Fleur-de-Blé

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Camille LEMONNIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À M. Gustave Robert

 

 

I

 

 

IL y avait ce soir-là à Wavre, sur la place, une maison où l’on se préparait surtout à fêter saint Nicolas. C’était chez le boulanger Hans Jans. Dans la chambre à deux fenêtres, sise au-dessus de la boutique, un grand feu et une petite lumière éclairaient le beau lit des étrangers, avec ses courtines de perse à fleurs roses et son bois de chêne poli qui reluit.

Et dans le lit était couchée Fleur-de-Blé, la fille de Jans.

Bonne-maman Jans par moments mettait une bûche dans l’âtre, en ayant soin de retourner celles qui étaient consumées ; puis, relevant ses lunettes sur les bandeaux bruns qu’elle portait par-dessus ses cheveux blancs, elle allait à pieds doux vers le lit.

– Fleur, disait-elle tout bas en écartant les courtines.

Et alors la lampe rouge jetait sa clarté sur Fleur-de-Blé tapie dans les draps et ne laissant voir que ses tout petits bras et sa toute petite figure.

Deux fois depuis que la grande horloge à gaine de la boutique avait sonné sept heures, bonne-maman Jans avait ouvert les courtines du lit en appelant Fleur-de- Blé, et l’enfant ne s’était pas éveillée.

Elle entendait à chaque instant carillonner la sonnette que Jans avait attachée à la porte de la boutique et que le chaland faisait tinteler quand il entrait. Or, il venait beaucoup de monde ce soir-là chez les Jans, car ils avaient, en sucre et en pâte, les plus beaux bonshommes de la ville.

Et chaque fois que sonnait la sonnette, bonne-maman Jans se demandait :

– Est-ce pour un homme de six sous ou pour un homme d’un franc ? Ceux d’un franc ont des cheveux de sucre blanc et des joues de sucre rose, et ceux de six sous sont en pâte unie. Hans aurait dû faire aussi des hommes à deux francs, parce qu’il y aura toujours des gens qui voudront payer deux francs quand leur voisin n’en paye qu’un.

Et madame Jans servait au comptoir, regardant de côté les gamins qui, le nez ronge et les mains dans les poches, se renouvelaient toujours à la vitrine, devant les grands hommes de pâte, tandis que Jana disait dans le fournil :

– Allons, les garçons ! Hardi à la pâte ! Je m’en vais bientôt faire l’homme de Fleur.

Et, par la fenêtre de la petite chambre de derrière, madame Jans voyait Hans, les bras nus, en veste blanche et pantalon blanc, qui allait et venait, à la lueur des flammes, à côté des garçons penchés sur le pétrin.

Jans prit la plus grande de ses formes, y étendit le beurre, conta avec précaution la pâte, puis vivement plongea la forme dans le four.

– Ah ! Fleur, pensait madame Jans, quel beau spikelaus ton papa va te faire là ! Il n’y en a pas un autre dans tout Wavre pour donner à la pâte une si belle tournure. Certainement j’ai bien fait, étant fille de boulanger, de me marier avec Hans.

Jans ensuite retira des cendres brûlantes un admirable bonhomme fumant et blond qu’il détacha d’un coup sec, et il le déposa sur une planche poudrée de farine. C’était un gros monsieur en bas de culottes, avec une mitre sur la tête, une perruque dans le dos, une canne à crosse à la main et dans les poches des joujoux qui dépassaient. On lisait sur ses souliers à boucles. le long d’une banderole : Saint Nicolas.

D’admiration le premier mitron mit la main à son nez et le second la mit à son pantalon.

Hans, qui les vit, leur dit sévèrement :

– Sales garçons, depuis quand met-on à son pantalon et à son nez la main avec laquelle on pétrit ?

Puis Jans se mit à glacer en rose les joues et le nez du saint, piqua des grains d’anis dans la perruque, coula du chocolat sur l’habit, étendit une couche de gelée de groseilles le long du gilet, saupoudra de poussière d’or la crosse et la mitre, sucra en blanc les mains et les bas, enfin appela sa femme et, lui montrant son chef- d’œuvre, dit :

– Annette, la pâte est mêlée de tranches de melon, de morceaux d’oranges et de raisins. Je ne donnerais pas ce saint Nicolas pour cinq francs, parce que je ne le referais peut-être plus si bien pour dix.

Et Fleur-de-Blé s’éveilla tout à coup en disant de sa petite voix :

– Bonne maman, ça sent bien bon ; est-ce que saint Nicolas est déjà venu ?

