Un critique

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES bergers s’étaient retirés, et les rois Mages n’étaient pas encore venus. Marie dormait, couchée dans la crèche comme dans un lit, et tenant contre elle l’enfant Jésus, bien couvert de paille pour qu’il eût chaud. Joseph veillait, assis sur la fourche d’une charrue. Le jour commençait à blanchir, et une clarté pâle coulait entre les ais de la porte mal jointe.

Un homme ouvrit la porte, entra, et dit à Joseph :

– Que faites-vous ici ?

Joseph balbutiait. L’homme reprit :

– Je suis Mucius Nasica, le propriétaire de cette étable à moutons.

Joseph se leva poliment, et, désignant du doigt Marie et l’enfant endormis, il expliqua que, s’étant trouvé sans gîte, en pleine nuit, avec sa jeune femme toute proche de son terme, il n’avait pas cru mal faire en se réfugiant dans une étable qui n’était point fermée à clef et qui paraissait abandonnée.

– C’est bon, dit Mucius; mais vous deviez du moins me demander la permission.

– Hélas ! comment aurais-je fait ?

– Cela, mon ami, c’était votre affaire. Enfin, puisque vous êtes ici, restez-y le temps qu’il faudra.

– Vous n’aurez point à regretter votre charité, dit Joseph. Car ce petit enfant est le Messie attendu par les Juifs.

– Oh ! dit Mucius, cela m’est égal : je suis citoyen romain.

Et il sortit en disant :

– Je vous répète que vous deviez me prévenir.

 

*

*  *

 

Mucius était fils d’un centurion venu en Palestine à la suite du procurateur romain, et qui, ayant pris sa retraite, avait acheté une ferme sur la route de Bethléem. Actif et ingénieux, Mucius avait ajouté à la ferme un cabaret de rouliers et une boutique où il vendait des étoffes, des épiceries et des ustensiles de ménage. Il avait épousé une Grecque plaisante et alerte qui l’aidait dans ses diverses industries. Il voyageait souvent, soit pour aller vendre ses récoltes dans les villes de Judée, soit pour en rapporter des marchandises. Et c’était un homme probe et respectueux des lois et des convenances.

 

*

*  *

 

Douze ans après la naissance de Jésus, Mucius se trouvait à Jérusalem, au moment de la fête de Pâques. Il rencontra dans une rue de la ville l’homme et la femme qu’il avait recueillis, un peu malgré lui, dans l’étable de Bethléem, et il les reconnut facilement.

Joseph était fort agité, et Marie pleurait. Mucius, les ayant abordés, leur demanda la cause de leur inquiétude et de leur chagrin.

– C’est, dit Joseph, que nous avons perdu notre petit garçon. Nous avons cru d’abord qu’il était reparti avec nos compagnons de voyage; nous avons fait une journée de chemin, et nous l’avons cherché parmi nos parents et nos connaissances. Mais, ne l’ayant pas trouvé, nous sommes revenus à Jérusalem.

– Voilà un enfant bien étourdi ! remarqua Mucius. Il offrit de se joindre à eux pour chercher Jésus. Ils le découvrirent enfin dans le temple, où l’enfant était assis au milieu des docteurs et étonnait ces barbes penchées autour de lui par la façon dont il leur expliquait les Écritures.

– Voilà, se dit Mucius, un bambin qui n’est point modeste.

Marie, pleine de joie, et toutes ses angoisses oubliées, dit doucement à Jésus :

– Tu nous as bien inquiétés, mon enfant. Voilà trois jours que, ton père et moi, nous te cherchons.

Le petit, nullement ému, répondit :

– Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ?

Marie ne répliqua rien, mais elle se détourna pour cacher les larmes qui de nouveau lui montaient aux yeux. Et Mucius dit tout haut :

– Que ce petit garçon est donc prétentieux et bizarre !

 

*

*  *

 

Dix-huit ans plus tard, comme Mucius débarquait dans un des ports de la mer de Galilée, il vit sur la grève un jeune homme maigre, roux, en robe blanche de laine grossière, et suivi d’une bande de gens pauvrement vêtus dont il semblait le chef. Le Romain s’informa; il apprit que ce jeune homme était fils de Joseph et de Marie, qu’on parlait beaucoup de lui dans la contrée, et qu’il annonçait une religion nouvelle et prédisait le royaume de Dieu.

