L’abbé « L’Entrain »

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Georges LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ON n’était pas riche chez les Faivre vers l’époque où Louis XVIII retrouvé régnait sur les Français ; le travail du père suffisait bien petitement à l’entretien du lourd ménage ; la mère était absorbée par l’angoissant problème de nourrir, d’habiller et d’éduquer ses seize enfants. On se sentait d’autant plus pauvre que la famille Faivre d’Arcier avait naguère tenu bon rang, possédé des terres et des rentes ; tout avait sombré dans la Révolution, et jusqu’au nom noble qu’on ne portait pas, n’étant plus en état de le soutenir. Mais si l’on s’accommodait de la pénurie présente, l’atavisme du brillant passé n’en faisait pas moins des siennes et Mme Faivre s’inquiétait de découvrir chez l’un des garçons, Prosper, le quatorzième de la nichée, des « idées de grandeur ». Cet ambitieux marmot ne se plaignait-il pas de ne pouvoir, faute de vêtements convenables, suivre la procession de la Fête-Dieu ! Bien plus, ayant aperçu dans un bazar un petit sabre dont il rêvait, il tourmentait sa maman pour obtenir d’elle l’achat de ce jouet longtemps convoité. Elle prit l’enfant par la main, « le conduisit à l’église d’Ainay, devant la chapelle des fonts baptismaux et, montrant la dalle qui en forme la marche, elle lui avoua qu’elle s’asseyait là pendant la messe du dimanche, n’ayant pas de quoi payer sa chaise ». La leçon ne fut pas perdue, Prosper comprit que, pour avoir un sabre, il faut le conquérir ; il se mit courageusement au travail, fréquenta assidûment les ateliers du menuisier et du serrurier voisins, n’étant pas fixé encore sur la profession qu’il devait choisir. Quand il eut douze ans, on l’expédia chez des parents de Saint-Claude qui consentaient à se charger de lui ; comme il ne possédait d’autres jouets que quatre petits chandeliers d’étain, il s’amusait continuellement à dresser des autels en miniature ; on en conclut inconsidérément qu’il manifestait du goût pour la vie religieuse et il fut placé au petit séminaire de Luxeuil où on le retint durant toute une année : douze mois de pleurs, d’ennui déprimant, de morne tristesse, au bout desquels il parvint à se faire renvoyer. Quand il eut rallié la maison paternelle, il fallut bien reconnaître qu’on s’était trompé ; les préférences de l’adolescent ne le portaient point vers le cloître mais, bien au contraire, vers le théâtre ; tout en essayant du métier de tourneur, et en suivant les cours de la faculté de médecine, il formait ses camarades en troupe comique et organisait des représentations dont il était à la fois l’impresario, le décorateur, le machiniste, le chef d’orchestre et le premier rôle. Telle était sa passion : serait-il auteur dramatique célèbre ou acteur adulé des foules ? Il n’en savait rien ; mais il avait trouvé sa route et allait s’y élancer quand sa maman, épouvantée, le supplia de renoncer à cette décevante carrière. Il obéit, la cœur navré... Prosper, à dix-sept ans, était donc encore incertain de l’avenir et dans cette indécision où le moindre incident détermine une oscillation décisive. L’incident se produisit sous la forme d’un régiment de cavalerie qui défila dans sa rue : le bruit des pas des chevaux sur le pavé, le cliquetis des fourreaux cognant les étriers, firent passer en l’âme de Prosper un frisson martial et éveillèrent avec éclat sa vocation. C’est juré, il ne sera ni prêtre ni acteur, il sera dragon ; et le voilà fréquentant les casernes, se liant d’amitié avec des sous-officiers instructeurs, cavalcadant du matin au soir, promu à l’état mythologique de centaure et affecté, par suite, à l’école de cavalerie de Saumur où ses promesses lui valurent de flatteurs suffrages. Après deux ans, il reparaît à Lyon, brigadier d’école au 3e dragons. Un succès si rapide prouve clairement que, cette fois, il ne s’est pas trompé : le destin l’a créé pour être cavalier et, quand il voltige, devant les recrues, au manège, ou galope, au champ de manœuvres, en tête de son demi-peloton, il connaît la plénitude des joies humaines.

