La poupée

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

G. LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aussi loin que se reportent dans le passé mes souvenirs, je revois la vieille marquise de Flavigny, souriante et sereine, habituellement assise dans une antique bergère garnie de velours couleur de pêche, sur lequel se détachaient ses cheveux gris et ses grands bonnets de dentelle ornés de nœuds tremblants.

Près d’elle se tenait, presque sans cesse, sur une chaise basse, une femme du même âge, souriante aussi, le visage calme et apaisé : on appelait celle-ci « Mademoiselle Odile ». Ce n’était pas une servante ; une grande familiarité semblait unir les deux vieilles qui, tout en tricotant d’affreux jupons de laine bleue à grosses mailles qu’elles distribuaient aux pauvres, le jeudi matin, avec une miche de pain et cinq pièces de deux liards, échangeaient à voix basse, d’un air de camaraderie, presque de complicité, d’interminables confidences. À certains jours, jours de grands rangements, quand le tricot chômait, les deux amies entreprenaient la visite de leurs armoires, immenses bahuts de chêne verni à longues pommelles de cuivre, avec des entrées de serrures, étroites et hautes, découpées en arabesques ; elles ouvraient des boîtes, enrubannaient le linge, étendaient sur les rayons de beaux napperons brodés, époussetaient, frottaient toute la journée. Nous étions là une bande d’enfants, admis à ce spectacle salutaire, à condition de ne toucher à rien.

Au fond d’une de ces mystérieuses armoires, comme en un sanctuaire, reposait, debout dans une boîte de verre, un objet pour lequel les deux dames semblaient avoir une sorte de vénération. C’était une grande poupée vêtue, à l’ancienne mode, d’une robe de soie élimée ; les années l’avaient faite presque chauve ; son nez était cassé, ses mains et son visage étaient écaillés et dévernis, et je me rappelle qu’elle n’avait plus qu’un soulier, un vieux soulier, de maroquin tout craquelé, avec une boucle d’argent noirci et un haut talon qui avait été rouge.

Quand elles en arrivaient à cet imposant bibelot, la marquise et Mlle Odile le déplaçaient avec des ménagements d’enfant de chœur maniant un reliquaire : elles en parlaient à voix craintive, en phrases courtes :

« ELLE a encore perdu des cheveux.... SON jupon est maintenant tout usé.... Voilà un doigt qui tombera bientôt. »

On soulevait avec mille précautions le couvercle de verre, on rajeunissait le poivre, on défripait la jupe, à petits coups d’ongle, très prudents. Puis on remettait la poupée en place, debout sur le plus beau rayon, comme sur un autel.

– « Tient-elle bien, ma mie ? » demandait la marquise. C’est ainsi qu’elle désignait Mlle Odile ; celle-ci, familièrement, l’appelait « Madame Solange », sans jamais lui donner son titre, parlant avec une sorte d’accent lointain d’Alsace, sans rudesse pourtant, et si discret qu’on l’eût dit estompé par le temps.

Nous n’en savions pas davantage sur l’histoire des deux vieilles dames et de leur poupée quand, un soir – c’était la veille de Noël d’une année qui est déjà bien loin – nous fûmes, d’un coup, initiés à tout le mystère. Ce jour-là, Odile et la marquise avaient bavardé avec plus d’animation encore qu’à l’ordinaire. Vers le soir, toutes deux s’étaient recueillies et avaient fait silence : les mains jointes, elles se regardaient d’un air attendri et l’on devinait qu’un commun souvenir leur remplissait l’âme.

Quand la nuit fut tout à fait tombée, Odile alluma les bougies ; puis, sortant de dessous son tablier un trousseau de clefs, elle ouvrit l’armoire à la poupée. On tira la poupée de sa boîte ; dans ses falbalas ternis, avec sa tête sans cheveux, elle paraissait bien plus vieille que les deux dames qui se la passaient, de mains en mains, avec des mouvements soigneux, presque tendres. La marquise la prit sur ses genoux, ramena doucement le long du corps les bras de plâtre dont les jointures firent entendre un vieux petit grincement, semblable à une plainte, et elle se mit à contempler la « dame » avec un sourire plein d’affection.

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« Ma mie, fit-elle, comme parlant à la poupée, si je contais à ces petits notre histoire ? »

Ce fut Odile qui remua gravement la tête, en manière d’acquiescement ; la marquise nous fit signe de nous grouper autour d’elle ; elle tenait la poupée assise sur ses genoux, c’est à elle qu’elle semblait adresser son récit. Elle dit d’abord que, bien des années auparavant, alors qu’elle-même était une enfant, la guerre civile dévastait la Bretagne, pays où elle était née : c’était l’époque de la grande épouvante.

