Le prince Charmant

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT une fois un prince qui perdit son père quand il n’avait que seize ans. D’abord il fut un peu triste ; et puis, le plaisir d’être roi le consola bientôt. Ce prince, qui se nommait Charmant, n’avait pas un mauvais cœur ; mais il avait été élevé en prince, c’est-à-dire à faire sa volonté ; et cette mauvaise habitude l’aurait sans doute rendu méchant par la suite. Il commençait déjà à se fâcher quand on lui faisait voir qu’il s’était trompé. Il négligeait ses affaires pour se divertir, et surtout il aimait si passionnément la chasse, qu’il y passait presque toutes les journées. On l’avait gâté, comme on fait avec tous les princes. Il avait pourtant un bon gouverneur, et il l’aimait beaucoup quand il était jeune ; mais, lorsqu’il fut devenu roi, il pensa que ce gouverneur était trop vertueux.

« Je n’oserai jamais suivre mes fantaisies devant lui, disait-il en lui-même ; il dit qu’un prince doit donner tout son temps aux affaires de son royaume, et j’aime mes plaisirs. Quand même il ne me dirait rien, il serait triste, et je connaîtrais à son visage qu’il serait mécontent de moi : il faut l’éloigner, car il me gênerait. »

Le lendemain, Charmant assembla son conseil, donna de grandes louanges à son gouverneur, et dit que pour le récompenser du soin qu’il avait eu de lui, il lui donnait le gouvernement d’une province, qui était fort éloignée de la cour. Quand son gouverneur fut parti, il se livra aux plaisirs, et surtout à la chasse, qu’il aimait passionnément.

Un jour que Charmant était dans une grande forêt, il vit passer une biche, blanche comme la neige ; elle avait un collier d’or au cou, et lorsqu’elle fut proche du prince, elle le regarda fixement, et ensuite s’éloigna.

« Je ne veux pas qu’on la tue », s’écria Charmant.

Il commanda donc à ses gens de rester là avec ses chiens, et il suivit la biche. Il semblait qu’elle l’attendait ; mais lorsqu’il était proche d’elle, elle s’éloignait en sautant et gambadant. Il avait tant d’envie de la prendre, qu’en la suivant il fit beaucoup de chemin, sans y penser. La nuit vint, et il perdit la biche de vue. Le voilà bien embarrassé ; car il ne savait pas où il était. Tout d’un coup, il entendit des instruments ; mais ils paraissaient être bien loin. Il suivit ce bruit agréable, et arriva enfin à un grand château où l’on faisait ce beau concert. Le portier lui demanda ce qu’il voulait, et le prince lui conta son aventure.

« Soyez le bienvenu, lui dit cet homme. On vous attend pour souper ; car la biche blanche appartient à ma maîtresse ; et toutes les fois qu’elle la fait sortir, c’est pour lui amener compagnie. »

En même temps, le portier siffla, et plusieurs domestiques parurent avec des flambeaux et conduisirent le prince dans un appartement bien éclairé. Les meubles de cet appartement n’étaient point magnifiques ; mais tout était propre et si bien arrangé que cela faisait plaisir à voir. Aussitôt, il vit paraître la maîtresse de la maison. Charmant fut ébloui de sa beauté, et, s’étant jeté à ses pieds, il ne pouvait parler, tant il était occupé à la regarder.

« Levez-vous, mon prince, lui dit-elle, en lui donnant la main. Je suis charmée de l’admiration que je vous cause : vous paraissez si aimable, que je souhaite de tout mon cœur que vous soyez celui qui doit me tirer de ma solitude. Je m’appelle Vraie-Gloire, et je suis immortelle. Je vis dans ce château depuis le commencement du monde, en attendant un mari ; un grand nombre de rois sont venus me voir ; mais, quoiqu’ils m’eussent juré une fidélité éternelle, ils ont manqué à leur parole, et m’ont abandonnée pour la plus cruelle de mes ennemies.