– Le royaume de Dieu ? Qu’est-ce que cela ? songea Mucius.

À ce moment, un homme s’approcha de Jésus et lui dit que sa mère et ses frères le réclamaient.

– Qui cela, ma mère et mes frères ? répondit le jeune prophète.

– Je suis fixé, dit Mucius. C’est bien lui. Je l’aurais reconnu rien qu’à ce signe.

Cependant deux pêcheurs, dans une barque amarrée au quai, s’occupaient à raccommoder leurs filets. Jésus s’avança vers eux :

– Jacques et Jean, fils de Zébédée, suivez-moi.

Et Jacques et Jean le suivirent. Un vieillard, leur père, resta seul au fond de la barque.

– Visiblement, se dit Mucius, ce bonhomme n’est pas riche, et il est incapable de travailler. Qui le nourrira ? et que va-t-il devenir sans ses enfants ?

Or, Jésus, accompagné de Jacques et de Jean, ayant fait quelques pas sur la grève, rencontra un jeune homme qui paraissait accablé d’une profonde douleur.

– Suis-moi, lui dit-il.

– Maître, répondit le jeune homme, mon père est mort. Permettez-moi d’aller d’abord l’ensevelir.

– Laisse, commanda Jésus, les morts ensevelir les morts; et toi, va annoncer le royaume de Dieu.

– J’aurais cru, pensa Mucius, qu’ensevelir son père était pour un fils un devoir assez important.

Mais, continuant à prêter l’oreille, il entendit Jésus qui disait :

– À cause de moi le frère livrera le frère à la mort, et le père son enfant; les enfants se soulèveront contre leurs parents et les feront mourir.

– Quel fanatisme ! murmura Mucius. Ces hommes sont fous. Mais que l’ascendant de ce Jésus est étrange !

 

*

*  *

 

À quelque temps de là, Mucius fut convié au repas de noces d’un de ses clients, dans la petite ville de Cana, en Galilée. Jésus et sa mère étaient parmi les invités, et Mucius fut placé à côté de Marie.

Le vin ayant manqué, elle dit à son fils :

– Ils n’ont plus de vin.

Mais lui :.

– Femme, de quoi vous mêlez-vous ? Ce n’est pas encore mon heure.

Marie baissa ses yeux gros de larmes.

– Est-ce ainsi, grommela Mucius, que l’on parle à sa mère ?

Mais bientôt Jésus fit remplir d’eau six grandes cruches, et, lorsqu’on y puisa, l’eau se trouva changée en un excellent vin.

– Le tour est très bien exécuté ! dit obligeamment Mucius à Marie. Mon père (il me l’a souvent conté) l’avait vu faire à Rome par des prestidigitateurs syriens.

On but tant, et tant, de ce vin inespéré que, les têtes s’échauffant, il y eut des querelles, des coups échangés et, vers le petit jour, sous les tables, des jonchées de buveurs gonflés comme des outres.

– Singulière occupation pour un prophète, observa Mucius, que d’encourager l’ivrognerie !

 

*

*  *

 

Une autre fois, Mucius conduisait à Jérusalem une charrette chargée de cages d’osier, toutes bruissantes de pigeons, qu’il s’en allait vendre aux petits marchands du temple. En traversant la plaine cultivée qui avoisinait la ville, il vit Jésus et ses disciples entrer dans un champ de blé, arracher les épis à poignées et les rouler entre leurs paumes pour en manger les grains. Un Juif passait; Mucius lui dit :

– En vérité, ces vagabonds ne se gênent guère.

– Quelle impiété ! dit le Juif. Un jour de sabbat !

– Mais, dit Mucius, que ce soit le sabbat ou un autre jour, le délit est le même, j’imagine.

– Je vois bien, dit l’autre, que vous êtes étranger. Ce que je leur reproche, c’est de rompre le jeûne, non d’arracher quelques épis. Car il est écrit dans la loi de Moïse :

« Si tu entres dans les blés d’autrui, tu pourras cueillir des épis avec ta main. »

– Un épi est un épi, repartit Mucius. Votre Moïse n’était sans doute pas propriétaire.

 

*

*  *

 

Le lendemain, comme il amenait ses cages dans le vestibule du temple, il vit, parmi les tables renversées, les escabeaux bousculés et les marchands en déroute, Jésus secouant des lanières et criant : « Ma maison est la maison de prière et vous en faites une caverne de voleurs ! » – ce pendant que les pigeons effrayés heurtaient contre les colonnes leur vol retentissant et lourd.

