Un idéaliste
par
Jules LEMAÎTRE
OZIAS avait été un des premiers disciples de Jésus.
Il était d’humeur méditative. Tandis que ses compagnons, insouciants et gais, s’amusaient aux rencontres du chemin, quêtaient le repas du jour ou dormaient sous les oliviers, Ozias demeurait de longues heures à réfléchir sur les paroles de Jésus.
Il était très intelligent. Bien qu’il ne fût qu’un simple disciple, il découvrait, dans les paraboles du Maître, des significations que les apôtres eux-mêmes n’avaient pas soupçonnées.
Il comprenait mieux que les autres ce que c’est qu’ « adorer en esprit ». Et il renchérissait sur Jésus dans le dédain des vaines cérémonies et des pratiques extérieures de l’ancienne Loi.
Le jour où Jésus dit : « Je suis le pain descendu du ciel », Ozias fut le seul qui ne s’étonna point et qui conçut tout de suite ce que cela voulait dire.
Et, bien qu’il fût très pur, il ne s’étonna pas non plus de voir le Sauveur pardonner à la femme adultère et à la courtisane de Magdala.
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Trois jours après le crucifiement, lorsque les saintes femmes annoncèrent que le tombeau était vide et lorsque Marie dit sa rencontre avec Jésus, tous les frères furent agités du désir de voir le ressuscité; et ils convinrent de se réunir tous les jours chez l’un d’eux, espérant que le Sauveur leur apparaîtrait.
Mais Ozias refusa de se rendre à ces réunions. On lui dit : « C’est donc que vous ne croyez pas ? » Il répondit : « C’est, au contraire, parce que je crois. »
On lui dit : « Si vous ne désirez pas le revoir, c’est donc que vous ne l’aimiez pas ? » Il répondit : « Ce n’est pas sa figure terrestre que j’aime en lui. »
Les autres, donc, s’assemblèrent, et Jésus se montra au milieu d’eux. Ils dirent à Ozias :
« Nous l’avons vu. Venez avec nous, et vous le verrez. » Il répondit : « Je vous crois, mais je n’irai pas. »
– Et moi, j’irai, car je me méfie.
Ainsi parla Thomas, appelé Didyme, l’un des Douze, qui n’était pas avec les autres lorsque Jésus vint.
Thomas ajouta : « Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je n’y mets mon doigt, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. »
Ozias le considéra avec pitié. Thomas était lourd de corps et de visage. Il avait à la fois un air de pesante simplicité et, dans ses yeux petits et vifs, la finesse d’un marchand honnête, mais soupçonneux.
– Ceux-là seuls croient véritablement, dit Ozias, qui n’ont pas voulu voir et qui ont cru.
– Ceux-là, dit Thomas, sont des rêveurs, de ces gens qu’on appelle des poètes.
Thomas fut donc à l’assemblée, où il vit et toucha Jésus, et Jésus lui dit : « Tu as cru, parce que tu m’as vu. Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! »
Quand ces mots lui furent rapportés, Ozias songea : « Ce sont presque les mots que j’avais dits moi-même, tant le Maître m’a fait le vrai dépositaire de son esprit ! Ô Seigneur, quel besoin ai-je de courir après votre fantôme, puisque je vous ai en moi et que je n’ai qu’à fermer les yeux pour vous voir ! »
Et il ne put s’empêcher de se sentir supérieur à ses frères, et d’une âme plus fine que la leur.
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Ozias annonça l’Évangile dans la province d’Alexandrie. Sa prédication persuadait surtout les philosophes, les poètes et les personnes d’esprit subtil. Et l’église qu’il fonda était la plus distinguée de toutes les églises.
Or, à cinquante ans, Ozias était vierge. C’est à ce moment qu’il convertit à la foi chrétienne une jeune veuve d’Alexandrie, du nom de Myrrhina.
Myrrhina était belle, riche, lettrée; elle avait l’imagination vive et des nerfs délicats. Avant de connaître le Christ, elle s’était fait initier successivement à plusieurs cultes d’Asie, tels que ceux de Diane, de Cybèle, d’Iacchos et d’Adonis; et elle avait éperdument aimé les prêtres qui lui avaient enseigné ces diverses religions. Elle était raffinée et singulière clans ses goûts. Elle « adorait » les iris noirs et les vers de Lycophron. Souple et maigre, elle se vêtait de soies légères brodées de grandes fleurs. Ozias pensa que cette âme si élégante et si inquiète était la plus noble et la plus précieuse qu’il eût jamais rencontrée.