Cette petite voix de Fleur ressemblait aux dernières vibrations du cristal quand on l’a frappé avec un couteau et qu’on n’entend plus qu’un son qui va mourir.

– Non, mon enfant, répondit bonne maman Jans en remettant les petits bras de l’enfant dans le lit, saint Nicolas n’est pas encore venu, mais il passe dans la ville et c’est ça qui sent bon.

– Bonne maman, pourquoi que saint Nicolas sent bon quand il passe dans la ville ?

– Parce que papa Jans fait cuire dans son four sa pâte à bonshommes. Et il y en a de six sous et il y en a aussi d’un franc. Veux-tu boire un peu ?

– Bonne maman, répondit l’enfant, j’ai fait un rêve. J’ai rêvé que saint Nicolas venait me chercher dans mon lit et il avait une grande barbe, comme l’image du bon Dieu que m’a donnée marraine Dictus. Et j’ai dit : « Bonjour, saint Nicolas, patron des bons enfants. » Et il m’a dit comme ça : « Fleur-de-Blé, je suis ton patron, en effet, car tu es une bonne petite fille et j’aime les bons petits enfants. Viens avec moi. » Et j’ai dit : « Pour où aller, bon saint Nicolas ? » Et il m’a répondu : « Pour aller jouer en paradis. » Alors maman et papa et bonne maman m’ont donné une robe blanche et ils m’ont dit qu’ils viendraient plus tard. Et quand je suis entrée au paradis, il y avait des petites filles et des petits garçons tout en blanc qui jouaient.

» Ils m’ont prise dans leurs bras et ils m’ont dit qu’ils jouaient comme ça la nuit et le jour, toujours, et ils avaient des joujoux, bien plus beaux que ceux que papa m’a donnés au nouvel an dernier.

» Et les petites filles avaient des poupées aussi grandes qu’elles, qui faisaient la révérence et qui disaient : « Merci, madame. »

» Et alors saint Nicolas m’a embrassée et il m’a dit :

– Amuse-toi, je t’aime bien, qu’il m’a dit. Tu auras aussi des poupées et elles te diront aussi Merci, madame. » Et puis, bonne maman, j’ai senti une bonne odeur et je me suis éveillée.

 

 

 

II

 

 

– Voilà M. le docteur Trousseau qui vient te dire bonjour, Fleur-de-Blé, dit tout à coup bonne maman Jans.

M. Trousseau poussa la porte, et étant allé droit au lit, il dit :

– C’est papa Trousseau. Comment vas-tu, mademoiselle ? Voyons le pouls. Hum ! hum ! Et la langue ? Tu as le sang aux joues, petite. On a donc eu des émotions ? – C’est ça, la Saint-Nicolas !

M. Trousseau mit la main sur le cœur de l’enfant, puis il y mit l’oreille, et ses yeux tout à coup roulèrent sous ses gros sourcils gris, comme la boule avec laquelle les joueurs abattent les quilles Au Coq sans Tête. En ce moment Jans et sa femme entrèrent l’un derrière l’autre sur la pointe des pieds, comme des ombres, en retenant leur haleine. Alors M. Trousseau se mit à souffler dans ses joues pour ne pas leur montrer son inquiétude. Puis il prit son chapeau et son parapluie et courut à la cure avertir M. le vicaire. Or, M. le vicaire aimait beaucoup les Jans et quelquefois allait les dimanches d’été manger la tarte chez eux.

Quand la pendule sonna neuf heures, Fleur de-Blé s’éveilla.

– Bonne maman, est-ce que saint Nicolas n’est pas encore venu ?

– Non, Fleur, il n’est pas encore venu, mais il passe sur la place.

– Och ! bonne maman, laissez-moi voir passer saint Nicolas sur la place.

– Fleur, reste en paix : saint Nicolas ne donne plus rien aux enfants qui l’ont vu.

– Och ! bonne maman, j’entends sur la place la voix du petit Paul qui crie : « Saint Nicolas passe derrière la maison du boucher Kanu » et celle de la petite Marie qui lui répond : « Non, il ne passera que dans une heure. »

Le père Jans, entendant d’en bas qu’on parlait, monta, et ayant enveloppé Fleur-de-Blé d’un jupon de laine, l’approcha de la fenêtre dont il souleva le petit rideau blanc.

