Sant Pere, anarchiste catalan

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André LEGRU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sant Pere, sous la ruade de la matraque, sent ses jambes se racornir. Il s’écroule.

Un joueur de grosse caisse s’en donne à cœur joie dans son crâne.

Mais Sant Pere ne s’évanouit pas. Une minute, à coups de bottes, les gardes d’assaut lui pilent les côtes. Ils l’injurient : « Fils du démon !... Nez de canard !... Pourceau d’anarchiste !... » Ils crient des mots violents et lancent des blasphèmes qui sifflent en jets de fronde. Puis, s’abattant sur lui, ils le fouillent, avides d’armes et d’argent.

Sant Pere, par prudence, a toujours les poches vides.

Déçu, un policier, de son talon ferré, lui cachette le bas-ventre. Sant Pere a l’impression que ses entrailles se creusent sous le hachoir à saucisse.

Il s’ouvre à la haine. Elle entre chez lui en bourrasque.

Hier encore, il aimait la lutte loyale, poitrine contre poitrine, souffle contre souffle, lame contre lame… Maintenant !...

Avant de s’évanouir, il a le temps d’enchâsser dans sa mémoire l’image de son agresseur.

Quand il reprend ses sens, des bras, des jambes, des torses l’agrippent, le tenaillent, le laminent. Il étouffe.

D’une poussée de ses puissantes épaules il émerge de cette avalanche humaine. Il dégage ses poings, les abat au hasard. Des hurlements scient l’air. Soudain, Sant Pere s’arrête de frapper : il assommait ses frères, les anarchistes de l’Étoile-Rouge de Barcelone.

On les avait jetés pêle-mêle dans une camionnette ouverte de la Limpieza publica.

Quand leur enchevêtrement douloureux fut dénoué, ils se regardèrent, enfiévrés d’un même désir : fuir. Mais deux gardes, debout sur le marchepied, promenaient sur eux l’œil vigilant de leur escopette.

Le chauffeur attendait le signal du départ.

Sant Pere, résigné, les mains au ventre, regarde la Rambla. Elle est nette. Pourtant, çà et là, un anarchiste étendu en rompt l’envolée géométrique. Au loin, une bombe à gaz lacrymogène chuinte. Des gardes d’assaut vert-de-gris mettent leur masque, poussent l’engin dans une bouche d’égout qui éructe. D’une rue transversale parviennent les ultimes hoquets d’une mitrailleuse qui tire à blanc. Aux étages des immeubles, des fenêtres s’entrebâillent, crispantes dans leur timidité. Une voix crie :

– Aux toros les anarchistes !...

Bientôt, les boutiquiers du rez-de-chaussée sortent pour balayer les éclats de vitres.

Quelque part, une horloge distille sept heures.

La police avait fait son devoir. Une fois de plus, Barcelone était sauvée.

Sur un coup de sifflet, la camionnette se rue en avant, embrayée à pleins gaz. Un virage brutal jette Sant Pere dans un coin. Il s’y croche solidement. Des lèvres bougent près de son oreille :

– Nous sommes f…

Sant Pere, sans répondre, accentue le roulis de ses épaules. « F… », il s’en moque, mais la douleur lui mâche le ventre, lui tire des larmes. Dans ses pleurs irisés, il revoit le talon ferré du policier, le visage sournois…

Ah ! celui-là !...

De gras bourgeois, étalés sur le trottoir, regardent passer la cargaison humaine. Ils suffoquent d’injures. Sant Pere oublie la griffe qui fronce sa chair. Il jette, révolté :

– Vive l’anarchie !...

Ce cri, d’un seul élan, vingt poitrines le reprennent.

Un garde, au hasard, presse la détente. La détonation épouse le vrombissement du moteur. Dans l’essaim humain s’enfonce une balle. Un râle tournoie, lugubre comme le vol d’une corneille. Atteint au cœur, l’homme meurt debout. Dans la masse pressée des anarchistes, il ne reste pas d’espace pour coucher le cadavre. Il demeure droit, les yeux sans vie, et flasque.

Sant Pere, avec une rage désespérée, ravale des blasphèmes. Il ramène à portée de sa main son espadrille gauche. D’un geste brusque, il arrache la semelle, tire une courte navaja. Sur le marchepied, le garde offre son dos, cible immanquable. Mais Sant Pere répugne à l’assassinat. Il jette son arme n’importe où sur le lac bleuâtre de la chaussée.