Dès les premiers jours de 1792, les parents de la petite Solange avaient émigré, la confiant, par crainte des hasards de l’exil, aux soins d’une paysanne de Ploubalay, un bourg voisin de leur château, près de la côte malouine ; ils étaient d’ailleurs persuadés que la « bonne cause » triompherait et que leur absence serait courte.

Mais, presque aussitôt, la frontière s’était fermée ; des lois impitoyables frappaient les émigrés qui tentaient de rentrer en France ; une effrayante tourmente passait sur la Bretagne. Solange, tout le temps que dura le sanglant ouragan, resta chez les villageois auxquels elle avait été remise, les Rouault, bonnes gens terrorisés, sans nouvelles des parents de la fillette, sans possibilité de communiquer avec eux, la loi punissant de mort toute tentative de correspondance avec les émigrés.

Ploubalay est un gros village, à trois lieues de Saint-Malo, distant d’une demi-heure de la côte ; celle-ci est hérissée de rochers roux, et protégée par un archipel de récifs que la mer continuellement assiège et qui rendent périlleuse toute tentative de débarquement. Les bleus occupaient le bourg, dont ils avaient chassé les chouans ; le sergent qui les commandait était un de ces bas-officiers comme en comptait beaucoup l’armée révolutionnaire : rude patriote, inflexible et bourru. Il était Alsacien et s’appelait Metzger. Tout le village le redoutait ; la petite Solange particulièrement, tremblait, lorsque, assise sur le seuil de la maison des Rouault, elle apercevait cet homme terrible, dont la grosse moustache, les sourcils épais, les regards soupçonneux, la voix sonore et l’accent rocailleux étaient son cauchemar. Quand le sergent Metzger n’était pas avec sa troupe en expédition, il se tenait sans cesse à la porte du poste installé dans l’église désaffectée, à cheval sur une chaise et fumant obstinément sa pipe ; de là, avec un air farouche, il surveillait les trois rues du bourg.

Un jour que Solange était allée chercher un pain pour la mère Rouault, elle revenait portant dans son tablier la lourde miche noire, quand elle aperçut, à sa place habituelle, devant le porche de la ci-devant église, le sergent Metzger dont les gros yeux, de loin, la suivaient. Elle aurait bien voulu faire un détour, mais elle n’osa pas ; prenant bravement son parti, elle se mit à marcher vite, comme une fille qu’on attend, trottinant le long des maisons sans tourner la tête. Au moment où elle espérait avoir échappé au danger, elle entendit la voix retentissante du bleu :

– Halte-là, petite !

L’enfant sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine : elle resta sur place, figée de peur, prête à défaillir.

– Approche ici.... allons.... plus près ! reprit la voix.

Elle obéit, la tête perdue : maintenant elle était à deux pas du sergent et n’avait pas encore osé lever les yeux. Il la laissait là, sans rien dire : enfin d’un ton dont l’enfant tressaillit, comme d’un coup de tonnerre :

– Tu es une petite aristocrate ? dit-il.

Elle resta bouche bée, sans voix, se recommandant au bon Dieu. Elle n’avait pas très bien compris ; mais elle savait que ce mot d’aristocrate désignait des gens qu’on faisait mourir.

– Quel âge as-tu ? reprit l’homme.

D’une pauvre voix enrouée, chevrotante de terreur elle répondit :

– Huit ans...

Elle allait ajouter, poliment, « monsieur » ; mais elle ravala le mot, d’instinct, sûre que, si elle l’avait prononcé, le soldat l’aurait égorgée, tout de suite.

Il n’avait pas l’air d’y songer ; il grommela :

– Huit ans... huit ans ! C’est bien ça...

Et tout de suite, il ajouta :

– Tu es grandelette et forte, pour ton âge.

Il dit cela d’un ton si différent que, surprise, elle le regarda ; il était effrayant à voir, avec son bicorne de travers d’où pendait un gland de crins rouges, sa face hâlée, sa pipe noircie, ses manches chevronnées, ses buffleteries blanches, croisées sur la poitrine, son grand sabre et ses guêtres boueuses. Et, pis que tout cela, ses yeux, ses yeux profonds et pénétrants qui semblaient la dévorer.

– Allons, file ! ordonna-t-il.

