Le fossoyeur
NOUVELLE SUÉDOISE
par
L. LÉOUZON LE DUC
I
Parmi les serviteurs de ce bas monde, il n’en est pas de plus heureux que le fossoyeur 1. À la vérité, il est obligé de servir plusieurs maîtres, et souvent d’espèces fort différentes, mais il n’entend jamais de leur bouche aucune plainte. Il peut préparer leur lit comme il lui plaît, même le creuser dans la terre noire, sans qu’ils y trouvent à redire ; et quand il a roulé sur eux l’épaisse couverture doublée de verdure et de fleurs, ils s’endorment paisiblement du sommeil éternel.
Qui plus que le fossoyeur est religieux et intrépide ! Il vit constamment dans la pensée de la mort, et, bien qu’entouré jour et nuit de son terrible appareil, il n’en poursuit pas moins imperturbablement son lugubre travail. Il est aussi d’une impartialité remarquable, car il remue de sa pelle avec la même indifférence la poussière des grandes et des petits, des riches et des pauvres.
N’est-il pas surprenant qu’un tel personnage ne jouisse pas dans la société d’une considération plus marquée ; et que, malgré ses longs et nombreux services, il n’arrive jamais, par exemple, à la dignité de chambellan ou même seulement à la médaille par laquelle on récompense le zèle et la fidélité des simples domestiques ?
Ajoutons qu’en dépit de ses hautes qualités, le fossoyeur n’est ni orgueilleux, ni fier : il ne dédaigne pas, lui si profond, si grave, de trinquer au cabaret avec le sonneur de cloches, le plus étourdi, le plus volage des hommes.
Mais c’est assez parler du fossoyeur en général ; j’en viens à celui qui fait le sujet de cette histoire.
II
C’était un soir de septembre : le vieux fossoyeur de l’une des paroisses du quartier Nord de Stockholm se trouvait seul dans son modeste logis attenant à l’église. Tout à coup, la porte s’ouvrit, et un grand et beau jeune homme s’avança vers lui et lui serra affectueusement la main.
– C’est bien à toi, Gustave, lui dit le vieillard, d’être venu ce soir ; je me sens comme si le diable et toute sa troupe me galopaient à travers les os.
– J’ai appris, cher père, par Kalle le sonneur, répondit le jeune homme, que vous n’étiez pas bien, et j’ai aussitôt demandé la permission de me rendre auprès de vous. Comment cela vous est-il arrivé ?
– Il faut que j’aie pris froid ; mais est-il possible qu’il en soit autrement quand on n’a pas une minute de sommeil et qu’on est forcé de patauger, jour et nuit, dans un cimetière que ce maudit temps a transformé en marais ?
– Ainsi, les affaires vont bien, mon père ?
– C’est possible ; les gens meurent comme des mouches dans cette saison. Ils feraient beaucoup mieux d’attendre l’été ; on ne les coucherait point dans un lit si humide et je ne serais pas condamné à prendre, malgré moi, tant de bains de pieds. T’offrirai-je quelque chose, Gustave ?
– Non merci, je viens de souper. Avez-vous à travailler cette nuit ?
– Hélas ! oui, quoique je crache et que je tousse à réveiller les morts. J’ai près de la porte du Nord une fosse à peine ébauchée ; il faut la terminer avant que le diable n’ait eu le temps de chausser ses bottes, afin d’en commencer aussitôt une autre à la porte du Midi, et.....
Un violent accès de toux interrompit le vieillard. Le jeune homme entendit dans sa poitrine un déchirement sourd.
– Non, mon père, lui dit-il, les larmes aux yeux, vous ne sortirez pas cette nuit.
– Je ne sortirai pas ! Crois-tu donc que la fosse se creusera toute seule ? J’en ai creusé pour beaucoup de gens, mais je ne suppose pas qu’aucun d’eux soit capable de me rendre le même service.
– Mon père, vous vous tuez ! Laissez-moi essayer à votre place.
– Toi ? Est-ce que tu t’imagines qu’il soit aussi facile de creuser une fosse que de fabriquer une commode ? Tous ont cette prétention ; mais si je ne me trompe, il faut un peu plus d’habileté pour bâtir une maison que pour l’habiter.
– Enfin, laissez-moi essayer. Vous vous coucherez, vous vous soignerez, et je parie qu’avant votre réveil tout sera prêt.
– Au fait, je crois qu’il ne serait pas si sot à moi de dormir un peu. Eh bien, soit ! bonne chance !... Voici les clefs du cimetière et de la chapelle où est la pelle. Prends avec toi une bouteille de bière pour te réconforter... Tu sais la mesure... six pieds... Mais, hâte-toi, et mets-y tous tes soins, car le lit qu’il s’agit de préparer est destiné à une belle jeune fille et non à un simple apprenti ébéniste.
Le jeune homme garnit sa lanterne, prit les clefs, donna une poignée de main à son père et sortit.
Au moment où il mit la clef dans la serrure de la porte du cimetière, onze heures sonnèrent à l’horloge du clocher. Il frissonna, car le timbre. De l’horloge retentit à ses oreilles d’une façon étrange. Toutefois, il se remit vite, et, riant de sa frayeur, il entra dans le champ funèbre. La lune versait une clarté splendide sur les tombes et sur les croix, et un vent léger cueillait les feuilles blanchies par l’automne dans la couronne des tilleuls.
III
Le cimetière n’était point un lieu inconnu pour le nouveau fossoyeur. Il avait été le théâtre des jeux de son enfance. Petit garçon, il y venait, tous les jours, sauter sur ces mêmes dalles tumulaires qui réfléchissaient alors l’éclat de la lune, et en connaissait presque toutes les épitaphes. Il jouait là, avec ses camarades, bande joyeuse quoique pieds nus, au milieu des roses fraîchement écloses et des crânes humains desséchés 2.
