Le voyage du petit Hozaël

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE long des quais de Capharnaüm, Jésus, entouré de ses compagnons, Pierre, André, Jacques, Jean, Matthieu, annonçait la bonne nouvelle.

Des pêcheurs, des portefaix, des artisans, des marchandes d’oranges et des marchandes de poissons se pressaient pour l’entendre. Et, quand il avait parlé, quelques-uns s’éloignaient en hochant la tête; d’autres questionnaient ses compagnons sur sa famille, son pays et sa manière de vivre.

De temps en temps, les enfants qui jouaient sur le port s’approchaient par curiosité, se coulaient entre les grandes personnes, et se serraient contre la robe du prophète, séduits par son air de douceur et par l’harmonie de sa voix.

La plupart n’avaient sur leurs petits corps poussiéreux qu’un lambeau de laine bise et n’étaient coiffés que de vieilles calottes d’un rouge déteint. Mais l’un d’eux était plus propre et mieux habillé. C’était Hozaël, petit garçon de dix ans, fils d’un riche marchand, nommé Joëd, qui faisait profession de pharisaïsme.

L’enfant, peu surveillé par une mère indolente, s’échappait souvent du logis pour vagabonder avec les gamins des rues; et il semblait singulier qu’un père si correct eût un petit garçon d’humeur si indépendante et si peu difficile sur le choix de ses compagnies.

 

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Immobile parmi la marmaille bruyante, Hozaël regardait Jésus avec admiration.

Pierre voulut écarter les enfants, croyant qu’ils importunaient son maître. Ils s’enfuirent sous les taloches. Mais Hozaël demeura. Et Jésus dit :

« Pierre a tort. Laissez venir à moi les petits enfants.

– Tu vois bien ! » dit Hozaël à l’apôtre bourru.

Jésus ajouta :

« Car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. »

Et Hozaël se sentit fier, quoiqu’il ne comprît pas parfaitement. Il prit le prophète par un pli de sa robe blanche et ne le lâcha plus.

 

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Vers le soir, Jésus et ses compagnons montèrent sur des barques de pêche et mirent à la voile. Ils voulaient gagner avant la nuit une crique abritée, où ils savaient qu’on dormait très bien sous de grands sycomores.

Pendant la traversée, Pierre découvrit Hozaël endormi derrière un paquet de cordages. Il le saisit par l’oreille :

« C’est encore toi ! Comment es-tu ici ? »

L’enfant répondit :

« Je me suis glissé dans le bateau derrière le Rabbi, car je l’aime et je ne veux plus le quitter. »

Jésus, ayant entendu ces mots, s’approcha et dit en souriant :

« Hozaël sera le plus petit de mes apôtres. »

Pierre grommela, puis s’attendrit. Il demanda au petit garçon qui étaient ses parents. Hozaël les nomma, et dit qu’ils habitaient Capharnaüm. Mais il était trop tard pour y ramener l’enfant.

Heureusement, le lendemain matin, les compagnons rencontrèrent sur le rivage un colporteur qui allait à la ville. Ils le chargèrent de rassurer les parents d’Hozaël et de leur dire qu’on leur reconduisait l’enfant, aussitôt que le Rabbi aurait achevé le petit voyage de prédication qu’il avait entrepris autour du lac.

 

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Hozaël passa avec ses nouveaux amis deux semaines délicieuses. Tantôt on naviguait sur le lac, tantôt on allait, le long de la rive, de village en village, par des chemins bordés de figuiers et de citronniers.

On faisait la sieste près des fontaines. L’air était si léger et si doux qu’on était heureux rien que de le respirer. On rencontrait des bergers avec leurs troupeaux, des femmes qui portaient des cruches, des voitures de marchands, quelquefois une litière de dame romaine, femme de haut fonctionnaire. Tantôt on couchait chez des amis, tantôt dans une auberge, parfois à la belle étoile. Jésus parlait sur les places et guérissait les malades. La foule le suivait avec des acclamations. Hozaël aimait cette vie errante, libre et variée.

Il connut Marie, mère de Jésus, et Salomé, mère de Jacques et de Jean. Les deux femmes, le voyant gentil et doux, le soignaient maternellement. Elles entretenaient ses vêtements, le paraient, lui faisaient mille caresses.

