Les trois Persans

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Georges LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUAND nos journaux illustrés nous montrent, et la chose est fréquente, – ces reproductions d’instantanés représentant quelqu’une des nombreuses conférences où les diplomates des nations alliées discutent les grands intérêts de la société future, on ressent, à contempler ces images, une indéfinissable émotion, plus poignante, à coup sûr, que la simple curiosité. Le décor est souvent banal, le luxe de l’ameublement est purement « officiel » ; les importants personnages groupés là ne sont point, pour la plupart, particulièrement séduisants ils sont vieux ; quelques-uns « bedonnent » ; leurs têtes sont chauves, leurs attitudes lasses et sans gaieté, et la lumière crue tombant des fenêtres n’avantage pas leurs physionomies pensives et peu souriantes. Cependant, pour qui songe, il se dégage de l’ensemble une impression de grandeur et de solennité. Que sortira-t-il de ce lieu fatidique ? Sera-ce cette concorde universelle à laquelle le pauvre monde aspire depuis le début des siècles ? Cette salle, au contraire, sera-t-elle seulement, comme tant d’autres, le théâtre de discussions poliment acrimonieuses et de vaines protestations de fraternité ? Sera-ce l’harmonie rêvée, ou la menace de nouvelles calamités ? À moins d’un avortement qu’on n’ose ni ne veut prévoir, l’avenir de l’humanité va naître là, et voilà pourquoi sont si attachantes ces images où les regards ne trouvent rien qui les retienne, mais où la pensée s’attarde avec une sorte d’anxiété.

Ces hommes qu’on voit là, tournés vers le photographe, sont les représentants de tous les peuples civilisés venus dans le but d’établir et de rédiger enfin la police d’assurance des nations contre le plus effroyable des fléaux. Mais sont-ils vraiment de ces « hommes de bonne volonté », auxquels est promise la paix bienfaisante ? Ont-ils bien chassé de leurs esprits tout souci d’intérêts particuliers, tout préjugé égoïste ? On les voudrait des anges... peut-être ne sont-ils que des diplomates. Et l’on pense ainsi à ce que doivent éprouver ceux qui, dans cette assemblée, représentent notre France : hommes éminents dont le talent, la loyauté, l’autorité, l’expérience sont universellement reconnus. Quelle tâche redoutable d’être, devant le monde attentif, les porte-parole de notre pays victorieux, sous les regards mauvais de l’ennemi abattu, ruminant son humiliation et sa rancune ! Quelle noble mission d’avoir à prouver que, – comme l’écrivait récemment un Lorrain de race, – « la France est encore la nation la plus douce, la plus délicate, la plus humaine, la plus réellement civilisatrice que le monde ait jamais connue. »

Je m’excuse de ce préambule, sans autre prétention, on peut le croire, que de relier à l’actualité l’anecdote que j’ai à conter. Elle date d’un temps où il n’était pas question d’un tribunal suprême des nations ; la raison du plus fort était toujours la règle du monde, et les opprimés devaient se résigner à subir le joug, sans avoir à qui faire entendre leur plainte. Or, en 1827, la guerre étant déclarée entre la Russie et la Perse, le souverain de ce pays, afin de soutenir la lutte contre son puissant adversaire, imposa à ses sujets des contributions extraordinaires ; toutes les cités du royaume, tous les villages durent fournir au trésor du shah une somme en proportion avec leurs ressources supposées, et celle qu’on exigea de la vieille ville de Khorrem-Abad fut énorme : elle équivalait à cinq mille francs de notre monnaie. Il faut dire que Khorrem-Abad, dans le Khourdistan, était une pauvre agglomération d’Arméniens catholiques, vivant misérablement de leurs cultures. Le chiffre de la contribution leur parut fantastique et tel que jamais ils n’en avaient entendu énoncer de pareils. Cependant il fallut payer, sous peine de voir les musulmans emmener les hommes en esclavage et vendre les femmes et les enfants aux marchands de Mossoul ou d’Erzeroum. Khorrem-Abad ne possédait pas un sol en caisse. Les habitants s’assemblèrent et résolurent de contracter un emprunt ; des juifs de Bagdad consentirent à prêter la somme, mais à un taux d’intérêt, qui devait la tripler en cinq ans. Si, ce délai expiré, elle n’était pas complètement remboursée, il faudrait vendre comme esclaves les femmes et les filles de Khorrem-Abad, jusqu’à pleine satisfaction des créanciers.

