Sainte Marthe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LAZARE et ses sœurs, Marie et Marthe, vivaient ensemble à Béthanie.

Marie était belle, brillante, passionnée; Marthe était gentille, sensée et modeste. Elle admirait sa sœur, et avait pris depuis sa petite enfance l’habitude de s’effacer devant elle et de lui céder en toutes choses.

Lorsque Marie commença à se mal conduire, Marthe en eut un grand chagrin; mais elle lui demeura indulgente et fit ce qu’elle put pour apaiser la colère de Lazare. Elle dissimulait de son mieux les désordres de Marie, et payait de ses propres deniers les dettes de la jeune femme chez les marchandes de modes, les joailliers et les parfumeurs.

En même temps, elle s’occupait du ménage, tenait la maison en ordre, et dirigeait habilement la ferme qui y était attenante.

Ce fut peut-être ce dévouement silencieux qui éveilla les premiers remords dans l’âme de Marie.

 

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Marie ayant rencontré Jésus et changé de vie pour lui plaire, Marthe crut aussi au nouveau prophète.

Jésus venait souvent dans la maison de Béthanie. Marie s’asseyait à ses pieds, et n’en bougeait plus. Marthe, pendant ce temps-là, préparait le dîner.

Un jour, elle dit à Jésus :

– Seigneur, trouvez-vous juste que ma sœur me laisse seule pour servir ? Dites-lui donc de m’aider.

– Marthe, Marthe, lui répondit Jésus, vous vous inquiétez de beaucoup de choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas ôtée.

– Seigneur, dit Marthe, je ne parlais pas sérieusement. Je sais que Marie est plus intelligente que moi. Il est bien naturel que vous ayez du plaisir à causer avec elle, car elle comprend tout ce que vous dites. Je suis d’ailleurs aussi heureuse de vous servir qu’elle peut l’être de vous écouter. J’ai donc également choisi la bonne part, puisque j’ai choisi celle qui me convient.

 

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Quand Lazare mourut, les deux sœurs eurent ensemble l’idée d’appeler le Rabbi. Mais, tandis que Marie restait à pleurer dans sa chambre, Marthe alla au-devant de Jésus assez loin hors de la ville.

Et quand Lazare, les pieds et les mains liés de bandelettes, et le visage enveloppé d’un linge, fut sorti de sa tombe, Marthe, ingénue et pratique, lui apporta tout de suite à manger : « car, disait-elle, d’avoir été mort pendant quatre jours, cela doit bien vous affaiblir. »

 

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Or, quelque temps après la mort de Jésus, « Lazare, Marie, Marthe et sa servante Matille, Maximin et Cédon, l’aveugle-né que Jésus avait guéri, furent mis par les païens dans une barque sans voile et sans gouvernail, et livrés aux flots, afin d’y périr. » (Légende dorée.)

Un bâtiment remorqua l’esquif, puis l’abandonna en pleine mer.

Lorsque les martyrs furent seuls au milieu des flots, Marthe dit à ses compagnons :

– L’homme qui nous a conduits ici par l’ordre des infidèles n’était ni méchant ni insensible au gain. Je lui ai donné quelques pièces d’or, moyennant quoi il m’a laissé cacher quelques vieilles planches, une hache et des clous au fond de cette barque, et emporter ce panier de provisions.

Cédon, qui avait été charpentier, façonna une planche en forme de gouvernail, et la fixa à la poupe avec de vieilles cordes. Le bâton épiscopal de Maximin servit de mât, et la robe de Marie fit office de voile.

– Cela, dit Marthe, nous permettra peut-être d’attendre la rencontre d’un vaisseau qui nous recueillera.

– Dieu, répondit Marie, n’a pas besoin de cela pour nous sauver. Que lui coûte un miracle ?

– Un miracle ? reprit Marthe. Nous devons nous en croire indignes, et ne l’espérer du moins qu’après avoir fait tout ce que nous pouvions.

Dieu daigna, en effet, pour montrer sa condescendance en même temps que son pouvoir, se servir des humbles engins dus à la prévoyance de Marthe. Il gonfla d’un tel souffle la robe transformée en voile, que la barque atteignit en trois jours le port de Marseille.

 

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« Comme personne, dans la ville, ne voulait les recevoir, les nouveaux débarqués se réfugièrent sous le portique d’un temple, et attendirent que le peuple accourût au temple pour adorer les idoles. » (Légende dorée.)

– Parle-leur, dit Marthe à Marie. Ils t’écouteront, parce que tu es belle.

Marie parla. Elle annonça le Christ, fils de Dieu, et l’humanité rachetée; et beaucoup furent émus par les paroles qui sortaient d’une si belle bouche.

Lazare parla à son tour, et produisit quelque effet par le récit de sa propre mort et de sa résurrection.

Cependant Marthe allait de groupe en groupe et disait :

– C’est pour les pauvres gens surtout que Jésus est venu. Il n’aimait pas les riches. Son règne sera celui de la justice et de la bonté.