Ce cimetière à l’espace étroit mais qui recelait tant de choses, était le domaine de son père. C’est pourquoi il n’avait point pour lui la même signification que pour les autres. Souvenir aux joues fleuries, aux yeux rayonnants qui lui racontait la paix et le bonheur de ses jeunes années.
Près du mur, s’élevait le vénérable tilleul à l’ombre duquel sa mère, sonneuse d’église de son vivant, reposait depuis dix ans. Comme il aimait le vieil arbre ! Comme il écoutait le murmure de ses branches, croyant y entendre les sons de la cloche maternelle appelant le peuple à la prière ! Comme le bruissement de ses feuilles le charmait ! C’était, lui semblait-il, le bruit des baisers que, du fond de sa tombe, lui envoyait la chère morte.
Tous ces souvenirs se réveillèrent, en ce moment, dans l’âme du jeune homme et le pénétrèrent d’une émotion solennelle. Longtemps il y resta absorbé, les bras étendus, semblable lui-même à une croix érigée sur le tombeau de son passé.
Enfin, il se rappela le but pour lequel il était venu au cimetière.
Il se dirigea lentement vers la chapelle. Mais, plus le moment de se mettre à l’ouvrage approchait, plus s’effaçaient de son esprit les douces images, et il tressaillait au bruit des feuilles mortes tourbillonnant au souffle du vent. On peut être brave, et, néanmoins, dans un cimetière, en pleine nuit, ressentir un certain malaise. Ce lugubre silence interrompu seulement par les sifflements de la bise, ces ombres qui s’allongent sur la terre changeant de forme à chaque évolution de la lune, ces tombes, ces croix, ces couronnes fraîches ou fanées, ces tilleuls, ces cyprès mélancoliques, ces saules qui pleurent, tout cela est bien capable de troubler le cœur et d’évoquer dans les cerveaux les plus libres de préjugés des idées de spectres.
Les morts sont bien morts, dit-on. Et, cependant, qui oserait affirmer qu’une fois couché sous la terre l’homme n’a plus rien à voir avec la terre ? N’est-il pas possible qu’il s’échappe parfois de son lit d’argile pour venir respirer l’air frais de la nuit et méditer sur les causes qui ont déterminé sa naissance ou son trépas ? L’enfant, par exemple, victime d’une mort prématurée, n’a-t-il jamais envie de s’élancer sur la pierre de son mausolée pour jeter un regard sur le monde et lui demander pourquoi il n’y a eu d’autre mission que d’échanger son berceau contre une tombe ? La jeune fille dont la danse a été interrompue n’est-elle jamais tentée de la reprendre à la clarté des étoiles ? Et ce riche arraché à ses trésors, et ce pauvre frappé sur son grabat ne cherchent-ils jamais à secouer leur linceul, avides de contempler encore cette terre où leur destin a été si différent, l’un pour l’admirer, l’autre pour la maudire ?
Jusqu’à quel point ces pensées et d’autres semblables se croisaient dans la cervelle du jeune fossoyeur, je ne saurais le dire. Ce qui est certain, c’est qu’à chaque pas, il regardait derrière lui pour s’assurer que personne ne le suivait, et qu’à chaque tourbillonnement des feuilles il écarquillait les yeux comme s’il eût craint que les os des morts n’entrassent en danse.
Enfin le voilà devant la chapelle. Il moucha la chandelle de sa lanterne, mit la clef dans la serrure, ouvrit la porte et entra.
IV
La lumière de la lanterne tomba sur une plaque blanche fixée au bas d’une estrade sur laquelle reposait un cercueil 3. Le couvercle du cercueil était orné d’une guirlande de myrte, guirlande symbolique, indiquant qu’il y avait là une jeune fille, une jeune fiancée. D’élégantes franges d’argent en garnissaient les côtés.
Le fossoyeur, déjà surexcité, fut saisi d’un léger frisson. Absent depuis cinq ans de la maison paternelle, il était devenu étranger à ces scènes funèbres, dont jadis il avait été si souvent témoin. Errer dans le cimetière au milieu de la nuit, séparé des morts par une épaisse couche de terre, lui semblait un jeu comparativement à se trouver seul dans une chapelle en face d’une bière nue, surtout sachant qu’elle renfermait une rose éblouissante, brusquement arrachée au monde dont elle était la joie et l’’ornement.
Un vieillard descendant au tombeau n’étonne personne. C’est une dette payée suivant l’ordre de la nature. Il est vrai que le capital est quelque peu usé et diminué ; il est vrai que la monnaie rendue ne vaut pas la monnaie reçue. Mais quand les actions ont été bonnes, Dieu, qui les inscrit sur son grand livre, est satisfait, car il juge par là que le capital n’a point été gaspillé.
Tout autre est l’impression lorsque la mort confisque à l’improviste une propriété qu’on n’a pas encore eu le temps d’estimer. Et si le funèbre cavalier, car il a du goût, ce cavalier, vient enlever la beauté la plus charmante, l’innocence la plus touchante, sans respect des lois de la nature et de la société, brisant ainsi le chef-d’œuvre à peine ébauché, il est pardonnable de serrer les poings et de pousser des cris de révolte.
Le fossoyeur s’approcha de l’estrade, et se mit à lire, en s’éclairant de sa lanterne, l’inscription peinte sur la plaque blanche. Cette inscription portait un verset tiré des psaumes .
« Peut-être laissé-je après moi un cœur qui se plaint de mon abandon. Mais il vit et règne celui qui peut consoler ; il recueillera dans son sein les malheureux. »
Sur une seconde plaque clouée en tête du cercueil, le fossoyeur lut cette autre inscription :
ICI REPOSE
CAROLINE-THÉRÉSE-CHARLOTTE CALLERLING,
NÉE LE 8 AOÛT 1815, DÉCÉDÉE LE 5 SEPTEMBRE 1831.
