Le petit Noël de quatre sans-culottes
par
G. LENÔTRE
Ils étaient quatre ; tous quatre originaires du faubourg Antoine, ce volcan aujourd’hui éteint qui, jadis, à intervalles presque réguliers, vomissait sur Paris des torrents de lave révolutionnaire.
Un matin d’août 1792, ils avaient suivi l’émeute roulant vers les Tuileries : le sac du château les avait très fort amusés ; ils avaient percé de coups de pique les matelas du Gros Capet, fusillé les dieux trônant dans les Olympes des plafonds peints, un peu cassé les glaces, beaucoup bu, et secoué, en vrais gamins, pour « faire la neige », par les hautes fenêtres de la galerie de Diane, tous les édredons éventrés du palais.
De la politique, d’ailleurs, ils se souciaient fort peu, ce qui ne les empêchait point d’être, quelques jours plus tard, en septembre, partout où l’on égorgeait ; non pas qu’ils prissent part au massacre, mais pour voir, en badauds réjouis de la nouveauté du spectacle. Puis engagés, au son du tambour et des canonnades du Pont-Neuf, dans les bataillons de volontaires, ils étaient partis toujours chantant, riant, gouailleurs, pour l’armée de Champagne ; de là, ils étaient passés au corps du traître Dumouriez, dormant le jour, marchant la nuit, indisciplinés, bons soldats seulement les jours de bataille.
Le hasard qui les avait réunis se perpétua : ils rejoignirent ensemble l’armée des Alpes, firent partie de ces bandes légendaires que le petit Corse lança victorieusement sur la Lombardie : partis pieds nus, efflanqués, misérables, ils se retrouvèrent après la campagne bien chaussés, gras et confortables. Nul ne savait mieux qu’eux tirer parti des circonstances et profiter des aubaines : aussi les appelait-on les Parigots ; ils avaient, d’ailleurs, depuis longtemps oublié les noms que leur avaient légués leurs parents et adopté des dénominations plus conformes à leur modernisme : l’un se nommait Nonidi, l’autre Decius, le troisième Tournesol et le dernier Pimprenelle, tous vocables empruntés au calendrier révolutionnaire.
Quant à leur moral, l’analyse en sera courte : ils n’avaient pour règle de conduite que le désir de vivre le plus copieusement possible ; ils se méfiaient de leurs chefs, détestaient les aristocrates et les riches, méprisaient, comme il convient, la superstition et les prêtres ; dans les villages où l’on campait, ils étaient des premiers à l’église dont ils enfonçaient la porte, faisaient cuire la soupe avec les bois sculptés des confessionnaux, allumaient leurs pipes à la lampe du sanctuaire, buvaient le vin des burettes et se faisaient des mouchoirs avec la nappe de l’autel, exploits qui leur avaient valu la réputation d’esprits forts et de philosophes. Du reste, de l’entrain, de l’à-propos, de l’audace, bons garçons en somme, tantôt bandits, tantôt héros ; bref, de vrais faubouriens de Paris lâchés en conquérants sur le monde.
Or, cette année 1799, après avoir passé les mers, pris part à la conquête de l’Égypte, vaincu les Bédouins, écrit leurs noms sur les Pyramides, Nonidi, Décius, Tournesol et Pimprenelle faisaient partie du corps d’occupation qui, à la suite du siège de Saint-Jean-d’Acre, fut chargé d’occuper la Palestine et de lever, sur les Juifs de Jérusalem, de Gieffa et de Gaza, l’impôt qui devait solder les frais de la campagne.
Depuis quelques jours, la demi-brigade, dont les quatre Parigots faisaient l’ornement et la gloire, campait sous les murs de la ville sainte : des patrouilles, en tous sens, parcouraient le pays, pour assurer la sécurité des percepteurs ; à l’approche des Français, les pèlerins, comme bien on pense, avaient quitté les lieux saints ; les églises catholiques ou grecques étaient abandonnées ; les Turcs même avaient déserté leurs mosquées : il ne restait en Palestine que des Juifs, qui, après quelques velléités de résistance, ayant été copieusement rossés, se montraient, pour nos soldats, d’une obséquiosité exemplaire.
Dans la soirée du 24 décembre, Nonidi, qui était sergent, et ses trois compères se trouvaient de ronde dans la campagne : l’air était tiède, la nuit obscure : dans un bas-fond, véritable désert de cailloux et d’asphodèles, encaissé entre deux hautes collines dont le sommet se perdait dans le ciel sombre, les quatre hommes étaient assis. À cette heure mélancolique, mais souverainement douce, on n’entendait que le rauque coassement des grenouilles dans des citernes abandonnées. Décius dormait ; Tournesol sifflait la Carmagnole ; Pimprenelle « cassait une croûte » ; Nonidi ne faisait rien.
Ils étaient là depuis une heure quand, dans la nuit, au sommet de la colline qui fermait le ravin, un point lumineux brilla dans le ciel. Ce fut d’abord une lueur vague qui, peu à peu, se précisa. Elle s’avançait dans le ciel, d’un mouvement lent et régulier.
