Des rêves !

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michelle LE NORMAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’AI un grand ami qui m’apprend parfois, étonné, qu’il a rêvé à moi. C’est une chose extraordinaire pour lui, car son sommeil est, paraît-il, comme un trou noir où ne passent jamais de visions !..

Malheureux homme et malheureuses gens qui ne rêvent pas ! Vous n’êtes pas comme ma cousine Arline et moi, qui avons, chaque matin, quatre ou cinq rêves à nous raconter et qui vivons ainsi doublement, triplement, quadruplement et même quintuplement ! Sans compter que nos rêves sont de véritables représentations cinématographiques.

Si je lis, un jour, le voyage de Loti aux ruines d’Ankor, je vais, le soir suivant, les visiter. Je vois des pierres fleuries de végétations nouvelles pour moi et incomparables, des lierres à clochettes roses ou bleues ou or. Je vois un ciel de teintes merveilleuses ; des forêts effrayantes hantées par des monstres à figure de sphinx : enfin, une ruine monumentale à sculptures étranges sur des pierres brunes, lézardées, moussues. Je monte à l’intérieur dans des couloirs en pente ou sur des marches usées et innombrables, et j’aperçois, par une ouverture semblable aux découpures d’un clocher, tout un panorama. Des arbres verts, aux feuilles larges et bizarres, des ponts, des lacs, un pays splendide où tout est grandeur et beauté.

Une autre fois, si j’ai, dans la journée, entendu parler de guerre, je me bats.

Le théâtre de la guerre se trouve être, par exemple, le Sault-au-Récollet. Je suis abritée dans une vieille maison basse, en pierres des champs, blanchie à la chaux à l’intérieur, et nue, sans autre meuble qu’un long banc de bois devant une cheminée sans feu. J’entends les bruits d’obus, les canons, les halles qui sifflent. Je sors porter un message. Je rencontre une petite "boche" qui me vole ma montre. Je l’arrête au nom de la loi, et je lui enlève la sienne, qui est plus belle que la mienne, et précisément comme j’en veux une depuis longtemps. Après cette mauvaise action et après avoir livré la petite aux soldats – sans sa montre – je m’en retourne bourrelée de remords. La punition me suit de près. Le feu se met à crépiter derrière moi. Je cours. J’entends siffler une balle ; elle me transperce l’épaule. Je retourne à la maison. Un médecin me panse. Je ressors dans le parterre. Je vois un petit bonhomme qui a l’air de jouer à cache-cache et se montre tour à tour à chaque fenêtre de ma masure. Un soupçon, que je chasse aussitôt, me traverse l'esprit. Non, ça ne peut pas être un espion, il a le visage d’un chérubin ! Une explosion achève ma pensée. Les pierres volent en éclats dans un tourbillon de fumée et il ne reste bientôt plus que le solage et des débris, pêle-mêle. Je m’éveille. Je touche l’endroit de mon épaule où la balle me frappa et il se trouve que justement à la place de cette prétendue blessure, je découvre la croix de mon chapelet qui s’imprimait dans mon dos !

 

 

 

Michelle LE NORMAND, Couleur du temps,

Montréal, Éditions du Devoir, 1919.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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