Il était tombé de la neige dans l’après-midi et il y en avait par terre près de trois pouces. Les maisons de la place se détachaient en noir sous une perruque blanche, dans un ciel roux d’où les flocons continuaient à tomber, comme tombe en mai, sous les ciseaux du tondeur, la toison des brebis. Des lumières bougeaient, et devant les boutiques, les quinquets dessinaient en rouge sur le sol blanc les carrés des vitrines. Mais ce que Fleur-de-Blé regardait surtout, c’étaient les grands parapluies des marchandes qui, les sabots garnis de panoufle et les mains sous leurs tabliers, se tenaient assises au milieu de la place, devant des tables recouvertes de nappes en serge à carreaux bleus et blancs sur lesquelles s’étalaient des lions de sucre d’orge, des drapeaux de Notre-Dame de Hal, des poupées à têtes de bois, des macarons, des couques de Dinant et des spikelaus.

Et, tandis que la neige dansait en petites ouates qui poudraient les parapluies et faisaient grésiller la mèche des chandelles, les enfants des pauvres gens, le nez roupilleux et un doigt dans la bouche, regardaient, sans rien dire et tour à tour, les brimborions de l’étalage et les marchandes qui à pleines joues soufflaient sur leurs petits réchauds de terre d’où s’envolait une nuée d’étincelles.

Par moments, Fleur-de-Blé entendait un claquement de porte dans la rue, et tantôt un voisin quittait sa maison pour se rendre au cabaret, tantôt une voisine, en sabots et le cabas à la main, trottinait du côté des parapluies après avoir eu soin de faire le tour de clé ; et d’autres fois, elle n’entendait plus que des lambeaux de voix traînant dans le soir.

Mais la neige amortissait tous ces bruits et les faisait paraître doux comme du velours.

– Je vois bien encore, disait-elle, la vieille Lisbeth qui balaye la neige devant sa porte, et elle a mis près d’elle un seau d’escarbilles pour les jeter sur le trottoir après qu’elle l’aura balayé. Je vois aussi M. Onuzel, le pâtissier, qui se promène les mains dans les poches en fumant sa belle pipe de porcelaine, et il regarde de loin les bonshommes que papa a faits ce matin. Mais je suis bien contente de n’avoir pas vu saint Nicolas, et je vais rentrer dans mon lit.

Papa Jans recoucha Fleur-de-Blé et l’embrassa en lui disant :

– Dors bien, ma Fleur. Ton papa fera la maison bien belle pour recevoir saint Nicolas, et on étendra sous la cheminée le beau tapis rouge à fleurs noires qu’on met à la fenêtre entre deux bougies quand passe M. le curé avec la procession.

Et grand-maman Jans dit :

– Comment est-il possible, Jésus mon Dieu de ne pas aimer une enfant qui se laisse mettre au lit sans pleurer et qui est toujours contente de sa bonne-maman ?

On n’entendit plus bientôt dans la chambre que la faible respiration de l’enfant et le bruit des aiguilles à tricoter qui cliquetaient dans les petites mains sèches de grand-maman Jans.

 

 

 

III

 

 

Tout à coup M. le vicaire, son tricorne sur l’oreille, ouvrit la porte de la boutique et dit à papa Jans et à maman Jans qui faisaient leur caisse en mettant à part les petits sous, les gros sous et les francs :

– C’est moi, mes amis. Bonjour, madame Jans. Je viens voir si Fleur-de-Blé a mis son petit sabot dans la cheminée.

– Tiens ! C’est M. le vicaire, dit Jans en ôtant sa pipe de sa bouche et en le conduisant dans la petite chambre qui est derrière la boutique. Bonne maman Jans sera bien contente de vous voir.

Dans ce moment, la porte de la chambre d’en haut s’ouvrit et bonne maman Jans cria très vite :

– Hans ! Hans !

– Ah ! c’est ça ! dit Jans. Fleur-de-Blé m’appelle à tout bout de champ pour me parler de saint Nicolas. Ces anges-là ! Montez, monsieur le vicaire.

– Jésus God ! cria bonne maman quand elle les vit. Fleur-de-Blé vient de se lever et elle veut descendre sur la place... Votre bénédiction, monsieur le vicaire.

Fleur-de-Blé avait les yeux grands ouverts et elle regardait sans voir du côté des fenêtres.

– Ma Fleur ! cria Jans comme un fou.

Et il remit la fillette dans les couvertures.

M. le vicaire ayant tourné les yeux vers Jans, vit qu’il était pâle comme les draps du lit et que ses mains tremblaient.

Fleur-de-Blé ferma doucement les yeux et se rendormit ; mais ses petites mains, transparentes comme une porcelaine dans laquelle brûle une veilleuse, continuaient à faire des gestes vagues sur la courtepointe.

– Du courage, Jans, dit le vicaire en lui posant doucement la main sur l’épaule. Pensez à notre Seigneur qui a souffert la Passion.

