La croix du Grand Calumet
par
Guillaume LÉVESQUE
LA rivière des Outaouais n’a pas sa pareille au monde ; calme et profonde au point d’être nommée la rivière Creuse pendant près de la moitié de son cours, elle semble s’impatienter tout à coup de la lenteur de sa marche ; le génie de ses eaux, de paisible qu’il était auparavant, est comme pris de rage, s’élance par sauts et par bonds jusqu’à ce qu’il ait rejoint cette autre divinité de notre pays, le génie des eaux vertes du grand fleuve. Mais ils ne sont pas amis ; car les eaux des deux rivières ne se mêlent guère avant de se confondre ensemble dans celles de l’océan, et jusqu’au point où s’avance la marée, une ligne tranchée les sépare tout en coulant dans le même lit, l’œil distinguant encore la teinte plus sombre de l’Outaouais de la couleur plus limpide et à reflets verdâtres du Saint-Laurent.
Il n’y a pas de pays plus pittoresque que celui que traverse la Brune Outaouais. Elle s’avance au milieu des sombres forêts qui couronnent ses rives escarpées, et des bancs d’immenses rochers la pressent comme des murs placés par la nature pour la retenir et l’empêcher de franchir ses rives ; tandis que son cours accidenté et tumultueux donne à sa turbulence un air de grandeur et d’indépendance orgueilleuse, qui fait de cette rivière la reine des torrents. Jamais ses eaux ne sont longtemps paisibles. Le courant rapide les entraîne bientôt mugissantes et la cascade bondissante couvre les rochers d’écume. Le flot s’apaise encore, et le lac au mirage tranquille le retient un instant ; mais le flot reprend sa marche bruyante, le long rapide gronde au milieu des cailloux étincelants ; et l’écume et les eaux agitées viennent encore se reposer dans un autre lac où se reflètent encore les grands arbres et les rochers de la côte élevée. Puis, plus bas, la face du lac se ride, le mirage danse près des bords, et l’eau s’élève encore en vagues boudeuses qui battent les grèves ; la rive frémit et un flocon d’écume apparaît déjà tournant sur lui-même ; et à l’endroit où les côtes se rapprochent, où les rochers voudraient encore retenir entre leurs bras ses flots caressants, l’Outaouais fait un bond et les rochers sont franchis. Des masses d’écume annoncent l’effort des eaux. Des remous, des tourniquets sans nombre, des tourbillons de gerbes, des jets immenses se forment au passage des eaux en colère ; et la lumière reflétée en mille couleurs par les prismes des flots, la cime des rochers enveloppée de vapeurs où brille l’arc-en-ciel, les cailloux brillants qui scintillent à mesure qu’ils apparaissent ou disparaissent tour à tour, étonnent et saisissent d’admiration, tant il y a de beauté et de grandeur dans les mouvements de la rivière et les accidents variés des rapides. Mais un bruit sourd, continu, se fait entendre, toujours semblable, mais sans monotonie – et la mélancolie entre au cœur, – et au milieu de cette douce tristesse où l’homme se complaît en extase, devant les grands jeux de la nature, l’œil ne se rassasie point de contempler, ni l’oreille d’entendre ces rapides de l’Outaouais.
La partie du cours de la rivière qui présente à la fois le plus de variété et de pittoresque est sans contredit l’île du Grand Calumet et ses environs à quelques lieues en descendant, et en remontant jusqu’aux Allumettes. C’est dans cet espace que se trouve le gracieux lac des Chats, puis le rapide du même nom, puis les grands sauts de la Montagne, du Portage du Fort, le d’Argy, les sept chutes du Grand Calumet, le chenal du Rocher Fendu, le lac Coulonge, et beaucoup d’autres lacs et rapides de la plus grande beauté. L’île du Grand Calumet occupe à peu près le milieu de cet espace. Deux bras de la rivière l’entourent de flots d’écume qui viennent se précipiter en cascades tumultueuses de la côte de la pointe inférieure de l’île. La plus remarquable se trouve du côté nord. Elle porte le nom des Sept Chutes et est une des plus considérables de l’Outaouais. Les canots qui descendent la rivière ne la sautent jamais, ils l’évitent par le portage du Calumet qui se fait sur l’île même. Ils traversent ensuite la rivière pour prendre le portage du Fort, afin d’éviter également les rapides de d’Argy, de la Montagne et du Fort, qui se trouvent plus bas et se succèdent de très près.
