Lilith

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jules LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jésus étant né à Bethléem, au temps du roi Hérode, des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem et dirent :

– Où est le roi des Juifs qui est né ? Car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus l’adorer.

Le roi Hérode, l’ayant appris, fut troublé ; et, ayant assemblé les sacrificateurs et les scribes, il s’informa d’eux où devait naître le Christ.

Et ils lui dirent :

– C’est à Bethléem.

Alors Hérode, ayant appelé secrètement les mages, s’enquit du temps où ils avaient vu l’étoile ; et, les envoyant à Bethléem, il leur dit :

– Allez, informez-vous exactement de ce petit enfant et, quand vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi l’adorer.

Mais, après que les mages, conduits par l’étoile, eurent trouvé et adoré l’enfant, avertis par un songe de ne pas retourner vers Hérode, ils s’en allèrent dans leur pays par un autre chemin.

Alors Hérode, voyant que les mages s’étaient moqués de lui, fut fort en colère...

 

          

 

La princesse Lilith, fille du roi Hérode, couchée sur un lit de pourpre, songeait, tandis que la négresse Noun balançait sur son front un éventail de plumes et que son chat Astaroth dormait à ses pieds.

La princesse Lilith avait quinze ans. Ses yeux étaient profonds comme une eau de citerne, et sa bouche pareille à une fleur d’ibiscus.

Elle songeait à sa mère, la reine Marianne, morte quand Lilith était toute petite encore. Elle ne savait point que son père l’avait tuée par jalousie ; mais elle savait qu’il conservait, au fond d’une chambre secrète, le corps de la reine embaumé dans du miel et des aromates, et qu’il la pleurait encore.

Elle songeait à son père, le roi Hérode, si sombre et toujours malade. Quelquefois, il s’enfermait dans sa chambre et, là, on l’entendait pousser des cris. C’est qu’il croyait revoir ceux qu’il avait fait mourir : son beau-frère Kostobar, sa femme Marianne, ses fils Aristobule et Alexandre, frères de Lilith, sa belle-mère Alexandra, son fils Antipater, le docteur de la loi Baba-ben-Bouta, et beaucoup d’autres. Et, bien que Lilith ignorât ces choses, son père lui inspirait une grande terreur.

Elle songeait au Messie attendu des Juifs, et dont lui avait souvent parlé sa nourrice Égla, morte à présent. Et, quoique le Messie dût être roi à la place d’Hérode, elle se disait qu’elle voudrait pourtant bien le voir ; car l’attrait lointain de cet évènement merveilleux la détournait de chercher comment il pourrait s’accomplir.

Elle songeait enfin au petit Hozaël, le fils de sa sœur de lait Zébouda, qui demeurait à Bethléem. Hozaël était un petit garçon d’un an, qui riait et commençait à parler. Lilith l’aimait tendrement. Et, presque tous les jours, faisant atteler ses mules au chariot de cèdre, elle allait, avec la négresse Noun, visiter le petit Hozaël.

Lilith songeait à tout cela, et qu’elle était bien seule au monde, et que, sans le petit Hozaël, elle se serait beaucoup ennuyée.

 

          

 

Alors Lilith alla dans le jardin, afin de s’y promener sous les grands sycomores.

Elle y rencontra le vieux Zabulon, qui avait été autrefois capitaine des gardes du roi. Hérode avait remplacé sa garde juive par des soldats romains ; mais, ayant confiance dans le vieux Zabulon, il l’avait chargé de surveiller la partie du palais qu’habitait la princesse Lilith.

Le vieux Zabulon, infirme depuis quelques années, se chauffait au soleil sur un banc de pierre ; et l’âge l’avait si fort incliné que sa large barbe se repliait sur ses genoux.

Lilith lui dit :

– Tu es triste, vieux Zabulon ?

– C’est que j’ai su par un centurion que le roi a donné l’ordre de tuer demain, dès l’aube, tous les enfants de Bethléem au-dessous de deux ans.

