Le sacrilège

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André LE PAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était par une nuit, une nuit sombre, une nuit désolée.

Semblables à des voiles de deuil, des nuages noirs et déchirés éparpillaient en tous sens leurs lambeaux sur un fond d’un jaune livide, et le croissant penché de la lune courait à travers le ciel orageux, comme un vaisseau désemparé sur une mer furieuse.

Un âpre vent tordait les branches frémissantes des vieux ifs du cimetière ; les troncs craquaient, les rameaux s’entrechoquaient, des voix étranges gémissaient, sifflaient, grondaient ; et, du fond de la tour délabrée de l’église gothique, sortaient des mugissements lugubres ; et la girouette éperdue criait au haut de la flèche vacillante, comme un oiseau de mauvais présage.

Puis, à de courts intervalles, à travers les rugissements de la tempête, on entendait s’élever, loin, bien loin, cette voix gémissante et désolée du chien de garde qui, d’après les populaires croyances, prophétise à l’homme épouvanté la mort d’un parent, d’un voisin ou d’un ami.

Sourd à toutes ces plaintes d’une nature souffrante, le bon curé Ambroise dormait du sommeil calme du juste.

Un pâle rayon de lune, pénétrant par l’étroite fenêtre de son réduit, le laissait voir étendu sur un lit, qui ressemblait plutôt à un grabat.

Le sourire de la charité était sur ses lèvres ; il murmurait, dans son rêve, des paroles pieuses qu’il n’achevait point, et sa main s’étendait, par moments, comme pour bénir ou pour donner.

Il n’y avait qu’une table dans ce réduit, une table d’un bois grossier, et deux pauvres chaises délabrées, et dans un coin, suspendue à un clou, qu’une soutane, vieille et râpée, la seule que possédât le curé Ambroise.

Puis, au chevet, un bénitier de verre où trempait un rameau de buis, une image de la bonne Vierge et un vieux crucifix, couleur du temps, héritage de sa mère et toute sa richesse.

Cela explique peut-être comment il dormait d’un si bon sommeil, tandis que, pâles, à demi soulevés sur leur couche, les riches et les avaricieux et ceux qui ont le cœur dur ou corrompu écoutaient, frissonnants de terreur, la voix gémissante de la tempête qui passait dans la nuit sombre.

En ce moment, une forme blanche et fantastique apparut à la fenêtre du réduit, et, chose étrange, loin d’intercepter le pâle rayon de lune, elle y joignit un nouvel éclat.

Une lumière qui ne ressemble pas à nos lumières émanait de la forme inconnue ; cette lumière était blanche comme la neige, mais elle avait un éclat plus doux.

La Forme demeura quelque temps immobile, comme pour contempler le digne prêtre dans son sommeil ; puis elle leva comme une main, et trois coups légers firent retentir la vitre sonore.

Le bon curé Ambroise ne s’éveilla point ; seulement sa respiration devint moins bruyante.

Trois nouveaux coups, légers comme les premiers, se firent entendre. Le dormeur poussa un profond soupir, sa bouche s’entrouvrit, ses yeux clignotèrent, il étendit les bras le long de son corps ; mais il ne s’éveilla point.

Pour une troisième fois, les vitres résonnèrent sous trois coups frappés à intervalles égaux. D’un bond, le curé Ambroise s’élança du lit.

D’abord, il ne vit rien dans l’obscurité qui régnait, si ce n’est le beau rayon blanc qui traversait sa chambre ; mais, comme il s’approchait pour reconnaître d’où pouvait venir cette douce lueur, il vit, sous l’apparence d’un beau jeune homme vêtu de blanc, la Forme qui semblait l’attendre.

Il entrouvrit sa fenêtre et demanda :

– Vous avez frappé pour m’appeler ; que désirez-vous que je fasse ?

La Forme répondit d’une voix merveilleusement suave :

– Venez et suivez-moi.

Le vénérable prêtre passa à la hâte sa soutane râpée, et, sans demander d’autre explication, il sortit et suivit les traces de la Forme.

Elle se dirigeait vers l’église, et semblait glisser comme une vapeur par-dessus les tombes dont les croix blanchies, à travers les noirs cyprès, semblaient, aux rayons douteux de la lune, des spectres étendant dans l’ombre de longs bras décharnés.

Saisi d’une crainte vague, mais religieuse, le vieux curé suivait sans mot dire, se demandant à lui-même ce que cela signifiait, et quel était ce beau et mystérieux étranger.

Et cependant la tempête mugissait, et des nuages sombres, sombres comme des pensées de vengeance, parcouraient le ciel livide, et des vents lugubres pleuraient dans le feuillage funèbre, et, des tombes que foulaient les pas du couple silencieux, semblaient sortir des voix désespérées, comme des plaintes d’âmes en peine.

Et, comme ils n’étaient plus qu’à peu de distance de l’église, deux flambeaux étincelèrent au bout de l’avenue, et projetèrent leur lueur sur le porche triste et silencieux.

