Un réveillon chez Cambacérès
par
Georges LENÔTRE
DANS LE PETIT SALON de l’hôtel de la rue de l’Université qu’habitait Cambacérès depuis qu’il avait quitté le palais de l’Archichancellerie, se trouvaient groupés le 24 décembre 1814 quelques-uns des rares amis de l’ancien consul, de ceux que Cambacérès appelait ses fidèles. Presque chaque soir le même cercle se formait là : épaves de la politique, anciens ministres gardant l’amer regret de leur puissance passée ; conseillers d’État sans emplois, sénateurs en disponibilité, tous ressassant l’éternel ah ! si on avait su ! tous mettant en commun l’aigreur de leurs rancunes et de leurs ambitions déçues.
Ce soir-là, autour de l’ex-archichancelier, se trouvaient réunis Rœderer, le comte Dubois-Dubay, Fabre de l’Aude, Real, le marquis de Lamothe-Langon, Fouché l’ex-duc d’Otrante, d’autres encore, vieillis, cassés, portant au coin des lèvres ce pli que laisse la désillusion ; surpris, depuis que le silence s’était fait autour d’eux, du peu de place qu’ils tenaient dans le monde, comprenant l’inanité de leurs luttes et le vide de leur existence.
Dans le salon peu éclairé, rangés autour de la vaste cheminée où brûlaient d’énormes bûches que tisonnait, les yeux vagues, le duc d’Otrante, ils se taisaient, tout à leurs pensées et à leurs souvenirs.
Au dehors, dans la rue silencieuse, on n’entendait, de temps à autre, que le bruit sourd d’une voiture roulant sur la neige : loin, au delà des maisons, s’élevait dans la nuit la symphonie de toutes les cloches de la ville, parmi lesquelles se distinguait nettement le timbre grave du bourdon de Notre-Dame ; aucun de ceux qui étaient là ne s’y trompa ; ils l’avaient si souvent entendu, en tant de circonstances : Te Deum de victoires, sacre du Maître, baptême de l’enfant impérial, alors que, fêtés et arrogants, ils paradaient couverts de manteaux de cour et de grands cordons. Le rythme solennel de la merveilleuse cloche éveillait en eux mille souvenirs.... Le duc d’Otrante en semblait exaspéré ; il mordait ses lèvres minces et passait sa rage sur les bûches du foyer, qu’il repoussait à grands coups de tisonnier.
Tout à coup il releva la tête.
– Qu’y a-t-il donc ? interrogea-t-il.
– C’est Noël, répondit une voix.
– Ah ! dit froidement Fouché.
Et le silence se fit de nouveau. Maintenant, ils songeaient à leur enfance lointaine, aux jours clairs d’avant la Révolution, à leurs croyances depuis si longtemps oubliées, à la naïveté de leur foi, jadis, lorsqu’ils croyaient encore au petit Jésus quittant sa crèche pour faire largesse de jouets.... Sottises ! Superstition ! Puis ils se revoyaient abolissant le culte, fêtant la déesse Raison, escortant Robespierre à l’autel de l’Être suprême, s’agenouillant devant le Pape pour plaire à l’Empereur, sceptiques, philosophes, athées au fond, mais agacés par la voix solennelle de ces cloches, qu’aux jours de la Terreur ils avaient condamnées à la fonte et qui leur survivaient pourtant.
– Bah ! grommela Real comme se répondant à lui-même, c’est là un moyen de gouverner les hommes, stupide à coup sûr, mais plus efficace que tous les autres.
– Ça passera vite, ajouta Fabre ; dans vingt ans d’ici toutes ces superstitions seront allées rejoindre les autres ; nous avons appris au monde comment on fabrique Dieu et comment on le renverse. Qui est-ce qui croit aujourd’hui aux sorciers ?...
– Moi, fit Cambacérès.
– Vous croyez aux sorciers, vous ?
– J’en ai connu un !
– Ma foi, prince, s’exclama Rœderer, vous allez nous dire cette histoire, il y a longtemps que je n’ai entendu un conte de fées.
Cambacérès se leva et vint s’adosser à la cheminée, ainsi qu’il en avait l’habitude, lorsque, au milieu de ce cercle d’intimes, il se laissait aller à ses souvenirs. D’ailleurs, il parlait volontiers, narrant bien et se sachant écouté.