La camionnette enfile une porte écrasée et bloque ses freins dans une cour étroite, frémissant du crissement des mâchoires d’acier.

La prison ! Elle fleure l’âcre odeur des cachots spongieux. Une meute de geôliers pisseux accourt à la curée. Un ordre impérieux gicle :

– Descendez, les anarchistes !...

Aucun d’eux ne prétend obéir. Alors, un à un, on les arrache du plancher de la camionnette, récalcitrants comme des dents barrées. Ils passent entre deux haies où les matraques dessinent de subites virgules et les bottes d’épais traits d’union. Sant Pere n’avance pas assez vite au gré des gardes. La douleur continue à lui enfoncer au ventre une cruelle cornade. Bosselé, mais la résistance indemne, il se retrouve sur le sol mou et ammoniacal d’un cachot.

Il est seul.

Un œil bleu, strié de pâles éclats, palpite au-dessus de lui, hors d’atteinte. Sant Pere connaît que sa portion de ciel est singulièrement réduite. Il ne regarde pas autour de lui, sachant y trouver des immondices.

Il retourne sa mémoire comme une poche. L’histoire de sa vie tombe dans le présent, remarquablement ciselée.

Sant Pere l’écoute vibrer.

En l’éblouissant d’un nom : Barcelone, on l’a essouché de sa patrie : l’Estramadure. Il est venu en Catalogne escorté de misères, l’estomac étoilé de crampes. Sa vieille maman, il l’a laissée là-bas, lui promettant de revenir la ceinture écaillée de douros. Mais à Barcelone, l’anarchie l’a marqué irrémédiablement. Sant Pere connaissait les mêlées ardentes, les bouges vineux, les carnages passionnés, mais jamais encore il ne s’était laissé cueillir, bêtement.

Vers le soir, deux gardes se présentent et le happent sans qu’il proteste. Son ventre lui laisse quelque répit. Sant Pere est amené devant un gros homme à face de crapaud-buffle emmanchée d’un cigare.

– Encore un, Señor Inspector, dit un garde.

– Ton nom ?

– Pere Nonoz, dit Sant Pere.

– Tes papiers ?

– Ils sont chez Papito, le boulanger. J’y suis ouvrier. Pas anarchiste.

L’inspecteur ordonne :

– Fouillez-le.

Sant Pere s’abandonne aux doigts des gardes, qui, sournois, lui tenaillent la peau. Ils ne ramènent que trois noyaux d’olive, polis comme un crâne chauve.

– Que faisais-tu parmi les manifestants ?

– Je me promenais. J’ai été pris dans la foule !

L’inspecteur déroule des volutes bleues.

– À la douche ! dit-il.

La douche ! Ses frères l’ont décrite à Sant Pere. L’anarchiste sent déjà sa peau se gréneler sous les griffes du chat à neuf queues. Les gardes l’encadrent et l’emmènent. Sant Pere gémit, mais de l’œil il vise au fond du couloir la porte qui s’ouvre. Un rectangle de clarté se découpe, crevant sur la rue déserte.

Sant Pere inhale le souffle de la liberté. La liberté, l’Étoile Rouge, le policier traître. Il déchaîne ses muscles. Il est vainqueur.

Les gardes abattus se tordent ainsi que deux énormes lézards verts.

Sant Pere se détend en une longue et rapide foulée. D’un bond, il saute le seuil.

– Halte ! crie le factionnaire.

Sant Pere court, la mort aux trousses.

Le rire froid d’une culasse qu’on referme. Le frisson bourdonnant d’une balle. Sant Pere s’abat.

C’est une ruse. Prompt, il se redresse, vire dans une rue transversale, puis dans une autre et une autre. Le silence se referme sur lui. Sant Pere est sauvé.

Le Paralello l’avale dans son dédale de venelles, plus tordues que des entrailles tourmentées. Sant Pere, certain du milieu, freine son allure. Sous les sphères soufreuses des lampadaires, des filles le hèlent ; elles chôment et il est fort. Mais Sant Pere ne sait plus s’il est encore un homme. Le désir qu’il agrippe s’effiloche par lambeaux. Il recommence de souffrir. Cela épingle sa chair comme une touffe épineuse.

Il ne sait plus… L’autre l’a frappé lâchement…

Il gagne la rue de l’Hôpital. La nuit est venue, riante de toutes ses dents couronnées d’or. Du port monte la respiration poussive des remorqueurs et les sopranis enroués des chaînes.

Près de lui, une lame de lumière éventre l’ombre.

