L’oncle du communard

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Georges LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SI, comme dans les contes, quelque enchanteur me favorisait d’un talisman m’investissant du pouvoir de vivre une heure – une heure seulement – dans le passé, bien des spectacles, certes, solliciteraient ma curiosité. Supposé que cette bonne fortune m’arrive, j’ai bien réfléchi et fixé mon choix : je demanderais la Révolution ; et au lieu d’aller passer mon heure dans le tumulte de la Convention ou des Jacobins, je préférerais pénétrer chez Danton, par exemple, le trouver en pantoufles, sortant de table, assis dans son fauteuil, au coin de son feu, et faisant sauter ses enfants sur ses genoux, – ou encore suivre Camille Desmoulins, marchant avec Lucile sous les charmilles de Bourg-la-Reine et donnant des carottes à ses lapins. Au rebours des grands acteurs, il faut voir les hommes fameux, sans faux toupet et sans maquillage, dans l’intimité du chez-soi, quand ils ne jouent pas leur rôle.

Si les Cahiers rouges de Maxime Vuillaume ont pour l’historien un intérêt si puissant, c’est que personne ne fut placé comme l’auteur pour suivre l’insurrection communiste de 1871. Tout jeune, il y fut grandement mêlé. Ils étaient là une bande du quartier latin. On s’était connu à la brasserie, on se retrouvait au gouvernement. De politique, il n’y en a point dans ces récits. Ils n’en sont que plus précieux pour l’histoire. Quel document vaudrait la silhouette esquissée de Besson – un camarade de café – qu’on emmène dîner, en mai 1871, chez Protot, lequel en sa qualité de délégué à la justice habite le palais de la chancellerie. Jamais Besson n’avait rêvé pareilles splendeurs. Il ne cherchait pas à dissimuler la joie enfantine qu’il éprouvait à tenir en main une cuillère de lourde argenterie armoriée et à s’asseoir sur de larges sièges où s’étaient posées des princesses.

« Cette fois, ça y est bien, disait-il en se carrant ; nous y sommes. » Besson se trouva si agréablement à la chancellerie qu’il ne voulut plus en sortir : il y resta – comme concierge. D’ailleurs, c’était un brave homme ; ils étaient tous des braves gens, à les prendre ainsi loin de leurs clubs et des barricades. En 1794, Hébert était le modèle des époux et Marat, lui aussi, rendait sa femme très heureuse. Sans gratter beaucoup, on trouve presque toujours, sous la carapace de ces farouches Communards, un bon bourgeois, tendre, laborieux, simple, un peu craintif et apeuré tout le premier de son grand sabre, de sa grosse voix et de son panache.

Paget (Léopold) – cinquante ans, étudiant en médecine et proudhonien – est bombardé par la Commune directeur de l’Hôtel-Dieu ; il a invité les amis à déjeuner et les reçoit, tout ému, sous le portail de l’hôpital.

– Ah ! si maman me voyait ! leur dit-il ; ce qu’elle serait heureuse ! Elle qui m’en veut toujours de n’être qu’officier de santé et de ne pas prendre mes inscriptions pour le doctorat...

On entre ; Paget précède les camarades et gravit l’escalier d’un air digne : c’est manifestement un homme qui sent son importance et qui n’ignore pas que son règne datera dans les annales de l’assistance publique. Après qu’on a suivi de longs corridors, il se retourne, triomphant, vers ses invités.

– Eh bien, quoi ? jeunes gens, vous ne remarquez rien ?

Non, les jeunes gens n’ont rien remarqué, que les lévites grises et les bonnets de coton des malades qui se montrent au seuil des salles.

– Farceurs ! Mais lisez donc !

Paget indique sur le mur blanc, se détachant en lettres rouges, cette inscription : Corridor Blanqui.

– Et c’est comme cela dans toute la maison... Ah ! les noms de saints, ce que je les ai badigeonnés ; ça n’a pas été long !

Dans sa joie, il promène ses hôtes du haut en bas de l’hôpital : partout les anciennes appellations : salle Saint-Louis, corridor Sainte-Marthe, ont disparu pour faire place à des désignations plus conformes aux opinions de Paget : salle Barbès, corridor Proudhon... Le martyrologe révolutionnaire tout entier a été mis à contribution. Le citoyen directeur en exulte d’orgueil.

– Ce n’est rien que cela, fit-il ; vous allez voir mes sœurs.

– Tes sœurs ?

– Eh ! oui ; si vous voulez, mes citoyennes !

On entre dans une salle voisine ; des infirmières, vêtues de noir, ceinturées d’une écharpe rouge, s’empressent autour des malades ; à la tête de chaque lit est un bouquet de fleurs ; des fleurs encore sur une console adossée à la muraille.

– Les voilà, mes sœurs, indique Paget rayonnant : excellentes filles ; religieuses augustines hier, elles ont accepté de changer un peu leurs costumes : les voici maintenant en sœurs de la Commune !

