Le prince Fatal et le prince Fortuné

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT une fois une reine qui eut deux petits garçons, beaux comme le jour. Une fée, qui était bonne amie de la reine, avait été priée d’être la marraine de ces princes, et de leur faire quelque don :

« Je doue l’aîné, dit-elle, de toutes sortes de malheurs jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, et je le nomme Fatal. »

À ces paroles, la reine jeta de grands cris et conjura la fée de changer ce don.

« Vous ne savez pas ce que vous demandez, dit-elle à la reine ; s’il n’est pas malheureux, il sera méchant. »

La reine n’osa plus rien dire ; mais elle pria la fée de lui laisser choisir un don pour son second fils.

« Peut-être choisirez-vous tout de travers, répondit la fée ; mais n’importe, je veux bien lui accorder ce que vous me demanderez pour lui.

– Je souhaite, dit la reine, qu’il réussisse toujours dans tout ce qu’il voudra faire ; c’est le moyen de le rendre parfait.

– Vous pourriez vous tromper, dit la fée ; ainsi, je ne lui accorde ce don que jusqu’à vingt-cinq ans. »

On donna des nourrices aux deux petits princes, mais dès le troisième jour, la nourrice du prince aîné eut la fièvre ; on lui en donna une autre qui se cassa la jambe en tombant, une troisième perdit son lait, aussitôt que le prince Fatal commença à la téter ; et le bruit s’étant répandu que le prince portait malheur à ses nourrices, personne ne voulut plus le nourrir, ni s’approcher de lui. Ce pauvre enfant, qui avait faim, criait, et ne faisait pourtant pitié à personne. Une grosse paysanne, qui avait un grand nombre d’enfants qu’elle avait beaucoup de peine à nourrir, dit qu’elle aurait soin de lui, si on voulait lui donner une grosse somme d’argent ; et comme le roi et la reine n’aimaient pas le prince Fatal, ils donnèrent à la nourrice ce qu’elle demandait, et lui dirent de le porter à son village.

Le second prince, qu’on avait nommé Fortuné, venait au contraire à merveille. Son papa et sa maman l’aimaient à la folie, et ne pensaient pas seulement à l’aîné. La méchante femme, à qui on l’avait donné, ne fut pas plutôt chez elle, qu’elle lui ôta les beaux langes dont il était enveloppé, pour les donner à un de ses fils, qui était de l’âge de Fatal ; et, ayant enveloppé le pauvre prince dans une mauvaise jupe, elle le porta dans un bois où il y avait bien des bêtes sauvages, et le mit dans un trou, avec trois petits lions, pour qu’il fût mangé. Mais la mère de ces lions ne lui fit point de mal, et au contraire, elle lui donna à téter, ce qui le rendit si fort qu’il courait tout seul au bout de six mois.

Cependant, le fils de la nourrice, qu’elle faisait passer pour le prince, mourut, et le roi et la reine furent charmés d’en être débarrassés. Fatal resta dans le bois jusqu’à deux ans, et un seigneur de la cour, qui allait à la chasse, fut tout étonné de le trouver au milieu des bêtes. Il en eut pitié, l’emporta dans sa maison, et ayant appris qu’on cherchait un enfant pour tenir compagnie à Fortuné, il présenta Fatal à la reine.

On donna un maître à Fortuné pour lui apprendre à lire ; mais on recommanda au maître de ne le point faire pleurer. Le jeune prince, qui avait entendu cela, pleurait toutes les fois qu’il prenait son livre ; en sorte qu’à cinq ans il ne connaissait pas les lettres, au lieu que Fatal lisait parfaitement et savait déjà écrire.

Pour faire peur au prince, on commanda au maître de fouetter Fatal toutes les fois que Fortuné manquerait à son devoir ; ainsi, Fatal avait beau s’appliquer à être sage, cela ne l’empêchait pas d’être battu ; d’ailleurs, Fortuné était si volontaire et si méchant, qu’il maltraitait toujours son frère, qu’il ne connaissait pas. Si on lui donnait une pomme, un jouet, Fortuné le lui arrachait des mains ; il le faisait taire ; en un mot, c’était un petit martyr, dont personne n’avait pitié. Ils vécurent ainsi jusqu’à dix ans, et la reine était fort surprise de l’ignorance de son fils.