Les trois premières années s’écoulèrent sans que le miracle escompté se produisît. Khorrem-Abad était toujours sans argent ; un terrible cauchemar pesait sur la ville : comment, quand viendrait l’heure de l’effrayante échéance, serait-il possible d’éviter la dispersion ? Il ne fallait pas songer à un nouvel emprunt, dont le seul résultat serait de retarder la catastrophe en la faisant plus cruelle et plus générale ; impossible, d’ailleurs, d’implorer la munificence du shah, qui considérait comme des intrus dans son empire les Arméniens catholiques. Isolés en plein Islamisme, ces malheureux se sentirent perdus ; rien ne pouvait les soustraire à la catastrophe dont chaque jour écoulé rapprochait le terme menaçant. C’est alors qu’un des anciens de la ville, qu’on appelait David, fils de Gabriel, se mit à songer qu’il y avait, sur la surface de ce triste monde, un pays au nom très doux, – la France, – dont le renom secourable était fameux dans tout l’Iran. Si cette puissante et charitable nation connaissait la détresse des pauvres gens de Khorrem-Abad, nul doute que, d’un geste généreux, elle les tirât de peine ; car jamais les malheureux ne l’avaient sollicitée en vain, et son large cœur était plein de tendresse pour ceux qui souffrent. Ainsi parla David, fils de Gabriel, et ce qu’il y a d’admirablement touchant dans cette histoire, qui n’est point du tout une légende, mais un épisode parfaitement authentique du martyrologe des Arméniens, c’est qu’il ne se trouva personne à Khorrem-Abad pour rire de l’idée de David. Au contraire, tous s’accordèrent à la persuasion que, si la France savait leurs angoisses, ils seraient sauvés.

Mais, comment entrer en communication avec ce pays lointain ? À qui s’adresser ? Où écrire ? La lettre parviendrait-elle ? Et, si elle arrivait à destination, celui qui la recevrait ne pourrait-il pas croire à quelque mystification ? Khorrem-Ahad était certainement inconnu des Parisiens, et aucun d’eux ne voudrait risquer une somme si importante, en l’expédiant par la poste à cette bourgade hypothétique. Sur quoi David reprit la parole. Il connaissait, lui, un Français. Vingt ans auparavant, un voyageur, venu de Paris, avait traversé Khorrem-Abad ; il avait même assisté au service divin dans la pauvre église de la ville, où il séjourna durant quelques jours, et David lui avait servi de palefrenier. Il n’avait pas perdu le souvenir de la bonté, de la simplicité affable, de la générosité de ce Français entreprenant. Par malheur, il ne se rappelait plus son nom ; mais peu importait ! C’était à cet homme qu’il fallait s’adresser si l’on voulait sortir de peine. D’ailleurs, il ne s’agissait pas d’écrire, mais d’aller trouver ce voyageur charitable ; et David se proposait comme émissaire de ses concitoyens. On avait deux ans de répit. Il irait à Paris, se mettrait à sa recherche, et, quand il aurait rencontré celui en qui il mettait son espoir, il lui exposerait la situation tragique de la colonie arménienne, certain, sinon de rapporter l’argent, du moins de recevoir un utile conseil et une assistance profitable. Alors dans l’assemblée se levèrent deux autres habitants de Khorrem-Abad : Kiril, fils de Yousouf, homme dans la force de l’âge, et Yousouf, fils de Yohan, qui n’avait pas encore vingt ans. Tous deux déclarèrent que la conception de David était excellente ; ils s’offraient à l’accompagner. Quelques sceptiques, – il y en a partout, – alléguèrent que l’expédition serait rude, personne n’étant assez riche pour subvenir aux frais d’un tel voyage. David, Kiril et Yousouf protestèrent qu’ils partiraient sans argent et vivraient d’aumône au cours de leur route. Mais quel chemin prendraient-ils ? Où était située la France ? Comment se diriger dans ce long trajet, puisqu’aucun des trois délégués ne connaissait un seul mot de français ? « Dieu nous conduira », répondit David, qui était le plus vieux et le plus sage. Sur quoi on leur souhaita bon voyage. Ils partirent.

Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’ils arrivèrent. Après six mois de marche et de mendicité, ils entrèrent dans Paris un soir d’hiver. En quel état ! Leurs longues robes étaient en lambeaux ; ils étaient chaussés de babouches en guenilles ; leurs bonnets de fourrure avaient souffert mille avaries, et leurs barbes, que, en qualité de pèlerins, ils n’avaient pas coupées depuis leur départ de Khorrem-Abad, couvraient leurs poitrines et s’allongeaient jusqu’à la ceinture. Paris ne s’étonne pas facilement ; cependant les trois voyageurs furent remarqués dans la longue rue du faubourg par lequel ils descendaient vers le centre de la ville. Les gens se retournaient, riaient un peu et passaient ; ceux qui avaient lu quelques-uns des contes des Mille et une nuits discernaient au costume la nationalité de ces étrangers : « Tiens ! des Persans ! », disaient-ils. Puis ils allaient à leurs affaires sans plus s’émouvoir de la rencontre.