Sant Pere pousse la porte vitrée d’un cabaret et le flot des conversations déferle sur lui. Des porteurs de sel, torse nu, peau corrodée, ceinturent des contrefaçons de gitanes. Au son d’une guitare, une Andalouse tourne sur la pointe des pieds avec la rapidité d’un ventilateur. Les falbalas de sa robe noire et rouge palpitent. Une équipe de débardeurs ponctue la danse de vigoureux « Ole ! »

Sant Pere, d’une bourrade, creuse la troupe des buveurs, traverse la salle, s’enfonce au sous-sol dans un escalier obscur et vient heurter du poing la porte massive d’un réduit.

Un judas coulisse en silence et le jet lumineux d’une lanterne douche l’anarchiste à la face.

– Il pleut, dit Sant Pere en sourdine.

– Demain, il fera soleil, répond une voix.

– Si Dieu veut !

– Vive l’Anarchie !

Un verrou miaule. La porte s’ouvre.

Sant Pere entre.

Ils sont là cinq aux épaules carrées, assis à une table sous une lampe malade. L’énergie burine leur masque glabre.

– Salut, frères ! dit Sant Pere.

Les membres du Comité exécutif de l’Étoile-Rouge lui ménagent une place.

– L’affaire est manquée ? demande l’un d’eux.

L’anarchiste en mots brefs raconte.

Les autres l’écoutent, les lèvres barrées de rides haineuses.

– Ils nous croient battus, dit celui qui est le chef. Cette nuit même, nous recommencerons.

Il tire de sa poche un tube en aluminium, à peine plus gros qu’un stylo, et le pose droit sur la table.

– L’épreuve, maintenant ! annonce-t-il.

Il va dessiner sur la porte un cœur grossier.

Les hommes se sont reculés au fond de la pièce. Une à une, cinq navajas s’enfoncent frissonnantes dans le bois en pleine cible.

– À toi, Sant Père !

Sa main tremble comme une feuille sous la brise. La douleur s’irradie, multiple, jusqu’aux extrémités de son être. Un éclair métallique allume la clarté anémique.

Le but est manqué.

– Tu iras, dit le chef.

– J’irai.

Il écoute les instructions. Elles sont simples : Calle S… faire sauter la vitrine d’une banque.

Sant Pere prend le tube. Il le glisse vertical dans l’enroulement de sa large ceinture bleue.

– As-tu une fronde ? demande le chef.

Sant Pere a un geste fané. La griffe est là, draguant son bas-ventre. Il oubliait l’instrument indispensable pour lancer la bombe en toute sécurité.

– Accompliras-tu ta mission ?

L’anarchiste étend la main vers l’image noire d’une Vierge nichée dans le mur.

– Je le jure, dit-il.

Il s’en va.

Sur lui la porte se referme en un sec jappement.

 

Sur le seuil du cabaret, Sant Pere allume une cigarette à l’effigie du roi. La nuit est bleue et jaune comme une paupière tuméfiée. Dans les ruelles juteuses de détritus et d’urine, Sant Pere avance lentement. Il est gavé de haine. Sur son ventre, le tube destructeur gonfle une hernie enfantine.

L’anarchiste, à l’angle d’une venelle qui éperonne le flanc d’un boulevard, s’arrête. Des mules passent, toutes carillonnantes sous leurs sonnailles et chargées d’outres verruqueuses. De rares passants tiennent le milieu de la chaussée, par prudence. Sant Pere, trempé dans des flaques obscures, poursuit son chemin. De rudes élancements le flagellent. L’homme serre les dents, disputant sa chair à la douleur. Mais elle est horrible.

Il s’assoit sur la pierre fraîche d’un trottoir. Pourtant, le temps presse. L’aube bientôt débarbouillera le ciel. La mission reste à accomplir et le but est éloigné.

 

Soudain, Sant Pere se redresse. Près de lui, dans la clarté isabelle d’un réverbère, passe un homme qu’il reconnaît.

L’anarchiste ne souffre plus. En lui, le désir de vengeance chante la mort. Sant Pere, espérant le coin d’ombre où il l’étendra d’un coup inédit, suit sa proie. Il feutre le pas, exploite la complicité des façades closes. Le policier pénètre sous le porche obscur d’un immeuble. En quelques bonds, Sant Pere y est. L’autre a disparu.

À quatre pas, près d’un escalier noir, une lueur éclaire une porte vitrée. L’anarchiste, pour tromper l’attente, insinue un regard. C’est une pièce étriquée. Le policier est là, devisant avec une vieille femme, ratatinée dans un fauteuil.