Et deux jeunes hommes vêtus de blanc, et qui ressemblaient à la Forme, mais qui étaient moins beaux et moins nobles, se tenaient aux deux côtés de la porte de l’église, et répandaient sur le seuil, comme pour honorer les pas du prêtre, la lumière de leurs flambeaux.

Le curé Ambroise vit avec étonnement que la flamme de ces flambeaux n’était pas agitée, quoique l’ouragan soufflât avec violence, et que les cheveux blonds et flottants des jeunes hommes ne se soulevaient point, malgré les fureurs de la tempête.

La Forme, qui toujours allait devant, toucha de la main la porte fermée de l’église, et la porte s’ouvrit d’elle-même. La Forme entra et le prêtre avec elle, et les flambeaux s’éteignirent dans les mains des hommes à robes blanches, qui disparurent aussitôt.

Il n’y avait dans l’église qu’une petite lampe qui brûlait dans le fond de chœur, et jetait une clarté douteuse et vacillante sur les piliers, qui apparaissaient et disparaissaient tour à tour comme d’immenses fantômes couverts de blancs linceuls.

Il n’y avait dans l’église aucun bruit, si ce n’est les pas lourds et mal assurés du prêtre qui, se traînant sur les dalles sonores, troublaient les échos endormis de l’édifice silencieux. La Forme glissait comme une ombre, sans éveiller sous elle aucun murmure.

Elle pénétra dans le chœur et, s’approchant de la petite lampe, elle y alluma un flambeau. Le curé Ambroise regardait et priait Dieu dans son cœur.

Alors la Forme se dirigea vers l’autel : elle en franchit les degrés et alluma tous les cierges. (Il n’y en avait guère : l’église était pauvre comme son curé.) Elle descendit ensuite, toucha une corde qui pendait à la voûte, et fit retentir la tour du son de cette cloche qui demande aux fidèles des prières pour un moribond.

Mais ce son était si triste, si triste, que le curé Ambroise ne put l’entendre sans frissonner.

Et puis il lui semblait (était-ce bien une vision réelle ?) qu’il venait le long des murs, tristes et blêmes, des ombres qui, au son de la cloche, sortaient du fond des vieux sépulcres, de dessous les dalles séculaires, de partout, de partout, et ces ombres s’agenouillaient, et il y avait comme de petits chuchotements.

Alors, sur un signe que lui fit la Forme, le prêtre revêtit les ornements sacrés, puis, montant les degrés de l’autel, il se prosterna en silence, ouvrit le tabernacle, se prosterna encore, et d’une main que l’âge, le respect et la crainte rendaient tremblante, il prit le calice.

Et comme il venait rejoindre la Forme, celle-ci, qui tenait à la main un flambeau, l’invita par un nouveau geste à la suivre, et, le précédant d’un pas, sortit du chœur. Ensemble, ils se dirigèrent à travers les nefs sombres vers le fond du temple.

Et les ombres, se levant, suivaient.

La Forme s’arrêta auprès d’une tombe.

C’était celle d’un homme qui, pendant sa vie, avait été nommé le Juste ; qui, depuis sa mort, était appelé le Saint.

Il avait fait de grandes aumônes ; il s’était mortifié dans sa chair, et l’on savait qu’il avait vécu dans les macérations et les larmes.

Son nom ne se trouvait nulle part qu’au-dessus des portes des hospices qu’il avait fondés ; ses armes ne brillaient ailleurs que sur les autels qu’il avait élevés à ses frais.

Il y avait cette nuit-là juste un siècle qu’il était mort ; et les pas empressés des fidèles qui, chaque jour, foulaient sa tombe et la main du temps qui nivelle tout n’avaient pu effacer sur la pierre les caractères profondément gravés qui racontaient ses vertus.

Il avait expiré au moment même que ses lèvres se refermaient sur son Dieu. On disait que son âme était allée tout droit au ciel, et les mères, agenouillées sur le marbre froid du sépulcre, recommandaient à leurs fils de bien prier, afin d’obtenir une semblable mort.

... Ils étaient donc arrêtés près de la tombe.

La Forme, dirigeant son flambeau de manière à y répandre toute sa lumière, indiquait du doigt au prêtre la pierre sépulcrale sur laquelle étaient gravées les paroles de repos et de paix.

– C’est la tombe du Saint, se disait le prêtre.

Mais la Forme montrait toujours du doigt la pierre sur laquelle le flambeau jetait de lugubres et vacillantes lueurs, et, se tournant vers le prêtre, elle semblait dire :

– La voyez-vous ?...

Soudain le flambeau, se transformant dans les mains de la Forme, parut comme une épée flamboyante ; la robe blanche de l’être surnaturel se revêtit de lueurs pourprées : on eût dit des reflets d’indignation ; des éclairs jaillirent de ses yeux ; elle abaissa l’épée de feu sur le sépulcre et le frappa d’un grand coup...