V
Sa curiosité étant satisfaite, le fossoyeur prit la pelle déposée dans un coin, et se hâta de quitter le lieu funèbre, dont il refermait soigneusement la porte. Puis, d’un pas assuré, il se dirigea vers la fosse qu’il avait à creuser. En passant devant les fenêtres, il jeta un regard dans l’intérieur de la chapelle ; il y vit une petite lampe et un des pieds argentés du cercueil sur lesquels l’image réfléchie de la lune semblait lui sourire.
Ainsi que le lui avait dit son père, il trouva la fosse à moitié creusée : une petite échelle gisait à côté. L’air était si doux qu’il ôta sa redingote pour avoir les mouvements plus libres. Il descendit ensuite avec précaution dans la fosse et se mit à l’ouvrage. Ouvrage peu souriant ! À chaque coup de pelle, il remuait des ossements humains, des morceaux de fer-blanc, des débris de cercueil. Mais, pensant au besoin de repos qu’avait son père, le bon fils n’en poursuivait pas moins activement son dur travail. La terre, chassée par ses bras vigoureux, dansait aux quatre coins de l’horizon. Oh ! combien de fiers matamores durent, en cette occasion, jouer des jambes !
Bientôt, le fossoyeur eut creusé si profondément que la terre l’environna de tous côtés et qu’il ne vit plus se dresser devant ses yeux que des os noircis et des crânes grimaçants.
Tout-à-coup, la pelle heurte contre un cercueil : la terre roule entraînant avec elle un lambeau de linceul ; c’est un voisin ; le fossoyeur hésite ; puis, voyant que le dormeur ne se formalise pas du dérangement, il reprend sa besogne, car il lui reste encore un étage à finir.
Au bout d’un instant il s’arrête de nouveau ; il tremble de tous ses membres ; la pelle lui tombe des mains. Une clameur lamentable a troublé le silence de la nuit. Est-ce le voisin qui se réveille ? Non la plainte est faible comme celle d’un enfant, tandis que le voisin doit avoir ses six pieds bien comptés. Quelques minutes s’écoulent ; le fossoyeur se rassure. Mais, un autre bruit se fait entendre, capable d’étouffer les lamentations les plus retentissantes : l’horloge du clocher sonne minuit.
Impossible au jeune homme de continuer. Il lui semble que le monde s’écroule, que la terre fléchit sous ses pieds. Chaque coup de cloche, prolongé par l’écho, lui fait l’effet d’un gémissement exhalé du fond des tombeaux ; il se bouche les oreilles pour ne pas les entendre ; mais ils ne l’en pénètrent pas moins jusqu’à travers la moelle et les os.
L’horloge se tait enfin. Alors, du haut du clocher, le veilleur de nuit sonne de la trompe 4. « Ce n’est point un homme d’outre-tombe qui sonne ainsi », se dit le fossoyeur content de sentir près de lui quelqu’un de vivant ; et il écouta avec joie les mugissements sourds et monotones. Jamais le sonneur qui, presque à chaque incendie, était condamné au pain et à l’eau, sans compter les verges, pour avoir négligé de sonner le tocsin, ne s’était vu l’objet d’une telle admiration.
Au milieu de ces émotions, le fossoyeur se rappela tout-à-coup la bouteille de bière que, grâce à la prévoyance de son père, il avait apportée dans sa poche. Grimper à l’aide de l’échelle sur le bord de la fosse, saisir sa redingote ou plutôt l’exhumer, tellement elle était couverte de terre, puis en retirer la bouteille et la vider jusqu’à la dernière goutte, fut pour lui l’affaire d’un instant. Quiconque l’eût surpris buvant ainsi, avec sa figure pâle, pâle des angoisses de son cœur et des rayons de la lune, eût cru voir la mort humant son sablier. Il lança ensuite la bouteille loin de lui ; elle roula à travers le cimetière et alla, chose étrange ! s’arrêter sous la bouche béante d’un crâne, mais, sans qu’ils fissent l’un et l’autre de nouveaux efforts pour se rapprocher, si grande était entre eux la puissance du vide.
VI
Ainsi réconforté, notre héros se sentit juste assez de courage pour jurer qu’il coucherait désormais dans son lit plutôt que de passer la nuit dans un cimetière à préparer le lit des autres. Il reprit néanmoins l’échelle et se disposa à descendre de nouveau dans la fosse.
Mais pourquoi hésite-t-il ? Pourquoi darde-t-il autour de lui des regards effarés ? Pourquoi appuie-t-il convulsivement ses mains sur ses yeux ? Oh ! cette fois ce n’est pas une illusion. Il a entendu un cri terrible, déchirant, puis faible, plaintif, un soupir étouffé. Il se sent pris de vertige, son visage devient livide. Un second cri retentit plus strident, plus désespéré. Le fossoyeur n’y tient plus ; il s’élance de la fosse et se précipite d’une course folle vers la porte du cimetière.
Son chemin l’oblige à passer devant la chapelle. Il en a déjà franchi la première fenêtre, mais à la seconde une apparition se dresse devant lui. Ce n’est ni le pied argenté du cercueil, ni le reflet de la lune sur le métal de la petite lampe, c’est une forme humaine dont les mains blanches et minces comme celles d’un spectre se cramponnent au châssis de fer.
VII
Le courage le plus solide n’empêche pas qu’en certaines circonstances on ne puisse être frappé de terreur. Mais alors il faut que la cause en soit purement subjective, c’est-à-dire que la terreur provienne soit de la conscience, soit de l’imagination. Quand, au contraire, la cause appartient au monde extérieur, quand il s’agit, par exemple, d’un phénomène visible, palpable, quelque effrayant qu’il soit en lui-même, l’homme de cœur ne sourcille pas ; il va droit où le danger menace.