Sant Pere souffre de nouveau. La tenaille ardente mâche sa chair. Pour ne pas hurler, il va se gîter dans l’escalier.

– Mère de Dieu, implore-t-il, accordez-moi un instant de répit quand l’autre sortira !

Une heure s’écoule.

De son affût, Sant Pere ne peut entendre qu’un bruit confus de conversation. Il ne voit rien.

L’aube est imminente. La maison va s’éveiller. Des gens viendront. Sant Pere pense à sa mission. Oui, il la remplira en plein jour, sous le menton des gardes. On l’arrêtera. Douze balles troueront sa poitrine. Mais qu’il puisse se venger, avant !

Peu à peu, son énergie se dilue dans la douleur.

Aura-t-il la force de provoquer son ennemi ?... Sant Pere ne sait plus. Il tire le tube de sa ceinture et le serre dans ses doigts enfiévrés. Un simple renversement provoque l’explosion de l’engin. Sant Pere n’aurait qu’à se traîner jusqu’à la porte…

Celle-ci s’ouvre. Avant de sortir, le policier, regardant à l’intérieur de la pièce, dit :

– Adios, mama !

Et il s’éloigne.

Sant Pere a remis le tube dans sa ceinture. Il attend deux, trois minutes, puis il se lève péniblement. Il va à la porte vitrée. La vieille n’a pas bougé. Tant d’années l’ont brisée que, sans doute, elle ne peut plus dormir dans un lit. Son visage, sculpté dans une croûte de pain « bazo », se tasse sur sa poitrine.

Sant Pere a un sourire cruel. Il veut infuser au policier une souffrance plus horrible que la sienne : une souffrance morale. Par la mère, il atteindra le fils.

Tendu d’intentions mauvaises, Sant Pere ouvre la porte. Il s’avance vers la femme, la face piochée de haine et de douleur. Vacillant, il s’appuie sur la table. Il n’en peut plus…

La vieille tourne lentement la tête. Elle ouvre ses paupières sans cils et regarde l’homme avec bienveillance.

Sa voix ruinée demande :

– As-tu mal, étranger ?

Sant Pere voudrait hurler sa rancune, mais le mal fauche ses paroles. Il ne peut que gémir.

La vieille, qui s’est dénouée, dit :

– Assieds-toi !

Elle traîne un banc jusqu’à Sant Pere. Lui, les doigts raidis sur le bord de la table, la suit des yeux.

Déjà elle revient, présentant un verre d’une liqueur noire :

– Bois, étranger, c’est du Vin de Longue Vie !

Malgré lui, l’anarchiste porte la boisson à ses lèvres. Son être la reçoit comme une bénédiction.

– Comment es-tu à présent ? s’inquiète la vieille.

Il la regarde, silencieux. Il était venu pour tuer. Et maintenant… Les traits de la femme se transforment. Sant Pere n’a plus devant lui la mère de son ennemi. Sa maman surgit, qui l’espère là-bas dans une « casucha » jaunie de l’Estramadure foudroyé de soleil. Il va prendre les mains arides de la vieille, les baiser.

La porte claque, brutalement ouverte.

– « Maldito », crie le policier, le poignard brandi, déjà sur Sant Pere.

L’anarchiste a un geste de défense. Trop tard. La lame est chevillée entière entre deux côtes.

D’une main, il s’assure à la table. De l’autre il fouille sa ceinture. Le policier épie le geste. Les yeux blessés de terreur, il reconnaît le tube fatal.

Un cri d’angoisse :

– Maman !

Le fils s’élance devant sa mère, la poitrine offerte, bouclier vivant.

Sant Pere sent le goût âcre du sang qui gargouille dans sa bouche. Au bout de son bras levé, il tient la bombe.

Doucement, ses jambes s’affaissent. Il s’effondre comme une glace qui coule, mais il tient toujours droit dans sa main crispée le tube mortel. Il n’a qu’à le laisser tomber et tout sera fini…

Sant Pere serre les doigts, anxieux de ne pas faiblir. Le policier est là, à deux pas. Derrière lui, sa vieille mère… L’anarchiste rencontre ses yeux…

Montrant du regard la porte au policier, Sant Pere ordonne, la langue engluée :

– Emmène ta maman !...

 

 

 

André LEGRU.

 

Paru dans le Mercure de France

en novembre 1935.

 

 

 

 

 

 

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