C’est là, sur l’île du Grand Calumet, près des Sept Chutes, que tous les voyageurs de l’Outaouais, engagés des Pays d’en haut, hivernants, hommes des chantiers, s’arrêtent et font halte en montant et en descendant. Fatigués du portage du Fort et de celui du Calumet qu’ils viennent de faire, ils campent et se reposent. Le feu s’allume, la marmite est accrochée au-dessus de la flamme qui pétille ; et en attendant la nuit qui doit amener le sommeil, le voyageur canadien, insouciant, méprisant les dangers qui l’attendent, comme ceux qui sont passés, fume sa pipe noircie et raconte les accidents de la rivière, les aventures des pays hauts, ses amours dans sa paroisse, ou des contes ou des légendes ; et par instants, des chansons vives ou mélancoliques viennent dissiper ses ennuis, réveiller son esprit qui s’assoupit, ou l’animer à la danse, que le voyageur exécute comme pour braver la fatigue et protester contre cet abattement des forces par les travaux durs, dont les Canadiens ne veulent jamais convenir.
La lune de ses rayons sereins éclaire des groupes nombreux ; et la flamme des bûchers allumés colore de ses reflets rouges la face brunie de ces hommes forts qui, assis en cercle après leur repas du soir, reprennent le cours de leurs légendes ou de leurs chansons. Mais chacun des voyageurs se sépare à son tour du groupe de ses camarades et s’avance vers l’intérieur de l’île ; on suit ses pas lents aux rayons de la lune. Sa figure se recueille à mesure qu’il s’éloigne du campement ; et à la vue d’une croix plantée au haut de la côte, il ôte sa tuque bleue et s’agenouille. Il a rencontré là d’autres voyageurs également recueillis, et ils disent ensemble le chapelet ; puis la prière dite, chacun d’eux s’en retourne vers ses camarades, et ils sont remplacés par d’autres.
Si ces hommes forts et fiers vont prier à cette croix, c’est que tout Canadien a toujours et partout une prière en réserve au fond de son cœur, et que son instinct religieux se réveille aussitôt à la vue du signe de la religion ; mais s’ils semblent pleurer en priant à cette croix du Grand Calumet, c’est que là repose un homme dont ils vénèrent la mémoire, le patron, le modèle des voyageurs. En effet, c’est sous cette croix de bois, renouvelée de génération en génération, où tous les voyageurs ont prié, que tous connaissent et dont ils ne parlent jamais sans attendrissement, qu’est enterré Cadieux, dont le souvenir ne périra pas chez le peuple canadien, parce qu’il était un homme de cœur et un bon voyageur ; et parce que ses malheurs et sa mort font le sujet d’une légende que je vais rapporter comme je l’ai entendu raconter par des anciens et par de jeunes voyageurs de l’Outaouais.
Du temps des Français, il y a environ deux cents ans, nos grands-pères étaient en guerre avec les Iroquois. Ces sauvages étaient les plus braves et les meilleurs guerriers de toute l’Amérique ; et ils avaient entrepris d’empêcher les Français de s’établir dans ce pays. La colonie était faible alors ; mais quoiqu’il y eût peu de monde, les Canadiens avaient déjà parcouru toutes les rivières au Nord et au Sud, et ils s’étaient faits amis avec toutes les nations sauvages pour faire le commerce des pelleteries. Rien n’arrêtait nos pères dans leurs courses, et les voyageurs, après avoir fait des mille lieues de pays et avoir transporté leurs canots depuis Lachine jusqu’au fond du lac Supérieur, et parmi les nations des Sioux et des Assiniboëls, et plus au Nord, parmi les Sauteux et les Cris, ils revenaient par la rivière des Outaouais, avec de bonnes charges de peaux de castor ou de bœufs du Nord, ou d’autres pelleteries qu’ils déposaient à Montréal, pour les envoyer ensuite en France. Mais les Iroquois n’avaient jamais voulu faire alliance avec les Français. Au contraire, après avoir fait la guerre aux autres nations amies et les avoir toutes battues, ils étaient devenus si puissants qu’ils s’étaient répandus hors de leur pays, situé au sud du fleuve et du lac Ontario, et guettaient sur toutes les rivières les canots et les partis de voyageurs qui montaient dans les Pays d’en haut ou qui en revenaient ; mais surtout lorsque les canots étaient chargés de pelleteries pour les piller et les aller vendre au fort Chouguen.