– Oh ! oh ! dit Mucius, remportons les nôtres. Mais ces marchands étaient pourtant bien dans leur droit. Ce jeune prophète n’a décidément aucun respect de la propriété.

 

*

*  *

 

Quelques heures après, sur une des places de la ville, il avisa Jésus qui conversait avec quelques Pharisiens. Ceux-ci lui demandaient, croyant le mettre dans l’embarras :

– Devons-nous payer l’impôt à César, ou ne le pas payer ?

– Montrez-moi un denier, dit Jésus.

– Voici, maître.

– De qui sont cette image et cette inscription ?

– De César.

– Rendez donc à César ce qui est à César.

– À la bonne heure, fit Mucius surpris. C’est la première parole de bon sens que je lui entends dire.

Puis, par réflexion :

– Et encore je me trompe. Car il suivrait de là que tout ce qui porte l’effigie de l’empereur appartient réellement à l’empereur, ce qui n’est point soutenable. Il s’est moqué de nous. Cet homme est, au fond, un révolutionnaire de la plus dangereuse espèce; mais il est prudent et ne manque pas d’esprit.

 

*

*  *

 

Or, en quittant Jérusalem, Mucius passa par le pays des Gadaréniens, pour y visiter un petit bien de sa femme, dont le père venait de mourir. L’héritage se composait de quelques champs et d’un troupeau de porcs. Mais le porcher, et d’autres habitants du pays, lui contèrent que, quelques jours auparavant, les pourceaux s’étaient tous jetés dans la mer, Jésus ayant introduit dans leurs corps les esprits impurs dont un mendiant du voisinage était possédé.

– Voilà, dit Mucius, un acte abominable. Ce sorcier galiléen me fait tort de plus de deux cents drachmes. Mais que faire ? Si je le poursuivais devant les magistrats, il dirait sans doute, – car il est fin, – que les porcs se sont précipités d’eux-mêmes. Cela s’est vu, en effet; il suffit que l’un donne l’exemple... C’est égal, cet homme commence à m’ennuyer sérieusement.

 

*

*  *

 

… La femme, agenouillée, sanglotait, la tête dans ses mains.

– Maître, disaient à Jésus les pharisiens et les scribes, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère : Moïse ordonne de lapider de telles femmes. Mais toi, que dis-tu ?

Mucius, que son commerce venait de rappeler à Jérusalem, s’approcha du groupe juste à l’instant où Jésus répondait :

– Que celui qui est sans pêché lui jette la première pierre !

– Le mot est spirituel, songea Mucius, mais cela ne prouve rien. S’il fallait être sans péché pour appliquer la loi, il ne resterait qu’à supprimer toute magistrature. On voit bien d’ailleurs que ce moraliste est célibataire. Je voudrais savoir ce que le mari pensera de cet arrêt ingénieux.

La femme, à ce moment, releva un peu la tête, et Mucius vit qu’elle était belle.

– Hum ! fit-il simplement.

 

*

*  *

 

Cette fois, en sortant de Jérusalem, il se rendit à Sychar, ville de Samarie.

Le soir tombait. Près du puits de la place publique, Jésus s’entretenait avec une femme qui, les doigts croisés sur les bords de sa cruche, tendait vers lui son visage immobile. Mucius la reconnut : c’était une veuve encore jeune et hospitalière aux étrangers.

Le prophète et la Samaritaine, absorbés par leur conversation, ne s’aperçurent point que Mucius passait près d’eux.

– Hum ! hum ! fit-il.

 

*

*  *

 

De Sychar il s’en fut à Capharnaüm où il avait affaire, car son commerce était fort étendu.

Un de ses clients, nommé Simon, l’invita à dîner. Jésus devait être du repas. Mucius se réjouit à cette idée; et il se promit de lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur.

Mais, quand il fut en face de Jésus, il n’osa parler. Il se donnait pour raison qu’il ne devait point troubler par d’inutiles disputes la maison de son hôte.

Or, pendant le dîner, une femme entra, de celles qui dansaient dans les tavernes et qui faisaient marchandise de leur corps; jolie, fardée, les lèvres rouges, les paupières bleuies, les hanches serrées dans des oripeaux de soie aux couleurs vives.