Il crut que sa propre piété s’épurait au contact de celle de Myrrhina. Elle lui persuada que l’essentiel est d’aimer Dieu, et que la vraie façon de l’aimer, c’est de s’abandonner totalement à lui, de le laisser vivre en nous à notre place, et de ne se point soucier des actes, qui ne sont que les gestes du corps. Car la foi seule justifie, et la foi n’est que l’amour, et nos gestes extérieurs sont sans importance.
Ozias goûta la générosité de cette doctrine. Il lui sembla qu’il s’élevait plus aisément à Dieu quand il conversait avec son amie. D’où il advint qu’un jour, durant que leurs âmes extasiées échangeaient des propos sublimes, ils laissèrent dédaigneusement leurs corps faire ce qui leur plut; et cet abandon se renouvela souvent.
Leur honte devint publique. Ozias, cité devant les évêques, refusa de confesser son crime et d’en faire pénitence. Il s’entêta dans son erreur et la défendit par des arguments bizarres. Il alla jusqu’à soutenir que les parties inférieures du corps, formées par le diable, appartiennent au diable; qu’un moyen de se libérer de sa chair est de l’exterminer à force de débauches, et que les comportements de ce « corps de mort » sont au-dessous du regard de Dieu.
Mais ces doctrines d’une si haute spiritualité furent mal comprises des évêques; et Ozias, à sa grande surprise, fut retranché de la communauté chrétienne.
Peu après, Myrrhina, ayant changé de fantaisie et imaginé de « se simplifier », comme elle disait, quitta Ozias pour suivre un gladiateur.
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Ozias s’aperçut alors de l’extravagance de ses rêveries, et qu’elles n’avaient peut-être été, à son insu, qu’un effet de sa passion pour Myrrhina.
Épouvanté de sa solitude, il eût voulu rentrer dans cette Église où il avait connu tant de si douces et si bonnes âmes. Mais, ayant gardé dans ses moelles le souvenir de la belle veuve lettrée, il n’avait plus le courage d’être pur. Il ne pouvait plus admettre que des plaisirs qui avaient paru innocents à tant de générations d’hommes dussent être considérés comme abominables. Des doutes lui vinrent sur la vérité d’une religion qui condamnait la nature, et, par suite, sur la mission même et la divinité de Jésus.
Il songea dans son angoisse : « Si je l’avais vu après sa résurrection, je ne douterais pas aujourd’hui; car j’aurais la preuve qui me manque et sans laquelle je ne peux plus vivre en repos. Mais du moins je puis interroger ceux qui L’ont vu après le crucifiement. Leur témoignage suppléera à celui de mes sens et, me rendant la foi, me rendra la force et la paix. »
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Il se mit donc à la recherche des apôtres et des disciples qui avaient vu Jésus ressuscité. Mais la plupart étaient morts; et quant aux survivants, – à peine Ozias arrivait-il dans la ville où on lui avait dit qu’il les trouverait, – toujours, par un hasard inexplicable, ces saints pasteurs venaient d’en repartir.
Il parcourut ainsi l’Égypte, l’Italie, l’Achaïe et l’Asie Mineure; s’attardant parfois aux tavernes où sont les joueuses de flûte; puis, plus sombre, se rejetant à la poursuite de l’insaisissable témoignage.
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Un jour, enfin, il put joindre l’apôtre Thomas. Il lui dit : « Vous L’avez vu après sa résurrection. J’étais là, il y a quarante ans, quand vous en fîtes le récit. Redites-le-moi, et de nouveau je croirai. »
Thomas redit abondamment ce qu’il avait vu et entendu. Il dit les trous des mains et le trou du côté, la couleur des cicatrices, la maigreur de la poitrine et la saillie des côtes, l’étoffe de la robe et les propos de Jésus, et le nom des poissons que Jésus avait mangés...
Mais Ozias ne crut point. Il remarqua que le vieil apôtre ajoutait à son récit des détails qu’il n’avait pas donnés la première fois, et aussi qu’il se trompait sur l’heure de l’apparition. Il le jugea d’ailleurs d’esprit trop simple, crédule dans sa grosse finesse, et affaibli par l’âge.
Il s’enfuit comme un fou. On le trouva, le lendemain matin, pendu à la lanterne d’un carrefour...
Jules LEMAÎTRE, En marge des vieux livres.