Elle tourna les talons et reprit, secouée d’émotion et chancelante, sa marche rapide vers la maison.

 

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De ce jour-là, elle se sentit guettée par le sergent. Quand il passait, à la tête de ses hommes, devant la porte des Rouault, il jetait un regard dans l’intérieur de la chambre, pour l’y chercher. S’il la rencontrait par les rues, il s’arrêtait pour la suivre des yeux, ou bien, de sa voix rugueuse, avec son diabolique accent qui faisait frémir, il l’interpellait à grands éclats.

– Ah ! ah ! ah ! petite !

Solange aurait bien voulu ne plus sortir ; mais la mère Rouault, qui prévoyait que l’enfant ne reverrait jamais ses parents et qui, d’ailleurs, n’était pas femme à l’héberger pour rien, l’utilisait aux courses du ménage. Ainsi réduite à se trouver presque chaque jour en présence de son épouvantail, Solange en était arrivée à faire le sacrifice de sa vie ; le méchant bleu n’attendait, manifestement, que l’occasion. Elle n’eut plus de doute le jour où, la voyant occupée à laver des légumes dans la fontaine de la place, il l’interpella tout à coup :

– Petite, comment t’appelles-tu ?

Bien convaincue qu’il prenait son signalement et que son heure était venue, elle répondit, résignée :

– Solange...

Le sergent s’exclama :

– Solange ! (Il prononçait Zaulanche) Quel drôle de nom !

Il lui tâta les bras, la souleva de terre pour la soupeser.

– Huit ans ! fit-il, huit ans ! Comme ça pousse !

Elle s’imagina être entre les mains d’un ogre convoitant une proie assurée.

La vie, avec cette perspective, devint pour elle lugubre. Décembre était arrivé avec ses nuits sinistres, ses jours sans soleil ; il ne se passait guère de jour où les bleus ne s’emparassent de quelque émigré ; les exilés enduraient si grande misère à Jersey ou à Londres, ils souffraient d’un si ardent désir de revoir la France que beaucoup, n’y tenant plus, se risquaient à débarquer. Les bleus, embusqués sur la côte, leur donnaient la chasse dans les rochers et sur la lande. Ils avaient dressé, pour traquer ce gibier d’un nouveau genre, d’énormes chiens qui dépistaient les malheureux se traînant la nuit dans les fossés, restant, pendant le jour, couchés sous les ajoncs. On les voyait traverser Ploubalay, enchaînés, les vêtements en lambeaux, encadrés de soldats qui les conduisaient à Saint-Malo, à Rennes, où, après un jugement sommaire, ils étaient fusillés. La loi était sans pitié et l’arrêt sans appel : tout émigré pris était un homme mort.

 

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Quand vint la veille de Noël de cette année 1793, personne, au village, ne fit mine de songer à la douce fête de jadis. L’église était fermée, les cloches muettes ; la nuit tomba, très brumeuse ; on avait entendu, toute la journée, les chiens aboyer du côté de la lande Bodard : les bleus avaient dû faire bonne chasse. La petite Solange couchait, au premier étage de la maison Rouault, dans une mansarde voisine d’un grenier à fourrage, plein d’ombre et de terreur, dont elle frissonnait, la nuit, immobile dans son lit, en songeant à tous les mystérieux dangers que pouvait receler cette caverne.

Ce soir-là, elle était bien triste. Tandis qu’elle se déshabillait en grelottant, elle avait souvenir d’autres veilles de Noël, joyeuses celles-là, alors qu’elle était encore avec ses parents et que son petit cœur se gonflait d’affection. Quels radieux réveils, en ce temps-là ! Quelles extases devant la cheminée remplie de jouets, de friandises, de paquets blancs enrubannés ! Et, tout en rêvant, elle tenait, de ses mains lasses, ses gros sabots que, certes, elle n’allait pas déposer près de l’âtre, sachant bien qu’ils resteraient vides, comme l’année dernière. Le petit Jésus avait donc peur, qu’il ne venait plus en France ?

Elle crut entendre du bruit dans le grenier et, vite, elle souffla sa chandelle et s’enfouit sous ses couvertures.

Solange s’endormit.

Pendant son sommeil, il lui sembla qu’une porte s’ouvrait, tout doucement, et qu’une ombre pénétrait dans sa mansarde. Elle glissa un regard hors des couvertures : la nuit, maintenant, était limpide, la chambre était éclairée par la lune.