Et, bien qu’elle ne fût ni belle ni éloquente, elle touchait plus d’âmes que Marie et que Lazare.

 

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Dans la petite maison où ils s’installèrent d’abord, Marthe faisait la cuisine et lavait le linge. Elle allait au marché, causait avec les marchandes, et en convertissait beaucoup. Plus tard, quand les fidèles furent plus nombreux, elle nettoyait l’église et prenait soin des vêtements sacerdotaux de son frère.

Mais Marie, mal à son aise parmi les hommes, se retira dans une grotte, sur une montagne. Pour mieux signifier son dégoût des choses terrestres et son désir de s’en passer, elle avait choisi un endroit complètement aride, sans arbres, sans herbes, sans eau.

Là, vêtue seulement de ses cheveux, qu’elle avait à la vérité fort longs et fort épais, elle passait sa vie dans la prière et la contemplation; et, de temps en temps, des anges invisibles la soulevaient de deux coudées au-dessus de terre.

Marthe se réjouissait des faveurs merveilleuses accordées à sa petite sœur.

– Elle les mérite bien, disait-elle. Mais moi, outre que j’en suis indigne, je crois que cela ne m’amuserait point. Je n’ai pas assez d’esprit pour toujours prier et contempler.

Elle apportait tous les jours à Marie une cruche d’eau et un pain. Un jour Marie lui dit :

– Ne prends plus cette peine, ma bonne Marthe. Je n’ai plus besoin de manger ni de boire, car Dieu me nourrit de la musique des anges.

– Voilà qui va bien ! dit Marthe. J’aurai donc plus de temps à donner aux pauvres de Jésus.

Et, tandis que Marie, dans son manteau de cheveux, écoutait les musiques célestes, Marthe raccommodait les habits de Lazare et de Maximin, faisait jouer les petits enfants, soignait les malades et les vieillards. Et réunissant auprès d’elle des veuves et des jeunes filles qui ne désiraient pas se marier, elle fondait le premier couvent de Petites Sœurs des pauvres.

 

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Or, Dieu voulut récompenser cette sainte modeste et sensée en accomplissant par elle, sans l’en prévenir, un miracle particulièrement brillant et pittoresque.

« Il y avait alors, le long du Rhône, dans un bois entre Arles et Avignon, un dragon qui était comme un poisson à partir de la moitié du corps, plus gros qu’un bœuf, plus long qu’un cheval, qui avait la gueule garnie de dents énormes; et il attaquait tous les voyageurs qui passaient sur le fleuve, et il submergeait les embarcations. Il était venu par mer de la Galatie, où il avait été engendré d’un serpent marin. Et ce dragon s’appelait la Tarasque. » (Légende dorée.)

Un jour, les habitants de la ville voisine résolurent d’aller combattre le monstre et de l’exterminer. Au nombre de trois ou quatre cents, armés de lances, de faux, de haches, d’arbalètes, coiffés de casques, revêtus de cuirasses ou de cottes de mailles, ils marchèrent bruyamment vers le bois, sous la conduite d’un certain Tartarinus.

Marthe se joignit à eux pour soigner les blessés (car il y en aurait sûrement).

Mais ils se trompèrent de chemin, et Marthe, qui s’était un moment séparée d’eux, se trouva, on ne sait comment, seule en face du monstre.

Se jugeant perdue, elle fit le signe de la croix. Et aussitôt le monstre vint à elle d’un air de soumission; et Marthe lui passa au cou sa ceinture et le mena hors du bois.

Elle rencontra, au bord du fleuve, la troupe des combattants. Ils furent bien étonnés de la voir en cet équipage : mais la plus étonnée était encore Marthe elle-même. Ce qu’il y avait de théâtral dans l’aventure gênait sa simplicité. Il lui semblait qu’elle n’était pas la sainte de ce miracle-là.

– Mais non, mais non, répondait-elle aux compliments; je n’y suis pour rien, je vous assure. C’est Dieu d’abord, bien entendu, que nous devons remercier. Mais il faut dire aussi que le monstre vous sentait dans le voisinage; et sans doute il aura eu peur.

Alors les guerriers, retrouvant leur courage, voulurent le tuer à coups de lances et de pierres.

– Oh ! dit Marthe, ce ne serait pas bien, maintenant qu’il est devenu inoffensif. Vous feriez mieux de le garder dans un coin du jardin de la ville. Il se contentera de gros pain de seigle et de son, et vous le montrerez aux voyageurs pour de l’argent, dont vous donnerez une part aux pauvres et l’autre à l’Église. De cette façon, la Tarasque amusera et nourrira des hommes au lieu d’en manger.

– Vous avez raison, pécaïre ! dirent les chrétiens de Tarascon.

 

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Ce miracle est le dernier trait que l’on connaisse de la vie de sainte Marthe.

On sait que cette sainte si raisonnable et si modérée devint, par la suite, la patronne la plus populaire des Méridionaux. Ainsi le voulut l’indulgente ironie divine.

 

 

Jules LEMAÎTRE, En marge des vieux livres.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

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