C’est pourquoi, dès que la forme apparue à la fenêtre se fut dessinée à ses yeux dans sa réalité saisissante, notre héros recouvra tout son sang-froid. Il s’en approcha et distingua bientôt les traits d’un visage humain horriblement pâle et maigre, autour duquel flottaient de longues boucles de cheveux noirs.
La pensée d’une morte vivante lui traversa l’esprit. Il ouvrit hardiment la porte de la chapelle et y pénétra. Le cercueil renversé de l’estrade gisait par terre ; son couvercle à côté. Évidemment, c’était là l’œuvre de la jeune fille : réveillée d’un sommeil léthargique qu’on avait pris pour le sommeil de la mort, elle avait d’une secousse désespérée jeté bas sa prison funèbre, qui, en s’ouvrant dans sa chute, lui avait permis de s’échapper.
Celui qui raconte cette étrange histoire était tout enfant quand elle arriva. Il l’entendait répéter autour de lui comme la nouvelle du jour, ce qui lui valait pendant la nuit de terribles cauchemars, où la morte qui n’était pas morte jouait, on le comprend, le principal rôle. De plus, quand il était malade et que la fièvre l’agitait, il avait constamment devant les yeux le fantôme de la jeune fille enveloppée de son grand suaire blanc. On trouverait encore aujourd’hui beaucoup de ses contemporains qui confirmeraient son récit. Mais revenons à notre fossoyeur.
Nous l’avons laissé dans la chapelle. Sa lanterne qu’il avait éteinte après y avoir pris la pelle n’éclairait plus la scène ; la lune la remplaçait. Ses rayons, pénétrant à travers les fenêtres, se jouaient sur la gaze et les dentelles qui garnissaient encore l’intérieur du cercueil. Mais, la plus belle, la plus précieuse partie de la lugubre garde-robe s’’étalait sur le corps de la jeune fille. Elle s’était blottie dans l’embrasure d’une fenêtre, toute frissonnante, prête à s’évanouir et peut-être à mourir, cette fois sans retour. Dès qu’elle aperçut le fossoyeur, elle lui tendit les bras : malgré l’humilité de sa condition, son étreinte lui paraissait mille fois préférable à celle de la froide mort illustrée par tant de glorieux ancêtres. Le fossoyeur s’avança, son cœur battait avec violence ; mais avant qu’il atteignît la jeune fille, elle s’affaissa sur le pavé. Il la releva, et demeura longtemps pensif, se demandant s’il tenait dans ses bras un cadavre ou un être vivant.
VIII
Une heure sonnait à l’horloge du clocher quand le vieux fossoyeur se réveilla. Il tourna la tête du côté de la fenêtre, remerciant le ciel, en voyant la lune si brillante, du beau temps qu’il avait donné à son cher Gustave. En même temps, il se félicita d’avoir un fils qui, s’il ne buvait pas comme un homme, n’en était pas moins un garçon laborieux et habile, et qui faisait honneur à son père. L’empressement avec lequel il avait voulu le remplacer pendant la nuit le touchait, et malgré sa fièvre et sa toux, il songeait à se lever pour aller à son aide, quand un coup brusquement frappé à sa porte le fit tressaillir.
– Qui est 1à ? cria le vieillard.
Les coups redoublèrent.
– Je vois bien que tu as de la force dans les poings, mais n’as-tu pas de langue dans la bouche ?... Qui est là ?
– C’est moi, mon père, ouvrez !
– Ah ! vraiment !... le beau monsieur en a déjà assez... attends !...
– Ouvrez, pour l’amour de Dieu !
– Es-tu fou, mon garçon ? Tu cries comme si tu avais tout le cimetière à tes trousses. Aurais-tu peur des revenants ?
– Mon père, j’ai un mort avec moi...
– Un mort !...
– Un mort qui est vivant, mon père... La demoiselle de la chapelle. Ah ! pour Dieu ! ouvrez ! Autrement elle expire et nous sommes perdus.
À ces paroles succédèrent de nouveaux coups frappés avec tant de violence que toute la maison en fut ébranlée.
– Dieu me pardonne ! murmura le vieillard, mon garçon est devenu fou... Qu’’avait-il besoin, aussi, d’aller au cimetière pendant la nuit ?
Il se leva, gagna en chancelant la porte et l’ouvrit. À la vue de son fils, portant la morte de la chapelle, il recula, incapable de prononcer un seul mot. Le jeune homme se précipita vers le lit vide et y déposa son fardeau. Puis, à la lueur d’une chandelle, il s’occupa, avec son père revenu de sa stupeur, de la jeune fille évanouïe. Tandis que l’un lui portait à la bouche une cuiller d’eau-de-vie, l’autre lui frottait la poitrine et les tempes avec de l’eau de Cologne. La proie avait été arrachée à la tombe ; réussirait-on à l’arracher à la mort ?
IX
Maintenant, cher lecteur, permets-moi de quitter cette scène du cimetière, qui vraiment est peu réjouissante. Peut-être me blâmeras-tu d’avoir pris parfois dans un sujet aussi grave, le plus grave qui soit au monde, un ton trop facétieux. On ne plaisante pas, diras-tu, avec la mort et le tombeau. Tu as raison. Cependant, toute la vie n’est-elle pas un jeu qui se joue avec la mort et le tombeau ? Les mêmes oreilles qui frémissent maintenant à des chants funèbres ne se dresseront-elles pas tout à l’heure sans être troublées de leur écho sinistre, pour écouter une joyeuse ouverture ou une légère ariette d’opéra ? Les mêmes pieds revenus le matin d’un enterrement ne dansent-ils pas le soir au bal ? Les mêmes mains qui tenaient avec componction les cordons du poêle ne jettent-elles pas, quelques instants après, furieuses d’une partie perdue, les cartes sur la table, faisant sauter en l’air la boîte de jeu et les jetons ?
