Aux fraises

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Michelle LE NORMAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quel soudain désir d’aventure nous avait poussés, Jacques et moi, à déserter la maison, ce matin-là ? Nous étions partis, aussitôt le déjeuner fini, sournoisement, en sautant la clôture du jardin, ayant à la main chacun notre gobelet de ferblanc. La veille, devant la maison, des petits habitants, pieds nus, étaient passés avec des casseaux de fraises des champs, qu’ils vendaient. Était-ce l’appât du gain ? ou simplement la gourmandise qui nous faisait partir de la maison par un si chaud matin ? Toujours est-il que nous allions aux fraises...

Nous ignorions totalement les bons endroits, étant de petits villageois sagement élevés près de leur mère, n’allant jamais pieds nus, et ne jouant jamais hors de la cour ou du jardin. Aussi, nous ne savions pas où les trouver, les fraises. Nous savions qu’il y en avait beaucoup. Nous espérions qu’il y en aurait pour nous, et nous allions...

En arrière de chez nous, il y avait un champ de blé. Quelques fraises s’y étaient égarées. Nous approchions donc des bonnes talles ? Il fallait avancer encore. Nous sautâmes deux ou trois clôtures, traversant une route, un champ, rencontrant des vaches ; puis sans savoir comment cela se faisait, nous nous trouvâmes dans le chemin du roi qui suivait la rivière bordée de saules...

Les fraises étaient rares. Mais il y avait tant de marguerites, de boutons d’or et de pissenlits ! Le temps passait. On cueillait de tout en chantant à tue-tête, maintenant, étant certains d’être hors d’atteinte : « Malbrough s’en va-t-en guerre », dont le caractère martial s’harmonisait avec nos allures crânes de petits déserteurs...

Bientôt, on fut dans un bosquet ; puis au bout, le chemin du roi se continuait en sable blanc, éblouissant sous le soleil. J’eus peur. Jacques prit un air détaché et me dit : « T’es bête, Toine, v’là la croix ; je t’assure qu’on n’est pas en danger. »

D’un côté du chemin, à quelques pas de nous, se dressait, regardant la rivière, une grande croix de bois, sans Christ, entourée d’un carré de clôtures en planches étroites, pointues du haut. Nous approchâmes. Dans le piédestal, on avait creusé une niche et il y avait là une Vierge peinte en bleu violet.

 

 

 

Mais il y avait tant de marguerites, de boutons d’or et de pissenlits...

 

 

« Si tu voulais, Jacques, on s’arrêterait et on regarderait la Croix comme il faut ? » Le soleil était ardent, le jour d’azur. La grande croix se détachait nette dans la lumière du paysage qu’elle habitait toute seule, en souveraine. Nous faisions le tour de la clôture quadrangulaire, effeuillant toujours des fleurs, et avalant parfois, bonheur exceptionnel, une petite fraise des champs, au goût délicat de sucre fin. Et Jacques me disait : « Sais-tu l’histoire qu’il y a dans mon catéchisme en images ? Une fois, y’avait des petits garçons qui étaient très sorciers. Y’en avait un surtout qui était plein de mauvaiseté. Le dimanche, il emmenait ses amis au bout des rangs pour leur faire manquer la messe. Une fois, ils avaient volé du pain, du beurre et des œufs dans la laiterie, chez eux, et ils étaient partis pour faire un pique-nique, dans une petite coulée, et bûcher du bois, parce que c’était péché, le dimanche. En chemin, tout en gossant des harts avec leurs allumelles, ils parlaient mal du bon Dieu.

« Ils se mirent justement comme ici, dans la coulée qui va à la rivière, vis-à-vis une croix. À force de dire des bêtises, le plus méchant était devenu pareil à un chien enragé. Il dit aux autres : « Si vous voulez m’aider à grimper après la Croix, je gage un gros deux sous que j’vas y couper les bras ! »

« Il a fait comme il avait dit, et ils se sont tous sauvés chez eux ensuite. Un autre jour, le plus mauvais était allé à une sucrerie et un arbre s’est cassé juste comme il passait et lui a tombé sur le corps. Il a eu mal aux deux bras, un bobo qui ne guérissait pas, et à la fin les docteurs les lui ont coupés jusqu’aux épaules.