Mucius la connaissait :

– C’est toi, dit-il, Marie de Magdala ? Nous serons charmés de te voir danser, ma fille. Toutefois, je te conseille de garder quelque décence dans tes exercices, car nous sommes ici entre gens comme il faut.

Mais la Magdaléenne s’approcha de Jésus en silence. Elle s’agenouilla, lui baisa les pieds, puis, débouchant un flacon, elle en versa sur eux le parfum goutte à goutte, et les essuya avec toute sa chevelure dénouée.

Jésus la laissait faire. Mucius se représentait la douceur de ces longs cheveux de femme traînés sur ces pieds nus, et il souriait. Jésus lui dit :

– Pourquoi, Mucius, penses-tu mal de moi dans ton cœur ?

Mucius n’osa pas répondre; il était lui-même étonné de sa timidité subite.

Jésus ajouta :

– Ton jour n’est pas encore venu.

 

*

*  *

 

Donc, Marie de Magdala, ayant renoncé à son métier, se retira à Béthanie chez sa sœur Marthe et son frère Lazare qui étaient d’honnêtes gens et qui, néanmoins, la recueillirent avec bonté.

Jésus les visitait quelquefois. Un jour que Mucius venait chez Lazare pour lui acheter son blé, il vit Marie qui, assise aux pieds de Jésus, le regardait et l’écoutait parler, pendant que Marthe préparait le repas.

– Seigneur, dit Marthe tout à coup, trouvez-vous juste que Marie me laisse seule pour vous servir ? Dites-lui donc de m’aider un peu.

– Marthe, Marthe, répondit Jésus, tu te donnes bien de la peine et tu t’inquiètes de beaucoup de choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part : je ne la lui ôterai pas.

– La meilleure part ? murmura Mucius... Hé ! hé ! je le crois. Encore sont-ils heureux que la pauvre Marthe leur fasse la cuisine.

 

*

*  *

 

Mucius rencontra Jésus dans beaucoup d’autres circonstances; et, chaque fois, il fut scandalisé. Il s’indignait d’entendre Jésus encourager l’insouciance et la fainéantise, prédire avec une sombre allégresse la destruction de la ville et toutes sortes d’épouvantables catastrophes, prêcher la haine et le mépris des riches, des prêtres, des gouvernants et de toutes les autorités constituées.

– Certes, songeait Mucius, la société n’est pas parfaite. Mais quel est l’homme sensé, ayant une famille et du bien, qui n’en redoute le bouleversement, et qui ne soit assuré d’avance qu’on la remplacerait par quelque chose de pire ?

Un dernier trait acheva de l’exaspérer.

Un soir, dans la banlieue de Jérusalem, rentrant à l’auberge où il avait attaché son âne, il apprit de l’hôtelier que les disciples de Jésus étaient venus délier la bête et l’avaient emmenée sans autre façon. Aux observations de l’hôtelier, ils avaient répondu : « Notre Maître en a besoin. »

– Ceci, dit Mucius, est un vol qualifié, et je vais me plaindre aux tribunaux.

L’âne rentra tout seul à l’auberge le lendemain matin.

Jésus fut crucifié le même jour. Quand Mucius l’apprit, il dit simplement :

– J’étais sûr que cet homme finirait mal.

 

*

*  *

 

Mucius avait alors soixante ans. Ses affaires prospéraient. Il s’en savait bon gré et se jugeait habile. Il n’avait jamais eu l’occasion de commettre de très méchantes actions, et se jugeait honnête. Et il approuvait un ordre social qui lui avait permis d’être riche et considéré.

Sa femme mourut, lui laissant une fille de dix-huit ans, Nééra.

Un jeune homme sans fortune, qui aimait Nééra et qui était aimé d’elle, la lui demanda en mariage. Mucius le repoussa à cause de sa pauvreté. Le jeune homme s’alla jeter dans le lac de Tibériade.

Peu après, Nééra se fit enlever par un chevalier romain. Abandonnée par son amant, elle n’osa rentrer chez son père; elle devint une des malheureuses qui sollicitent les passants dans les carrefours; et Mucius n’entendit plus parler d’elle. Mais le souvenir de cette enfant lui fut une plaie sourde et profonde.

Pour se consoler, il épousa une Syrienne qui était de trente ans plus jeune que lui. Il découvrit bientôt qu’elle le trompait. Il résolut successivement de la tuer, de la chasser ignominieusement, de la traîner en justice et finalement il lui pardonna parce qu’elle pleura beaucoup et parce qu’il l’aimait.