Cependant David, Kiril et Yousouf, tout en s’ébahissant de la cohue, de l’étroitesse et du dédale des rues, et de l’immensité de la ville, étaient parvenus jusqu’aux quais de la Seine et hésitaient à franchir le fleuve, quand un gamin qui les suivait depuis quelque temps ne se tint plus de leur demander ce qu’ils cherchaient. Ils ne comprirent pas sa question ; mais, recourant à la mimique qu’ils avaient employée depuis bien des jours, ils portèrent la main à leur bouche, puis ils penchèrent la tête en fermant les yeux, ce qui, dans tous les pays du monde, signifie qu’on a faim et qu’on voudrait bien dormir. L’enfant, qui d’abord n’avait pensé qu’à se gausser de ces personnages de mi-carême, sentit s’émouvoir, devant leur misère trop apparente, son bon cœur de petit Parisien ; d’un geste, il engagea « les Persans » à le suivre ; ils marchèrent à sa remorque pendant bien longtemps. Il les conduisit rue Mouffetard, chez un logeur qu’il connaissait ; mais celui-ci refusa nettement d’héberger cette mascarade. Il ne pouvait, allégua-t-il, d’après les règlements, recevoir pour la nuit quiconque n’était porteur d’un livret ou d’un passeport, et il ne voulait pas risquer une contravention pour des étrangers dont la mine n’était point engageante. Les pauvres pèlerins, harassés, suivaient la discussion, comprenant que leur sort se jouait ; ils auraient bien voulu s’asseoir et rester dans cette salle basse où il faisait chaud et où régnait un délicieux parfum de miroton et de hareng frit. Ce désir était si vif, qu’il ouvrit leur entendement, et l’un d’eux sortit de sa poche des papiers crasseux que le logeur examina : véritable grimoire auquel il ne comprit rien et qui le rassura d’autant mieux sur l’honorabilité des personnages. Il mit les papiers sous clef et fit signe qu’il consentait à recevoir ces Turcs pour une nuit. Le lendemain, il les éveilla dès la première heure, leur servit le café au lait, et, leur faisant signe de le suivre, les conduisit tout droit à la préfecture de police.

Personne, dans les bureaux, ne put comprendre un mot de leur langage, ni déchiffrer une ligne de leurs passeports chargés de visas extravagants. Comme on les traînait de corridor en corridor, et que leur présence faisait sensation dans le vieux local où régnait le préfet Gisquet, un Polonais, qui, en quête d’un parapluie égaré, cherchait le guichet des objets perdus, eut la complaisance de s’immiscer dans l’aventure et déclara parfaitement authentiques et valables les visas russes et polonais, et crut bien reconnaître que ces vagabonds venaient de Perse, par Constantinople et Varsovie. Quelqu’un qui passait dit :

« Il faudrait les conduire à M. Jouannin, qui a longtemps habité la Perse. »

Un agent fut chargé de la mission. M. Jouannin, qui, au temps de l’Empire, avait été chargé d’affaires à Téhéran, était bien connu à Paris. Par bonheur on le trouva chez lui. À sa vue, David poussa un cri de joie, se prosterna et, sanglotant d’émotion, il se traîna sur les genoux jusqu’aux pieds du vieux diplomate ébahi. David, fils de Gabriel, venait de reconnaître en lui ce Français qui, vingt ans auparavant, avait séjourné durant quelques jours à Khorrem-Abad, et auquel il avait servi de palefrenier. Le pauvre homme n’en revenait pas d’avoir été conduit, dès son arrivée, chez celui qu’il désirait voir, et qu’il s’était d’avance résigné à chercher durant plusieurs semaines. Il reconnut là l’intervention divine, et quand son émotion fut un peu calmée, il exposa à M. Jouannin le but de son voyage.

Le dénouement ne fait de doute pour personne. M. Jouannin avait de belles relations ; l’histoire merveilleuse des trois Persans se répandit dans toute la ville. David, Kiril et Yousouf connurent une vogue semblable à celle qui, vers la même époque, avait accueilli la Girafe, et dont devaient si largement bénéficier plus tard les frères Siamois. Tandis que les gens du monde organisaient une loterie au profit des habitants de Khorrem-Abad, les trois Arméniens, mis aux enchères, reçurent des offres magnifiques de la part des cafetiers des boulevards, désireux de les engager afin d’achalander leur établissement. Rien que pour figurer durant un mois dans un comptoir, on proposait des sommes bien supérieures à celle dont ils avaient besoin. Mais cette humiliation leur fut épargnée ; la loterie suffit, ou à peu près, à parfaire le chiffre. Le gouvernement l’arrondit et se chargea d’envoyer l’argent aux créanciers par les soins de ses consuls. La générosité des Parisiens permit même aux trois Persans de retourner dans leur pays en s’offrant le détour de Rome, et en voyageant de façon plus confortable qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors.

Je pense que, à Khorrem-Abad, ce fait singulier n’est pas oublié. S’il s’est, en effet, transmis par la tradition, il y a là-bas, certainement, des braves gens qui suivent avec une reconnaissante inquiétude les démêlés des peuples européens et qui forment des vœux pour la prospérité de la France à laquelle leurs ancêtres ont dû leur salut.

 

 

 

Georges LENÔTRE, Histoires étranges qui sont arrivées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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