– Ah ! belle princesse, dit Charmant, peut-on vous oublier, quand on vous a vue une fois ? Je jure de n’aimer que vous ; et dès ce moment je vous choisis pour ma reine.

– Et moi, je vous accepte pour mon roi, lui dit Vraie-Gloire ; mais il ne m’est pas permis de vous épouser encore. Je vais vous faire voir un autre prince, qui est dans mon palais, et qui prétend aussi m’épouser ; si j’étais la maîtresse, je vous donnerais la préférence ; mais cela ne dépend pas de moi. Il faut que vous me quittiez pendant trois ans, et celui des deux qui me sera le plus fidèle pendant ce temps, aura la préférence. »

Charmant fut fort affligé de ces paroles ; mais il le fut bien davantage quand il vit le prince dont Vraie-Gloire lui avait parlé. Il était si beau, il avait tant d’esprit, qu’il craignit que Vraie-Gloire ne l’aimât plus que lui. Il se nommait Absolu, et il possédait un grand royaume. Ils soupèrent tous les deux avec Vraie-Gloire, et furent bien tristes, quand il fallut la quitter le matin. Elle leur dit qu’elle les attendait dans trois ans, et ils sortirent ensemble du palais.

À peine avaient-ils marché deux cents pas dans la forêt, qu’ils virent un palais bien plus magnifique que celui de Vraie-Gloire : l’or, l’argent, le marbre, les diamants éblouissaient les yeux ; les jardins en étaient magnifiques, et la curiosité les engagea à y entrer. Ils furent bien surpris d’y trouver leur princesse ; mais elle avait changé d’habit ; sa robe était toute garnie de diamants, ses cheveux en étaient ornés, au lieu que la veille, sa parure n’était qu’une robe blanche garnie de fleurs.

« Je vous montrai hier ma maison de campagne, leur dit-elle, elle me plaisait autrefois ; mais puisque j’ai deux princes pour amants, je ne la trouve plus digne de moi. Je l’ai abandonnée pour toujours, et je vous attendrai dans ce palais, car les princes doivent aimer la magnificence. L’or et les pierreries ne sont faits que pour eux, et quand leurs sujets les voient si magnifiques, ils les respectent davantage. »

En même temps, elle fit passer ses deux amants dans une grande salle.

« Je vais vous montrer, leur dit-elle, les portraits de plusieurs princes qui ont été mes favoris. En voilà un qu’on nommait Alexandre, que j’aurais épousé, mais il est mort trop jeune. Ce prince, avec un fort petit nombre de soldats, ravagea toute l’Asie et s’en rendit maître. Il m’aimait à la folie et risqua plusieurs fois sa vie pour me plaire. Voyez cet autre ; on le nommait Pyrrhus. Le désir de devenir mon époux l’a engagé à quitter son royaume pour en acquérir d’autres ; il courut toute sa vie, et fut tué malheureusement d’une tuile qu’une femme lui jeta sur la tête. Cet autre se nommait Jules César ; pour mériter mon cœur, il a fait pendant dix ans la guerre dans les Gaules ; il a vaincu Pompée et soumis les Romains. Il eût été mon époux ; mais, ayant contre mon conseil pardonné à ses ennemis, ils lui donnèrent vingt-deux coups de poignard. »

La princesse leur montra encore un grand nombre de portraits, et, leur ayant donné un superbe déjeuner, qui fut servi dans des plats d’or, elle leur dit de continuer leur voyage. Quand ils furent sortis du palais, Absolu dit à Charmant :

« Avouez que la princesse était mille fois plus aimable aujourd’hui, avec ses beaux habits, qu’elle n’était hier, et qu’elle avait aussi beaucoup plus d’esprit.