À chaque chose son style et sa couleur, diras-tu ; on ne fredonne pas un air bouffe avec l’office des morts ; on ne manie pas des cartes en jetant la pelletée de terre sur le cercueil de son prochain. Je n’en disconviens pas. Considère, toutefois, ce que fait le maître de la nature ; ne fait-il pas croître dans un cimetière, non-seulement le lugubre cyprès, mais encore les fleurs les plus riantes ? Un tel exemple, je l’espère, te paraîtra concluant.
Nous voilà donc hors du logis du fossoyeur. Une grande et belle maison se dresse devant nous : les fenêtres ont les stores baissés, le sapin 5 exhale une odeur si forte qu’elle monte à la gorge. C’est la maison mortuaire. Franchissons-en le seuil. À la suite d’une salle à manger et d’un superbe salon, s’ouvre une pièce richement meublée. On y aperçoit tout d’abord, sur un canapé recouvert, pour la circonstance, d’une housse blanche, deux vieilles dames en grand deuil 6, et près de la fenêtre un jeune homme cachant dans ses mains son visage pâle et inondé de larmes.
Les deux dames, ou plutôt les deux vieilles demoiselles, car elles n’ont jamais été mariées, sont les tantes de la défunte, les deux seules parentes qui lui survivent ; le jeune homme était son fiancé.
– Sois raisonnable, mon pauvre Albert, dit la tante No 1 au jeune homme, en portant à chaque instant son mouchoir à ses yeux, oui, sois raisonnable, et n’oublie pas que tu as une famille pour laquelle ta vie et ta santé sont précieuses.
– Tu as certainement les meilleures raisons de pleurer et de gémir, reprit la tante No 2 ; crois-tu donc que nous n’en ayons pas aussi ? Dieu sait combien elle nous était chère, l’angélique enfant, mais Dieu l’a voulu, et le devoir de l’homme est de se soumettre, dût son cœur se briser.
Les deux tantes sanglotèrent si fort que les petits chiens couchés sur leurs genoux, émus à leur tour, se mirent à japper langoureusement.
Albert se leva et sortit de la chambre sans dire un mot.
– Seigneur Dieu ! s’écria alors la tante No 1, si l’on balayait tout ce sapin afin de remettre un peu d’ordre dans la maison ? Heureusement qu’il n’y aura plus de tuteur pour s’interposer et nous chicaner à tout propos.
– Oui, Dieu sait comme j’ai souffert de voir cette maison si mal tenue ! ajouta la tante No 2 ; mais, maintenant que nous sommes les maîtresses, les choses marcheront d’autre façon. Où nous logerons-nous, chère sœur ? Je pense que cet appartement nous conviendrait tout à fait. Oh ! oui, il doit être si agréable d’avoir tout sous la main. Quel plaisir, en outre, puisque nous prenons la place de la nièce, de mettre M. le tuteur à la porte !
À cet entretien comme à la brusque interruption des sanglots, au moment du départ d’Albert, on devine sans peine que les deux vieilles demoiselles étaient les héritières de la maison, maison bien située, bien bâtie, et d’un très-gros rapport.
X
Un bruit de pas se fit entendre dans le salon. Les mouchoirs, aussitôt, de rejoindre les yeux. La porte s’ouvrit, et le pasteur de la paroisse entra. Le No 1 se leva en pleurant bruyamment ; le No 2 de même. Le No 1 se rassit et se frotta les yeux d’une façon désespérée ; le No 2 de même. Le pasteur s’approcha, prit une chaise et se plaça en face des deux tantes. On voyait qu’une importante nouvelle était suspendue à ses lèvres.
– Comment se portent ces dames aujourd’hui ? demanda-t-il après une longue pause pendant laquelle il semblait réfléchir à la manière dont il entamerait la conversation.
– Ah ! monsieur le pasteur, soupira le No 1 en se démontant la mâchoire, ah ! la bonne, la chère fille qui nous a été si inopinément ravie !
– Pauvres vieilles et infirmes que nous sommes, poursuivit le No 2 en montrant, au milieu d’un accès de toux, une bouche noire et dévastée, nous allons, nous nous traînons dans cette triste vallée, tandis que la jeunesse descend dans la tombe. Ah ! monsieur le pasteur, quelle terrible épreuve pour notre cœur !
– Sans doute, répliqua le pasteur en s’agitant sur sa chaise, mais les voies de Dieu sont impénétrables, et souvent, dans sa sagesse, il permet qu’il se fasse un miracle, souvent l’heure de se revoir est moins éloignée qu’on ne pense.
– Oui, oui, s’écria le No 1, cette heure ne tardera pas, je le sens... Ah ! puisse-t-elle venir bientôt ! Qu’avons-nous à faire dans ce bas monde, maintenant que la joie de notre vieillesse nous a abandonnées ?... Ah !...
– Ah ! je la vois encore, fit sur le même ton le No 2. Comme elle nous souriait doucement un instant avant de mourir !... « Tantes, tantes, nous disait-elle, ne permettez à personne qu’à notre vénérable pasteur de me déposer dans la terre. Celui qui m’a conduite à la table sainte doit aussi me conduire au tombeau... » Voilà ce qu’elle nous disait... Heureux qui mourra comme elle est morte !
– Je le crois bien, se dit à part lui le pasteur... Toutefois, il s’exprima ainsi : J’ai à parler à ces dames, mais ce que j’ai à leur confier est d’une nature si étrange que j’hésite. Il est des circonstances où les chagrins les plus profonds, les regrets les plus amers prennent fin de la façon la plus inattendue... même en deçà de la tombe... Alors...
– Non, non ! hurlèrent les tantes, couvrant de leur voix les jappements redoublés de leurs quadrupèdes chéris, non... notre chagrin n’aura jamais de fin... nos regrets...
