La bonne larronnesse

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

OR, Jésus allait vers Capharnaüm, avec Pierre, André, Jacques, Jean, Thomas et Judas. Car ils n’étaient pas encore douze.

Afin d’éviter la grande chaleur, ils étaient partis un peu avant le coucher du soleil et devaient marcher une partie de la nuit.

Leurs ressources étaient presque épuisées. Il ne restait que six deniers d’argent dans la bourse de cuir que Judas portait sous son manteau. Mais, à Capharnaüm, Pierre, André, Jacques et Jean travailleraient quelques mois de leur métier de pêcheurs, et Thomas de son métier de cordonnier; et Judas entrerait, pendant ce temps-là, dans les bureaux d’un publicain pour y faire des écritures. Ils logeraient tous chez Salomé, mère de Jacques et de Jean, dont la maison était grande. Puis, quand ils auraient amassé quelque argent, ils se remettraient en route et suivraient de nouveau la prédication de Jésus à travers la Galilée.

Le chemin serpentait entre des oliviers, dont les troncs tortueux étaient noirs sur le ciel rouge du couchant.

Judas dit à ses camarades :

« Je me suis joint à vous parce que j’aime la justice. Votre pêche vous rapportera peu. Elle vous rapporterait davantage si vous saviez vous mettre d’accord avec les autres pêcheurs du lac pour imposer vos prix aux marchands de poisson, qui sont des hommes injustes et avides.

– Cela est certain, dit Jean; mais tu parles comme si ce monde n’était pas une demeure transitoire.

– Ce qui est transitoire peut n’être point pour cela négligeable », répondit Judas.

 

*

*  *

 

La lune, lentement, se levait et faisait pleuvoir une cendre bleue parmi les branches des oliviers.

Bientôt la route traversa une sorte de défilé entre deux collines rocheuses.

Cinq hommes surgirent d’un buisson. Ils étaient de mine farouche, armés de couteaux et de stylets; et l’un d’eux, leur chef, était de haute taille et portait une aigrette à son turban.

Ils barrèrent le chemin aux voyageurs et leur commandèrent, avec menaces, de s’arrêter.

Pierre leva son bâton pour se défendre. Mais Jésus dit :

« Ne résistez point. »

Et Thomas murmura :

« Au fait, les voleurs seront volés. » Les voleurs se mirent à fouiller les vêtements de Jésus, de Pierre, de Jacques, de Jean, d’André et de Thomas, et n’y trouvèrent rien.

Mais, Judas ayant voulu s’enfuir, le chef des voleurs le rattrapa, s’empara de la bourse, y trouva les six deniers, et dit :

« C’est peu, mais c’est encore quelque chose, vu la dureté des temps. »

Et il ajouta :

« Vous pouvez continuer votre route. Je ne vous veux point d’autre mal. »

 

*

*  *

 

Jésus et ses disciples continuèrent donc leur route, et Jésus les entretenait du royaume de Dieu.

Mais Judas ne cessait de soupirer. Il dit à Jésus :

« Maître, ce n’est point l’argent que j’aime, mais la justice; et c’est pourquoi je voudrais que l’argent fût également réparti entre les hommes... Je rêve une société de frères qui travailleraient en commun et pratiqueraient la vertu, et dont je serais l’économe et le trésorier, afin qu’ils pussent vivre en paix. »

Ces propos faisaient sourire Thomas; et Jésus y répondait par la parabole des oiseaux du ciel et des lis qui ne filent point.

Et, comme la lune venait de disparaître, ils ne s’apercevaient pas qu’une femme les suivait.

 

*

*  *

 

Ils s’arrêtèrent, pour dormir, dans un abri formé par des rochers. Et Jean dit gaiement :

« Dormons sans inquiétude, comme les lis des champs. Puisque nous ne possédons plus rien, nous n’avons plus peur des larrons. »

Quand ils se réveillèrent, à l’aube, ils virent une femme debout, qui les regardait, et qui tenait une bourse à la main. Cette femme, jeune encore, et fardée, était vêtue d’oripeaux fanés et portait des bracelets aux bras et aux chevilles.

Elle alla vers Jésus et lui remit la bourse en disant :

« Voici, Seigneur, ce qu’on vous a pris. » Jésus tendit la bourse à Judas, qui l’ouvrit pour voir ce qu’il y avait dedans.

« Cette bourse, dit Jésus, contenait hier six deniers. Pourquoi en contient-elle neuf aujourd’hui ?