Dans ce temps-là, les Iroquois étaient les maîtres sur la rivière des Outaouais ; aucun parti de voyageurs ne pouvait y passer sans être aussitôt attaqué, les hommes tués et brûlés vifs par les sauvages, et les marchandises enlevées. Ni les Hurons, ni les Algonquins n’osaient se montrer pour secourir les voyageurs, tant ils avaient peur des Iroquois ; et les Canadiens et les Français du pays, après avoir envoyé bien des partis de guerre et des coureurs des bois pour les chasser, avaient été obligés d’y renoncer sans avoir pu se défaire d’un ennemi qui empêchait leur commerce de se faire. Il y avait déjà trois ans qu’aucun canot n’était revenu d’en haut, et les bourgeois et les voyageurs, arrêtés au Sault Sainte-Marie en grand nombre, s’impatientaient d’attendre plus longtemps.
Ils entreprirent donc de se frayer un passage jusqu’à Montréal pour y rapporter leurs marchandises, quels que fussent les dangers qu’ils auraient à rencontrer de la part des Iroquois. Ils paraissaient bien décidés ; mais tous n’avaient pas le même courage, et quand il fallut partir, la plupart n’osèrent le faire. Du reste, les dangers étaient de nature à effrayer les plus braves. Cependant plusieurs canots partirent, mais presque tous s’arrêtèrent en route, les uns à Manitoulin, les autres à La Cloche, et ailleurs encore. Enfin, arrivés au bout du Portage du lac Nipissingue, il ne restait plus que deux canots ; et ici encore au moment où les périls allaient commencer, les voyageurs délibérèrent s’ils devaient renoncer à leur entreprise et s’en retourner comme les autres afin d’attendre que les Iroquois se fussent retirés des bords de la rivière des Outaouais, ou bien s’ils allaient continuer leur voyage et s’exposer à être obligés de se défendre jusqu’à la mort pour ne pas tomber vivants entre les mains d’ennemis aussi féroces que ceux qu’ils s’attendaient à rencontrer. Presque tous étaient d’avis qu’il valait mieux reprendre le chemin du Sault Sainte-Marie. Un seul homme éleva la voix contre ce projet et voulut continuer la route et se rendre à Montréal. C’était Cadieux, le guide de l’expédition. Il exposa à ses compagnons combien il serait honteux de se décourager avant même d’avoir vu le danger. Et que diraient d’eux ceux qui les avaient vus continuer jusqu’ici en se moquant des autres qui restaient en arrière. Il chercha à les persuader par tous les moyens possibles, mais tout ce qu’il pouvait leur dire ne produisait aucun effet sur eux, tant ils craignaient les Iroquois. Enfin, tentant un dernier effort et attaquant au cœur ces hommes si braves d’ordinaire et qui perdaient courage pour la première fois de leur vie, il saisit son aviron, et s’écria :
« Que ceux qui sont malades s’en retournent – et que ceux qui ont du cœur me suivent – je les conduirai à la bonne étoile. »
Ces mots suffirent, et les plus braves s’élancèrent avec lui dans le plus grand des deux canots. Ceux qui n’eurent pas le courage de le suivre, qu’il avait appelés malades, s’en retournèrent rejoindre ceux qu’ils avaient semés sur la route.
Cadieux était le plus brave des coureurs des bois, en même temps que le guide le plus habile parmi tous les voyageurs. Il maniait le fusil et l’aviron avec la même dextérité ; et si, dans les combats, il savait frapper au cœur le chef des Iroquois, il savait également échapper à leurs bandes plus nombreuses, à travers les passes les plus secrètes des rivières, et conduire son canot au milieu des rapides les plus difficiles à sauter. Aussi ceux de ses compagnons qui, animés de son exemple, s’étaient embarqués avec lui dans le grand canot, s’élancèrent sur les eaux de l’Outaouais, confiants dans leur chef et déterminés à mourir avec lui en combattant les Iroquois s’ils en rencontraient en chemin.
Ils étaient tous bien armés. Le canot voguait superbement et s’élançait par bonds sur les eaux à chaque coup des avirons, et la voix sonore du guide réglait leurs efforts en répétant ces chansons à tour vif et hardi qui raniment le courage et reposent le bras du voyageur ; mais le plus souvent ils nageaient en silence, de peur que quelqu’Iroquois en sentinelle ne les découvrît ; ils allaient à force d’avirons nuit et jour ; et à mesure qu’ils avançaient, les ennemis leur semblaient moins dangereux et moins nombreux, puisqu’aucun n’avait encore paru. Leur sécurité ne fut pas de longue durée.