Rêvait-elle ? Elle distingua que l’ombre était un homme : un homme vêtu comme ces émigrés qu’elle voyait passer dans les rues du bourg quand on les menait prisonniers à Saint-Malo ; elle entendit une voix très douce qui disait :

– N’aie pas peur, ma petite Solange, n’aie pas peur !

Solange n’avait pas peur.

Elle sentit qu’une main, avec précaution, écartait les boucles qui couvraient son front : un rayon de lune, par la fenêtre sans rideaux, tombait sur elle. L’homme qui était entré la regarda :

– Que tu es belle, ma petite Solange, et grande et forte !

Il semblait ne pas se lasser de la contempler. Et, tout à coup, il la prit dans ses bras, la serra frénétiquement, l’étouffa de baisers. Elle ne savait plus si elle était éveillée ou si elle rêvait ; mais, tout de suite elle pensa que, si son père vivait, s’il était là, il aurait pour elle cette voix, et ces caresses si douces, et cette étreinte, et ce baiser-là. Il lui sembla que l’homme s’agenouillait près de son lit, elle crut entendre qu’il sanglotait, elle se blottit dans ses bras et – si heureuse ! – elle se rendormit.

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À l’aube, quand elle ouvrit les yeux, elle eut peine, d’abord, à rassembler ses souvenirs. La conscience bientôt lui revint : décidément elle avait rêvé ; la chambre était vide ; la porte du grenier close ; au-dessous, elle entendait la mère Rouault aller et venir, d’un pas lourd, comme à l’ordinaire. Solange s’assit sur son lit, et, soudain, elle jeta un cri de joie.... Sur ses sabots, bien accouplés, elle venait d’apercevoir, debout, dans la splendeur d’une robe de soie vert d’eau, une grande poupée, imposante et souriante, une poupée vêtue comme une milady, avec de belles boucles soyeuses qui tirebouchonnaient autour de ses joues d’émail, un fichu de dentelles à la reine, et des souliers de maroquin à boucle d’argent, bien brillante.... L’enfant tomba à genoux devant la « dame » et, tout de suite, elle l’appela Yvonne. Elle se vêtit en quelques instants, et, tenant « sa fille » dans ses bras, elle descendit à la salle. La mère Rouault, la voyant paraître en compagnie de ce jouet merveilleux tel que son imagination n’en avait jamais rêvé, s’exclama, stupéfaite :

– Bon Dieu, Solange, qui t’a donné cette poupée-là ?

– Madame, répondit simplement l’enfant, c’est le petit Jésus.

La Bretonne resta bouche bée : encore qu’elle fût croyante, ce miracle-là, tout de même, lui paraissait dépasser les bornes de la puissance divine. Pourtant l’évidence l’écrasait : elle savait bien que jamais nul n’aurait pu se procurer à Ploubalay une pareille merveille, pas plus qu’à Matignon, d’ailleurs, ou même à Saint-Malo ou à Rennes. Elle en devint, du coup, très respectueuse, examina, sans trop oser y toucher, la dame que lui présentait triomphalement Solange ; puis elle appela son homme.

– Guette donc, Rouault, ce que le petit Jésus vient d’apporter à notre demoiselle !

Rouault fut moins étonné ; c’était un cœur simple, peu connaisseur, du reste, en soieries et en affiquets. Mais déjà des voisines étaient accourues. Elles jabotaient, les mains jointes d’admiration. Quelques-unes s’inclinaient naïvement devant le prodige indiscutable. D’autres, plus sceptiques, demeuraient hébétées, s’interrogeaient sans trouver une explication satisfaisante. Solange, elle, s’inquiétait peu de leur émoi, berçait Yvonne, l’embrassait avec précaution, osant à peine effleurer du bout des lèvres les boucles blondes et les joues luisantes de sa fille ; elle la mit à la fenêtre, lui montra la courte perspective de la grande rue de Ploubalay, puis, comme la mère Rouault, revenant aux choses pratiques, l’expédiait en commission au bout du village, chez le bourrelier Coiquaud qui vendait des fèves, l’enfant, radieuse, emmena avec elle sa poupée.

 

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L’évènement était déjà connu dans la moitié du bourg ; les paysannes se mettaient sur leur seuil, pour voir ; Solange passait, grave et fière, comprenant son importance. Quand elle arriva devant l’église, où se tenait, à son ordinaire, à cheval sur sa chaise, le sergent Metzger, elle ne pensa pas cette fois à se détourner : quel danger la pouvait menacer en un pareil jour ? Sa joie intérieure était si complète qu’elle n’avait plus peur de rien ni de personne ; et quand le sergent l’appela, lui demandant ce qu’elle portait, elle s’arrêta, avec aplomb, et s’approcha du soldat :

– C’est une poupée.