Alors on entendit dans le sein de la terre comme un long gémissement étouffé, et l’œil épouvanté du prêtre vit la pierre sépulcrale qui se levait, se levait en silence. Puis, de la tombe entrouverte, sortit à demi le corps d’un homme enveloppé dans un linceul. Il était pâle comme son suaire, froid comme le marbre de sa tombe, maigre comme un squelette recouvert d’une peau. Il se leva, par un mouvement lent et continu, et se mit sur son séant. Le calice tremblait dans les mains du prêtre, et les cheveux de sa tête se hérissaient d’horreur. L’homme de la tombe croisa les bras sur sa poitrine ; mais ses paupières demeurèrent fermées comme si la mort était jalouse de cette partie de ses droits. Son aspect était terrible. Un front vaste et dégarni, qui semblait près d’éclater d’orgueil, donnait un effrayant démenti à l’apparente humilité de ses yeux clos et contrastait horriblement avec la souffrance amère qui tordait ses lèvres amincies. À un geste de la Forme, qu’il comprit quoiqu’il ne le vît point, il s’inclina lentement, et comme cédant à une puissance irrésistible, vers le prêtre terrifié et, ouvrant affreusement la bouche, il laissa voir sur sa langue, rouge comme un charbon ardent, l’hostie, l’hostie sainte qu’un siècle auparavant, au moment de rendre l’âme, il avait sacrilègement reçue. Pâle et froid comme l’horrible apparition, le prêtre étendit une main tremblante pour reprendre l’hostie consacrée qu’on lui présentait. Elle se détacha de la langue brûlante comme un fer chauffé à blanc se détache d’une chair vive. Une plaie hideuse, creusée pendant la durée d’un siècle par l’hostie vengeresse, marquait d’une trace ineffaçable l’instrument du crime. Quand l’hostie fut passée dans la main du prêtre, l’homme du sépulcre gémit profondément, comme quelqu’un qui se sent soulagé d’un grand poids ; puis il ferma la bouche, étendit les bras le long du corps, se recoucha dans son lit funèbre et, frappée par le glaive flamboyant de l’ange, la pierre redescendit en silence et recouvrit à tout jamais le sacrilège.

Accablé par une émotion trop violente, le prêtre se sentit chanceler : d’une main défaillante, il remit le calice à l’ange et s’évanouit.

 

Quand il reprit ses sens, il se retrouva dans sa chambre, couché sur son pauvre grabat. Il regarda autour de lui et vit une lueur rose pénétrer par la fenêtre ; c’était l’aurore qui se levait. En ce moment, la voix du coq matinal se fit entendre et l’airain pieux retentit dans la tour de l’église. Le curé Ambroise, s’accusant de paresse, sauta du lit ; mais comme il voulait prendre sa soutane que la veille il avait suspendue au mur, il ne la trouva point à la place accoutumée. Étonné, il promenait ses regards autour de lui quand il s’aperçut, ô surprise ! qu’il était vêtu de noir. Que pouvait signifier cela ? Ce fut alors seulement que l’évènement de la nuit lui revint tout à coup, mais confusément en mémoire.

Il voulut rassembler ses souvenirs ; mais la cloche pieuse se démenait dans la tour, comme pour peindre l’impatience des fidèles de voir commencer l’office divin. Tout troublé, tout pensif, le curé Ambroise prit le chemin de l’église. Il jeta, en entrant, un regard furtif et inquiet sur la tombe condamnée : des hommes et des femmes étaient à genoux auprès de la pierre ; les uns imploraient le Saint lui-même ; les autres priaient Dieu de leur accorder une mort semblable à celle du Juste. Le curé Ambroise passa sans rien dire ; mais, quand vint cette partie de la messe où il avait coutume d’adresser une courte allocution à ses paroissiens, il changea le texte de l’instruction préparée la veille, et commenta ce passage du livre saint qui condamne les bonnes œuvres de l’orgueilleux, et cet autre qui veut que la main gauche ignore ce que la main droite a donné.

 

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C’est à Verviers, ville de l’ancien marquisat de Franchimont, et sous un des derniers princes-évêques de Liège, que s’est passé, suivant une tradition locale, dans l’antique église paroissiale de Saint-Remacle, le fait merveilleux rapporté ici. Le curé Ambroise de la légende était un simple vicaire du nom de Deshayes. Quant à l’homme de la tombe, la tradition se borne à dire que c’était un homme riche. Parmi les pierres sépulcrales qui recouvraient en maints endroits les murs et le sol de la vieille église, l’auteur de ces lignes a souvent, dans son enfance, cherché à reconnaître celle sous laquelle était couché le sacrilège. Mais aucune tombe, ni du chevalier bardé de fer qu’on y voyait représenté debout, ni des vieux magistrats, mayeurs et échevins de la cité, ni des marguilliers et mambours de l’église, ni des bourgeois notables de la paroisse, n’a laissé échapper le secret. On voudrait vainement aujourd’hui continuer ces recherches. La vieille église où priaient les aïeux est devenue un magasin à laine ; la maison vicariale a été rasée et le cimetière qui s’étendait autour a dû rendre les ossements de ses morts.

 

 

André LE PAS, Sous le manteau de la cheminée, 1870.

 

Recueilli dans Littératures fantastiques : Belgique, terre de l’étrange,

t. I, Labor, 2003. Contes réunis et présentés par Éric Lysøe.

 

 

 

 

 

 

 

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