Aux noces de Cana, il s’amusa beaucoup. La cour intérieure de la maison était ornée de guirlandes et de fleurs. Il y avait des tables chargées de sirops, de pâtisseries et de fruits, où les invités prenaient ce qui leur plaisait. Des musiciens chantaient à tue-tête, en s’accompagnant sur des théorbes. Des jeunes filles dansaient, sans presque remuer les pieds, en agitant des voiles, On but d’excellent vin que Jésus avait fait avec de l’eau. Le soir, Hozaël était un peu excité et fut lent à s’endormir sur les genoux de Marie.

Mais ce n’était pas tous les jours si grande fête. Quand la troupe n’avait plus rien à manger, Pierre et André descendaient au lac et détachaient leur bateau pour jeter un coup de filet. Hozaël se divertissait à entasser dans un panier les poissons d’argent et d’émeraude, et demandait cependant :

« Est-ce qu’ils souffrent ?

– Mais non, mais non ! tu es bête », répondait Pierre.

 

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Un jour que la troupe s’était arrêtée dans une petite ville, Hozaël, errant par les rues, passa devant une maison d’où sortaient des gémissements et des mélodies funèbres. Il entra pour voir.

Une jeune fille était étendue, morte, sur un lit. La chambre était pleine de pleureuses voilées et de joueurs de flûte. Près du lit, un capitaine en bel habit militaire sanglotait ; et ses sanglots faisaient bruire les lames mobiles de sa cuirasse.

Hozaël comprit que c’était le père. Il alla vers lui et dit avec assurance :

« Je connais un prophète qui pourrait vous rendre votre fille. »

La détresse de l’homme était si grande qu’il accueillit l’espoir que lui apportait ce petit enfant. Hozaël le conduisit à Jésus. Jésus vint, il prit la main de la jeune fille, et elle se leva. Et Hozaël trouva cela fort naturel.

Quand la ressuscitée eut remercié Jésus, son père lui dit :

« Remercie aussi ce petit garçon, car c’est lui qui m’a conduit vers le Seigneur. »

La jeune fille embrassa l’enfant. Et la part qu’ Hozaël avait prise au miracle lui valut une sorte de considération parmi les compagnons de Jésus.

Et Pierre, qui le chérissait de plus en plus, lui fit, avec des planchettes, des bâtons, des bouts de corde et des morceaux de toile, un petit bateau tout pareil aux grands, et qui allait parfaitement sur l’eau.

 

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Or, toutes les fois que Jésus parlait aux foules, Hozaël demeurait immobile et comme en extase.

« Maître, disait Pierre, on jurerait qu’il vous comprend, malgré son jeune âge. »

À quoi Jésus répondit un jour :

« Pourquoi non ? Il y a des fleurs aux larges calices et il y a de petites fleurs; mais toutes reçoivent également la rosée du matin, et chacune en reçoit ce qu’il lui faut. »

 

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Lorsque Jésus et ses compagnons eurent achevé leur voyage, Pierre ramena Hozaël dans la maison de son père Joëd.

L’enfant fut vigoureusement tancé. Mais, comme il ne paraissait pas sentir en quoi il était coupable, on finit par le laisser tranquille.

Le lendemain, toutefois, son père essaya de le prendre par l’amour-propre :

« Tu n’as pas honte de courir ainsi les chemins avec des vagabonds et des gens sans aveu ? »

Hozaël, qui n’avait pas honte du tout, répondit :

« Ce sont des hommes très bons, avec qui on ne s’ennuie jamais, et qui connaissent le royaume de Dieu.

– Le royaume de Dieu, qu’est-ce que cela ?

– C’est, dit l’enfant, quand il fait beau et que tout le monde est bon. »

 

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Quelques jours après, son père lui donna pour précepteur un scribe de la synagogue. Mais Hozaël ne voulait pas travailler, et opposait à toutes les exhortations une inertie paisible et qui semblait sûre de son droit.

« Si tu ne travailles pas, lui dit son père, tu mourras de faim quand je n’y serai plus. Car, qui te nourrira, dis-moi ? et qui te vêtira ? Il faut travailler pour vivre.