– Je ne sais, répondit Charmant. Elle avait du fard aujourd’hui, elle m’a paru changée, à cause de ses beaux habits ; mais assurément elle me plaisait davantage sous son habit de bergère. »

Les deux princes se séparèrent et s’en retournèrent dans leurs royaumes, bien résolus de faire tout ce qu’ils pourraient pour plaire à leur maîtresse. Quand Charmant fut dans son palais, il se ressouvint qu’étant petit, son gouverneur lui avait souvent parlé de Vraie-Gloire, et il dit en lui-même : « Puisqu’il connaît ma princesse, je veux le faire revenir à ma cour ; il m’apprendra ce que je dois faire pour lui plaire. » Il envoya donc un courrier pour le chercher, et aussitôt que son gouverneur, qu’on nommait Sincère, fut arrivé, il le fit venir dans son cabinet, et lui raconta ce qui lui était arrivé. Le bon Sincère, pleurant de joie, dit au roi :

« Ah ! mon prince, que je suis content d’être revenu ! Sans moi vous auriez perdu votre princesse. Il faut que je vous apprenne qu’elle a une sœur, qu’on nomme Fausse-Gloire ; cette méchante créature n’est pas si belle que Vraie-Gloire, mais elle se farde pour cacher ses défauts. Elle attend tous les princes qui sortent de chez Vraie-Gloire ; et comme elle ressemble à sa sœur, elle les trompe. Ils croient travailler pour Vraie-Gloire, et ils la perdent en suivant les conseils de sa sœur. Vous avez vu que tous les amants de Fausse-Gloire périssent misérablement. Le prince Absolu, qui va suivre leur exemple, ne vivra que jusqu’à trente ans ; mais si vous vous conduisez par mes conseils, je vous promets qu’à la fin vous serez l’époux de votre princesse. Elle doit être mariée au plus grand roi du monde : travaillez pour le devenir.

– Mon cher Sincère, répondit Charmant, tu sais que ce n’est pas possible. Quelque grand que soit mon royaume, mes sujets sont si ignorants, si grossiers, que je ne pourrai jamais les engager à faire la guerre. Or, pour devenir le plus grand roi du monde, ne faut-il pas gagner un grand nombre de batailles, et prendre beaucoup de villes ?

– Ah ! mon prince, repartit Sincère ; vous avez déjà oublié les leçons que je vous ai données. Quand vous n’auriez pour tout bien qu’une seule ville, et deux ou trois cents sujets, et que vous ne feriez jamais la guerre, vous pourriez devenir le plus grand roi du monde : il ne faut, pour cela, qu’être le plus juste et le plus vertueux. C’est là le moyen d’acquérir la princesse Vraie-Gloire. Ceux qui prennent les royaumes de leurs voisins, qui, pour bâtir leurs beaux châteaux, acheter de beaux habits et beaucoup de diamants, prennent l’argent de leurs peuples, sont trompés, et ne trouveront que la princesse Fausse-Gloire, qui alors n’aura plus son fard, et leur paraîtra aussi laide qu’elle l’est véritablement. Vous dites que vos sujets sont grossiers et ignorants ; il faut les instruire. Faites la guerre à l’ignorance, au crime ; combattez vos passions, et vous serez un grand roi, et un conquérant au-dessus de César, de Pyrrhus, d’Alexandre et de tous les héros dont Fausse-Gloire vous a montré les portraits. »

Charmant résolut de suivre les conseils de son gouverneur. Pour cela, il pria un de ses parents de commander dans son royaume pendant son absence, et partit avec son gouverneur, pour voyager dans tout le monde, et s’instruire par lui-même de tout ce qu’il fallait faire pour rendre ses sujets heureux. Quand il trouvait dans un royaume un homme sage, ou habile, il lui disait : « Voulez-vous venir avec moi ? Je vous donnerai beaucoup d’or. » Quand il fut bien instruit, et qu’il eut un grand nombre d’habiles gens, il retourna dans son royaume, et chargea tous ces habiles gens d’instruire ses sujets, qui étaient très pauvres et très ignorants. Il fit bâtir de grandes villes et quantité de vaisseaux ; il faisait apprendre à travailler aux jeunes gens, nourrissait les pauvres malades et vieillards, rendait lui-même la justice à ses peuples ; en sorte qu’il les rendit honnêtes gens et heureux. Il passa deux ans dans ce travail, et au bout de ce temps, il dit à Sincère :

« Croyez-vous que je sois bientôt digne de Vraie-Gloire ?