– Il est vrai », dit Judas.

La femme rougit et n’osa répondre. Mais Thomas lui dit avec courtoisie :

« Madame, nous vous sommes fort obligés. Mais comment notre argent est-il venu entre vos mains ? Et pourquoi nous le rendez-vous, et même avec usure ?

– Je suis, répondit la femme, l’amie de Dysmas, le chef des voleurs. Je leur prépare à tous leur nourriture et je raccommode leurs vêtements; mais je n’appartiens qu’à Dysmas. J’étais, hier, non loin d’eux quand ils vous ont dépouillés, et c’est moi qui leur avais signalé votre passage. Mais, quand je vous ai vus de près, vous m’avez paru différents des autres hommes; et, à cause de cela, je vous ai suivis, tandis que Dysmas et ses camarades regagnaient le vieux château ruiné qui nous sert de maison. J’ai entendu les paroles de votre maître. J’avais vu que vous étiez pauvres, j’ai connu que vous étiez bons. Alors, je suis retournée vite chez mon ami. J’ai repris la bourse pendant son sommeil, et je vous l’ai apportée, après y avoir ajouté trois deniers. Ne me remerciez point : Dysmas se dédommagera sur quelque riche marchand.

– Mais comment, dit Pierre, vous qui vous montrez si honnête avec nous, pouvez-vous vivre, avec un voleur, de rapines et peut-être de meurtres ?

– Oh ! de meurtres, très rarement, répondit la femme. Mon ami n’aime pas cela; et, lorsqu’il tue, c’est pour ne point se perdre lui-même.

– Mais cela même est très mal, dit Jacques, et vous paraissez ne pas vous en douter. Ne vous a-t-on point enseigné la loi ?

– La loi ? dit la femme. Qu’est-ce que la loi ? Et qui me l’aurait enseignée ? Je suis née bien loin d’ici, dans la ville d’Alexandrie. Ma mère était une de celles qu’on appelle là-bas des hétaïres. Petite fille, je dansais dans les tavernes. Puis je fis le métier de ma mère. Mais, comme j’y gagnais mal ma vie, un marchand grec m’emmena à Césarée, où il y a une garnison de soldats romains. Là, je rencontrai Dysmas; je l’aimai, et je le suivis.

– Mais, dit Jacques, il est impossible que vous continuiez à vivre avec lui dans le péché.

– Qu’est-ce que le péché ? dit la femme.

– Restez avec nous, dit André. Notre maître vous apprendra la parole de Dieu.

– Restez avec nous, dit Thomas. Nous vous respecterons, comme si vous étiez notre sœur. Si vous retournez vers votre compagnon, sans doute il vous maltraitera.

– Et puis, dit Judas à Thomas, puisqu’elle sait danser, elle dansera dans les villes où nous irons. J’annoncerai le spectacle; et nous demanderons à chacun des assistants une petite pièce de cuivre.

– Oh ! non, dit Jean. Il ne faut plus qu’elle soit une danseuse et qu’elle inspire aux hommes le désir de ce qui n’est pas permis. Si vous le voulez, Madame, nous vous conduirons chez ma mère Salomé. Vous demeurerez auprès d’elle. Elle vous apprendra à raccommoder les filets. Et, plusieurs fois l’année, vous verrez notre maître.

 

*

*  *

 

La femme hésitait; et, tout en écoutant les autres, elle ne regardait que Jésus.

Elle dit enfin :

– Si je retourne chez Dysmas, il me battra, en effet, mais pas trop. D’ailleurs, il a besoin de moi; il serait malheureux si je n’étais pas avec lui; et peut-être qu’il deviendrait plus méchant. Et puis, je l’aime. Je l’ai aimé d’abord parce que je le trouvais beau : mais, de plus, il est le premier, avant vous, qui ait été bon pour moi. Et je l’aime aussi parce que le métier qu’il fait n’est pas toujours aussi agréable qu’on pourrait le croire, et parce que nous avons bien souvent souffert ensemble. Je lui rapporterai les choses que j’ai entendues cette nuit de la bouche de votre maître pendant que je vous suivais; car je ne les ai point oubliées. Telle est ma pensée; mais, au reste, je ferai ce que votre maître voudra.

– Femme, dit Jésus, retournez vers votre compagnon.

 

 

Jules LEMAÎTRE, En marge des vieux livres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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