La porte de la chambre s’ouvrit avec fracas ; Albert se précipita aux genoux du pasteur, les étreignant avec une émotion indescriptible.
– La vie et la mort sont suspendues entre vos mains, s’écria-t-il... Ce serait le plus grand des crimes, ce serait tuer une âme que de l’élever au plus haut sommet de l’espérance pour la précipiter ensuite plus profondément dans le désespoir. Un bruit est venu jusqu’à moi, et votre présence si matinale dans cette maison me paraît le confirmer... Est-ce la vie ? Est-ce la mort ?... Parlez, parlez !... Elle vit.... Non, non, impossible !... Oh ! oui, elle vit, ma Caroline... ma fiancée.... ma femme. Tout mon bonheur pour une seule bonne parole de votre bouche !...
– Le malheureux ! le fou ! soupirèrent les tantes.
– Non, repartit le pasteur avec émotion, non, il n’est plus malheureux... mais le bonheur peut rendre fou... Caroline vit...
– Elle vit !... s’exclamèrent les deux vieilles d’une voix étranglée, semblable au bruit d’une maison qui s’écroule.
– Elle vit ! reprit Albert hors de lui... Partons, partons !... Seigneur Dieu, je n’étais pas digne d’un tel bonheur, je ne méritais pas un tel ciel... Partons, volons dans ses bras !...
Et il saisit le pasteur, le fit pirouetter autour de la chambre, et l’entraînant avec lui, il lui arracha un pan de sa tunique, brisa une glace et écrasa un des petits chiens.
Les tantes restèrent seules. La glace brisée réfléchissait leurs figures disloquées, elles ne les voyaient pas ; le petit chien écrasé poussait des cris lamentables, elles ne l’entendaient pas ; elles se regardaient stupéfaites, effrayées l’une de l’autre, comme si elles eussent été deux spectres. Il semblait au No 1 que le menton hérissé de verrues du No 2 balayait le parquet, tandis que de ses cheveux épars sa tête brossait le plafond. Même effet d’optique dans les yeux du No 2 à l’endroit du No 1. Leur mine s’était allongée ; elles avaient passé du gris au jaune vert.
La femme de chambre et la cuisinière accoururent essoufflées, l’une un plumeau à la main, l’autre armée de la hachette avec laquelle elle avait taillé la veille les bouquets de sapin.
– La morte est vivante ! la morte est vivante ! criaient-elles à pleine voix.
– Tiens, voilà pour ta vivante ! dit le No 1 à la femme de chambre en lui donnant un soufflet. Le No 2 se livra au même exercice avec la cuisinière, de toute la force que lui permettait son maigre poignet.
Les filles pleurèrent, les vieilles jurèrent : effroyable révolution dans cette maison révolutionnée.
XI
Cinq ans s’étaient écoulés depuis l’étonnante aventure du cimetière et la mystification non moins étonnante du lendemain : notre fossoyeur ne relevait plus que de lui-même. C’était un maître ébéniste bien posé, et aussi renommé pour l’élégance de ses meubles que pour sa belle et vaillante figure. De plus, il était lieutenant dans la cavalerie de la garde nationale. Quand il paraissait à cheval, vêtu de son brillant uniforme, le chapeau orné d’une longue plume blanche, la culotte de peau couleur chamois, les bottes fortes étincelantes, les femmes admiraient sa mâle prestance. Les jeunes filles surtout en quête de mari le trouvaient à leur goût ; elles le contemplaient d’un œil attendri, voyant déjà en lui un major de place, un magistrat municipal ou même un député au Parlement. Mais l’honnête Winter (ainsi se nommait l’ébéniste) s’occupait plus de son atelier que de projets d’hyménée. C’est pourquoi le nez de ces dames, au lieu de s’enjoliver, s’allongeait parfois d’une façon désagréable.
Malgré son brevet de lieutenant, Winter appartenait à l’opposition. Il en lisait les journaux. On le vit même un jour, répondant à un toast fraternel 7, trinquer avec un de ses coryphées. Ce jour-là il était fier de lui, car, bien que tout glorieux de son uniforme, il avait refusé de monter à cheval pour aller avec son bataillon au-devant d’un prince du sang revenant de voyage. En résumé, grâce à ses principes et à son état, son vrai gagne-pain, Winter était un homme heureux, récoltant à la fois beaucoup de considération et beaucoup d’argent.
Une après-midi, il sortit de son atelier accompagné d’un apprenti portant une jolie cassette d’acajou ornée d’incrustations de prix. Il avait mis son plus bel habit, et les boucles de sa chevelure étaient soigneusement lissées et pommadées. Arrivé à la maison où demeurait la personne qui lui avait commandé la cassette, il fut introduit dans une élégante salle à manger où on le pria d’attendre. Bientôt parut une charmante femme âgée d’environ vingt-deux ans. Elle accueillit Winter avec un gracieux sourire ; mais, à sa vue, celui-ci rougit comme une jeune fille.
– Soyez le bienvenu, le très-bien venu, monsieur Winter, lui dit la jeune dame en lui tendant la main.
Il retint longtemps cette main dans les siennes, se demandant s’il oserait la baiser. La jeune dame y aida un peu, et il effleura des lèvres le bout de ses doigts. Puis, chargé de la cassette, il la suivit dans une autre chambre où elle l’invita à prendre place auprès d’elle sur un canapé.
– Vous avez fait là un vrai chef-d’œuvre, monsieur Winter, lui dit-elle en se mirant dans une glace fixée au couvercle de la cassette.
– Je puis vous assurer, madame, répondit-il, que jamais ouvrage ne m’a été plus facile, et puisque vous en êtes contente, je suis amplement récompensé. J’ai pourtant une prière à vous faire, et si vous l’exaucez, ce sera pour moi le plus grand des bonheurs... mais, oserai-je ?.... Non, non...