« La fée m’a trompée, disait-elle ; je croyais que mon fils serait le plus savant de tous les princes, puisque j’ai souhaité qu’il réussît dans tout ce qu’il voudrait entreprendre. »

Elle fut consulter la fée sur cela, qui lui dit :

« Madame, il fallait souhaiter à votre fils de la bonne volonté plutôt que des talents ; il ne veut qu’être bien méchant, et il y réussit, comme vous le voyez. »

Après avoir dit ces paroles à la reine, elle lui tourna le dos : cette pauvre princesse, fort affligée, retourna à son palais. Elle voulut gronder Fortuné pour l’obliger à mieux faire ; mais, au lieu de lui promettre de se corriger, il dit que si on le chagrinait, il se laisserait mourir de faim. Alors la reine, tout effrayée, le prit sur ses genoux, le baisa, lui donna des bonbons et lui dit qu’il n’étudierait pas de huit jours, s’il voulait bien manger comme à son ordinaire.

Cependant le prince Fatal était un prodige de science et de douceur ; il s’était tellement accoutumé à être contredit, qu’il n’avait point de volonté, et ne s’attachait qu’à prévenir les caprices de Fortuné. Mais ce méchant enfant, qui enrageait de le voir plus habile que lui, ne pouvait le souffrir, et les gouverneurs, pour plaire à leur jeune maître, battaient à tous les moments Fatal. Enfin, ce méchant enfant dit à la reine qu’il ne voulait plus voir Fatal, et qu’il ne mangerait pas, qu’on ne l’eût chassé du palais. Voilà donc Fatal dans la rue, et comme on avait peur de déplaire au prince, personne ne voulut le recevoir. Il passa la nuit sous un arbre, mourant de froid, car c’était en hiver, et n’ayant pour son souper qu’un morceau de pain qu’on lui avait donné par charité. Le lendemain matin, il dit en lui-même :

« Je ne veux pas rester à rien faire, je travaillerai pour gagner ma vie jusqu’à ce que je sois assez grand pour aller à la guerre. Je me souviens d’avoir lu dans les histoires que de simples soldats sont devenus de grands capitaines ; peut-être aurai-je le même bonheur, si je suis honnête homme. Je n’ai ni père, ni mère ; mais Dieu est le père des orphelins ; il m’a donné une lionne pour nourrice, il ne m’abandonnera pas. »

Après avoir dit cela, Fatal se leva, fit sa prière, car il ne manquait jamais à prier Dieu soir et matin ; et quand il priait, il avait les yeux baissés, les mains jointes, et il ne tournait pas la tête de côté et d’autre. Un paysan, qui passa, et qui vit Fatal qui priait Dieu de tout son cœur, dit en lui-même :

« Je suis sûr que cet enfant sera un honnête garçon ; j’ai envie de le prendre pour garder mes moutons. Dieu me bénira à cause de lui. »

Le paysan attendit que Fatal eût fini sa prière, et lui dit :

« Mon petit ami, voulez-vous venir garder mes moutons ? Je vous nourrirai et j’aurai soin de vous.

– Je le veux bien, répondit Fatal, et je ferai tout mon possible pour vous bien servir. »

Ce paysan était un gros fermier qui avait beaucoup de valets qui le volaient fort souvent ; sa femme et ses enfants le volaient aussi. Quand ils virent Fatal, ils furent bien contents :

« C’est un enfant, disaient-ils, il fera tout ce que nous voudrons. »

Un jour, la femme lui dit :

« Mon ami, mon mari est un avare qui ne me donne jamais d’argent ; laisse-moi prendre un mouton, et tu diras que le loup l’a emporté.

– Madame, lui répondit Fatal, je voudrais de tout mon cœur vous rendre service, mais j’aimerais mieux mourir que de dire un mensonge et être un voleur.

– Tu n’es qu’un sot, lui dit cette femme ; personne ne saura que tu as fait cela.

– Dieu le saura, madame, répondit Fatal ; il voit tout ce que nous faisons et punit les menteurs et ceux qui volent. "

Quand la fermière entendit ces paroles, elle se jeta sur lui, lui donna des soufflets et lui arracha les cheveux. Fatal pleurait, et le fermier, l’ayant entendu, demanda à sa femme pourquoi elle battait cet enfant.

« Vraiment, dit-elle, c’est un gourmand, je l’ai vu ce matin manger un pot de crème que je voulais porter au marché.

– Fi ! que cela est vilain d’être gourmand ! " dit le paysan ; et tout de suite il appela un valet et lui commanda de fouetter Fatal.

Ce pauvre enfant avait beau dire qu’il n’avait pas mangé la crème, on croyait sa maîtresse plus que lui. Après cela, il sortit dans la campagne avec ses moutons, et la fermière lui dit :

« Eh bien ! voulez-vous à cette heure me donner un mouton ?

– J’en serais bien fâché, dit Fatal, vous pouvez faire tout ce que vous voudrez contre moi, mais vous ne m’obligerez pas à mentir. »

Cette méchante créature, pour se venger, engagea tous les autres domestiques pour faire du mal à Fatal. Il restait à la campagne le jour et la nuit, et au lieu de lui donner à manger, comme aux autres valets, elle ne lui envoyait que du pain et de l’eau ; et quand il revenait, elle l’accusait de tout le mal qui se faisait dans la maison.