– Eh ! messieurs, ce n’est pas un conte ! fit-il.... Tous, sans doute, vous avez entendu parler de ce personnage singulier, qui, vers 1760, s’en vint d’Allemagne à la cour de Louis XV où il fut présenté par le maréchal de Richelieu qui l’avait rencontré dans un de ses voyages. Cet être étrange, qui semblait avoir au plus quarante ans, se vantait d’être contemporain de Sésostris : il disait avoir vécu successivement dans l’intimité de Clovis, de Barberousse, de Mahomet et de François Ier, et donnait sur eux des détails si précis qu’il mettait en défaut les plus savants historiens. Bref, au lieu de se rajeunir, comme nous en avons tous la faiblesse, il se donnait près de deux mille ans, assurant qu’il connaissait le secret de ne pas vieillir.
– C’était le comte de Saint-Germain... un charlatan, interrompit Fabre.
– Toujours est-il, poursuivit Cambacérès, qu’il possédait – et ceci est certain, – le secret de fabriquer le diamant : Louis XV le pria d’en faire devant lui l’expérience qui réussit à souhait ; Saint-Germain était donc riche à millions et son luxe, ses manières fantastiques, le mystère dont s’entourait son existence, firent la fable de la société parisienne, tant que dura le règne de Mme de Pompadour.
– C’était un vulgaire farceur, fit Rœderer ; cet homme soi-disant immortel était un simple espion aux gages du roi de Prusse : il est mort très prosaïquement, dans le duché de Hesse, en 1780. C’est prouvé.
– Eh bien ! moi, je l’ai vu, de mes yeux vu, continua l’ex-archichancelier, sans répondre à l’interrupteur.
– En quelle année ?
– En 1796. Sans emploi à cette époque, ruiné par la Révolution, je ne me décidai pas à quitter Paris. Je me fis donc inscrire au barreau et j’ouvris un cabinet de consultations : peu à peu les clients abondèrent et je me fis une réputation comme avocat. Un jour, j’entends sonner ; ma femme de ménage va ouvrir la porte ; un personnage se présente... un personnage, entendez-vous ; je ne peux me résoudre à dire un homme, tant sa physionomie était imposante. Ses vêtements étaient de bon goût ; il portait de merveilleux diamants à ses doigts, à son col de chemise, aux boutons des manches. Ce personnage s’annonça comme Suédois : on avait voulu, disait-il, abuser à Paris de son peu d’expérience des affaires, il voulait me consulter au sujet d’un procès qu’il intentait à un fournisseur : nous causons ; il était beau parleur ; une sorte d’intimité s’établit entre nous, si l’on peut donner ce nom à des visites qu’il multiplie sous prétexte de ses affaires et qu’il ne me permet jamais de lui rendre car il ne me désigne pas le lieu où il loge.
Certain soir, c’était précisément la veille de Noël, et c’est cette coïncidence qui éveille en mon esprit ce souvenir, la conversation de mon étrange ami avait pris un tour assez mystique ; il me parlait de Paracelse et d’Averroès en homme versé dans la magie et le cabalisme. Comme je le plaisantais à ce sujet :
– « Ne riez pas, maître Cambacérès, me dit-il, encore un peu de temps et vous parviendrez, par votre seul mérite, à une élévation à laquelle en France aucun particulier avant vous ne sera monté. Les anciens chanceliers du royaume, en certaines circonstances, présidaient un conseil où siégeaient les princes du sang ; vous, sans être monarque, présiderez un conseil de rois, et cela, non pas une fois en passant, mais pendant plusieurs années. Vous ne mourrez pas dans cette place brillante.... »
Ce qu’il ajouta importe peu, reprit Cambacérès après un moment de silence en passant la main sur son front. Lorsque je fus nommé second consul et plus tard archichancelier, les paroles de l’étranger prirent pour moi leur sens véritable : je fis tous mes efforts pour le retrouver ; je mis en mouvement la police de toute l’Europe... sans résultat. Je l’aurais certainement oublié si, vers 1827, entrant dans le salon de la vielle Mme de Coigny, mes regards n’avaient été attirés par un portrait d’homme dont la vue me causa une impression indicible.... C’était lui, c’était son regard clair, son sourire narquois, son front inspiré, son teint pâle. Mme de Coigny que j’interrogeai m’apprit qu’elle possédait ce tableau depuis plus de quarante ans. – « Et il représente ? demandai-je. – Un fou, répondit-elle ; un fou qui a fait l’amusement de notre jeunesse et qui s’appelait le comte de Saint-Germain ! »
– Bravo, s’écria Lamothe-Langon lorsque Cambacérès eut terminé son récit. C’est un conte de Noël auquel rien ne manque ; pas même le petit frisson de terreur indispensable.... Prince, je suis certain que si, pour retrouver votre homme, vous vous étiez adressé à M. le duc d’Otrante, vos recherches auraient eu meilleur succès.
– À moi ? qui vous fait parler ainsi ? dit Fouché en relevant la tête, qu’il tenait depuis quelques instants appuyée sur sa main.