Mais Jans, les yeux perdus, regardait son enfant et ne l’entendit pas.

Alors Fleur se mit à remuer doucement les lèvres comme si elle parlait tout bas à quelqu’un qui était de l’autre côté de la nuit ; et à la fin elle prononça ces mots :

– Je suis Fleur-de-Blé, la fille du boulanger Jans qui est sur la place.

Elle se tut un instant et reprit :

– Bonjour... Toujours jouer... Poupées... Merci, madame.

Sa voix était comme une musique de violon très douce, et tandis qu’elle parlait, un petit sourire pâle ressemblait sur sa bouche à un petit nuage clair qui se fond dans le soir. Jans vit son bras mignon sortir des draps et elle salua de la main dans le vide, avec un geste lent qu’elle avait quand elle répétait ses fables et disait Bonjour, monsieur du Corbeau. Puis, après une demi-heure, Fleur-de-Blé s’éveilla de nouveau.

– Est-ce que saint Nicolas n’est pas encore venu ? demanda-t-elle.

– Non, Fleur, dit Jans, saint Nicolas ne vient qu’à minuit.

– Ah ! c’est bien long, dit la fillette. Mais il vient de loin et son âne est fatigué. Papa mettra un fauteuil pour saint Nicolas et une chaise pour son âne.

– Je n’y manquerai pas, dit Jans, et je mettrai pour saint Nicolas le beau fauteuil qui est dans le coin et dans lequel s’assoit tante Catherine quand elle vient nous voir à la Noël.

Et vers onze heures, Jans descendit préparer sur des assiettes le saint Nicolas de Fleur-de-Blé. Il avait acheté une grande poupée qui avait des yeux de nacre, des cheveux frisés couleur de beurre et un corps articulé : il avait acheté aussi un berceau doublé de satin bleu et qui se balançait sur une demi-lune. Et il avait payé le tout quinze francs.

Il mit la poupée dans le berceau et rangea dans un grand carton la mantille de soie, la robe de barège et le chapeau de peluche rose qui composaient la toilette de la poupée. Et Jans riait en lui-même en pensant à la joie de sa Fleurette, un peu de gaîté lui étant revenu de manier toutes ces choses.

Il ôta ses souliers et deux fois monta sur ses bas l’escalier, la première fois pour porter les assiettes de bonbons, la seconde fois pour porter la poupée, le berceau et le carton aux habits de la poupée. Et il disposa le tout dans le réduit qui attenait à la chambre où reposait Fleur-de-Blé.

Et Fleur ne cessait pas de dormir.

– Je veux voir sa joie tantôt quand elle aura son saint Nicolas : c’est pour cela que je reste, dit M. le vicaire à bonne maman Jans.

Mais ce n’était pas pour cela que s’attardait M. le vicaire.

Il tira de sa pocha son bréviaire, et les lèvres doucement remuées dans un marmottement intérieur, se mit à lire près de la petite lampe. Mais de temps à autre, M. le vicaire regardait Fleur-de-Blé et alors il disait en lui-même en fermant son livre, après y avoir glissé le doigt pour ne pas perdre la page :

– Seigneur, mon Dieu, prenez en pitié ces pauvres gens !

 

 

 

IV

 

 

Quand vint minuit, Fleur-de-Blé entendit du bruit dans la maison, et ayant ouvert les yeux, elle demanda si ce n’était pas l’âne de saint Nicolas qui descendait par la cheminée. Et Jans, qui savait bien que c’étaient ses garçons dans le fournil, lui répondit en remuant ses gros sourcils pleins de farine, que certaine ment il distinguait le bruit des sabots du bourriquet.

Et il ajouta :

– Dans un instant j’irai voir.

Il colla son oreille à la porte, eut l’air d’écouter, la tête en avant, puis descendit, allongeant lentement ses grandes jambes, avec un air de mystère. Et tout à coup d’en bas montèrent des cris, une joie qui éclatait.

C’était Jans, et il disait :

– Fleur ! ma Fleur ! Il a passé ! Ouvre tes petites mains.

Lorsqu’il reparut dans la chambre, il tenait dans ses bras le fauteuil où s’asseyait la tante Catherine et sur le fauteuil s’étalaient le berceau, la poupée, le carton, le bonhomme de pâte et les assiettes de bonbons.

– Merci, saint Nicolas, merci pour Fleur, criait-il du côté de l’escalier.

Et dès que l’enfant eut aperçu la belle poupée et le berceau, sa petite bouche se plissa dans un sourire ravi, couleur de la neige et des lys.