– Pourquoi non ?... En quoi, monsieur Winter, puis-je vous être utile ? fit la jeune femme non sans un certain embarras qu’elle s’efforçait de dissimuler.
– Si je vous priais, madame, d’accepter cette cassette comme un souvenir, un petit souvenir de moi, cette prière vous blesserait-elle ?
– Oh ! certainement non, monsieur Winter ; mais qu’ai-je besoin de recevoir de vous un nouveau souvenir ? Croyez-vous que je ne me rappelle pas ce qui s’est passé il y a cinq ans ? Croyez-vous que j’oublierai jamais, avec l’évènement du cimetière, celui qui m’a sauvée de la mort la plus affreuse ? Je suis incapable d’une telle ingratitude.
– Si vous saviez combien ces paroles me rendent heureux !
L’entretien fut interrompu par un petit garçon de trois ans qui arriva en sautant dans la chambre, et se jeta dans les bras de sa mère.
– Eh bien ! Albert, tu ne dis pas bonjour à M. Winter ?
L’enfant leva ses beaux yeux bleus sur l’ébéniste et lui envoya un baiser de ses deux petites mains.
Winter tira de sa poche quelques joujoux : un joli cheval en bois, un casse-noisettes auquel une grande bouche ornée de moustaches en crin noir donnait l’air farouche. D’un bond l’enfant fut sur les genoux de l’ébéniste, poussant des cris de joie.
– Vous n’avez pas oublié, non plus, mon petit Albert ! murmura la jeune dame en embrassant le groupe d’un tendre regard.
– Comment pourrais-je oublier votre petit Albert ?... Il a les yeux de sa mère..., répliqua l’ébéniste, troublé aussitôt de sa hardiesse.
Il se fit un silence pendant lequel Winter n’osait regarder en face sa belle interlocutrice. Elle le rompit, en lui disant avec un doux sourire :
– Vous ne songez donc pas, monsieur Winter, que mes yeux n’ont pas l’honneur d’être bleus, mais qu’ils sont tout à fait noirs ? C’est au nom de feu mon mari que je vous remercie du compliment.
– Bleus ou noirs, s’écria Winter, d’un ton exalté, l’âme qui leur donne la flamme et la vie ne peut appartenir qu’à une seule personne, et....
Il se fit un nouveau silence. Winter voyait tout tourner autour de lui ; il se sentait hors d’état de se contenir davantage ; il prit son chapeau pour se retirer.
– Je vous prie, madame, dit-il en reprenant son calme, de vouloir bien me conserver la même bonté que vous m’avez témoignée jusqu’ici. À coup sûr, le respect que je vous porte ne saurait s’altérer ; mais les naïvetés qui m’échappent ne sont point ici à leur place et vous blessent peut-être. J’implore, madame, toute votre indulgence.
– Mon bon monsieur Winter, une femme ne se blesse jamais des compliments, lorsqu’ils lui viennent d’un véritable ami, et vous êtes pour moi, je le sais, un véritable ami. Promettez-moi donc d’être désormais moins rare dans cette maison que vous visitiez si souvent du vivant de mon mari. Il vous estimait beaucoup. C’est pourquoi, par considération pour sa mémoire, n’oubliez pas sa veuve ni son petit Albert qui aime tant à parler de vous.
– Votre mari croyait, peut-être, m’avoir des obligations parce que, avec l’aide de la Providence, j’avais réussi à lui ramener l’ange... oui, l’ange qui a charmé sa vie, hélas ! trop tôt brisée... Mais vous, madame, vous n’éprouveriez que de l’ennui à recevoir un importun qui ne peut vous voir sans se laisser emporter par son... son... Tenez, madame, je ne suis qu’un fou, et, par pitié, vous devriez me jeter à la porte.
Une larme roula des yeux du pauvre Winter.
– Monsieur Winter, lui dit la jeune femme en lui prenant affectueusement la main, vous êtes injuste avec vous, en même temps que vous me méconnaissez moi-même.
– Ah ! madame, ce n’est pas vous que je méconnais, c’est ma force. Oui, je me crois fort, et quand vient le moment de le prouver, je ne suis plus qu’un pauvre être auquel je ferais bien mieux de creuser sa fosse. Il est des folies qui ne peuvent finir qu’avec la mort. Portez-moi donc le dernier coup, et...
– Le dernier coup ? que voulez-vous dire ?
– Votre mariage... la nouvelle union que vous vous préparez à contracter.
– Mon mariage !
– Le bruit court que vous songez à vous remarier. Quoi de plus naturel ? Vous êtes faite pour donner le bonheur. Or, combien n’en est-il pas qui aspirent au bonheur, au bonheur dans le temps, au bonheur dans l’éternité !
– Monsieur Winter daignerait-il m’indiquer quel est celui que je veux prendre pour mari ?
– Ô mon Dieu ! devais-je m’attendre de votre part à une pareille ironie ! Vous me demandez de prononcer un nom dont chaque lettre bouleverse toute mon âme.
– Quelle terrible âme ! Le nom ? le nom ? Ce sera vraiment pour moi une merveilleuse nouvelle que de l’apprendre.
Winter fixa des yeux ardents sur la jeune femme qui soutint imperturbablement son regard. Puis, il lui fit un profond salut et se dirigea lentement vers la porte.
– Ne partez pas ainsi, lui dit-elle en souriant, car, enfin, puisque vous ne pouvez me renseigner, je vais moi-même vous mettre sur la voie.
– C’est inutile, repartit Winter d’une voix tellement sourde que le sourire se glaça sur les lèvres de la jeune femme... C’est inutile... J’en ai appris plus que je ne devais, plus que je ne pouvais le supposer... J’ai trouvé un froid jour d’hiver là où je m’attendais à un chaud et brillant jour d’été.