Le vieux proverbe dit vrai quand il assure que l’homme s’agite et que Dieu le mène : eh bien ! non, le brigadier Prosper Faivre n’avait pas encore rencontré sa véritable voie. Il surveillait un jour le pansage des chevaux quand la ruade d’une bête rétive le blessa gravement : trois mois d’hôpital, réforme, désespoir. Que faire ? Il se remit à la médecine, mais sans goût ; l’un de ses anciens chefs, le voyant désemparé, tenta de le réconforter, disant : « Puisque tu ne peux plus être soldat, reviens-nous comme aumônier... » Ce fut un coup de lumière ; résolument, Prosper sollicite son admission au séminaire Saint-Irénée ; la Révolution de 1830 l’en chasse ; il accepte d’être le précepteur des quatre enfants d’une noble famille, revient au séminaire dès que ses portes se rouvrent, est ordonné diacre et dirige la maîtrise à l’église d’Ainay. Il n’est pas très favorablement noté par ses supérieurs, non point que sa conduite prête à la moindre critique, mais, de santé débile, très médiocre prédicateur, il passe pour manquer un peu du prestige ecclésiastique. On l’expédie avec deux novices, et quatorze francs pour tout viatique, au château ruiné du Poyet, « où les trois exilés vivent, toute une saison, de débrouillages et de charités » ; il est nommé vicaire à Vourles, village situé en aval de Lyon sur la rive droite du Rhône, et c’est là que, un jour de 1834, l’abbé Faivre entend, dans le lointain, gronder le canon. On se bat à Lyon. Il retrousse sa soutane, passe le fleuve, arrive à la Guillotière où le 20e léger bataille contre les insurgés. L’ancien dragon se jette parmi les combattants, harangue les rebelles, calme les troupiers, sauve la vie d’un soldat que les émeutiers vont jeter au Rhône ; il est applaudi par les deux camps, acclamé, cité à l’ordre du jour et rentre à Vourles pour apprendre que l’archevêque l’a nommé vicaire à l’église d’Ainay. Paroisse difficile qui comprend l’aristocratique Bellecour, le quartier des Célestins où le voisinage du théâtre attire les comédiens et les ballerines en quête d’engagements, et Perrache, région misérable des cabarets borgnes, des tapis-francs et des coupe-gorge. L’abbé Faivre est là tout de suite populaire : il a vu tant de choses, essayé tant de métiers ; aux gens de théâtre il parle le langage des coulisses en connaisseur des misères et des déceptions de la profession ; avec les rôdeurs de Perrache il emploie la langue verte des bouges et les moins maniables sont conquis par la rondeur démocratique de ses façons ; s’il se hasarde du côté des casernes de la Part-Dieu, il stupéfie cavaliers et fantassins par sa compétence en équipement, manœuvres et théorie. Seules les opulentes dévotes de Bellecour sont effarouchées par cet étrange ecclésiastique, à la soutane rapiécée, aux cheveux en broussaille, qui serre, en pleine rue, la main aux déguenillés et revient de ses randonnées si dénué d’argent qu’il est obligé de se détourner par le pont de la Guillotière parce qu’il ne lui reste pas en poche un liard pour payer son passage aux autres ponts. Pourtant, quand, en 1848, est proclamée la République, mot terrifiant qui évoque les hécatombes de 1793, quand les Voraces descendront tout armés des hauteurs de la Croix-Rousse et se formeront en milice nationale, l’abbé Faivre sera très en faveur dans les quartiers riches, car il saura le secret d’amadouer les sans-culottes ; c’est un peu grâce à lui que l’on verra cette chose étonnante d’un canut en bonnet phrygien monter la garde d’honneur à la porte de l’archevêché et les jacobins locaux inviter le clergé à bénir les arbres de la Liberté. Durant plusieurs mois, l’abbé courra les clubs rouges, partout bien accueilli, si franc, si chaleureux, si tolérant, si actif et entraînant que, lorsqu’il paraîtra dans quelque réunion populaire, on le saluera du cri « Vive l’abbé l’Entrain ! ». C’est le surnom que lui vaudra sa fougue conciliante. En 1849, quand se déchaînera, chez les sans-travail, l’émeute de la faim, on le verra encore, marchant avec les troupes, à l’assaut des barricades et, la lutte terminée, nouvel avatar, il défendra devant le conseil de guerre les insurgés capturés. Un beau matin, dix-huit cents Voraces marcheront en colonnes serrées, tambours en tête, pour aller solennellement offrir à l’abbé l’Entrain un drapeau sur lequel ils auront fait broder : Gloire au Christ ; honneur au prêtre qui l’imite.