Un jour qu’ils faisaient du portage, portant leur canot et leurs marchandises à travers les rochers qui bordent la rivière, un des voyageurs, envoyé aux écoutes sur le haut de la côte, crut entendre un de ces cris aigus ressemblant au sifflement du serpent. Chacun s’arma à l’instant et se prépara au combat ; en effet, une petite troupe d’Iroquois parut sur la rive opposée et allait mettre ses canots à l’eau. Une décharge de coups de fusils, tirée par le parti de Cadieux, les dispersa aussitôt. Mais une autre troupe sortant du milieu des arbres vint aussitôt fondre sur les voyageurs. Ceux-ci, après un combat où ils tuèrent plusieurs sauvages, eurent le temps de se rembarquer ; ils forcèrent à nager pour s’éloigner des Iroquois qui les poursuivaient, et ils gagnaient insensiblement sur l’ennemi qui ne pouvait les atteindre. Mais il n’y avait pas seulement ceux qui les avaient déjà attaqués ; les canots des Iroquois étaient échelonnés de distance en distance, à chaque portage, dans toutes les anses de la rivière. À chaque détour d’une pointe de terre ou d’un rocher, de nouvelles bandes de sauvages apparaissaient sur le rivage et, mettant leurs canots à flot, s’élançaient à la poursuite des voyageurs. Mais ils ne perdaient pas courage ; le canot fendait les eaux, ses flancs résonnaient sous le choc des avirons ; et Cadieux connaissait si bien la rivière qu’il les dirigeait à travers les passes les plus courtes et les plus difficiles où les sauvages n’osaient les suivre, et ils sautaient presque tous les rapides ; tellement qu’arrivés au chenal des Sept Chutes, les Canadiens purent croire qu’ils avaient laissé derrière eux tous les ennemis. Leurs bras fatigués ralentirent leurs efforts ; ils essuyèrent leurs fronts chargés des sueurs d’une fuite de vingt lieues. Ils abordèrent à l’île du Grand Calumet pour faire le portage.
Debout à la pince du canot, Cadieux avait examiné l’île attentivement. Aucune fumée ne s’élevait au milieu des arbres ; nul bruit autre que le sifflement du vent dans les branches ou des eaux dans les rapides ; l’orignal broutait sur le bord de la côte ; tout indiquait une paix profonde dans cette île déserte et faisait croire que depuis longtemps sa solitude n’avait pas été troublée par le bruit des pas des sauvages ou la présence des chasseurs. Il n’y avait donc pas d’Iroquois dans l’île, et les voyageurs, heureux d’avoir échappé à tous les dangers, touchaient le rivage. Cadieux sauta à terre le premier ; et les voyageurs, ne croyant plus à l’ennemi, halaient lentement le canot pour faire le portage ; quand tout à coup des Iroquois placés en embuscade s’élancèrent sur eux, le casse-tête à la main, en poussant des cris affreux. Les Canadiens, atterrés par cette attaque soudaine et effrayés par le nombre, se rembarquèrent à la hâte et poussèrent au large. Mais là encore était la mort ; le saut des Sept Chutes, le plus terrible des rapides de l’Outaouais, le plus affreux à voir, les attendait pour les engloutir dans ses abîmes. Cependant, le casse-tête des Iroquois brillait sur la rive, et ces sauvages, dans la joie féroce du triomphe qu’ils croyaient remporter, allumaient déjà les bûchers où ils allaient brûler les malheureux voyageurs. Ils préférèrent donc sauter ce terrible rapide qu’aucun canot n’avait encore franchi.
Ils dirigèrent leur canot vers le plus fort du courant, persuadés qu’ils allaient à une mort presque certaine, mais comptant sur l’habileté de leur guide, sur Cadieux, qui les avait conduits par des passages presque aussi dangereux ; mais au moment où ils se livraient à cette pensée, à ce dernier espoir, ils jetèrent les yeux vers la pince du canot. Leur cœur se serra ; Cadieux manquait, Cadieux était resté à terre ; ils allaient mourir. Le canot était entraîné avec une rapidité effrayante. Les voyageurs cessèrent de nager, ils firent le signe de la croix et se croisèrent les bras, récitant le chapelet, et ne se confiant plus qu’à Dieu et à une autre vie, mais décidés à périr en hommes et sans effroi.