Il passa un an avec ce fermier ; et quoiqu’il couchât sur la terre, et qu’il fût si mal nourri, il devint si fort, qu’on croyait qu’il avait quinze ans, quoiqu’il n’en eût que treize ; d’ailleurs, il était devenu si patient, qu’il ne se chagrinait plus quand on le grondait mal à propos.

Un jour qu’il était à la ferme, il entendit dire qu’un roi voisin avait une grande guerre. Il demanda congé à son maître et fut à pied dans le royaume de ce prince pour être soldat. Il s’engagea à un capitaine qui était un grand seigneur ; mais il ressemblait à un porteur de chaise, tant il était brutal ; il jurait, il battait ses soldats, il leur volait la moitié de l’argent que le roi donnait pour les nourrir et les habiller ; et sous ce méchant capitaine, Fatal fut encore plus malheureux que chez le fermier. Il s’était engagé pour dix ans, et quoiqu’il vît déserter le plus grand nombre de ses camarades, il ne voulut jamais suivre leur exemple ; car il disait :

« J’ai reçu de l’argent pour servir dix ans, je volerais le roi si je manquais à ma parole. »

Quoique le capitaine fût un méchant homme et qu’il maltraitât Fatal tout comme les autres, il ne pouvait s’empêcher de l’estimer, parce qu’il voyait qu’il faisait toujours son devoir. Il lui donnait de l’argent pour faire ses commissions, et Fatal avait la clef de sa chambre, quand il allait à la campagne ou qu’il dînait chez ses amis. Ce capitaine n’aimait pas la lecture, mais il avait une grande bibliothèque pour faire croire à ceux qui venaient chez lui qu’il était un homme d’esprit ; car, dans ce pays-là, on pensait qu’un officier qui ne lisait pas l’histoire ne serait jamais qu’un sot et qu’un ignorant.

Quand Fatal avait fait son devoir de soldat, au lieu d’aller boire et jouer avec ses camarades, il s’enfermait dans la chambre du capitaine et tâchait d’apprendre son métier en lisant la vie des grands hommes, et il devint capable de commander une armée. Il y avait déjà sept ans qu’il était soldat, lorsqu’il fut à la guerre. Son capitaine prit six soldats avec lui pour aller visiter un petit bois ; et quand il fut dans ce petit bois, les soldats disaient tout bas :

« Il faut tuer ce méchant homme qui nous donne des coups de canne et qui nous vole notre pain. »

Fatal leur dit qu’il ne fallait pas faire une si mauvaise action ; mais au lieu d’écouter, ils lui dirent qu’ils le tueraient avec le capitaine, et mirent tous les cinq l’épée à la main. Fatal se mit à côté de son capitaine, et se battit avec tant de valeur, qu’il tua lui seul quatre de ces soldats. Son capitaine, voyant qu’il lui devait la vie, lui demanda pardon de tout le mal qu’il lui avait fait ; et ayant conté au roi ce qui lui était arrivé, Fatal fut fait capitaine, et le roi lui fit une grosse pension. Oh dame ! les soldats n’auraient pas voulu tuer Fatal, car il les aimait comme ses enfants ; et, loin de leur voler ce qui leur appartenait, il leur donnait de son argent quand ils faisaient leur devoir. Il avait soin d’eux quand ils étaient blessés, et ne les reprenait jamais par mauvaise humeur.

Cependant on donna une grande bataille, et celui qui commandait l’armée ayant été tué, tous les officiers et les soldats s’enfuirent ; mais Fatal cria tout haut qu’il aimait mieux mourir les armes à la main que de fuir comme un lâche. Ses soldats lui crièrent qu’ils ne voulaient point l’abandonner, et leur bon exemple ayant fait honte aux autres, ils se rangèrent autour de Fatal, et combattirent si bien, qu’ils firent le fils du roi ennemi prisonnier. Le roi fut bien content quand il sut qu’il avait gagné la bataille, et dit à Fatal qu’il le faisait général de toutes les armées. Il le présenta ensuite à la reine et à la princesse sa fille, qui lui donnèrent leurs mains à baiser. Quand Fatal vit la princesse, il resta immobile. Elle était si belle, qu’il en devint amoureux comme un fou, et ce fut alors qu’il fut bien malheureux : car il pensait qu’un homme comme lui n’était pas fait pour épouser une grande princesse. Il résolut donc de cacher soigneusement son amour, et tous les jours il souffrait les plus grands tourments ; mais ce fut bien pis quand il apprit que Fortuné, ayant vu un portrait de la princesse, qui se nommait Gracieuse, en était devenu amoureux, et qu’il envoyait des ambassadeurs pour la demander en mariage. Fatal pensa mourir de chagrin ; mais la princesse Gracieuse, qui savait que Fortuné était un prince lâche et méchant, pria si fort le roi son père de ne la point forcer à l’épouser, qu’on répondit à l’ambassadeur que la princesse ne voulait point encore se marier. Fortuné, qui n’avait jamais été contredit, entra en fureur quand on lui eut rapporté la réponse de la princesse ; et son père, qui ne pouvait lui rien refuser, déclara la guerre au père de Gracieuse, qui ne s’en embarrassa pas beaucoup, car il disait :