N’est-ce pas que voilà une figure peu banale et qui valait d’être tirée de l’oubli ? Les Notes et Documents qu’a publiés sur l’abbé Faivre M. Martin Basse, secrétaire de la commission municipale du Vieux Lyon, ont l’attrait d’une suite d’épisodes aussi pittoresques que ceux d’un film. Car l’histoire ne finit pas où nous en sommes ; elle commence à peine. À la suite de ces exploits l’abbé Faivre en effet rentra dans l’armée : le maréchal de Castellane venait de créer, en 1852, aux portes de Lyon, le camp de Sathonay ; le gouvernement impérial désigna un aumônier que le maréchal refusa ; son choix était fait, et l’abbé Faivre fut installé au camp, avec quelle joie ! on le devine. « Installé » est un terme impropre : l’abbé ne disposait que d’une baraque ouverte à tous les vents et qu’il négligea toujours d’aménager ; il écrivit simplement sur sa porte : Ici, la paix et un ami. Au reste, il n’avait ni cuisinière ni domestique et faisait lui-même, le lundi, son rata pour toute la semaine, et quel rata ! Une sorte de brouet inédit, très noir, de haut goût, dont jamais aucun cantinier ne parvint à surprendre la recette. En revanche, quelle ivresse quand, sur son cheval d’ordonnance, la soutane relevée sur ses hautes bottes, le chapeau à larges bords orné d’un galon d’or, emblème de sa dignité, il galopait à travers le camp, aux côtés du maréchal, parmi un rutilant état-major où il coudoyait les Canrobert, les Randon, les Bourbaki, les Saint-Arnaud, les MacMahon, qui le traitaient en camarade ! Et quelle émotion quand, aux grandes fêtes, il célébrait l’office en plein air, devant ses trente mille paroissiens en pantalon rouge, genou à terre, rangés en bataille, clairons sonnants, tambours battants, les sapeurs barbus, à tablier de peau blanche, immobiles, hache à l’épaule, alignés autour de l’autel ! Les heures que vivait alors l’ancien dragon surpassaient en magnificence les plus irréalisables de ses rêves d’enfant ; et pour que rien ne manquât à la féerie de son bonheur, il créa au camp un théâtre dont il était le directeur et où les soldats jouaient le vaudeville devant un parterre de belles dames, venues de Lyon sur l’invitation du maréchal. Même, il eut l’heureuse chance de compter parmi sa troupe une étoile de première grandeur, l’illustre Déjazet, de passage à Lyon, et qui, la pièce jouée, séduite par la bonhomie de l’aumônier-directeur, profita de sa présence au camp pour y faire – à soixante ans – sa première communion.

Pourtant, il restait encore à Prosper Faivre un désir à satisfaire : après la guerre de Crimée, bon nombre de vieux soldats, morts devant l’ennemi, laissaient des orphelines, nées dans les camps, et dont l’avenir l’épouvantait. Il en avait recueilli quelques-unes, mais combien d’autres restaient sans soutien ! Il découvrit, aux environs de Sathonay, un vieux château en ruine, sans toit, ni portes, ni fenêtres, entouré d’un grand jardin tout en broussailles. Comme ces pauvres fillettes seraient bien là ! On lui loue cette masure inhabitable pour soixante francs par an ; il enfourche son cheval, s’en va chez le maréchal, expose son plan : il n’a pas un sou ; il lui faut une escouade de maçons, de peintres, de menuisiers, de serruriers, de vitriers, de jardiniers ; il lui faut des outils, du fer, du bois, du plâtre, des moellons, des ardoises, de la vaisselle, des meubles, du linge et de l’argent ; mais cela ne l’inquiète pas : il sait que le miracle se fera. Et le miracle s’accomplit ; il dure toujours, depuis soixante-quatorze ans. L’abbé l’Entrain est mort, – la défaite de 1871 l’a abattu ; – mais sa charité survit et, aujourd’hui, l’œuvre des petites-filles de l’armée abrite, au vieux château de Sathonay, toute une jeune troupe de pupilles de la nation, de fillettes de sous-officiers, de caporaux et de soldats que l’on prépare au certificat d’études et auxquelles on apprend la cuisine et la couture ; elles reçoivent, en outre, à leur sortie, un trousseau complet et un petit pécule. Mais les temps sont durs, et l’œuvre des petites-filles des soldats n’est point riche. Chaque année, les charitables femmes qui en assument la charge espèrent que, à l’heure où se distribuent les récompenses académiques, il leur tombera du ciel du quai Conti un de ces prix magnifiques qu’un bienfaiteur opulent a fondés au profit des familles nombreuses. Or, celle de Sathonay a soixante enfants...

 

 

Écrit en 1930.

 

 

 

Georges LENÔTRE, Nos Français : Portraits de famille,

Grasset, 1941.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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