Le canot allait disparaître dans l’abîme, et la prière expirait plus fervente sur leurs lèvres, quand une femme vêtue de blanc, avec une couronne de lumière, apparut à la pince du canot. Elle occupait la pince du canot et guidait nos voyageurs. Le canot s’élança d’un seul bond par-dessus la chute, sans même toucher à l’eau, et retomba mollement balancé sur les flots plus tranquilles au bas du rapide. Les voyageurs, émerveillés de cette apparition extraordinaire, restèrent anéantis ; ils ne savaient s’ils étaient encore de ce monde. Les balancements du canot les rappelèrent bientôt au sentiment de leur existence, et ils reprirent leurs avirons en rendant grâce à Dieu de les avoir sauvés par ce miracle ; et le canot, guidé encore par cette main surnaturelle, franchit de la même manière le d’Argy et les rapides du Fort.
Les sauvages, ayant vu le canot s’éloigner de la rive, crurent que les voyageurs allaient se diriger de l’autre côté de la rivière pour tenter d’y faire portage ; et, espérant rattraper leur proie, ils faisaient déjà le portage sur l’île. Cadieux était tombé entre leurs mains ; l’un d’eux se préparait déjà à lui lever la chevelure. En voyant la femme, il s’arrêta stupéfait. La terreur glaça leur cœur, à tous.
« Arrête ! arrête ! s’écria leur chef ! N’allons pas plus loin : tu as vu la femme blanche ? Fuyons, fuyons ! Le grand esprit nous dit de ne plus tuer de Français. »
Et les Iroquois disparurent à l’instant même et ne revinrent plus sur la rivière des Outaouais.
Cadieux, délivré tout à coup des mains des sauvages, vit leur fuite ; mais il n’avait pas vu son canot sauter les Sept Chutes, ni la femme blanche qui le conduisait. Resté seul sur l’île, il déplorait le sort funeste qui l’avait jeté sur cette côte déserte. Il aurait préféré mille fois avoir partagé le sort de ses compagnons qu’il croyait péris dans le rapide.
« Que ne suis-je mort avec eux, que n’ai-je été englouti dans l’abîme au lieu d’être laissé ici pour y mourir de faim ou être dévoré par les bêtes sauvages ! Encore, disait-il, si les Iroquois m’avaient ôté la vie tout à l’heure ; mais non, ils reviendront, et je mourrai dans les tortures, je serai brûlé à petit feu. »
Et il appelait de tous les côtés ; il appelait chacun de ses compagnons par leur nom tour à tour ; il suppliait la mort de l’enlever, de réunir son âme aux leurs. Mais l’écho seul répétait ses cris et ses prières ; le seul bruit qui répondait à sa voix était le sifflement du vent dans les grands arbres et le fracas des eaux qui grondaient dans les rapides. Cependant, Cadieux reprit bientôt courage. Quelque pénible que fût sa position, elle n’était pas tout à fait désespérée ; il avait déjà vécu longtemps seul au milieu des bois, et il pouvait aussi espérer que des sauvages de quelque nation amie passeraient par là. Il se décida donc à faire tout ce qu’il pourrait pour prolonger son existence jusqu’à ce qu’il pût sortir de l’île d’une manière ou d’une autre.
Espérant que, peut-être, il trouverait des armes ou quelques provisions que ses compagnons auraient oubliées, il se dirigea vers le point de la côte où il avait abordé ; mais, hélas ! son fusil était resté à bord du canot, et rien, absolument rien, n’avait été débarqué. Il lui fallut donc se mettre à la recherche de racines et de fruits sauvages pour apaiser sa faim. Cependant, il éleva une petite cabane de branches de sapin et alluma du feu en frappant deux cailloux l’un contre l’autre au-dessus d’un morceau d’écorce de cèdre. La nuit était venue, et il se blottit dans la cabane, à côté de son feu. Il allait s’endormir, mais bientôt les tristes pensées rentrèrent plus vives dans son cœur ; il ne pouvait s’expliquer la fuite subite des Iroquois ; ils ne manqueraient pas de revenir, pensait-il ; et s’ils le trouvaient, il n’y aurait pas de pire sort que le sien ; il détruisit sa cabane et éteignit son feu, et s’alla cacher dans les broussailles épaisses qui couvraient le milieu de l’île. Il passa ainsi sa première nuit.