« Il n’a jamais pu rien faire ; il est devenu un gros quêteux et il conte son histoire à tous les enfants qu’il rencontre pour leur apprendre à aimer le bon Dieu. On va peut-être le rencontrer, tu sais ; il est comme le Juif-errant, y va partout. »

J’examinai les alentours pour voir si le quêteux sans bras ne venait pas. Et soudainement je dis : « Jacques, par quel côté qu’on est venu ? on est écartés ! » Et Jacques, effaré, regarda la route, qui allait de chaque côté de la même façon, tournant en demi-cercle avec la rivière, bordée tout le long des mêmes saules. La croix était dans une clairière, entre deux bosquets. Par quel côté revenir regagner la maison ?

Je pleurai. Jacques fut sage : « Toine, on est devant le petit Jésus, faut prier. Il va envoyer nos anges gardiens nous chercher. Moi non plus je ne sais pas par quel bord on est venus. Disons notre « mon Dieu je vous donne mon cœur »...

Tous les deux, en face de la croix et de la madone en bleu violet, à genoux sur l’herbe, nous commençâmes notre prière. Je poussais de gros soupirs. Jacques priait fort, hachant ses syllabes ; couvrant le bruit de notre prière, nous entendîmes tout à coup le roulement d’une charrette, et une voix éraillée de grand garçon crier avec étonnement : « Eh ! les petits enfants, êtes-vous en pèlerinage ? »

À nos visages recueillis et apeurés, il comprit vite l’aventure, mit pied à terre, nous embarqua dans sa charrette, qui portait de grandes canisses en ferblanc, et « hue ! la grise », vers le petit village et vers la maison des petits déserteurs !

Nous étions assis sur les planches qui dépassent en arrière des charrettes, les pieds pendants ; et de là, m’est restée, claire et nette, la vision de la grande croix de bois, dominant les champs verts, se détachant sur les arbres, sur le ciel bleu, dans le grand éblouissement du soleil de midi sur le sable blanc.

Depuis, j’en ai vu souvent de ces grandes croix de bois, au bord des routes, dans toutes les promenades, dans tous les pèlerinages qui ont parsemé ma vie. J’en ai vu une, à l’orée du bois, regardant le fleuve, un jour de septembre que les nuages étaient beaux. J’en ai vu une autre, il y a des années, près de la maison où maman est née, et près d’un vieux moulin que mon grand-père fit marcher. J’en ai vu dans les montagnes, à chaque nouveau rang, à chaque concession ! Enfin, j’ai revu celle de mon village natal, celle qui fait face à la rivière, entre deux bosquets. Je l’ai vue, dans la même lumière du ciel bleu, au soleil de midi, passer rapidement sous mes yeux, parce que l’auto se hâtait. Et pendant qu’à toute vitesse on revenait vers ma ville de maintenant, je me suis souvenue...

Elle est donc toujours là, la grande croix. Il a venté, il a neigé, il est passé sur le monde des tempêtes terribles, et Elle est restée là, toute droite, dans l’élan de ses bras vers le ciel, intacte, forte, glorieuse, dans sa simplicité ; il y a quinze ans, j’ai prié devant Elle afin qu’elle m’enseignât la route à suivre pour revenir vers ma maison... et maintenant, je prie encore, devant l’image éblouissante et nette qui est dans ma mémoire.

Que la Croix bénisse les petits enfants qui naissent dans les vieilles maisons de son rang, qu’Elle attire leurs âmes pendant que les mamans poussent du pied le ber, en chantant à mi-voix : « la bonne poulette grise, qu’a pondu dans l’armise » ! Qu’Elle leur donne l’ardeur, qu’Elle leur fasse comprendre la vie, Elle qui s’élève toujours droite dans le ciel bleu ou le ciel gris, sous le soleil ou la neige, croix éternelle, croix indulgente, croix consolante, croix qui a racheté le monde, croix qui guérit et réconforte !

Ô Croix, ramenant au gîte les petits enfants qui s’écartent, touche tous les cœurs de mon pays, remue les âmes, enseigne-leur l’amour de la Patrie, la force de leur Dieu, et le chemin du Paradis pour la fin de leurs jours !

 

 

 

Marie-Antoinette TARDIF (Michelle LE NORMAND),

Montréal, 22 novembre 1915.

 

Recueilli dans La croix du chemin,

premier concours littéraire de la Société

Saint-Jean-Baptiste de Montréal, 1923.