– Oh ! dit Lilith ; et pourquoi ?

– Les mages ont annoncé que le Messie était né. Mais on ne sait à quoi le reconnaître, et les mages ne sont pas revenus dire s’ils l’avaient trouvé. En tuant tous les petits enfants de Bethléem, le roi est sûr que le Messie ne lui échappera pas.

– C’est vrai, dit Lilith ; cela est très bien imaginé.

Puis, après un moment de réflexion :

– Est-ce qu’on peut le voir ?

– Qui ?

– Le Messie.

– Pour le voir, il faudrait savoir où il est. Et, si l’on savait où il est, le roi n’aurait pas besoin de tuer tous les petits enfants de la même bourgade.

– C’est juste, dit Lilith.

Elle ajouta à voix basse, et comme ayant peur de ses paroles :

– Mon père est bien méchant.

Puis, tout à coup :

– Et le petit Hozaël ?

– Le petit Hozaël, dit Zabulon, mourra comme les autres, car les soldats fouilleront dans toutes les maisons.

– Pourtant, je suis bien sûre, moi, que le petit Hozaël n’est pas le Messie. Comment voulez-vous qu’il soit le Messie ? C’est le fils de ma sœur de lait.

– Demandez sa grâce à votre père, dit Zabulon.

– Je n’ose pas, dit Lilith.

Elle reprit :

– Je vais aller, avec Noun, chercher moi-même le petit Hozaël, et je le cacherai dans ma chambre. Il y sera en sûreté, car le roi n’y vient presque jamais.

 

          

 

Lilith fit atteler les mules au chariot de cèdre, fut à Bethléem avec Noun, entra chez sa sœur de lait Zébouda, et lui dit :

– Voilà trop longtemps que je n’ai vu Hozaël. Je voudrais l’emporter dans mon palais et le garder un jour et une nuit. L’enfant est sevré et n’a plus besoin de tes soins. Je lui donnerai une robe d’hyacinthe et un collier de perles.

Et elle ne dit point à Zébouda ce qu’elle avait appris de Zabulon, tant elle avait peur du roi.

Mais elle remarqua que le visage de Zébouda rayonnait d’une joie inaccoutumée.

– Pourquoi es-tu si joyeuse ?

Zébouda hésita un moment, et dit :

– Je suis joyeuse, princesse Lilith, parce que vous aimez mon fils.

– Et ton mari, ou donc est-il ?

Zébouda hésita encore, et répondit :

– Il est allé rassembler son troupeau dans la montagne.

Noun cacha sous ses voiles le petit Hozaël ; et Lilith et la bonne négresse rentrèrent au palais, à l’heure où le soleil se couchait derrière Jérusalem.

 

          

 

Quand Lilith fut dans sa chambre, elle prit Hozaël sur ses genoux ; et l’enfant riait et voulait saisir les longs pendants d’oreilles de la petite princesse.

Mais Noun qui, dans la salle voisine, préparait une bouillie de maïs pour l’enfant, accourut et dit :

– Le roi ! Voici le roi !

Lilith n’eut que le temps de cacher Hozaël au fond d’une large corbeille et de le recouvrir d’un monceau de soies et de laines éclatantes.

Le roi Hérode entra à pas pesants, le dos voûté, les yeux sanglants dans sa face terreuse, secouant sur lui des colliers et des plaques d’or ; et son menton était agité d’un tremblement dont sa barbe tressée frissonnait toute.

Il dit à Lilith :

– D’où viens-tu ?

Elle répondit :

– De Jéricho.

Et elle leva sur le roi ses yeux tranquilles.

– Oh ! comme elle lui ressemble ! murmura Hérode.

À ce moment, un petit cri sortit de la corbeille.

– Veux-tu bien te taire ? dit Lilith au chat Astaroth, qui dormait sur le tapis.

Puis elle dit au roi :

– Mon père, vous semblez avoir du chagrin ; voulez-vous que je vous chante une chanson ?

Et, prenant sa cithare, elle chanta une chanson sur les roses.

