L’école des rois
par
Jules LEMAÎTRE
LORSQUE les bergers se furent retirés, les trois rois restèrent seuls avec l’Enfant, Marie et Joseph.
C’était Gaspard, dont le royaume était en Afrique ; Melchior, dont le royaume était en Europe, et Balthazar, dont le royaume était on ne sait dans quel pays.
Marie leur dit :
– Vous devez avoir faim. Voulez-vous manger avec nous ?
Les rois acceptèrent l’invitation. Marie leur servit du pain, un fromage et des figues ; Balthazar fut chercher du vin qu’il avait dans ses bagages ; et tous mangèrent avec appétit.
Vers la fin du repas, le charpentier Joseph, un peu échauffé par quelques gouttes de vin, dit aux trois rois :
– Ce qui se passe ici n’est-il pas admirable ? Ce petit enfant est le Messie annoncé par les prophètes ; il est donc plus puissant que tous les rois ; et pourtant, vous le voyez, il est né dans une étable, et il repose dans une mangeoire, sur de la paille. Vous êtes rois tous les trois ; et, cependant, vous venez de manger, à la même table que nous, le laitage, le pain et les fruits que nous ont apportés les bergers ; et ce sont des pauvres qui vous ont nourris.
Les rois s’attendrissaient ; ils se sentaient un bon cœur. L’Enfant, ayant tété, dormait. Le bœuf ruminait ; l’âne venait prendre des bouchées de pain dans la main du roi Melchior. Marie souriait. Il faisait bon et chaud dans l’étable.
Le charpentier reprit, les pommettes rouges et les yeux brillants :
– Tous les hommes sont frères ; tous les hommes sont égaux, étant tous fils de Dieu, riches ou pauvres, rois ou artisans. Voilà ce que l’Enfant est venu révéler. Et bientôt il n’y aura plus de pauvres ni de riches, d’esclaves ni de tyrans. Jésus établira le royaume de la justice, la cité où nous serons tous heureux, puisque nous nous aimerons tous.
Marie interrompit timidement :
– Cela est très beau, et nous y devons travailler. Mais le verrons-nous jamais ? Je crois bien, mon ami, que le royaume de Jésus n’est pas de ce monde.
Mais, sans l’entendre, le charpentier continua de prophétiser l’avènement de la fraternité et de l’amour.
Le roi Balthazar l’écoutait curieusement le roi Melchior laissa échapper quelques larmes, et Gaspard, le roi nègre, éclata en sanglots...
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Quand le roi nègre fut rentré dans son royaume, il assembla son peuple devant sa case et dit en pleurant :
– Je vous apporte une grande nouvelle. Nous sommes tous frères ; nous sommes tous égaux ; je ne suis plus roi ; vous êtes libres. Mes frères, aimons-nous !
Les nègres furent quelque temps sans pouvoir comprendre. Mais, quand ils crurent avoir compris, ils saccagèrent la case du roi et celles des principaux chefs, burent toute leur provision de liqueurs fortes et s’emparèrent de leurs femmes.
Et le roi Gaspard disait, toujours pleurant de tendresse :
– Soyez heureux, pauvres enfants !
Mais il y eut des rixes sanglantes entre les pillards ; puis, comme personne ne cultivait plus les champs, ce fut bientôt la famine.
Alors un nègre énergique, du nom de Gléglé, groupa autour de lui les nègres les plus vigoureux, qui le nommèrent leur roi.
Gléglé fit couper les têtes des anciens chefs, jeta Gaspard dans un cul de basse-fosse, se ravitailla par quelques expéditions heureuses contre les tribus voisines et rétablit l’ordre dans le royaume noir.
Mais il se forma un parti de mécontents qui délivrèrent Gaspard et le prièrent de les commander.
Le bon roi avait réfléchi dans son cachot. Il marcha contre Gléglé, le battit, le fit décapiter, le mangea, massacra tous ses partisans jusqu’au dernier, et, à son tour, rétablit l’ordre, pour quelques années cette fois
Et il garda un mauvais souvenir de son voyage à Bethléem.
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En retournant dans ses États, le roi Melchior se dit :
– Si tous les hommes sont égaux, de quel droit suis-je souverain ? Au moins ne saurais-je l’être que par le consentement de tous mes sujets. Ou plutôt, ils ne peuvent être gouvernés que par eux-mêmes, ou par des représentants qu’ils auront élus.
