Le salut des bêtes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA vieille Séphora habitait le village de Bethléem.

Elle vivait d’un troupeau de chèvres et d’un petit champ planté de figuiers.

Jeune, elle avait été servante chez un prêtre, en sorte qu’elle était plus instruite des choses religieuses que ne le sont d’ordinaire les personnes de sa condition.

Revenue au village, mariée, plusieurs fois mère, elle avait perdu son mari et ses enfants. Et alors, tout en restant secourable aux hommes selon ses moyens, le meilleur de sa tendresse s’était reporté sur les bêtes. Elle apprivoisait des oiseaux et des souris ; elle recueillait les chiens abandonnés et les chats en détresse ; et sa petite maison était pleine de tous ces humbles amis.

Elle chérissait les animaux, non seulement parce qu’ils sont innocents, parce qu’ils donnent leur cœur à qui les aime et parce que leur bonne foi est incomparable, mais encore parce qu’un grand besoin de justice était en elle.

Elle ne comprenait pas que ceux-là souffrent qui ne peuvent être méchants ni violer une règle qu’ils ne connaissent pas.

Elle s’expliquait tant bien que mal les souffrances des hommes. Instruite par le prêtre, elle ne croyait pas que tout finît dans la paix dormante du schéol, ni que le Messie, quand il viendrait, dût simplement établir la domination terrestre d’Israël.. Le « royaume de Dieu », ce serait le règne de la justice par delà la tombe. Il apparaîtrait clairement, dans ce monde inconnu, que la douleur méritée fût une expiation. Et quant à la douleur imméritée et stérile (comme celle des petits enfants ou de certains malheureux qui n’ont que médiocrement péché), elle ne semblerait plus qu’un mauvais rêve, et serait compensée par une somme au moins égale de félicités.

Mais les bêtes qui souffrent ? Mais celles qui meurent lentement de maladies cruelles, – comme les hommes, – en vous regardant de leurs bons yeux ? Mais les chiens dont la tendresse est méconnue, ou ceux qui perdent le maître à qui ils s’étaient donnés, et qui se consument de l’avoir perdu ? Mais les chevaux, dont les journées si longues ne sont qu’un effort haletant, une lassitude saignante sous les coups, et dont le repos même est si morne dans l’obscurité des écuries étroites ? Mais les fauves captifs que l’ennui ronge entre les barreaux des cages ? Mais tous ces pauvres animaux dont la vie n’est qu’une douleur sans espoir et qui n’ont même pas une voix pour faire comprendre ce qu’ils endurent ou pour se soulager en malédictions ? À quoi sert leur souffrance, à ceux-là ? Qu’est-ce qu’ils expient ? Ou quelle compensation peuvent-ils attendre ?...

Séphora était une vieille femme bien simple ; mais, parce qu’elle était ingénument affamée de justice, elle agitait souvent ces questions dans son cœur ; et la pensée du mal inexpliqué obscurcissait pour elle la beauté du jour et les couleurs exquises des collines de Judée.

 

*

*   *

 

Lorsque ses voisins vinrent lui dire : « Le Messie est né ; un ange nous l’a annoncé la nuit dernière ; il est dans une étable, avec sa mère, à un quart de lieue d’ici ; et nous l’avons adoré », la vieille Séphora répondit :

– Nous verrons bien.

Car elle avait son idée.

Le soir, après avoir soigné ses chèvres, donné la pâtée à ses autres bêtes et les avoir toutes embrassées, elle se mit en marche vers l’étable merveilleuse.

Dans l’enchantement de la nuit bleue, la plaine, les rochers, les arbres et jusqu’aux brins d’herbe semblaient immobiles de bonheur. On eût dit que tout sur la terre reposait délicieusement. Mais la vieille Séphora n’oubliait pas que, à cette heure même, la Nature injuste continuait de faire des choses à défier toute réparation future ; elle n’oubliait pas que, à cette heure même, par le vaste monde, des, malades qui n’étaient pas des méchants suaient d’angoisse dans leurs lits brûlants, des voyageurs étaient égorgés sur les routes, des hommes étaient torturés par d’autres hommes, des mères pleuraient sur leurs petits enfants morts, – et des bêtes souffraient inexprimablement sans savoir pourquoi...

Elle vit devant elle une lueur suave, et pourtant si vive qu’elle faisait pâlir celle de la lune. Cette lumière émanait de l’étable, qui était creusée dans un rocher et soutenue par des piliers naturels.