– Vos paroles m’affligent au-delà de tout ce que je puis dire, fit la jeune femme, mais, pour l’amour de Dieu, restez. Je veux vous apprendre le nom de mon futur mari et vous demander conseil ; il me semble que vous devriez attacher quelque prix à ma confiance.
Winter s’élança vers la porte et disparut comme un éclair dans l’escalier, sans même penser à reprendre ses galoches 8.
La charmante veuve se laissa tomber sur le canapé.
– L’ingrat ! le cruel ! s’exclama-t-elle en sanglotant.
XI
Le lendemain, Winter était assis triste et découragé dans sa chambre solitaire. Les ouvriers et les apprentis de l’atelier le trouvaient d’une irritabilité inaccoutumée. Il est vrai qu’après sa visite de la veille, il n’avait aucun motif d’être gai. Celle qui avait été le but secret de toute sa vie avait joué avec ses sentiments, renversant ainsi le bel et glorieux édifice qu’il construisait dans ses rêves. Dieu sait combien de temps il serait resté là, le visage caché dans ses mains, pleurant sur les ruines de son bonheur, si la porte ne se fut ouverte tout à coup, livrant passage à une jeune fille qui tenait d’une main des galoches et de l’autre un billet.
Winter s’élança vers elle comme un fou, lui arracha presque le billet et lut ce qui suit :
Cher monsieur Winter,
Je prends la liberté de vous renvoyer les galoches que vous avez oubliées hier. Il était mal à vous d’abandonner ainsi ces compagnes fidèles qui vous auraient aidé à supporter votre inquiétude si inutile et vos chagrins si superflus. Je connais une autre personne, vous pouvez m’en croire, qui s’estimerait heureuse sinon de dissiper cette inquiétude et ces chagrins, du moins de les partager. Mais cette personne n’est pas d’humeur à se laisser fouler aux pieds comme les deux objets que je vous renvoie.
Vous m’avez parlé d’un futur mari que, suivant vous, je dois avoir en vue ; je vous le décrirai. C’est une mauvaise tête, car il ne sait pas se servir de son esprit et de sa raison ; c’est un monsieur plein d’amour-propre, car il exige que la femme qu’il aime se jette dans ses bras comme autrefois une certaine jeune fille dans une certaine chapelle ; c’est un tyran qui, s’il ne veut pas régner avec plus de douceur, s’expose à être renversé du trône qu’il occupait dans le cœur de...
CAROLINE-THÉRÈSE-CHARLOTTE WALLER,
née CALLERLING.
Notre héros ne fit qu’un bond jusqu’à sa porte ; et quelques minutes après, on voyait à la fois, aux pieds de Caroline, la mauvaise tête, l’homme plein d’amour-propre et le tyran, trois personnes en une seule. Winter avait déjà tenu, un jour, dans ses bras, la ravissante créature ; mais, maintenant, ce n’était plus un cadavre dont la froide joue le glaçait, c’était une femme belle d’amour et rougissante de reconnaissance. – Si tu le permets, cher lecteur, j’enterrerai ici l’histoire du fossoyeur.
L. LÉOUZON LE DUC.
(Traduit librement du suédois.)
Paru dans la Revue de France en 1875.
1 Remarquons qu’il s’agit ici du fossoyeur tel qu’il existe en Suède. Ses fonctions n’y sont point, comme chez nous, celles d’un simple manœuvre. Il habite tout près du cimetière, sur lequel il a la haute main, et qui pour lui, le plus souvent, est un héritage de famille.
2 En Suède, les cimetières sont loin d’être tristes. De longues et larges allées bordées d’arbres les sillonnent. Chaque sépulture de famille est un petit bosquet orné de gazon et de fleurs, avec un banc ou des sièges peints en vert. On vient s’y asseoir et causer ; les enfants y jouent en troupes et les fiancés y donnent des rendez-vous à leurs fiancées.
3 En Suède, on n’enterre les morts que plusieurs jours après le décès. Pendant cet intervalle, on les dépose soit dans une chambre sans feu, même au fort de l’hiver, soit dans ure chapelle attenante à l’église ou au cimetière.
4 Dans beaucoup de villes du Nord, les sonneurs d’église, suivant une ancienne coutume, annoncent encore l’heure de minuit en sonnant de la trompe du haut des clochers.
5 En Suède, et dans tous les pays scandinaves, la maison mortuaire, de même que les rues et les chemins par lesquels doit passer le cortège funèbre, sont jonchés de bouquets de sapin. Cette verdure embaume et égaye, surtout pendant l’hiver, où la blancheur de la neige la fait mieux ressortir.
6 C’est une coutume nationale chez les Suédois de voiler de blanc les meubles et les fenêtres de l’appartement où il y a un mort jusqu’après la cérémonie des funérailles. Quant aux personnes, elles portent le deuil d’une façon qui nous semblera bizarre. Outre le crêpe ordinaire du chapeau et les vêtements noirs, les hommes recouvrent les parements et le collet de leur habit d’un crêpe blanc, et suspendent à leur cravate un long rabat blanc semblable à celui de nos juges. Les femmes portent sur une robe noire une large pèlerine et un tablier en tissu blanc. En Dalécarlie, la couleur du deuil est la même qu’en Chine, c’est-à-dire jaune.
7 Le toast fraternel, ce que les Suédois appellent Broderskâl, entraîne un certain cérémonial. Celui qui le porte remplit d’abord les deux verres ; puis, passant son bras droit autour du bras droit de son partenaire qui, ainsi que lui, tient son verre à la main, il l’invite à boire et boit en même temps. Les deux individus qui ont exécuté ensemble le toast fraternel se tutoient de droit s’ils sont à peu près du même âge ; dans le cas contraire, le plus jeune donne à l’autre le titre d’oncle.
8 Dans tous les pays du Nord, par les temps froids ou humides, on ne sort jamais sans galoches. Si on fait une visite, on les dépose en entrant dans l’antichambre, et on les reprend en se retirant.