– Qu’est-ce que cela ? grommela le sergent à voix basse.
Le point de feu maintenant grandissait, étincelant dans l’air pur : on eût dit un astre descendu sur la tranquille vallée endormie.
– C’est un feu follet, dit Tournesol ; j’en ai vu comme cela dans les marais de la Bièvre.
– Un feu follet à cette hauteur, ce n’est pas possible ! répliqua Pimprenelle....
Décius, réveillé, s’était mis sur son séant et regardait d’un air terrifié.
– Oh ! fit-il, c’est l’Étoile !...
– L’Étoile ?...
– Oui, ajouta-t-il en baissant la voix, mais sans quitter le feu du regard ; oui, c’est dans ce pays-ci ; jadis, on m’a conté....
– Allons, vas-tu finir ?
– Eh ! vous savez bien, l’étoile miraculeuse qui conduisit les bergers à la Crèche... nous sommes dans la nuit de Noël... c’est l’Étoile, je vous le dis, c’est l’Étoile.
– Stupide ! grommela Pimprenelle.
Les autres, un peu émus, ne ricanèrent point.
– On verra bien, dit le sergent ; prenons nos fusils et nos sacs et marchons jusque-là, sans bruit ; plus un mot. En route.
Les quatre hommes s’équipèrent et gagnèrent le revers du ravin : l’Étoile, maintenant, descendait vers eux obliquement et se mit à les précéder : ils hâtèrent le pas pour la rejoindre. Nonidi devançait la petite troupe, curieux d’avoir le mot de l’énigme ; Tournesol et Pimprenelle le suivaient assez gaillardement ; Décius venait le dernier, sans entrain et marmottant :
– C’est l’Étoile... pour sûr ; c’est l’Étoile.
Le sergent tout à coup s’arrêta.
– Imbécile, dit-il à voix basse, regarde-la, ton Étoile.... C’est un citoyen qui porte une lanterne : où diable va-t-il ?
Et sentant peser sur lui les regards ironiques de ses compagnons, Décius prit son fusil :
– Celui-là, dit-il, va me payer la peur qu’il m’a faite.
Le sergent l’arrêta du geste.
– Pas de bêtise, pour le moment : il faut savoir ce qui attire ici ce particulier. Suivons-le, mais pas de bruit !...
_________
L’Étoile débouchait dans la plaine ; là, l’ombre était moins épaisse et les quatre soldats aperçurent, se profilant sur le ciel encore rosé du crépuscule, l’homme qui portait la lanterne : on distinguait sa silhouette, vêtue d’une longue robe : il portait sur la tête le bonnet pointu des Arméniens. Il s’engagea dans un champ d’oliviers, coupé de petits murs de pierres sèches ; puis tourna sur un chemin pierreux, et tout de suite rentra dans l’ombre. Nonidi et ses hommes, se guidant sur la lumière que projetait sa lanterne, allongèrent le pas ; ils se trouvaient dans la rue d’un village abandonné ; çà et là se dressaient les énormes cubes sombres des maisons désertes : aucune lueur ne filtrait des fenêtres closes ; aucun bruit ne troublait le silence.
L’Arménien poussa une porte battante qui se referma sur lui : les quatre Français s’arrêtèrent : le visage collé aux fentes de la porte, ils regardaient ; l’homme était entré dans une vaste église, splendide et déserte : sa lanterne projetait sur les mosaïques d’or, cassées et noircies, d’étranges lueurs fauves ; une quadruple rangée de sveltes colonnes soutenaient la voûte, ouverte par endroits. L’Arménien posa sa lanterne sur le sol et se prosterna au milieu du temple vide.
– J’ai mauvaise idée de ce citoyen-là, fit le sergent ; il me semble que le moment est venu... allons, les enfants, apprêtez les armes, et laissez-moi faire.
Puis, poussant à son tour la porte, il entra dans l’église, suivi de ses camarades ; au bruit, l’homme ne bougea pas ; il restait prosterné, le front sur les dalles. Nonidi marcha vers lui, et lui posant la main sur le dos :
– Eh bien ! mon garçon... il ne faut pas s’endormir là ; l’endroit est malsain.
L’Arménien releva la tête : c’était un vieillard à barbe grise ; il dévisagea d’un air étonné les soldats qui l’entouraient.
– Je prie, dit-il en français.
Il y eut un silence ; Nonidi semblait un peu déconcerté.
– Évidemment la chose n’est pas défendue, répliqua-t-il en lissant sa moustache mais n’importe ; c’est louche. Comment s’appelle cet endroit-ci ?
– C’est l’église de la Nativité.
Les soldats échangèrent un regard ; ces mots ne leur rappelaient rien.
– Et le nom de la localité ? reprit le sergent.
– Bethléem.
Il y a une telle magie autour de ce nom que les quatre soldats tressaillirent ; Décius, instinctivement, se découvrit. Ce mouvement d’émotion n’échappa point au pèlerin ; il se releva, et prenant sa lanterne :
– Venez, dit-il.