Et le roi murmura :

– Oh ! cette voix !

Et il s’enfuit, comme pris d’épouvante, parce que les regards et la chanson de Lilith lui avaient rappelé la voix et les yeux de la reine Marianne.

 

          

 

Un peu après, Lilith alla dans le jardin et vit le vieux Zabulon qui pleurait.

– Pourquoi pleures-tu, vieux Zabulon ? demanda-t-elle.

– Vous le savez, princesse Lilith. Je pleure parce que le roi veut tuer ce petit enfant qui est le Messie.

– Mais, dit Lilith, s’il était vraiment le Messie, les hommes n’auraient pas le pouvoir de le tuer.

– Dieu veut qu’on l’aide, répondit Zabulon. Princesse, vous qui êtes bonne et compatissante, vous devriez avertir le père et la mère de ce petit enfant.

– Mais où les trouverai-je ?

– Interrogez les gens de Bethléem.

– Mais dois-je sauver celui qui chassera ma race de ce palais, celui par qui je serai peut-être un jour une pauvre prisonnière ou une mendiante des rues ?

– Ces temps sont éloignés, dit Zabulon, et le Messie n’est encore qu’un tout petit enfant, plus faible que le petit Hozaël. Puis le Messie aura assez de puissance pour être roi sans faire de mal à personne. Et si un jour vous aviez une fille, princesse Lilith, le Messie, quand il sera grand, pourrait la prendre en mariage.

– Mais est-il le Messie ? demanda Lilith.

– Oui, dit Zabulon, puisqu’il est né à Bethléem au temps marqué par les prophètes et que les mages ont vu son étoile.

– Il doit être beau, quoique petit, n’est-ce pas, Zabulon ?

– Il est écrit qu’il sera le plus beau entre les enfants des hommes.

– J’irai le voir, dit Lilith.

 

          

 

La nuit venue, Lilith s’enveloppa de voiles noirs ; et les bracelets et les cercles d’or de ses bras et de ses chevilles, et les colliers de son cou et les pierres précieuses dont elle était toute couverte luisaient à travers ses voiles aussi doucement que les étoiles dans le ciel, et ainsi Lilith ressemblait à la nuit, dont elle portait le nom.

Car « Lilith », en langue hébraïque, signifie la Nuit.

Elle sortit secrètement du palais avec la négresse Noun, et elle songeait en chemin :

– Je ne voudrais pas que le Messie enlevât la couronne à mon père : car il me serait dur de ne plus habiter un beau palais et de ne plus avoir de beaux tapis, de belles robes, des joyaux et des parfums. Mais je ne veux pas non plus que l’on fasse mourir ce petit enfant nouveau-né. Alors je dirai à mon père que j’ai découvert sa retraite et, en récompense de ce service, je le prierai d’épargner cet enfant et de le garder dans son palais. Ainsi, il ne pourra nous nuire ; mais, s’il est le Messie, il nous associera à sa puissance.

 

          

 

Lilith trouva Zébouda en prière avec son mari Méthouel. Et tous deux paraissaient remplis d’une grande joie.

Alors Lilith s’avisa d’une ruse :

– Hozaël va bien, dit-elle, et je vous le rendrai demain. Mais, puisque vous savez où est le Messie, conduisez-moi auprès de lui. Je suis venue pour l’adorer.

Méthouel était un homme simple et peu enclin à croire le mal. Il répondit :

– Je vous conduirai, princesse Lilith.

 

          

 

Quand ils arrivèrent au lieu où était l’enfant, Lilith fut fort étonnée, car elle s’était attendue à quelque chose d’extraordinaire et de magnifique, sans savoir quoi, et elle ne vit qu’une hutte adossée au rocher et, sous ce chaume, un âne, un bœuf, un homme qui avait l’air d’un artisan, une femme du peuple, belle sans doute, mais pâle et frêle, et pauvrement vêtue, et, dans la mangeoire, sur de la paille, un petit enfant qui lui sembla d’abord pareil à beaucoup d’autres.