– Les oiseaux, répondit Hozaël, ne sèment ni ne moissonnent; ils n’amassent rien dans leurs greniers; mais notre Père céleste les nourrit. Les lis des champs ne filent point; et cependant Salomon dans sa gloire n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux.

– Tu n’es, dit Joëd, ni un lis, ni un oiseau, mais un méchant petit garçon. »

 

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Un autre jour, Hozaël, se trouvant seul à la maison, fit entrer des mendiants dans la cour, alla prendre dans la chambre de sa mère une poignée de bijoux, et les leur distribua.

Sa mère, de retour, le surprit dans cette occupation et jeta des cris.

« Ne sais-tu pas, maman, dit gravement Hozaël, que le maître nous prescrit de donner tous nos biens aux pauvres ? »

Les mendiants semblaient goûter ce précepte. On eut beaucoup de peine à leur faire rendre les bijoux. Encore en manqua-t-il quelques-uns, quand on en fit le compte.

 

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Une autre fois, Joëd aperçut dans le jardin Hozaël qui jouait avec de petits camarades. Il s’arrêta pour les regarder.

Deux des enfants en portaient un troisième dans leurs bras, et le déposaient devant Hozaël, en disant : « Il est paralytique. » Hozaël lui promenait ses mains sur la figure, prononçait gravement : « Lève-toi au nom de notre Père qui est dans le ciel »; et le paralytique se mettait à gambader.

« Que faites-vous là ? dit Joëd.

– Nous jouons au miracle, dit Hozaël.

– Faites-moi le plaisir, dit Joëd, de jouer plutôt à la bloquette ou aux quatre coins. »

 

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Le lendemain, Hozaël dit qu’il s’ennuyait, et qu’il mourrait sans doute si on ne le laissait pas retourner vers le Rabbi.

« Tu veux encore nous quitter, petit malheureux ? dit Joëd.

– Le Rabbi, répondit l’enfant, enseigne que l’homme doit quitter son père et sa mère pour le suivre.

– C’est abominable ! dit le père.

– Tu ne nous aimes donc pas ? gémit la mère.

– Je vous aime, répondit l’enfant, le cœur gros ; mais j’aime encore plus le Rabbi. »

Cette fois, le petit Hozaël fut fouetté; ce qui accrut peu, pour le moment, sa piété filiale.

 

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Un des jours suivants, comme il se promenait dans la ville avec sa mère, ils rencontrèrent une femme chargée de joyaux, le visage découvert et fardé. La mère d’Hozaël se détourna d’un air de mépris.

« Pourquoi te détournes-tu ? demanda l’enfant. Est-ce parce que c’est une femme de mauvaise vie ?

– Que dis-tu ? – et comment sais-tu ?

– C’est que, une fois, une femme pareille à celle-là est entrée dans la salle où nous étions à souper, et Pierre a dit tout bas que c’était une femme de mauvaise vie. Mais elle a versé des parfums sur les pieds du Rabbi, et elle pleurait en les essuyant avec ses cheveux... Je crois que ces femmes-là sont très bonnes.

– Mon pauvre petit, on t’a appris là de jolies choses ! dit la mère effarée.

 

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Un autre jour, enfin, Hozaël dit subitement à son père :

« Papa, tu es pharisien ?

– Oui, mon ami.

– Qu’est-ce donc qu’un pharisien ?

– C’est un homme qui observe strictement la loi.

– Pas du tout... Je sais, moi, ce que c’est qu’un pharisien.

– Qu’est-ce donc, alors, puisque tu es si savant ?

– Je vais te le dire, papa. Un pharisien, c’est un sépulcre blanchi. »

 

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Joëd songea :

« Mon petit garçon est devenu fou. Ce Jésus lui a complètement empoisonné l’esprit. J’aurai une explication avec cet homme. »

Il s’informa, et sut que Jésus était à Jérusalem.

Il alla l’y trouver, et eut, en effet, avec lui une explication qui dut être sérieuse, car il s’en revint converti.

Puis, il convertit sa femme et redressa doucement les applications ingénues que faisait Hozaël de la doctrine du Sauveur.

Et Joëd, et sa femme, et le petit Hozaël furent, dans la suite, de très grands saints, encore qu’ils aient été oubliés par la Légende dorée.

 

 

Jules LEMAÎTRE, En marge des vieux livres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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