Tous les cinq traversèrent l’église ; l’Arménien marchait le premier, marmottant des prières ; les soldats suivaient, s’avançant avec précaution, pris d’une sorte de recueillement. Ils descendirent un escalier de pierre poussiéreux et sonore ; au bas se trouvait une porte étroite en marbre blanc ; cette porte, qu’aucun vantail ne fermait, donnait accès à une vaste grotte composée d’une série de petits compartiments, d’étroits couloirs, encombrés de débris d’autels et de fragments de marbre ; la roche noire, suintante, formait la voûte.
L’Arménien, sans souci du respect humain, sans peur de ces « impies » dont il se faisait le cicérone, promenait sa lanterne, expliquant : « Ici était la Crèche où fut déposé l’Enfant ; ici se tenait couchée la Vierge ; ici on avait attaché l’âne et le bœuf ; ici s’agenouillèrent les rois mages. » Et les quatre soldats, le front découvert, curieux d’abord, émus ensuite, songeaient devant ces choses qui faisaient revivre en leur cœur les souvenirs effacés de l’enfance lointaine, les douces légendes que contaient leurs mères ; et l’étonnement naissait en leur esprit de se sentir là, dans ce lieu auguste, à jamais célèbre, dans cette grotte plus fameuse que les plus orgueilleux palais, et dont toute la gloire provient de ce qu’elle abrita, pendant quelques heures, le plus pauvre des enfants des hommes.
Le pèlerin expliquait comment, depuis des siècles, jour et nuit, les fidèles s’étaient pressés dans ce souterrain ; mille cierges l’éclairaient ; les rois de toute la terre l’avaient orné de merveilles ; puis la guerre était venue, les Français avaient envahi le pays, et, les lieux saints avaient été désertés ; lui, seul croyant parmi la population hérétique que n’avait point chassée l’invasion, n’avait point voulu qu’en cette nuit de Noël le lieu de la Nativité demeurât sans un hommage ; ceci dit, il s’agenouilla, et, sans plus s’occuper de ses compagnons, il se mit à prier.
Nonidi, Décius, Tournesol et Pimprenelle ne songeaient pas à s’en aller. Ils étaient pris d’une émotion souveraine, mais sans résistance possible, et si douce.... Ce lieu, où, depuis dix-sept siècles, étaient accourues les multitudes désolées, où tant de cœurs s’étaient fondus en prières, ce lieu sacré les retenait dans un recueillement vague, attendri, reposant. Le sergent ne cherchait pas à dissimuler les larmes qui, lentement, tombaient de ses yeux : même ses compagnons le surprirent à murmurer, en regardant la crèche :
– Pauvre petit !
Elle était bien un peu familière et idolâtre la prière qui, sous cette forme fruste, échappait de son cœur ; mais elle répondait si bien à l’instinct de sa nature qu’elle dut prendre son essor vers le ciel aussi bien que les hymnes les plus magnifiques.
Et ce fut une nuit étrange que celle passée là par ces quatre hommes que tant d’avatars avaient endurcis et dont la froideur se fondait comme la neige d’avril sous un chaud soleil.
Sans doute ce n’était pas la ferveur des premiers chrétiens qui les animait, moins encore la foi éclairée d’où naissent les convictions fortes ; non, seulement le passé de piété naïve qui sommeille en toute âme française, se réveillait peu à peu ; ils songeaient aux fêtes pieuses de leur enfance ; des bribes de cantiques oubliés leur revenaient à la mémoire, ils se revoyaient dans l’église de leur faubourg ; et les belles processions des jours d’autrefois passaient devant leurs yeux humides, et aussi les porte-croix, les bannières, les fillettes en voiles blancs, les gardes-françaises faisant la haie, les soldats agenouillés en cercle devant le reposoir, tandis que les tambours battaient et que les fleurs de France pleuvaient sur les pavés....
Ils songeaient encore aux rochers de carton et aux moutons frisés de la crèche de leur paroisse, jadis, lors des vieux Noëls ; aux lampions de couleur brûlant parmi la mousse, toutes choses dont ils avaient ri, depuis lors : et toujours ils revenaient à la pierre grise devant laquelle priait l’Arménien prosterné et ils se disaient :
– C’était donc vrai ? C’est ici, c’est sur cette dalle qu’a poussé son premier cri l’Enfant dont l’image partout est adorée : c’est ici qu’il est venu pour que les rancunes se fondent et que les cœurs hautains s’humilient....
Lorsqu’ils reprirent, à l’aube, le chemin de la ville, ils marchaient silencieux, le front baissé, le cœur plein d’émotions nouvelles, et ils n’osaient se parler, de crainte de ne pas se reconnaître.
_________
J’ignore ce que sont devenus Décius et Pimprenelle : Nonidi suivit la carrière des armes qui lui fut propice : son nom – son véritable nom – est celui d’un des officiers que Napoléon promut général après la bataille d’Iéna : quant à Tournesol, de retour en France, son congé fini, il entra dans les ordres. C’est lui, croyons-nous, qui, en 1834, comme vicaire à la paroisse de l’Assomption, prononça sur le cercueil de La Fayette le suprême Miserere.
Georges LENÔTRE, Légendes de Noël,
contes historiques, 1916.