Saint Jean
et la duchesse Anne
par
Jules LEMAÎTRE
La paroisse de Saint-Jean-du-Doigt est ainsi nommée parce qu’elle possède dans son église une des plus précieuses reliques de la chrétienté : le propre doigt de saint Jean-Baptiste, l’index sacré qui désigna aux foules, sur les rives du Jourdain, le divin Rédempteur des hommes.
Quelques érudits selon le siècle prétendent que le mot « doigt » n’est ici qu’une altération orthographique du mot « duict » ; qu’il vient donc du vocable latin ductus ; qu’il y a en effet dans la ville les restes d’un aqueduc romain ; et qu’ainsi, lorsqu’on dit « Saint-Jean-du-Doigt », c’est comme si l’on disait « Saint-Jean-de-l’Aqueduc ». Et certes l’explication est spécieuse. Toutefois, entre deux étymologies, un chrétien doit préférer celle dont il tire le plus d’édification.
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Aujourd’hui encore, ce Doigt fait des miracles par-ci par-là ; mais il y a quatre ou cinq siècles, alors que la foi était plus vive, il en faisait à foison.
Les prêtres présentaient aux fidèles la vénérable relique, serrée dans un étui de cristal et d’or ; et la plupart des malades qui la baisaient étaient guéris, surtout s’ils étaient pauvres.
Car le Doigt du saint Précurseur secourait de préférence les serfs, vilains et gens de peu : mais il était défiant et parcimonieux à l’égard des grands, ainsi qu’il appert de cette histoire véridique.
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En ce temps-là, la duchesse Anne de Bretagne se trouvait, malgré sa puissance et ses immenses richesses, dans l’état le plus piteux du monde, étant rongée d’un ulcère qui lui faisait souffrir mille morts et ne lui laissait de repos ni le jour ni la nuit. En vain avait-elle appelé les plus célèbres mires de Padoue et de Ravenne : leur science n’avait fait que blanchir contre le mal dévorateur.
Alors, elle pensa que le Doigt de saint Jean pourrait sans doute la guérir ; et elle commanda aux prêtres de lui amener dans son château la bienveillante relique. Elle promettait, si elle était guérie, de donner aux pauvres dix mille écus d’or, et dix mille autres écus pour l’embellissement du sanctuaire miraculeux.
Or il y avait dix jours de marche, de Saint-Jean-du-Doigt au château de la duchesse Anne.
Le Doigt fut placé dans un riche reliquaire que portaient des moines en chantant des cantiques ; et une grande multitude de fidèles les suivaient.
Le premier jour, les arbres des routes s’inclinaient avec respect sur le passage de la procession. Mais, vers le soir, les arbres cessèrent de s’incliner, et les porteurs sentirent une fatigue invincible qui les empêchait de marcher plus avant.
Ils regardèrent dans le reliquaire et virent que le Doigt n’y était plus.
C’est que le Doigt s’était dit en chemin : « Que me fait-on faire là ? Après tout, un saint est plus qu’une duchesse, et c’est à elle de se déranger. »
Et là-dessus, emportant avec lui son étui de cristal, le Doigt était retourné, par les airs, dans son église, ou les clercs le retrouvèrent le lendemain.
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La duchesse Anne comprit qu’elle devait aller au saint, puisque le saint refusait d’aller à elle ; et c’est pourquoi, malgré la longueur du voyage, elle vint à Saint-Jean-du-Doigt. Elle se présenta dans l’église en pompeux appareil, vêtue de pourpre et de brocart et suivie de ses pages et de ses dames d’atours. Et, ayant déposé sur la relique récalcitrante un baiser où il y avait à la fois de la ferveur et de la condescendance, elle attendit sa guérison avec sérénité.
La guérison ne vint pas.
La duchesse Anne s’entêta.
Elle paya d’avance les vingt mille écus d’or qu’elle avait promis.
Elle fit vœu de consacrer au Seigneur, dans un couvent de Bernardines, la virginité de sa fille aînée, qui était une personne d’une grande beauté.
Elle envoya l’ordre de condamner en toute hâte et de brûler sur la place de Rennes un hérétique dont le procès traînait depuis quelques mois.
Elle fit allumer trois cents chandelles de cire devant la châsse où le Doigt était enclos.
Mais son mal ne la quitta point.
Et cependant, chaque jour, autour d’elle, artisans et manants, pauvresses et mendigotes, bancroches et culs-de-jatte, lépreux et malandrins recouvraient instantanément la santé par la puissance du Doigt compatissant.
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La duchesse Anne fut alors consulter un vieux prêtre renommé pour sa science et ses vertus.
– Mais enfin, dit-elle, pourquoi le saint me refuse-t-il avec cette obstination ce qu’il accorde à tous ces misérables, dont la vie n’importe à personne ?
– Elle leur importe du moins à eux-mêmes, répliqua le vieux prêtre. Et, puisque le saint consent à les guérir, c’est donc que leur vie importe aussi à Dieu et qu’il lui plaît d’être servi ici-bas par ces pauvres gens.
– Pourtant, reprit la duchesse, si le saint voulait bien s’intéresser à moi, n’y trouverait-il pas plus d’avantages qu’à s’occuper de toute cette gueusaille ? Je suis puissante et je ne serais point ingrate.
– Connaissez mieux, répondit le vieillard, le caractère de ce grand prophète. C’était un saint un peu rude, et qui n’eut jamais en considération ni la richesse, ni les pompes extérieures. Il portait un vêtement de poils de chameau et une ceinture de cuir autour des reins. Il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Et il accueillait avec bonté et baptisait dans l’eau du Jourdain les humbles et les petits. Mais quand il voyait venir à son baptême les Pharisiens et les Sadducéens, il les repoussait avec de dures paroles, parce qu’il savait que ces gens-là s’enorgueillissaient dans leur cœur et s’estimaient supérieurs aux autres hommes.
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La duchesse Anne médita ce discours. Elle se dit qu’elle ne vaincrait pas aisément le parti pris du rude patron des Jacques, et elle imagina ce stratagème.
Elle mit une robe de bure et une cape de paysanne et, ainsi accoutrée, elle se glissa dans la foule des pèlerins afin de baiser, inaperçue, la miséricordieuse relique.
Et, cette fois, la duchesse fut, en effet, délivrée de son mal, soit que le saint, trop affairé, eût été dupe de son artifice et qu’il l’eût guérie sans le savoir pêle-mêle avec les autres malades ; soit que ce déguisement même l’eut touché par le commencement d’humilité dont il était le témoignage.
Et, en même temps que le corps, le bon saint guérit l’âme. La duchesse Anne connut soudainement la charité. Elle n’enferma point sa fille dans un cloître et elle ne fit point brûler le pauvre hérétique de Rennes, ayant eu la révélation que Dieu ne tenait ni à cet emprisonnement, ni à ce bûcher.
Et elle se mit à faire de grandes aumônes ; et non seulement elle soulageait les indigents, mais elle les aimait, parce que c’était sous leur livrée qu’elle avait été guérie ; et elle ne se croyait point au-dessus d’eux ; et elle mourut en odeur de sainteté.
Jules LEMAÎTRE, Contes extraits de Myrrha, 1908.