Ce qu’il n’ajoute pas, c’est que lui, le révolutionnaire proudhonien et le plus doux des hommes, admire ces braves religieuses, dont le dévouement et l’abnégation sont sans bornes.

– Et puisqu’elles m’ont fait une concession, ajoute-t-il de sa voix menaçante, en agitant le bonnet de fourrure qu’il porte, à l’instar du savetier Simon, puisqu’elles m’ont fait une concession, je n’ai pas voulu être en reste. Approchez-vous ; dérangez ce bouquet à la tête du lit. Qu’est-ce que vous trouvez derrière ? Ma foi, oui ! c’est un crucifix... Ceux qui ne veulent pas le voir ne regardent que les lilas, voilà tout !

Les camarades étaient un peu ébahis. Mais Paget n’avait pas fini de faire admirer ses réformes. Il se dirigeait vers la console, au bout de la salle.

– Venez : ces grosses gerbes de fleurs...

Tout en parlant il faisait glisser sur le marbre les vases pleins de fleurs des champs, découvrant un tabernacle, une statue de la Vierge... La console était un autel.

– Eh bien, oui, rugissait Paget, c’est l’autel ! Que diable ! on n’est pas un ogre parce qu’on est de la Commune !... N’est-ce pas, ma sœur ? ajouta-t-il gentiment en interrogeant du regard une des religieuses qui riait de bon cœur.

Si ce Paget joua un rôle politique, j’ignore quel il fut ; il avait publié, après le 2 décembre, un petit journal, l’Éducateur populaire, bientôt supprimé, et une brochure, les Droits du travailleur, qui, je crois, lui valut l’exil. Mais il semble que nul ne peut se défendre de sympathie à l’égard de ce terroriste théorique qui paye des lilas aux bonnes sœurs pour le mois de Marie et qui, malgré ses cinquante ans, songe à passer son doctorat « pour contenter sa maman ».

Si Paget aimait les sœurs augustines, celles-ci le lui rendaient bien : quand l’armée de Versailles entra, quelques jours plus tard, dans Paris, elles lui offrirent un refuge dans leur couvent, et c’est ainsi que le terrible proudhonien fut sauvé de l’exécution sommaire.

Les cahiers de Maxime Vuillaume abondent en belles histoires de ce genre, contées avec l’intensité et la verdeur qu’apporte un écrivain, doué comme lui, à narrer les choses de sa vingtième année, quand elles ont laissé dans son souvenir une ineffaçable empreinte. Ce qu’on trouve de plus précieux, dans cette galerie d’étonnants portraits, ce sont les silhouettes de braves gens : et il y en a, en France ! Vuillaume en fit l’expérience. Il n’avait pas compté parmi les modérés ; rédacteur du Père Duchesne, il pouvait réclamer une bonne part de responsabilité dans la destruction de la colonne Vendôme. Quand il eut vu par terre le triomphal mirliton de bronze, il songea soudain au coup terrible qu’un tel spectacle aurait porté à un oncle qu’il avait, ancien officier d’Afrique et de Sébastopol, retraité, là-bas, dans une petite ville du Jura.

Or, il advint que, fuyant la cour martiale et cherchant à gagner la Suisse, le jeune homme fut obligé de demander asile à ce parent, bonapartiste et chauvin comme tous les vieux soldats de ce temps-là. Il avait le cœur serré en frappant à la porte ; mais il y allait de la vie, et mieux valait encore affronter la colère de l’oncle que se livrer au peloton d’exécution. Ah ! l’entrevue fut mouvementée ; c’est, transposée dans la vérité, la scène des Misérables où le père Gillenormand accable de ses invectives et de ses tendresses son bien-aimé Marius, qu’on lui rapporte blessé de la barricade.

L’ancien officier de l’empereur, reconnaissant son gredin de neveu, affecte d’abord un air implacable... mais si heureux de le voir vivant ! « Entre, grogne-t-il dans ses dents... Entre ! » Quand ils sont en présence : « Ah ! te voilà, animal ! Je te croyais cependant bien mort ! Ta tante Françoise l’avait lu dans le journal. Ah ! canailles que vous êtes tous ! » Et, sanglotant, il saute au cou du scélérat et l’embrasse...

On se met à table ; on cause ; le neveu raconte sa vie pendant la Commune et les péripéties de sa fuite, le retraité frémit d’indignation et pleure de tendresse, et quand la bouteille de marc est à moitié vide, il se lève, impitoyable : c’est l’heure de dormir. « Je vais te montrer ta chambre », dit-il, et, d’un ton de souverain mépris, il ajouta : « C’est celle qu’on donnait aux Prussiens : c’est bien bon pour toi... » Il lui souhaita tout de même bonne nuit ; trois jours plus tard, il conduisait hors de la frontière « ce petit sacripant qui avait déboulonné son empereur », et la bonne tante Françoise portait ce matin-là un cierge à l’église pour que le Père Duchesne ne rencontrât pas de gendarmes en route.

 

 

 

Georges LENÔTRE,

Nos Français : Portraits de famille,

Grasset, 1941.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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