Le lendemain et les jours suivants, il eut plus de courage. Il reconstruisit sa cabane et ralluma du feu. Les fruits sauvages et les racines suffisaient à peine à le délivrer des plus vifs tourments de la faim. Quelquefois il réussissait à abattre un oiseau en lui lançant des pierres ; d’autres fois, une proie échappée à la serre d’un vautour, que ses cris effrayaient, venait encore, pour un peu de temps, assouvir son appétit et lui rendre un peu de forces ; il réussissait aussi, quoique rarement, à prendre un poisson arrêté au milieu des branches d’osier qu’il avait fabriquées en filet et tendu dans la rivière ; mais ces ressources étaient insuffisantes, et, faute de nourriture, ses forces s’épuisaient. D’ailleurs, la frayeur où il était de voir revenir les Iroquois le forçait à se tenir caché le plus souvent ; et il entendait chaque nuit rôder autour de lui, dans l’épaisseur de la forêt, le loup féroce et l’ours aussi terrible, pour un homme sans armes et affaibli par la misère, que le sauvage qu’il redoutait. Encore, s’il avait pu faire du feu, il n’aurait eu rien à craindre des bêtes de la forêt ; mais la moindre fumée vue de loin par les sauvages l’aurait fait découvrir, et il n’allumait quelques branches que pour s’empêcher de geler au milieu de la froide automne qu’il faisait alors, et faire cuire quelquefois l’oiseau ou le poisson que son adresse ou le hasard avait fait tomber entre ses mains. Le sommeil fuyait loin de ses paupières, et s’il s’endormait accablé de misères, les songes les plus effrayants le poursuivaient, le moindre bruit venait le réveiller et le faire bondir sur son lit de feuillage. À chaque instant, il croyait entendre le pas lointain des Iroquois. C’était le bruit sonore du pied du chevreuil sur le rocher. Tantôt il s’imaginait entendre le cri du guerrier à la découverte ; et il reconnaissait bientôt le cri du hibou au milieu de la nuit, ou le glapissement du renard, sortant de son terrier. Tantôt un bruit comme d’avirons venait frapper son oreille. Voilà les sauvages, pensait-il, et il montait sur un rocher, cherchant de quel côté fuir ; et il se rassurait en découvrant une troupe d’orignaux traversant la rivière ou les cercles onduleux que le maskinongé laisse dans le chenal après un saut hors de l’eau. Pas un mouvement dans les branches, pas le moindre bruit sur l’eau ou les rochers, pas un cri de quelqu’animal sauvage qui ne vint l’alarmer, qui ne fût pour lui le bruit de l’approche de l’ennemi ou le hurlement du sauvage qui découvre la piste d’une victime à sa cruauté.
Une seule consolation restait à Cadieux. Il priait souvent, et dans cette solitude affreuse, où nul être ne l’entendait, où il vivait dans l’abandon des hommes et de tout ce qui attache à la terre, son âme s’élevait vers le ciel, et il parlait à Dieu, dernier refuge du malheureux ; son esprit s’exaltait, et dans cette nature superbe, au milieu de ce délaissement horrible, il voulut laisser à ses amis, qui viendraient par la suite dans cette île, aux voyageurs qui allumeraient leur feu sur cette rive sauvage, aux hommes de son pays, un souvenir, quelque chose qui rappellerait sa mémoire et sa mort. Il devint poète et chanta lui-même ses malheurs. À l’aide d’épines et de cailloux aigus, il traça ses pensées sur l’écorce d’un hêtre ; et exprima par de vives images les peines de cet exil, où il attendait la mort, si lente à venir pour l’homme seul et sans espoir.
Bien des jours, bien des nuits se passèrent ainsi pour Cadieux. Cependant, ses compagnons avaient fait des efforts inouïs pour atteindre Montréal ; nageant jour et nuit de toutes leurs forces, sans relâche. Jamais avirons n’avaient foulé plus fortement les eaux de l’Outaouais ; jamais canot n’avait vogué avec autant de rapidité. Ils ne furent pas plutôt arrivés à Montréal que l’histoire de leurs aventures vola de bouche en bouche. Tout le monde voulait les voir et les entendre. Mais ils ne perdirent pas un instant et se rendirent auprès du gouverneur de la ville. Ils lui racontèrent comment ils avaient été sauvés des mains des Iroquois, et comment ils avaient été conduits par la femme blanche qui avait guidé leur canot, en sautant les Sept Chutes. Ils lui dirent aussi comment, dans leur fuite précipitée, ils avaient poussé au large sans s’apercevoir que Cadieux était resté sur l’île. Ils ajoutèrent qu’ils étaient prêts à repartir pour aller le chercher et le ramener avec eux, si le gouverneur voulait leur donner du renfort. Le gouverneur estimait Cadieux. Ce guide intrépide l’avait conduit souvent dans des expéditions lointaines et l’avait toujours bien servi ; il lui avait même une fois sauvé la vie. Il se décida donc à faire partir une expédition pour aller à sa recherche. Aussitôt les troupes et la milice furent convoquées sur la place d’armes, et trente hommes des plus courageux offrirent leurs services pour cette entreprise. Ils se joignirent aux voyageurs qui venaient d’arriver et partirent en grande hâte.