Alors Jans lui montra sur le fauteuil de la poussière qu’il avait faite lui-même en mettant les pieds dessus, et riant de tout son cœur :

– Vois, dit-il, ce sont les sabots de la bête à monsieur saint Nicolas.

Et de suite après, Fleur-de-Blé pencha la tête, comme un arbre blessé par une pierre et qui a perdu sa sève ; et toute pâle sur la blancheur du grand oreiller avec son joli sourire triste qui ne savait plus s’en aller, elle retomba à son sommeil. Un silence lourd monta du vestibule ; la pendule de la boutique sonna une heure ; et doucement un chien se lamenta dans la cour voisine.

– Monsieur le vicaire, s’écria maman Jans en joignant les mains, je crois qu’il y a un malheur sur la maison.

– Bonne maman Jans, répondit M. le vicaire en levant la main vers le ciel, pensons toujours à celui qui peut tout.

Et le silence reprit, de minute en minute plus grave, autour du grand lit où reposait l’âme de la maison. Dehors la neige battait les vitres avec le bruissement léger d’un oiseau qui veut entrer. Et Jans, comme un homme qui a la fièvre, claquait des dents, bégayant au fond de lui le nom de sa Fleur, toujours.

Tandis que ces choses se passaient chez les Jans, une belle lumière gaie éclairait une des chambres de la maison du gros boucher Canu. Des poupées et des chevaux de bois remplissaient la table, avec des mirlitons, des drapeaux et des tambours. Et tout à coup le gros homme, qui coiffait son bonnet de nuit, dit à sa femme en regardant la maison de Jans :

– En vérité, Zénobie, ça n’est pas naturel ; je vois sur le rideau blanc des ombres qui passent et repassent. Si Fleur avait la santé de Zéphyrine et d’Annette, certainement il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter : mais elle est comme un peu de ouate que le vent souffle avec sa bouche dans l’air.

Et dans toutes les maisons de la ville et des campagnes, les petits enfants des riches et des pauvres dormaient à cette heure, leur tête sur leur bras, rêvant des bonbons et des joujoux qu’ils trouveraient à leur réveil.

Bonne maman Jans avait laissé tomber son tricot sur ses genoux et dormait près du feu, ses lunettes sur son nez. Mais ni papa Jans ni maman Jans ne songeaient au sommeil : tous deux se tenaient devant le lit, les mains jointes, n’osant plus se regarder, de peur de se montrer leurs larmes. Et M. le vicaire, les mains jointes comme eux, se disait :

– La respiration de Fleur est comme la cloche de l’église quand le vent d’été la porte au loin dans la campagne et qu’elle va cesser de sonner.

Fleur-de-Blé respirait si mollement qu’on n’entendait plus par la chambre que le crépitement de l’huile dans la lampe et le ronflement de la grand-maman Jans.

Quand la bonne vieille dame s’éveilla, elle s’étonna d’abord que M. le vicaire fut encore là ; mais sitôt qu’elle eut vu papa Jans et maman Jans à genoux près de Fleur-de-Blé, elle tira son grand mouchoir à carreaux et se mit à pleurer dedans, avec des gémissements de petit enfant.

Justement Fleur-de-Blé s’éveillait et, tout bas, mais si bas cette fois que bonne maman, qui avait l’oreille un peu dure, ne put l’entendre, elle murmura :

– Bonjour, saint Nicolas.

Et plus bas encore :

– ... jour, papa, m’man, bonne m’man.

Fleur-de-Blé dormit jusqu’à l’aube. Et à mesure que le jour arrivait, sa vie, comme un oiseau frileux qui regagne les pays du soleil, au temps des bises, retournait à la grande lumière. Doucement la lampe baissa. Une effroyable tristesse passa alors sur les vieux meubles si souvent caressés par ses petites mains. Le bon Dieu d’ivoire pendu au mur eut l’air de s’incliner sur sa croix.

C’était l’heure où les coqs chantent. Les enfants de Wavre, éveillés plus tôt que de coutume, allèrent écouter aux portes s’ils n’entendaient pas du bruit dans la maison.

Un cri retentit dans la chambre.

– Ah ! monsieur le vicaire ! s’écria Jans en se jetant dans les bras du prêtre.

– Jans ! Fleur vient de monter en paradis ! répondit M. le vicaire.

Et depuis ce temps, le pauvre M. Jans ne fit plus jamais de bonshommes de pâte à la Saint-Nicolas.

 

 

 

Camille LEMONNIER, Noëls flamands, 1887.

 

 

 

 

 

 

 

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