« Tant que j’aurai Fatal à la tête de mon armée, je ne crains pas d’être battu. »

Il envoya donc chercher son général et lui dit de se préparer à faire la guerre ; mais Fatal, se jetant à ses pieds, lui dit qu’il était né dans le royaume du père de Fortuné et qu’il ne pouvait pas combattre contre son roi. Le père de Gracieuse se mit fort en colère et dit à Fatal qu’il le ferait mourir s’il refusait de lui obéir ; et qu’au contraire, il lui donnerait sa fille en mariage s’il remportait la victoire sur Fortuné. Le pauvre Fatal, qui aimait Gracieuse à la folie, fut bien tenté ; mais à la fin, il se résolut à faire son devoir, sans rien dire au roi ; il quitta la cour et abandonna toutes ses richesses.

Cependant Fortuné se mit à la tête de son armée pour aller faire la guerre ; mais au bout de quatre jours, il tomba malade de fatigue ; car il était fort délicat, n’ayant jamais voulu faire aucun exercice. Le chaud, le froid, tout le rendait malade. Cependant, l’ambassadeur, qui voulait faire sa cour à Fortuné, lui dit qu’il avait vu à la cour du père de Gracieuse ce petit garçon qu’il avait chassé de son palais ; et qu’on disait que le père de Gracieuse lui avait promis sa fille. Fortuné, à cette nouvelle, se mit dans une grande colère, et aussitôt qu’il fut guéri, il partit pour détrôner le père de Gracieuse, et promit une grosse somme d’argent à celui qui lui amènerait Fatal.

Fortuné remporta de grandes victoires, quoiqu’il ne combattît pas lui-même, car il avait peur d’être tué. Enfin, il assiégea la ville capitale de son ennemi, et résolut de faire donner l’assaut. La veille de ce jour, on lui amena Fatal, lié avec de grosses chaînes, car un grand nombre de personnes s’étaient mises en chemin pour le chercher. Fortuné, charmé de pouvoir se venger, résolut, avant de donner l’assaut, de faire couper la tête à Fatal à la vue des ennemis. Ce jour-là même, il donna un grand festin à ses officiers, parce qu’il célébrait son jour de naissance, ayant justement vingt-cinq ans. Les soldats qui étaient dans la ville, ayant appris que Fatal était pris, et qu’on devait dans une heure lui couper la tête, résolurent de périr, ou de le sauver ; car ils se souvenaient du bien qu’il leur avait fait, pendant qu’il était leur général. Ils demandèrent donc permission au roi de sortir pour combattre, et cette fois, ils furent victorieux. Le don de Fortuné avait cessé ; et comme il voulait s’enfuir, il fut tué. Les soldats victorieux coururent ôter les chaînes à Fatal, et dans le même moment, on vit paraître en l’air deux chariots brillants de lumière. La fée était dans un de ces chariots, et le père et la mère de Fatal étaient dans l’autre, mais endormis. Ils ne s’éveillèrent qu’au moment où leurs chariots touchaient la terre, et furent bien étonnés de se voir au milieu d’une armée. La fée alors, s’adressant à la reine et lui présentant Fatal, lui dit :

« Madame, reconnaissez dans ce héros votre fils aîné ; les malheurs qu’il a éprouvés ont corrigé les défauts de son caractère, qui était violent et emporté. Fortuné, au contraire, qui était né avec de bonnes inclinations, a été absolument gâté par la flatterie, et Dieu n’a pas permis qu’il vécût plus longtemps, parce qu’il serait devenu plus méchant chaque jour. Il vient d’être tué ; mais, pour vous consoler de sa mort, apprenez qu’il était sur le point de détrôner son père, parce qu’il s’ennuyait de n’être pas roi. »

Le roi et la reine furent bien étonnés, et ils embrassèrent de bon cœur Fatal, dont ils avaient entendu parler fort avantageusement. La princesse Gracieuse et son père apprirent avec joie l’aventure de Fatal, qui épousa Gracieuse, avec laquelle il vécut fort longtemps, parfaitement heureux et fort vertueux.

 

 

 

Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, Contes moraux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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