Mais, s’étant approchée, elle vit ses yeux et, dans ces yeux, un regard qui n’était point d’un enfant, une douceur infinie et plus qu’humaine ; et elle s’aperçut que l’étable n’était éclairée que par la lumière qui émanait de lui.

Elle dit à la jeune mère :

– Comment vous appelez-vous ?

– Miryem.

– Et votre petit garçon ?

– Jésus.

– Il a l’air bien sage.

– Il pleure quelquefois, mais il ne crie jamais.

– Voulez-vous me permettre de l’embrasser ?

– Oui, madame, dit Miryem.

Lilith s’inclina, baisa l’enfant sur le front ; et Miryem fut un peu fâchée de voir qu’elle ne s’agenouillait point.

– Ainsi, dit Lilith, ce petit enfant est le Messie ?

– Vous l’avez dit, madame.

– Et il sera roi des Juifs ?

– C’est pour cela que Dieu l’a envoyé.

– Mais alors il fera la guerre, il tuera beaucoup d’hommes, et il détrônera le roi Hérode ou son successeur ?

– Non, dit Miryem, car son royaume n’est pas de ce monde. Il n’aura pas de gardes ni de soldats ; il n’aura pas de palais ni de trésors, il ne lèvera pas d’impôts, et il vivra comme le plus pauvre des pêcheurs du lac de Génésareth. Il sera le serviteur des humbles et des petits. Il guérira les malades, il consolera les affligés. Il enseignera la vérité et la justice, et c’est sur les cœurs et non sur les corps qu’il régnera. Il souffrira pour nous apprendre le prix de la souffrance. Il sera le roi des pleurs, de la charité et du pardon. Il sera le roi de l’amour. Car il aimera les hommes ; et, à ceux qui sont tourmentés d’un désir d’aimer auquel la terre ne suffit point, il dira comment leur pauvre cœur trouvera son contentement et sa joie. Il aura d’inépuisables miséricordes pour tous ceux qui, même coupables, auront conservé ce don d’aimer et cette vertu de se sentir frères des autres hommes et de ne pas se préférer à eux. Et sans doute il aura un trône...

– Ah ! vous voyez bien ! dit Lilith, résistant encore.

– ... Mais, reprit Miryem, ce trône sera une croix. C’est sur une croix qu’il mourra, pour expier les péchés des hommes et afin que Dieu son père les prenne en pitié.

Lilith écoutait avec étonnement. Lentement elle tourna la tête vers la crèche ; elle vit que l’enfant la regardait, et, sous la caresse de ses yeux profonds, vaincue, elle glissa sur ses genoux en murmurant :

– On ne m’avait jamais dit ces choses.

Et elle adora.

Et depuis longtemps Noun, la bonne négresse, était agenouillée et pleurait.

– Je sais, dit Lilith en se relevant, que le roi Hérode cherche l’enfant pour le faire mourir. Prenez l’âne (je le payerai à son maître), et fuyez !

 

          

 

Par les chemins étroits serpentant autour des collines rondes, Jésus et sa mère, et Joseph, et Lilith, et la négresse, et l’âne arrivèrent dans la plaine.

– C’est ici, dit la princesse, qu’il faut que je vous quitte. Je suis la princesse Lilith, fille du roi Hérode. Souvenez-vous de moi.

Et, pendant que Miryem, montée sur l’âne que conduisait Joseph, et tenant Jésus dans ses bras, s’éloignait par le chemin de droite, Lilith suivait des yeux, dans la nuit, l’auréole qui entourait le front divin du petit enfant.

Et juste au moment où, derrière un bois de sycomores, la pâle lumière mystérieuse disparaissait, voici que, par le chemin de gauche, apparut, avec un bruit de chevaux, des froissements de fer et des lueurs rapides de casques sous la lune, l’escadron des soldats romains marchant vers Bethléem...

 

 

 

Jules LEMAÎTRE, Contes extraits de Myrrha, 1908.

 

 

 

 

 

 

 

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