Près de l’entrée, des chameaux dormaient sur leurs genoux repliés, au milieu d’un amoncellement de vases ciselés ou peints, de corbeilles de fruits, de lourds tapis déroulés et de coffrets entr’ouverts où des joyaux scintillaient prodigieusement.

« Qu’est-ce que cela ? demanda la veille femme.

– Les rois sont arrivés, répondit un homme.

– Des rois ? » dit Séphora en fronçant les sourcils.

 

*

*   *

 

Elle entra dans l’étable, vit l’Enfant dans une crèche, entre Marie et Joseph, les trois rois Mages, des bergers et des laboureurs avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, et, dans un coin, un âne et un bœuf.

– Attendons, dit-elle.

Les trois rois s’avancèrent vers l’Enfant, et les bergers se reculèrent poliment devant eux. Mais l’Enfant fit signe aux bergers de s’approcher.

La vieille Séphora ne bougea point.

L’Enfant posa sa petite main d’abord sur la tête des femmes et des filles, parce qu’elles sont meilleures et souffrent davantage, puis sur celles des hommes et des garçons.

Et Marie leur dit :

– Soyez patients ; il vous aime et vient souffrir avec vous.

Alors le roi blanc crut son tour venu. Mais l’Enfant, d’un geste doux, appela le roi noir, puis le roi jaune.

Le roi noir, les cheveux tressés court et luisants d’huile, et riant de toutes ses dents, offrit au nouveau-né des colliers d’arêtes de poisson, des cailloux de diverses couleurs, des dattes et des noix de coco.

Et Marie lui dit :

– Tu n’es pas méchant, mais tu ne sais pas. Tâche de te figurer ce que tu serais si tu n’étais pas roi dans ton pays. Ne mange plus d’hommes et ne bats plus tes sujets.

Le roi jaune, aux yeux obliques, offrit des pièces de soie brodées de chimères, des potiches où des rayons de lune semblaient figés dans l’émail, une sphère d’ivoire curieusement fouillée, qui représentait le ciel avec ses planètes et tous les animaux de la création, et des sacs de thé cueilli sur des arbrisseaux de choix dans la bonne saison.

Et Marie lui dit :

– Ne te cache plus à ton peuple. Ne crois pas que toute sagesse soit en toi et dans ta race. Et prends soin de ceux qui ne mangent que de mauvais riz.

Le roi blanc, en habit militaire, offrit à l’Enfant des orfèvreries délicates, des armes ciselées et niellées, des statuettes taillées à la ressemblance des plus belles femmes, et des étuis de pourpre contenant les écritures d’un sage nommé Platon.

Et Marie lui dit :

– Ne fais pas de guerres injustes. Crains les plaisirs qui endurcissent le cœur. Fonde des lois équitables, et crois qu’il importe à tous et à toi-même que nul ne soit maltraité dans ton royaume.

Et, après les bergers et les laboureurs, l’Enfant bénit les rois, dans l’ordre où il les avait appelés.

 

*

*   *

 

La vieille Séphora songeait :

– Cet ordre est raisonnable. L’Enfant a commencé par ceux qui ont le plus besoin de sa venue. Il fait assez entendre qu’il se soucie de la justice et qu’il en rétablira le règne, soit dans ce monde, soit dans un autre... Sa mère, d’ailleurs, a très bien parlé... Cependant il ne songe pas à tout. Que fera-t-il pour les bêtes ?

Mais Marie entendit sa pensée. Elle se tourna vers l’Enfant, et l’Enfant se tourna vers l’âne et le bœuf.

 

*

*   *

 

L’âne, maigre et rogneux, le bœuf, assez gras, mais triste, s’approchèrent de la crèche et flairèrent Jésus...

L’Enfant posa une main sur le nez du bœuf et, de son autre main, il serra doucement une des oreilles de l’âne.

Et le bœuf sembla sourire ; et des yeux de l’âne jaillirent deux larmes, qui se perdirent dans son poil rude.

En même temps, un des chameaux qui étaient dehors entra paisiblement dans l’étable et allongea vers l’Enfant sa tête confiante.

 

*

*   *

 

La vieille Séphora comprit ce que cela signifiait, et qu’il y a aussi un paradis pour les bêtes qui souffrent...

Et, à son tour, elle s’avança vers l’Enfant.

 

 

Jules LEMAÎTRE, En marge des vieux livres.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

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