapage d’une si infernale tempête ne l’eût pas réveillé.
Le plus bizarre, c’est qu’après une tornade de cette violence le ciel ne portait pas trace de la moindre perturbation atmosphérique... Mais la campagne était muette comme si toute vie l’eût abandonnée : on n’y entendait même pas un pépiement d’oiseau. Et c’était cela surtout qui intriguait Jobic...
Midi tout flamboyant passa sans qu’aucune sonnerie de cloche l’eût annoncé. Mais peut-être n’y avait-il plus de clochers dans le pays. De fait, Jobic chercha vainement sur l’horizon les jolies flèches ogivales qui pyramidaient au-dessus des vignes ; elles avaient disparu. Disparue aussi ou du moins cachée derrière un nuage de fumée opaque, la petite ville entrevue à flanc de coteau et qui se mirait aux eaux vives de son fleuve. La route que suivait Jobic y menait en pente douce, par une série de lacets qui épousaient les légers mouvements de la plaine et le long desquels processionnait une double file de peupliers.
Mais la tempête avait rompu cette belle symétrie. Jobic devait littéralement louvoyer presque à chaque pas, par impossibilité d’enjamber quelque tronc d’arbre déchaussé ou pour tourner quelque fourgon abandonné, des caissons défoncés, une automobile foudroyée en pleine vitesse, même des carcasses de chevaux tués raides et couchés sur le dos, une patte en l’air... Bêtes et voitures ne s’étaient pourtant pas échouées là toutes seules, réfléchissait Jobic. Qu’avaient bien pu devenir leurs conducteurs ?
La réponse ne se fit pas attendre : à quelques pas plus loin, sur la route, la face contre terre, un homme gisait, un artilleur. L’innocent, sa première frayeur passée, le souleva et reconnut avec stupeur Jacques L’Helgouac’h, le carrier de Pen-an-Rûn. L’homme n’était pas mort, mais il n’en valait guère mieux, à en juger par son épaule déchiquetée et le filet de sang noir qui coulait de son dolman. Il respirait péniblement et semblait n’avoir plus sa connaissance. Peut-être avait-il été atteint par un de ces grêlons d’acier dont les éclats jonchaient de tous côtés la campagne. En tout cas, on ne pouvait le laisser sur place, il fallait l’emporter, prévenir les gens... Mais à qui recourir dans ce pays solitaire et qui n’offrait au regard que des ruines ?...
Jamais Jobic n’avait fait un tel effort de réflexion. Du moins eut-il l’idée de traîner le blessé jusqu’au tronc d’un arbre voisin auquel il l’adossa. Et, comme il se penchait pour lui soutenir la tête, l’artilleur ouvrit les yeux... Une buée y flottait ; cependant il reconnut l’innocent.
– Job-aux-Cloches... Ici... Tu es venu ?
– Mais oui, dit naïvement Jobic. Fallait bien puisque je suis soldat.
– C’était pour rire ce que je t’en disais... Les innocents comme toi ne se battent pas... Comment feraient-ils ? File d’ici, mon pauvre Job : c’est trop dangereux.
– Alors, la guerre, la frontière, demanda Jobic, j’en suis plus bien loin ?
– La frontière ? dit le blessé. Tu n’y arriveras pas encore ce soir... Mais la guerre, si c’est après que tu cours...
Il enveloppa de son bras valide la désolation de la plaine :
– Tu es rendu.
Jobic aurait bien voulu poser d’autres questions à son ami l’artilleur. Mais l’effort que venait de faire celui-ci l’avait épuisé. Il sentit qu’il allait défaillir et il tâcha d’expliquer à l’innocent :
– Là... derrière moi... cherche... une gourde.
Jobic s’empressa... La gourde contenait du café froid légèrement coupé d’alcool, à la mode du pays breton ; le blessé en aspira quelques gorgées et parut se ranimer un peu ; son œil brilla...
– Ah ! si tu étais venu deux heures plus tôt ! Je ne sais pas comment j’ai pu me traîner jusqu’à la route... C’est pas tant mon épaule et cette balle dans le poumon que tout le sang que j’ai perdu... Impossible d’appliquer mon pansement... Vois-tu, vieux, c’est fini : je suis vidé.
Jobic hochait la tête en manière de dénégation. Il voulait rassurer son ami l’artilleur, mais les paroles lui manquaient.
– Donne-moi encore un coup de la gourde, dit le blessé.
Il but.
– Garde le restant pour toi, dit-il à l’innocent. Je crois bien que je n’en aurai plus besoin...
De nouveau ses yeux chavirèrent. Pourtant il retrouva une étincelle de vie... Il songeait :
– Si l’on m’avait dit que ce serait toi qui m’assisterais à l’heure du grand plongeon ! Sais-tu, Jobic, je vais te faire une demande... Tu sais toujours imiter les cloches, Jobic ?
– Les cloches, oui, oui, dit l’innocent dans les yeux duquel une flamme passa soudain... Les cloches... Qu’est-ce qu’on a fait aux cloches ? Plus de clochers, plus de cloches...
– C’est les Allemands la cause, dit sourdement l’artilleur... Regarde : il y en avait par ici, tout autour de nous, des clochers, et des jolis, presque aussi jolis que ceux de chez nous...
– Oh ! oh ! dit Jobic qui comprenait et en qui s’amassait une colère terrible.
– Tous par terre !... Ah ! Jobic, tu te souviens des cloches de Plouguiel ? C’est mon pays...
– Plouguiel ! répéta Jobic en cherchant.
– Plouguiel... près de Tréguier. Tu savais si bien imiter les cloches de Plouguiel, le soir, à l’heure de l’angélus !... Alors, si tu voulais me faire plaisir... Je n’ai pas grand-chose à te donner pour ta peine.., à part ma gourde... et il n’y a plus lourd dedans... Enfin, à la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas ? Et puis je ne t’embêterai pas longtemps... Descends-moi un peu... Roule ma capote derrière ma tête... Là... Et maintenant, Jobic, vas-y de ton carillon...
Il avait fermé les yeux comme pour s’absorber dans une contemplation intérieure. À genoux, sa main droite dans celle de l’artilleur, Jobic commença. Et ce fut un concert à ravir les anges, si doux, si fluide, si clair pourtant qu’on eût dit que le clocher de Plouguiel avait subitement pris la place des églises renversées par les Allemands et que la campagne champenoise était devenue un morceau de terre bretonne... Le blessé souriait mystérieusement... Son âme, avant de quitter le monde, retournait au pays ; le carillon de Jobic le transportait sur ses ailes dans la lande natale, au bord des eaux vertes du Jaudy où des voiles glissaient comme des cygnes ; une figure aimée se détachait près d’un lavoir, sur la nacre du ciel breton, et tournait vers lui ses yeux de lin. Il eut un dernier sourire, une petite convulsion de tout le corps ; Jobic sentit que la main qui le serrait relâchait son étreinte et lui échappait. Suspendant son carillon, il appela :
– Jacques... Jacques L’Helgouac’h !
Mais il ne reçut pas de réponse. Alors il ramena sur la poitrine les mains du mort, joignit leurs doigts et y enroula son chapelet. Et jusqu’au soir, sur la plaine déserte, un clocher invisible sonna le glas de l’artilleur.
Charles LE GOFFIC, Les grands conteurs de Bretagne.