– Dame ! n’êtes-vous pas, monsieur le duc, le grand éclaireur d’intrigues, le plus clairvoyant, le moins dupable des hommes ? mais qu’avez-vous ? L’histoire du comte de Saint-Germain vous a-t-elle impressionné au point.... ?
Tous les yeux se tournèrent vers Fouché ; il était en effet d’une pâleur de marbre ; ses regards errèrent un moment sur les assistants, puis, il haussa les épaules et reprit sa pose méditative.
– Laissez-moi, fit-il ; Réal parlera s’il le juge convenable.
Réal, autre policier de génie, ne semblait pas plus à son aise. Il fit signe qu’il ne voulait rien dire.
– Monsieur le comte, reprit Cambacérès, jamais je n’ai tant regretté de n’être plus le second de l’Empire ; jadis j’eusse pu vous intimer l’ordre de nous instruire de ce que vous semblez savoir : aujourd’hui je ne puis que vous en prier... et je vous en prie avec instance.
– Puisque Votre Altesse l’exige, fit Réal, je ne puis m’obstiner dans mon refus ; mais, tout d’abord, détrompez-vous : M. le duc d’Otrante et moi avons passé dix ans et mis sur les dents vingt policiers à chercher vainement l’homme dont vous nous avez parlé... et nous n’avons pu le retrouver.
– Il vous était donc apparu une fois ?
– Non pas à moi, mais... à une autre personne....
– Et cette personne ?
– C’était l’Empereur.
– L’Empereur avait vu le comte de Saint-Germain ?... Aux Tuileries ?
– Non pas ; en Égypte, alors qu’il n’était encore que le général Bonaparte. Vous savez qu’en arrivant devant les Pyramides, il ordonna qu’on descellât la pierre qui fermait ce gigantesque tombeau des Pharaons, et il voulut pénétrer seul dans l’intérieur du monument. Au fond d’une salle sombre, derrière un sarcophage de granit, un homme se dressa devant lui....
– Je l’attendais, interrompit Rœderer, c’était Saint-Germain !...
– Oh ! ne plaisantez pas, poursuivit gravement Réal : c’était Saint-Germain, en effet ; et ce qu’il prédit à Bonaparte faisait encore trembler, dix ans plus tard, cet homme qui ne tremblait pas facilement. Que se passa-t-il entre ces deux êtres extraordinaires ? j’ignore les détails de leur entrevue ; je sais seulement, parce que l’Empereur me l’a répété maintes fois, que Saint-Germain lui prophétisa une destinée surhumaine, la conquête de l’Europe, le trône d’Occident, toutes choses qui se sont depuis réalisées. « Mais, ajouta le thaumaturge, Gardez-vous de Moscou ! »
– De Moscou ? irai-je donc ?
– Oui.
– En maître ?
Saint-Germain hésita et répondit : « En maître ! »
– Alors, reprit le conquérant, le monde sera donc à moi ?
– Oui ; mais toi, tu seras à Dieu. L’incroyable fortune qui t’attend serait un intolérable supplice si le dénouement de ton épopée t’était révélé.... Va, accomplis ton œuvre.... Mais garde-toi de Moscou !
Ces paroles fatidiques s’étaient si nettement gravées dans la mémoire de Napoléon, que bien souvent il me les répéta dans les termes mêmes que je viens de vous redire. Dès qu’il fut au pouvoir, il ne négligea rien pour savoir quel pouvait être l’homme qui lui avait dévoilé l’avenir. Tout fut inutile. Nous n’apprîmes rien. Mais qui dira l’influence qu’une telle entrevue a pu avoir sur le sort de la France ? Qui sait si cette prédiction n’a point donné à Bonaparte l’audace et la confiance en soi ? nul n’était plus superstitieux que lui ; sa croyance en son étoile, ce fatalisme, ce mépris de la mort... tout cela ne semble-t-il pas indiquer qu’il marchait, à coup sûr, dans une voie toute droite, vers un avenir dévoilé... jusqu’à ce fatal Moscou, qui le fascinait, qui l’attirait, qu’il voulait conquérir et dompter, comme désireux d’échapper à l’oracle ?...
– Que croire ? murmura Cambacérès d’un ton rêveur.
– Oui, que croire ? répéta Réal.
Le silence se fit dans le salon ; chacun rêvait aux grands problèmes ; et, dans le lointain, à toute volée, les cloches de Noël répondaient, joyeuses, incomprises pourtant de ces hommes dont l’égoïste ambition avait desséché le cœur et dévoyé l’intelligence.
Georges LENÔTRE, Légendes de Noël.