La route était longue, et l’automne tirait à sa fin ; l’eau de l’Outaouais était lourde, et le mauvais temps retardait leur marche ; cependant, ils ne mirent pas grand temps à se rendre. Ils venaient de faire le portage du Fort et traversaient la rivière pour aborder à l’île du Grand Calumet. En approchant des lieux où était apparue la femme blanche, le cœur des voyageurs battait fort. Une terreur religieuse les dominait ; tous firent le signe de la croix et une courte prière, et ils accostèrent, silencieux, au-dessous du grand rapide. Il n’y avait personne sur le rivage, et ils n’y aperçurent aucune trace des pas d’un homme ; seulement, dans le lointain, vers le milieu de l’île, une légère fumée s’élevait entre les arbres. Le cœur des voyageurs battait entre l’espoir et la crainte. Était-ce Cadieux ? Était-ce les Iroquois ? Allaient-ils retrouver l’ami qu’ils cherchaient ou rencontrer des ennemis à combattre ? Ces pensées se combattaient dans leur esprit. Enfin, toutes les précautions nécessaires prises, chacun ayant son fusil chargé et son couteau, ils se dirigèrent vers l’endroit où s’élevait la fumée qu’ils avaient aperçue. Ils ne pouvaient plus la voir. Alors, ils parcoururent l’île dans tous les sens, mais pendant longtemps ils ne purent rien découvrir. Cependant, après bien des recherches, ils trouvèrent une cabane. Elle était abandonnée ; le feu venait d’être éteint. Ils se mirent à appeler de toutes leurs forces : Cadieux, Cadieux ! Pas de réponse, l’écho seul répétait le nom de Cadieux ; ils appelèrent longtemps, et cherchèrent encore, mais inutilement. Leur cœur était navré ; et ils commençaient à se désespérer lorsque tout à coup la figure d’un homme apparut entre les rochers, comme un fantôme. C’était Cadieux. Personne ne le reconnut d’abord, pas même son meilleur ami. Pauvre Cadieux, tant il était amaigri, tant la misère, la faim, le désespoir, avaient creusé de rides sur son visage. Mais c’était bien Cadieux, ses compagnons coururent vers lui, ravis de joie. Lui-même, s’avançait lentement vers eux ; un éclair de bonheur ranima un instant son œil terne, au moment où ses compagnons s’élancèrent pour l’embrasser ; mais sa joie était trop vive. Il tomba mort entre leurs bras.
Cadieux n’avait pu survivre au bonheur de revoir ses compagnons ; la misère et la faim l’avaient rendu trop faible pour supporter cette émotion. Il fut pleuré amèrement par ceux qui avaient pu espérer un instant qu’ils l’avaient sauvé. Il fut enterré à l’endroit où il était mort ; et une croix de bois fut plantée sur la tombe. Quand elle vieillit on la renouvelle, et c’est là que le voyageur, de nos jours encore, va prier, et pleurer cet homme, le modèle des voyageurs. Un gros hêtre se trouvait près de là. Ses compagnons trouvèrent gravés sur l’écorce de cet arbre des vers pleins de sentiments et d’images, mais aussi mélancoliques que fut triste le sort de celui qui les composa. Il ne savait pas écrire, dit-on, mais sans doute, il s’exprima par des signes que comprirent ceux qui l’aimaient. Quoi qu’il en soit, la Complainte de Cadieux, que chantent les voyageurs, est trop originale et exprime des sentiments trop vrais pour n’être pas la composition d’un homme rude, poète et malheureux.
Guillaume LÉVESQUE, La croix du Grand Calumet.
Paru dans L’Écho des campagnes en 1847.