Il pria donc ses sujets d’élire une Assemblée.
La plupart d’entre eux n’y avaient jamais songé. Ils ne se souciaient que de manger à leur faim et de payer le moins possible d’impôts. Ce ne fut donc qu’une petite partie du peuple qui nomma ses représentants ; et elle choisit ceux qui mentaient le mieux et lui faisaient les plus belles promesses ; si bien que l’Assemblée se trouva composée d’hommes turbulents, chimériques et avides.
Ces hommes se mirent à parler infatigablement de liberté, d’égalité, de fraternité, de justice, d’humanité, de progrès, de civilisation. Et ils entreprirent le bonheur du peuple.
Ils supprimèrent toutes les anciennes associations, civiles ou religieuses, où les gens trouvaient un abri et une défense. Ils condamnèrent à la prison, à l’exil ou à la mort tous ceux qui leur paraissaient suspects d’attachement à l’ordre ancien. Et tout le pays fut en proie aux représentants des pires et à leur clientèle ; et les injustices particulières furent plus nombreuses, la souffrance plus grande, la tyrannie plus forte qu’auparavant.
Et, comme le candide Melchior commençait à exprimer des doutes sur la bonté de leur œuvre, ils le déclarèrent déchu et lui firent trancher la tête.
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En chevauchant vers sa capitale, le roi Balthazar songeait :
« Qu’un Dieu soit venu souffrir et mourir pour les hommes, cela prouve évidemment leur méchanceté, que je connaissais déjà. Ils ne s’aiment guère entre eux ; ils sont fort inégaux par la force et par l’intelligence ; beaucoup sont ignorants et stupides. Je maintiendrai donc mon autorité, non seulement parce qu’elle m’est agréable, mais dans l’intérêt même de mes sujets. Et je travaillerai à faire la patrie puissante, pour qu’ils en profitent et s’en glorifient. Si l’ordre public et la prospérité de la patrie ne préviennent pas toutes les injustices et toutes les souffrances, ils en diminuent certainement le nombre.
« Mais, d’autre part, je rapporte de mon voyage un sentiment nouveau, un cœur plus compatissant. Cette idée, que nous sommes tous rachetés par le même Dieu et que par là nous sommes égaux en quelque manière, rabattra mon orgueil et m’engagera à gouverner avec douceur, autant que les intérêts de tous le permettront. Et je répandrai parmi mes sujets cette autre idée que la justice parfaite doit régner dans une autre vie et que c’est là qu’ils doivent l’attendre. Je leur ferai enseigner cette doctrine, non certes pour les tromper et pour me dispenser de leur faire du bien, mais pour les aider à supporter les maux inévitables. »
Donc, Balthazar fut un despote appliqué, consciencieux, cordial et fin. Il accorda à ses sujets non la liberté, qui n’est qu’un mot, mais des libertés innombrables...
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Un jour (c’était trente-cinq ans environ après son voyage de Bethléem), son préfet de police lui vint dire que des vagabonds étrangers ameutaient le peuple dans les carrefours en lui promettant pour demain le royaume de Dieu.
Il reconnut en eux les disciples de Jésus, – et il les fit d’abord arrêter pour se donner le temps de réfléchir.
Au reste, il les traita avec honneur. Il eut avec eux quelques entretiens. Il les força de convenir tout au moins qu’il ne fallait pas compter sur le royaume de Dieu avant un millier d’années ; il leur donna de sages conseils sur l’organisation de la religion nouvelle, et les engagea à corriger prudemment l’Évangile par l’Église.
Et il se convertit lui-même à la foi du Christ, quand il se fut assuré que les prêtres de l’ancienne religion du royaume suivraient sans difficulté son exemple.
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– Il mourut très vieux. Son testament contenait cette clause : « Le jour où il sera dûment constaté que tous les hommes sont bons et qu’ils sont égaux en vertus et en lumières, je prie celui de mes successeurs qui régnera à cette époque d’abdiquer le pouvoir et d’établir dans ce pays le suffrage universel et la République parlementaire. »
Jules LEMAÎTRE, En marge des vieux livres.