– Il vous reste encore un grand ouvrage à faire, lui dit son gouverneur. Vous avez vaincu les vices de vos sujets, votre paresse, votre amour pour les plaisirs, mais vous êtes encore l’esclave de votre colère, c’est le dernier ennemi qu’il faut combattre. »

Charmant eut beaucoup de peine à se corriger de ce dernier défaut, mais il était si amoureux de sa princesse, qu’il fit les plus grands efforts pour devenir doux et patient. Il y réussit, et les trois ans étant passés, il se rendit dans la forêt, où il avait vu la biche blanche. Il n’avait pas mené avec lui un grand équipage ; le seul Sincère l’accompagnait. Il rencontra bientôt Absolu dans un char superbe. Il avait fait peindre sur ce char les batailles qu’il avait gagnées, les villes qu’il avait prises, et il faisait marcher devant lui plusieurs princes, qu’il avait fait prisonniers, et qui étaient enchaînés comme des esclaves. Lorsqu’il aperçut Charmant, il se moqua de lui et de la conduite qu’il avait tenue. Dans le même moment, ils virent les palais des deux sœurs, qui n’étaient pas fort éloignés l’un de l’autre. Charmant prit le chemin du premier, et Absolu en fut charmé, parce que celle qu’il prenait pour la princesse lui avait dit qu’elle n’y retournerait jamais. Mais à peine Charmant eut-il quitté Absolu, que la princesse Vraie-Gloire, mille fois plus belle mais toujours aussi simplement vêtue que la première fois qu’il l’avait vue, vint au-devant de lui.

« Venez, mon prince, lui dit-elle, vous êtes digne d’être mon époux ; mais vous n’auriez jamais eu ce bonheur, sans votre ami Sincère, qui vous a appris à me distinguer de ma sœur. »

Dans le même temps Vraie-Gloire commanda aux vertus, qui sont ses sujettes, de faire une fête pour célébrer son mariage avec Charmant ; et pendant qu’il s’occupait du bonheur qu’il allait avoir, d’être l’époux de cette princesse, Absolu arriva chez Fausse-Gloire, qui le reçut parfaitement bien et lui offrit de l’épouser sur-le-champ. Il y consentit ; mais à peine fut-elle sa femme, qu’il s’aperçut, en la regardant de près, qu’elle était vieille et ridée, quoiqu’elle n’eût pas oublié de mettre beaucoup de blanc et de rouge pour cacher ses rides. Pendant qu’elle lui parlait, un fil d’or, qui attachait ses fausses dents, se rompit, et ses dents tombèrent à terre. Le prince Absolu était si fort en colère d’avoir été trompé, qu’il se jeta sur elle pour la battre ; mais comme il l’avait prise par de beaux cheveux noirs qui étaient fort longs, il fut tout étonné qu’ils lui restassent dans la main ; car Fausse-Gloire portait une perruque ; et comme elle resta nu-tête, il vit qu’elle n’avait qu’une douzaine de cheveux, et encore ils étaient tout blancs. Absolu laissa là cette méchante et laide créature, et courut au palais de Vraie-Gloire, qui venait d’épouser Charmant ; et la douleur qu’il eut, d’avoir perdu cette princesse, fut si grande qu’il en mourut. Charmant plaignit son malheur et vécut longtemps avec Vraie-Gloire. Il en eut plusieurs filles, mais une seule ressemblait parfaitement à sa mère. Il la mit dans le château champêtre, en attendant qu’elle pût trouver un époux ; et pour empêcher la méchante tante de lui débaucher ses amants, il écrivit sa propre histoire, afin d’apprendre aux princes qui voudraient épouser sa fille que le seul moyen de posséder Vraie-Gloire était de travailler à se rendre vertueux et utile à leurs sujets ; et que pour réussir dans ce dessein, ils avaient besoin d’un ami sincère.

 

 

 

Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, Contes moraux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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