Un incendie détruisit sa ferme de Bethléem, et tous ses greniers et tous ses troupeaux. Un dépositaire infidèle lui emporta une grosse somme. Une série de mauvaises récoltes consomma sa ruine.

Vieux comme il était, il ne put trouver d’ouvrage. Sa femme, devenue bonne et fidèle, ne gagnait pas de quoi les nourrir. Il fut réduit à mendier. Il vécut d’aumônes et glissa à de menus larcins. Il se mit à haïr la dureté des riches et se persuada que la société tout entière était fondée sur l’injustice et le mensonge.

Il se ressouvint confusément des discours de Jésus. Un jour, il songea qu’il était un de ces misérables dont Jésus avait pitié et qu’il recherchait avec complaisance.

Ce même jour, sa femme lui rapporta quelques deniers qu’elle avait reçus de l’apôtre Jean, et elle le conduisit à l’assemblée des chrétiens.

 

*

*  *

 

Mucius reconnut dans l’apôtre un des deux pêcheurs à qui Jésus avait dit : « Fils de Zébédée, suivez-moi ! »

Il eut la surprise de retrouver dans l’assemblée sa fille Nééra, repentie, sage et contente.

Et il fut si ému qu’il crut soudainement au Christ.

– N’est-il pas singulier, dit-il à l’apôtre, que je croie présentement à celui dont j’ai blâmé si souvent autrefois les actes et discours ?

– C’est, répondit Jean, que vous êtes pauvre et que vous avez souffert.

« Vous disiez que Jésus ne respectait point l’institution de la famille; et c’est parce que nous ne nous enfermons point dans les affections ni dans les intérêts du foyer que nous vous avons sauvé de la misère et de la faim. L’homme doit à ses parents avant de devoir à l’humanité; mais il doit à l’humanité plus qu’à ses parents. Ces deux vérités, qui semblent parfois se contredire, sont également certaines.

« Vous disiez que Jésus menaçait la propriété. Mais c’est que la propriété n’est pas indéfiniment légitime. L’homme a droit au produit de son travail et même à l’accumulation de ce produit dans la limite où il en a besoin pour sa subsistance et, un peu, pour son aise et sa sécurité, – mais non point au delà. Cette limite indécise est pourtant une limite, et nous valons mieux à mesure que nous la déplaçons au profit d’autrui.

« On ne doit pas être propriétaire avec rigueur. Vous l’avez pressenti à partir du jour où vous avez vécu d’épis arrachés aux champs et de fruits cueillis aux arbres. Il eût été mieux de le comprendre quand vous possédiez vous-même des arbres et des champs... Vous avez encore sur le cœur, je le devine, l’aventure de vos pourceaux. Faut-il vous rappeler que ces pourceaux avaient été acquis injustement par votre beau-père, un homme avare et dur : ce dont Jésus était instruit, comme de toutes choses ?

« Vous disiez que Jésus était trop indulgent aux femmes de mauvaises mœurs (vous aviez mène une autre pensée, que, je le sais, vous n’avez plus). Or vous avez vous-même pardonné à l’épouse adultère, et ce fut un de vos meilleurs mouvements. Et c’est la parole de Jésus qui a rendu votre femme bonne et fidèle et qui a retiré du bourbier votre fille Nééra.

« Demeurez avec nous. Nous sommes heureux. Nous habitons en commun, dans ce faubourg, plusieurs maisons contiguës. Chacun travaille selon ses forces et mange à sa faim; et il nous reste de quoi soigner nos malades et nourrir nos vieillards. Jésus a voulu que toutes les difficultés de la vie fussent aisément résolues (saut dans les cas où il lui plaît de nous éprouver) par l’association, c’est-à-dire par l’amour. Nous sommes la famille agrandie, en attendant que nous soyons toute l’humanité fraternelle en Dieu.

« Enfin, s’il reste dans la vie du Sauveur des choses qui vous embarrassent, vous les comprendrez à mesure que vous aurez le cœur plus pur et la volonté meilleure. Et, si vous ne pouvez tout éclaircir, vous vous souviendrez à propos que Jésus est le Fils de Dieu, et vous adorerez le mystère. »

Et Mucius répondit :

– Amen.

 

 

 

Jules LEMAÎTRE, En marge des vieux livres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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