– Une belle poupée ! D’où tiens-tu ça, gamine ?

– Monsieur le sergent, c’est le petit Jésus qui me l’a donnée.

Le Jacobin se leva, terrible, repoussa sa chaise d’un coup de pied.

– Tu dis ? hurla-t-il.

– C’est une poupée que le petit Jésus vient de m’apporter pour mon Noël, répéta l’enfant.

Metzger était médusé de tant d audace :

– Tu te figures, ricana-t-il, que je vais croire à ces...

Devant l’air candide de l’enfant, il s’arrêta ; mais, lui prenant des mains la poupée, il l’examina soigneusement :

– Une belle dame, c’est vrai, fit-il, une vraie lady ; et tiens, regarde ce qu’il y a d’écrit sous les semelles de ses brodequins ; Berkint-London. Il est donc anglais le petit Jésus ?

– Je ne sais pas, monsieur, répondit, en reprenant sa dame, Solange, dont toute la joie était gâtée.

– Nous allons voir ça, gronda le sergent.

Se tournant vers le poste, il appela :

– La Cocarde !

Un caporal parut.

– Quelqu’un est-il entré hier dans le village ?

– Je ne pense pas, sergent ; les hommes ont fait bonne garde. C’est vrai que, sur le soir, les chiens ont hurlé d’une drôle de façon : mais nous avons battu les haies et nous n’avons rien vu.

– C’est bon, rassemble tes hommes.

Il raccrocha sa giberne, sangla son ceinturon, prit son fusil, et, en tête de sa troupe, il se dirigea vers la maison Rouault. Solange, instinctivement angoissée, marchait près de lui, allongeant le pas, et tenant serrée contre son cœur la jolie Yvonne, toujours souriante. En arrivant chez les Rouault, le sergent disposa ses soldats, en plaça deux en sentinelle devant la porte, en dissémina d’autres dans le verger, derrière la masure, qui se trouva cernée de toutes parts. Puis, suivi du reste de ses hommes, il entra dans la salle, tenant Solange par la main, s’assit sur un banc, attira la petite entre ses genoux et, d’un ton très radouci, pour l’amadouer, sans doute :

– Allons, petite, raconte-moi tout.

Le cœur bien gros, un peu haletante, à voix très basse, elle commença son récit : elle dit « son rêve », l’homme qu’elle avait cru voir dans sa chambre, l’illusion des baisers reçus, et, au matin, sa surprise en découvrant la belle poupée.... Le sergent ne perdait pas un mot. Tout à coup, se tournant vers ses soldats qui, debout, assistaient à l’interrogatoire, il commanda :

– Allons, demi-tour, vous autres, et gardez-moi les dehors de la maison ! Feu sur le premier qui fera mine de s’en évader !

Les hommes sortirent ; Metzger resta seul avec la fillette.

– Voyons, gamine, tu dis que l’homme t’a embrassée... qu’il t’appelait « ma petite Solange »... qu’il s’est agenouillé près de ton lit et qu’il a pleuré ?

L’enfant, aux questions, répondait oui, de la tête, ne voulant pas mentir, et pressentant pourtant qu’une catastrophe la menaçait. Metzger ne se hâtait pas d’agir. Il posa ses rudes mains sur les épaules de Solange et, comme se parlant à soi-même :

– Oui, dit-il gravement, j’ai une mioche comme ça, au pays, là-bas, en Alsace, à Gerstheim... elle a huit ans, elle aussi,... et pareillement, voici deux années pleines que je ne l’ai pas vue.... Pour l’apercevoir, même endormie, dans l’ombre, pour l’embrasser un instant, pour la sentir sommeiller sur mon épaule, ses cheveux blonds contre ma joue... moi aussi je risquerais ma tête.... Tous les pères sont les mêmes, il paraît.

Il semblait réfléchir profondément. Puis, prenant son parti, rudement, il se leva, secoua la tête et, se tournant vers la parte restée ouverte :

– Deux hommes avec moi, fit-il, on va fouiller la bicoque.

Solange poussa un cri :

– Monsieur le sergent, attendez !

Elle l’avait écouté et, subitement, elle avait compris : c’était son père qui, la nuit, affrontant la mort pour rester durant quelques minutes près de sa fillette, avait quitté l’exil, traversé les mers, débarqué dans les rochers, rampé, sous le fusil des sentinelles, jusqu’au village. C’était son père qui, à l’idée que sa petite serait sans jouet pour son Noël, lui avait apporté la « dame ». C’est son père qui est là-haut, tapi dans le grenier, et qu’on va prendre, qu’elle va voir enchaîner, et qui partira entre quatre soldats....

Alors, la pauvre petite, le cœur crevé, avec de gros sanglots qui secouaient ses épaules, se jeta sur le sergent :

– Attendez ! attendez !

L’Alsacien reprenait sa mine brutale et sa voix rude :

– Quoi encore ? fit-il.

Solange avait une inspiration : pour sauver son père, elle aurait donné tout ce qu’elle possédait ; mais elle ne possédait rien qu’une poupée. Elle eut l’idée d’un grand sacrifice :

– Monsieur le sergent, vous avez une petite fille... de mon âge... qui ne vous a pas vu depuis deux ans ?

C’était au tour de Metzger à répondre oui, d’un signe.

– Eh bien ! eh bien ! ajouta Solange, les pleurs aux yeux, peut-être que, puisque vous n’étiez pas là, le petit Jésus l’aura oubliée.... Prenez ma poupée, envoyez-la lui, je la lui donne.

Le soldat se pencha vivement vers la fillette ; il la regarda de ses gros yeux tout humides ; il soufflait très fort, ses lèvres tremblaient sous sa moustache, et l’on distinguait sur ses joues ce mouvement des muscles qui dénote une émotion comprimée. Les deux hommes commandés entraient dans la salle.

– Tais-toi, petite, et ne crains rien, dit à voix basse le sergent.

Puis, s’adressant aux soldats :

– Nous allons monter là-haut, et tout visiter. Armez vos fusils et ouvrez l’œil. Toi, la mioche, passe devant.

Les trois militaires et la fillette gravirent l’escalier : parvenus à la mansarde, le sergent posta l’un de ses hommes à l’entrée de la chambre, l’autre près de la fenêtre, puis, ouvrant le grenier, il y pénétra seul, et referma la porte sur lui. Le cœur de Solange galopait dans sa poitrine. Au bout d’un instant, la porte du grenier se rouvrit, Metzger reparut :

– Il n’y a rien là-dedans, dit-il. Redescendons. L’oiseau s’est envolé. Nous sommes bernés.

Et quand il se retrouva dans la salle du bas, seul avec Solange, il se pencha sur elle et lui glissa à l’oreille :

– Retiens bien ceci : « L’homme » peut rester là-haut toute la nuit prochaine et la journée du lendemain. Dis-lui d’être tranquille, il ne sera pas inquiété. Qu’il parte la nuit suivante, qu’il gagne Lancieux et Saint-Briac, où il pourra se rembarquer ; le pays ne sera pas gardé, j’emmènerai ma troupe d’un autre côté. As-tu bien compris ?

– Oui, monsieur le sergent.

– C’est bon ! Quant à la poupée, je la prends : je l’enverrai à ma petite Odile. Je la prends, parce qu’un autre pourrait s’étonner comme moi que le petit Jésus apporte d’Angleterre des bibelots pareils à des bambines de ton âge. Cette fille-là t’occasionnerait trop de malheur. Là-dessus, motus ! Et n’oublie pas : par Lancieux et Saint-Briac.

Il sortit, rassembla sa troupe que, le soir même, il emmenait pour trois jours, avec les dogues, en expédition du côté de Matignon.

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Telle est notre histoire à toutes les trois, ajouta la marquise de Flavigny, le seul drame de notre existence, à Odile, à Yvonne et à moi. Quinze ans plus tard, quand je me mariai, je fis avec le marquis le voyage d’Alsace ; j’allai à Gerstheim, je m’informai du sergent Metzger, de sa fille Odile, car tous ces noms, vous pensez bien, étaient fixés dans ma mémoire. Je trouvai le vieux soldat dans sa houblonnière : il avait quitté le service, après avoir été décoré, à Austerlitz, de la main de l’Empereur. Bien souvent, il avait conté l’histoire de la petite Solange à sa fille qui avait conservé la « dame » ; quand il mourut, quelques années après, je pris Odile avec moi ; elle me rapporta Yvonne, et, depuis ce jour, nous ne nous sommes plus quittées.

 

 

Georges LENÔTRE, Légendes de Noël,

contes historiques, 1916.

 

 

 

 

 

 

 

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